Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0004
81
2024
51100
Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes contre l’impérieuse domination des hommes : perspectives émancipatrices pour une anthropologie de la liberté
81
2024
Marcella Leopizzi
Fabio Sulpizio
pfscl511000045
PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 Gabrielle Suchon philosophesse de l'égalité des sexes contre l'impérieuse domination des hommes : perspectives émancipatrices pour une anthropologie de la liberté M ARCELLA L EOPIZZI & F ABIO S ULPIZIO 1 U NIVERSITÉ DU S ALENTE - L ECCE Avant-propos Par notre étude portant sur l’œuvre de Gabrielle Suchon et tout particulièrement sur le Traité de la morale et de la politique (1693), sur le Petit Traité de la Foiblesse, de la Legereté, et de l’Inconstance (1693) et sur le Célibat volontaire ou La vie sans engagement (1700), nous nous proposons d’examiner la manière dont notre auteure combat par la plume contre l’impérieuse domination des hommes sur les femmes et essaie d’affirmer l’égalité des deux sexes. Notre objectif sera de démontrer que, selon Gabrielle Suchon, les personnes du Beau Sexe sont fortes, constantes et persévérantes et possèdent les mêmes capacités intellectuelles et les mêmes vertus morales que les hommes : d’où leur droit à être éduquées, indépendantes et libres. Ainsi, notre finalité sera de faire ressortir qu’en opposant le « célibat volontaire » au mariage imposé et/ ou à la vie forcée dans un monastère, Gabrielle Suchon élabore avec audace une philosophie de la liberté qui, en même temps, libère les femmes de leur condition de subordination et d’ignorance et élimine le rapport insidieux entre mariage et contrôle social des femmes. 1 Pour la réalisation de ce travail les deux auteurs ont travaillé en collaboration et ont préparé ensemble la bibliographie. Marcella Leopizzi est l’auteure des paragraphes n o 1 (Perspectives émancipatrices pour l’égalité des deux sexes) et n o 2 (Les personnes du Beau Sexe entre liberté, science, autorité et célibat voire nubilité volontaire). Fabio Sulpizio est l’auteur des paragraphes n o 3 (Gabrielle Suchon : Le Traité) et n o 4 (Gabrielle Suchon : philosophe). Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 46 1. Perspectives émancipatrices pour l’égalité des deux sexes Divisé en trois parties (De la liberté, De la science et De l’autorité), le Traité de la morale et de la politique est publié en 1693 sous le nom d’Aristophile : Je laisserois le Lecteur en suspens pour sçavoir si c’est un homme qui soutient le parti des femmes, ou si c’est une femme qui deffend toutes celles de son sexe. […] Je le presente au Lecteur sous le nom d’Aristophile étant juste de lui donner ce titre, puisque un amour ardent et passionné pour l’étude et pour les belles connoissances a donné lieu à sa production. [Traité de la morale, Préface, s.p.] Voix féminine qui parle des femmes (voire des filles et des personnes du beau Sexe) en s’adressant en même temps aux femmes et aux hommes, tout au long de l’œuvre, Gabrielle Suchon illustre l’égalité naturelle des deux sexes. Sa pensée se rattache aux revendications débattues au sein de la ‘querelle des femmes’ notamment grâce à l’apport de Christine de Pizan et de Marie de Gournay, et, toute différence gardée, elle présente des points de contact avec les théories de François Poullain de La Barre portant sur le mérite, sur la valeur et sur la capacité des femmes 2 . Comme en témoignent les pages de la Préface du Traité de la morale où Gabrielle Suchon renvoie à La Galerie des femmes fortes de Pierre Le Moyne, à Les Femmes illustres de Madeleine de Scudéry, à Les Dames illustres de Jacquette Guillaume, à L’honneste femme de Jacques Du Bosc et à De l’égalité des deux Sexes de François Poullain de La Barre, les idées de notre auteure s’insèrent dans le processus émancipateur du XVII e siècle : Je n’ay eû garde de negliger les Auteurs modernes, lesquels bien loin de s’opposer aux sentimens que les Anciens ont eû en faveur des femmes ; ils ont écrit à leur loüange, ayant fait une, profession publique de contrarier ceux qui ne s’etudient qu’à les abaisser. Comme l’on peut voir dans les femmes fortes, dans les illustres, dans l’honneste femme, dans l’égalité des deux Sexes, et dans plusieurs autres livres qui sont tous des ouvrages faits par des Auteurs de ce siecle. [Traité de la morale, Préface, s.p.] 2 Derval Conroy, « Engendering Equality: Gynaecocracy in Gournay, Poulain de la Barre, and Suchon », in Derval Conroy, Ruling Women, Volume 1: Government, Virtue, and the Female Prince in Seventeenth-Century France, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016, p. 83-100. Danielle Haase-Dubosc, Marie-Élisabeth Henneau, Revisiter la « Querelle des femmes » : Discours sur l’égalité / inégalité des femmes et des hommes (1600-1750), Saint-Étienne, Publications de l’Université Saint-Étienne, 2013, p. 17-30. Rebecca Wilkin, « Feminism and natural right in François Poulain de la Barre and Gabrielle Suchon », Journal of the History of Ideas, vol. 80, n o 2, 2019, p. 227-248. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 47 En s’appuyant sur des contenus tirés de la pensée philosophique et littéraire ancienne et moderne, du monde païen et de la religion chrétienne, Gabrielle Suchon démontre la valeur des femmes et proclame l’égalité intellectuelle et morale des deux sexes. Elle apporte de nombreux exemples (en empruntant, entre autres, à Sénèque) pour soutenir les vertus et les capacités des femmes dans les Lettres et dans les Sciences et, donc, pour solliciter la nécessité d’instruire les femmes : Elles pourroient bien avoir des Coléges, des Universitez et des Academies pour étudier les Langues, la Rethorique, la Philosophie et les autres Sciences sublimes, qui sont à present en vogue dans le monde (II p. 266) de la Philosophie, de la Rethorique, de la Poësie ou autres […] de l’inclination et de l’amour pour les Lettres […] Puisque les femmes sont sçavantes en mille choses inutiles, de Gazettes, de Compliments, de Vers, de Chansons et de Romans, dont leur memoire est chargée, elles pourroient aussi-bien s’appliquer à des choses graves et sérieuses. [Traité de la morale, II, p. 267] Les personnes du Sexe sont capables des Sciences. Par l’éducation, l’étude et le travail elles pourroient se rendre capables des choses les plus grandes. Les femmes sont capables de gouverner. La nature, dit Seneque, n’a point renfermé l’esprit et la vertu des personnes du Sexe, elles ont la puissance aussi libre pour les choses honnêtes, la force du courage aussi grande, et la patience et générosité dans le travail et la douleur aussi puissante et achevée que les hommes. [Traité de la morale, III, p. 53] En discernant seulement des différences biologiques entre les deux sexes, elle avance que si les femmes étaient instruites elles pourraient égaler les hommes et pratiquer tout ce qu’ils font y compris l’art de gouverner ; elles possèdent en effet, dit-elle, non seulement leurs mêmes qualités cérébrales mais aussi leurs mêmes aptitudes spirituelles et, parmi celles-ci, notamment la patience, la prudence, la subtilité, la solidité et la force : La patience des femmes est invincible […] Ce ne sont pas seulement les femmes Chrêtiennes dont la patience s’est fait remarquer au milieu des grandeurs les plus éclatantes, nous en avons des exemples en la personne de plusieurs Païennes. [Traité de la morale, III, p. 58] Le Sexe le plus doux […] Il ne manque jamais d’avoir des connoissances […] embrasser les vertus, Bien supporter les maux [Petit Traité, p. 73] L’on peut tirer une conséquence en faveur des femmes, que si elles avoient une pareille éducation, elles pourroient avoir une aussi grande capacité. Si l’on considére les deux Sexes dans l’égalité de leur origine […] durant le cours, et à la fin de leur vie l’on ne sçauroit jamais prouver que les femmes soient incapables de gouverner comme le prétendent les hommes. [Traité de la morale, III, p. 136] Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 48 Qui plus est, en ayant recours à la religion chrétienne et aux versets de la Bible, elle nie toute prétention portant sur la supériorité masculine et elle souligne le concept d’égalité en rappelant que la femme a été créée pour être une compagne et non pas une esclave de l’homme : C’est une chose étonnante que Dieu ayant tiré la femme du côté d’Adam pour lui servir d’aide et de compagne ; comme lui étant semblable et égale en toutes choses : les hommes ont tellement dégéneré de l’estime et de la tendresse qu’ils doivent aux personnes du Sexe, que l’on peut dire avec verité, qu’ils ont renoncé à une partie d’eux mémes, par les mépris qu’ils font continuellement des femmes. [Petit Traité, Préface, s.p.] En condamnant l’usurpation de pouvoir de la part des hommes (« naître du Sexe le moins heureux, que par la sévérité des loix qui les tiennent toûjours dans la contrainte » Traité de la morale, I, p. 117), elle conclut que c’est la coutume, et non pas la loi naturelle ni la raison, qui a engendré, voire causé, les préjudices contre les femmes ; préjudices qui, continue-t-elle, se sont, au fur et à mesure, consolidés et se répandent de plus en plus par tradition : Les personnes du beau sexe sont capables de cette haute et sublime liberté qui éleve les grands cœurs au dessus du commun […] habilles dans les sciences […] ne manquent pas de bonne qualité pour avoir part dans le gouvernement et dans la conduite, et que ce n’est point par insuffisance qu’elles sont privées de toute autorité, mais seulement par les Loix et par les Coûtumes introduites à leur desavantage. [Traité de la morale, III, p. 54] C’est une espece d’injustice de rejetter sur la nature, ce qui n’appartient qu’à la coûtume. [Traité de la morale, III, p. 67] Tout au long de son ouvrage, elle démontre que les femmes possèdent les capacités nécessaires à l’exercice de la science, de l’autorité et de la vertu, et, au travers d’accusations dont le contenu se rapproche des argumentations de Poullain de La Barre 3 , elle affirme que ces capacités ne leur sont pas reconnues à cause du fait que les jugements sur les femmes sont souvent élaborés en toute mauvaise foi par les hommes 4 ; de plus, elle ajoute que cette non- 3 Cf. « les hommes sont juges et parties en cét articles » (Gabrielle Suchon, Traité de la morale, III, p. 12) et « tout ce qu’en ont dit les hommes doit estre suspect, parce qu’ils sont Juges et parties : et lorsque quelqu’un rapporte contre-elles le sentiment de mille Autheurs, cette histoire ne doit estre considerée que comme une Tradition de préjugez, et d’erreurs » (François Poullain de La Barre, De l’égalité des deux sexes, Paris, Jean Du Puis, 1673, p. 90-91). 4 Derval Conroy, « Gabrielle Suchon: The Politics of Exclusion », in D. Conroy, Ruling Women, Volume 1, op. cit., p. 100-118. Derval Conroy, « Society and Sociability in Gabrielle Suchon: Towards a Politics of Friendship », Early Modern French Studies, vol. 43, n o 1, 2021, p. 54-69. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 49 reconnaissance est tellement enracinée dans les mentalités qu’elle se répand par tradition, au fil du temps et de l’espace, même chez les femmes : par conséquent, constate-t-elle, comme dans une sorte de cercle vicieux, les femmes contribuent inconsciemment à perpétuer leur condition de subordination et d’ignorance. D’où la revendication de faire instruire les femmes, car la seule voie pour éliminer la méconnaissance et pour permettre aux femmes de prendre conscience des préjugés dont elles sont souvent des victimes inconscientes (étant donné que « la plus grande partie des femmes s’imaginent que ces états de contrainte, d’ignorances, et de sujettes leur sont si naturels » Traité de la morale, Préface, s.p.) repose sur la solution de les faire étudier 5 . Pour empêcher la mort intellectuelle, voire pour combattre les idées préconçues, il faut, dit-elle, permettre aux femmes d’accéder au savoir : Les personnes du Sexe ne pourront jamais se relever de cette injuste Privation qu’elles endurent, si elles ne travaillent à détruire l’ignorance […] Les femmes devroient bien prendre courage, afin de se relever de cette bassesse et ignorance que l’on attache à leur Sexe […] L’ignorance est le plus grand de tous les maux qui sont au monde […] L’ignorance n’étant autre chose qu’une absence et privation de lumiére, […] la vie des personnes du Sexe est une espece de mort intellectuelle. [Traité de la morale, II, 151] Esprit novateur et révolutionnaire, Gabrielle Suchon a repensé l’éducation féminine dans une perspective non seulement culturelle mais aussi sociale. En fournissant de nombreux exemples où la femme est un modèle d’intelligence et de force d’âme, elle souligne l’importance de l’instruction féminine en termes d’utilité pour la famille et pour la société, autrement dit dans une optique d’émancipation pour les deux sexes. De même que chez Poullain de La Barre, en effet, chez elle aussi, l’opportunité d’étudier offerte à la femme relève d’une conception qui rend justice à l’intelligence féminine et qui entraîne une occasion d’utilité sociale : Il faut demeurer d’accord, que les personnes éclairées par l’étude, sont plus capables de donner de sages conseils, et d’avoir une conversation utile, que celles qui n’ont nulle connoissance des Lettres, qui n’ont point lû les bons Auteurs, et qui ne savent pas même la forme du raisonnement. [Du celibat volontaire, II, p. 358] Si les femmes estoient bien instruites, les mariages en seroient meilleurs, les familles mieux conduites, et les enfans mieux élevez. [François Poullain de La Barre, De l’éducation des dames, p. 27] Aussi, en dénonçant cet état d’infériorité et de privation où les femmes sont condamnées, Gabrielle Suchon se bat pour la liberté féminine et cette 5 Séverine Auffret, La contrainte : traité de la morale et de la politique (traduction en français moderne, introduction et notes), Paris, Indigo et Côté-femmes, 1999. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 50 bataille se veut une lutte anthropologique finalisée à la liberté de l’être humain ainsi qu’une affaire sociale. Ce qui enclenche des visées éducatives émancipatrices qui s’harmonisent avec les finalités des idéaux de ce siècle fondés sur les notions de civilité, d’honnêteté et de bienséance 6 . 2. Les personnes du Beau Sexe entre liberté, science, autorité et célibat (voire nubilité) volontaire Grâce à ses études et à ses lectures, en s’appuyant sur des sources variées (chrétiennes et non), dans les trois livres du traité publié en 1700 et intitulé Du célibat volontaire ou la vie sans engagement, Gabrielle Suchon repense la pastorale chrétienne et propose une alternative à la vie matrimoniale et conventuelle qui s’avère tout à fait novatrice. Elle attribue à la femme un rôle différent de celui de mère et d’épouse et elle introduit l’idée du « célibat volontaire » : ainsi, à côté des ecclésiastiques et des personnes mariées, elle envisage les « neutralistes », autrement dit ceux qui conduisent une « vie neutre et dégagée 7 ». Elle remarque en effet que la vie monastique et/ ou le mariage ne sont pas des conditions appropriées à tout le monde et, en refusant le préjugé d’après lequel, pour fuir le libertinage, il faut forcément s’engager à des obligations (avec l’église ou avec la famille), elle considère le « célibat » en même temps comme une solution pour ne pas subir la contrainte de s’engager dans une 6 Annick Boilève-Guerlet, Une porte-parole des femmes privées de voix, Suchon, in La Littérature au féminin, par Lina Avendaño Anguita, Montserrat Serrano Mañes, María del Carmen Molina Romero, Comares, Universidad de Granada Servicio de Publicaciones, 2002, p. 127-138. Jacky Beillerot, « Rapport au savoir », in Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, sous la direction de Philippe Champy et Chrisfione Étévé, Paris, Nathan, 1994 ; 2005, p. 839. Véronique Desnain, « Gabrielle Suchon : De l’éducation des femmes », Seventeenth-Century French Studies, vol. 26, n o 1, 2004, p. 259-269. Myriam Dufour-Maître, Les précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999 ; 2008. Nicole Mosconi, « Gabrielle Suchon : le droit des femmes au savoir et à la philosophie », Le Télémaque, n o 50, 2016, p. 47-52. 7 Véronique Desnain, « Gabrielle Suchon’s Neutralistes », in Relation and relationships, Actes du 36 e congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, (Portland State University, 6-8 mai 2004), par Jennifer R. Perlmutter, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2006, p. 117-131. Lisa Shapiro, « Gabrielle Suchon’s ‘Neutralist’: The status of women and the invention of autonomy », in Women and Liberty, 1600-1800: philosophical essays, par Jacqueline Broad, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 50-65. Julie Walsh, « Gabrielle Suchon, freedom and the neutral life », International Journal of Philosophical Studies, n o 5, 2019, p. 1-28. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 51 alliance à vie (dans le couvent ou dans le mariage) et comme une opportunité pour se consacrer à la prière, à l’étude et à l’utilité publique. Dans cette perspective, en détachant le célibat de toute forme de libertinage, elle apporte de nombreux exemples d’innocence, de chasteté et de pudeur et elle démontre que ce sont la raison et la vertu qui conduisent à la modération des passions et non pas les grilles et les verrous : Je fais le parallele du Celibat volontaire avec les deux autres Etats ; et aprés avoir remarqué que la Vie Monastique, quoique tres-sainte et tres-parfaite, n’est pas indifferemment propre à tout le monde ; je fais voir que […] l’on peut garder la continence, et mener la vie parfaite. [Du Célibat, Avertissement, s.p.] La fin particuliere de cet état, qui n’est autre que de fuïr le libertinage, sans toutefois s’engager à des obligations severes et difficiles à soutenir : C’est ce bien-vivre qui nous est enseigné par la raison, dont la loi nous conduit toûjours à la moderation de nos passions. [Du Célibat, I, p. 30] Avec cette finalité, dans le Petit Traité de la Foiblesse, de la Legereté, et de l’Inconstance, elle démontre que les « personnes du Sexe » sont fortes, constantes et persévérantes : Je m’attache seulement à montrer que c’est sans sujet que l’on donne en partage aux femmes, la Foiblesse, la Legereté et l’Inconstance ; puisque cette opinion ne peut être soûtenuë par raison, deffenduë par autorité, ni prouvée par exemple. […] quantité d’exemples de femmes et de filles fortes, constantes et persévérantes […] ce petit Ouvrage qui n’est pas un travail de caprice et de phantaisie, mais de raison, de justice et d’équité […] il ne faut jamais faire de distinction, entre les ames, les vertus et les perfections des deux Sexes : cette différence n’étant que pour les corps et non pas pour les esprits. [Petit Traité, Préface, s.p.] Et, en exaltant les qualités que possèdent les femmes, elle ajoute que ce serait même une offense pour l’homme l’idée de soutenir que les filles qu’on lui destine sont chastes et fidèles parce qu’elles en sont obligées : A toutes ces raisons, il en faut encore ajoûter une autre […] c’est que l’on fait injure à l’époux des Vierges de soûtenir que les filles qu’on lui destine pour être ses épouses doivent être renfermées de murailles et de grilles pour être chastes et pures. Qui seroit l’homme mortel tellement privé de raison et si dépourveu de bon sens, qui voulût aimer une épouse à laquelle il faudroit de si fortes gardes pour l’obliger à lui être fidelle. Le moindre de tous les hommes s’en tiendroit offensé. [Traité de la morale, I, p. 200] De la sorte, elle élabore une pensée basée sur la condamnation de la privation de la liberté et déclare que les murailles et la clôture ne sont pas le Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 52 présupposé absolu ni la condition indispensable et nécessaire pour garder la virginité, la pureté, la continence, l’honnêteté et la bienséance : La pudeur est comme naturelle aux personnes du Sexe […] elles n’ont rien tant en recommandation ni qui leur soit plus cher que l’honneur [Traité de la morale, I, p. 190]. C’est de tout tems que le beau Sexe aime la chasteté. Plutarque dit, que l’honnêteté des femmes et des filles de son païs, étoit si grande, que dans l’espace de plus de sept cent ans, l’on ne remarqua jamais qu’aucune femme mariée fût soupçonnée d’infidelité, ni qu’aucune fille fût tombée dans quelque faute contre la pudeur [Traité de la morale, I, p. 192]. Je peux dire avec verité, que le plus grand nombre des femmes et des filles ne sont jamais sans pudeur et sans honnêteté, et que si l’amour de la chasteté n’étoit pas assez puissant pour les obliger à la pratique de cette vertu, celui de l’honneur auroit toûjours le pouvoir de les conserver dans la retenuë et dans la bienseance convenable à leur Sexe. [Traité de la morale, I, p. 194] Se souvenir des paroles de Saint Augustin, que la chasteté du corps doit proceder de celle du cœur [Traité de la morale, I, p. 201]. Surquoy il faut remarquer que dans les païs et Royaumes où les femmes sont enfermées et tenuës comme des esclaves il s’y commet de plus enormes pechez témoins celles des Indes et de la plûpart des Provinces du Levant ; où les Maris ne les laissent point voir aux autres hommes ; mais les tiennent dans des chambres et lieux retirez ; et nonobstant de tant précautions, elles inventent mille intrigues par le moyen de leurs Servantes, pour parler à leurs Amans : bien qu’en plusieurs endroits on les punit de mort, quand elles sont convaincuës d’adultere par le témoignage de trois ou de quatre témoins. Les Turcs observant aussi une trés-grande rigueur à l’endroit de leurs femmes […] et dans l’Europe peut-on trouver une Nation plus jalouse de leurs femmes que celle des Italiens qui les tiennent dans une contrainte […] Comme au contraire la liberté que les femmes et les filles ont en France de voir et d’être veuës, les ordinaires et familiéres conversations qui leur sont permises entre elles, et avec les hommes, bien loin de les porter à la licence ; elles en sont plus retenuës et plus reservées. [Traité de la morale, I, p. 202] Loin d’être une vie libertine, la vie sans engagement, explique-t-elle, touche à une condition finalisée au bien de soi et de l’autre ; il s’agit d’un état qui concerne ceux qui, tout en ne s’épousant pas et tout en n’entrant pas dans un couvent, se consacrent au bien commun et tout particulièrement au bien de la « république chrétienne » : Saint Gregoire le Grand nous enseigne la même chose, lors qu’il dit, que toute personne qui joint une bonne vie à une foi orthodoxe, en quelque condition qu’elle soit, est une veritable ouvriere en la vigne du Seigneur. L’on sera bientôt persuadé que la vie dégagée est un ornement à l’Eglise Catholique. [Du Célibat, I, p. 61] Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 53 Le Celibat comme une vocation separée du libertinage [Du Célibat, II, p. 472] Les personnes qui passent leur vie dans le Celibat volontaire, doivent aimer la retraite pour s’avancer dans la vertu ; et que le travail leur est entierement necessaire, tant pour la perfection de leur esprit [Du Célibat, II, p. 586] la Charité est la Reine de toutes les vertus. [Du Célibat, II, p. 594] Trois caracteres singuliers du Celibat volontaire, qui ne sont autres que le dégagement, l’innocence, et la retraite. [Du Célibat, II, p. 651] Le choix du célibat volontaire enclenche en effet, précise-t-elle, un engagement avec soi-même qui dépasse toute promesse faite à l’époux, à la famille et à l’Église et qui ne repose que sur la volonté et sur le sens profond de la responsabilité. La vie sans engagement découle d’une volonté qui ne dépend d’aucune autorité extérieure à soi-même. Voilà donc que le désengagement, envisagé comme affranchissement de toute contrainte et comme engagement volontaire et responsable avec soi-même, devient la condition pour atteindre des buts authentiques en termes d’« utilité commune ». Gabrielle Suchon met en évidence les retombées positives du célibat volontaire dans la « république chrétienne » ainsi que dans la sphère intime eu égard au « repos de la conscience » : Le Celibat est un état sans engagement […] se propose pour sa fin universelle, l’utilité commune ; il est comme un supplément aux autres conditions ou manieres de vivre [Du Célibat, I, p. 29] le repos de la conscience […] j’ai comparé la tranquillité de la vie dégagée, à un paisible repos. [Du Célibat, I, p. 131] Elle affirme par exemple que les personnes libres, étant exemptes des obligations auxquelles sont soumises les personnes engagées dans les mariages et dans les monastères, peuvent se consacrer à l’étude, visiter les prisonniers, servir les malades, consoler les affligés, donner l’aumône aux pauvres, pourvoir à l’éducation des orphelins : Celles qui sont dans l’état du mariage : car étant obligées d’obeïr à leurs maris, de donner de l’éducation à leurs enfans, d’instruire leurs Domestiques, et de se donner toutes entieres à leur famille, elles ne sont pas entierement maitresses d’elles-mêmes, ni de leur temps, parce que toutes ces choses demandent beaucoup d’application [Du Célibat, I, p. 32] La même chose se peut dire des personnes Religieuses, lesquelles, ayant embrassé une Societé, sont obligez necessairement de supporter toutes celles qui la composent. [Du Célibat, II, p. 398] Les personnes qui vivent dans le Celibat, peuvent aisément faire un bon usage du temps […] prier, mediter, lire, étudier à de certaines heures ; elles en destinent d’autres pour travailler, converser, et prendre les repas et le repos necessaire à la conversation de la santé et de la vie. [Du Célibat, II, p. 428] Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 54 Or, il en dérive qu’en envisageant le célibat comme la condition la plus favorable pour cultiver la connaissance et pour pratiquer le bien commun de la société, elle insinue entre les lignes que c’est en évitant le mariage que les femmes peuvent acquérir une plus grande autodétermination ainsi qu’un rôle social. De par sa plume audace, elle dénonce cryptiquement la relation insidieuse entre mariage et contrôle social de la femme et, en faveur des femmes, elle revendique une fonction neuve dans la société et même un état civil inédit. En analysant synchroniquement et diachroniquement le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690) et les neuf éditions du Dictionnaire de l’Académie française, on comprend aisément que la revendication de Gabrielle Suchon est tout à fait novatrice et que sa pensée constitue une étape fondamentale dans la lutte pour la libération de la figure féminine des contraintes auxquelles la coutume la condamnait. On constate, en effet, que les lemmes « célibat » et « nubile » caractérisent toutes les éditions, alors que le lemme « célibataire » est contenu à partir de la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie (1762) et le lemme « nubilité » n’apparaît qu’à partir de la cinquième édition de ce dictionnaire (1798) : Dictionnaire universel d’Antoine Furetière CELIBAT s.m. Estat d’un homme qui vit hors du mariage. Les Ecclesiastiques sont obligez de garder le celibat. Scaliger tire ce mot du Grec koilips, comme koitolips, qui signifie conjugii expers. Koiti en Grec signifie lit, & leipo signifie linquo, Celuy qui abandonne le lit nuptial, ou qui n’en a jamais voulu. NUBILE adj. Masc. et fem. Terme de Jurisprudence. Qui est en âge de se marier. Les filles sont Nubiles à douze ans ; les garçons à quatorze. En l’Inde Orientale, on marie les enfans dés la jeunesse la plus tendre long-temps auparavant qu’ils soient Nubiles. L'âge Nubile est appellé autrement en Droit la puberté. Dictionnaire de l’Académie 1 ère ÉDITION 1694. CELIBAT s. m. L’estat d’une personne qui n’est point mariée. Vivre dans le celibat. passer sa vie dans le celibat. estre en celibat. garder le celibat. demeurer dans le celibat. 1 ère ÉDITION 1694. NUBILE adj. de tout genre. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guere que des filles. Cette fille est nu bile. On appelle, Age nubile, L’âge auquel les filles commencent d’estre en estat de se marier. Ce mot est extrait de l’article NOPCE Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 55 2 e ÉDITION 1718. CELIBAT s. m. L’estat d’une per sonne qui n’est point mariée. Vivre dans le celibat. passer sa vie dans le celibat. garder le celibat. demeurer dans le celibat. 3 e ÉDITION 1740. CÉLIBAT s. m. L’état d’une per sonne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Gar der le célibat. Demeu rer dans le célibat. 2 e ÉDITION 1718. NUBILE adj. de tout genre. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guere que des filles. Cette fille est nubile. On appelle, Age nubile, l’Age auquel les filles commencent d’estre en estat de se marier. 3 e ÉDITION 1740. NUBILE adj. de tout genre. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guère que des filles. Cette fille est nu bile. On appelle, Age nubile, L’âge auquel les filles commencent d’être en état de se marier. 4 e ÉDITION 1762. CÉLIBAT s. m. L’état d’une personne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Garder le célibat. Demeurer dans le célibat. 4 e ÉDITION 1762. CÉLIBATAIRE s.m. Celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge & d’état à pouvoir se marier. 4 e ÉDITION 1762. NUBILE adj. de t. g. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guère que des filles. Cette fille est nubile. On appelle Age nubile, L’âge auquel les filles commencent d’être en état de se marier. 5 e ÉDITION 1798. CÉLIBAT s. m. L’état d’une per sonne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Gar der le célibat. Demeu rer dans le célibat. 6 e ÉDITION 1835. CÉLIBAT s. m. L’état d’une per sonne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Gar - 5 e ÉDITION 1798. CÉLIBATAIRE s.m. Celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge et d’état à pouvoir se marier. 6 e ÉDITION 1835. CÉLIBATAIRE s.m. Celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge à se marier. Il est célibataire. Rester 5 e ÉDITION 1798. NUBILE adj. des 2 g. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guère que des filles. Cette fille est nubile. On appelle Âge nubile, L’âge auquel les jeunes filles sont en état de se marier. 6 e ÉDITION 1835. NUBILE adj. des deux genres. Qui est en âge d’être marié. Il se dit principalement Des jeunes filles, ainsi que le mot suivant. D’après le code civil, les filles sont 5 e ÉDITION 1798. NUBILITÉ s. f. État de celle qui est nubile. Âge nubile. 6 e ÉDITION 1835. NUBILITÉ s. f. État d’une personne nubile ; Âge nubile. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 56 der le célibat. Demeu rer dans le célibat. 7 e ÉDITION 1878. CÉLIBAT s.m. L’état d’une personne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Garder le célibat. Demeurer dans le célibat. Le célibat des prêtres. 8 e ÉDITION 1935. CÉLIBAT n. m. État d’une personne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Garder le célibat. Demeurer dans le célibat. Le célibat des prêtres. 9 e ÉDITION CÉLIBAT n. m. xvi e siècle, coelibat. Emprunté du latin caelibatus, dérivé de caelebs, -ibis, « céliba taire ». État d’une personne adulte qui n’est pas mariée. Vivre dans le célibat. Garder le célibat. Le célibat des prêtres. célibataire. Un vieux célibataire. 7 e ÉDITION 1878. CÉLIBATAIRE s.m. Celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge à se marier. Il est célibataire. Rester célibataire. Un vieux célibataire. Il s’emploie quelquefois adjectivement. Un vieillard célibataire. Une femme célibataire. 8 e ÉDITION 1935. CÉLIBATAIRE n. des deux genres. Celui, celle qui vit dans le célibat, quoique d’âge à se marier. Il est célibataire. Rester célibataire. Un vieux célibataire. Il est peu usité au féminin. 9 e ÉDITION CÉLIBATAIRE nom xviii e siècle. Dérivé de célibat. Personne qui vit dans le célibat, bien qu’elle soit d’âge à se marier. Rester célibataire. Un vieux célibataire. Une célibataire endurcie. Adjectivement. Une mère célibataire. MARQUE DE DOMAINE : PHYSIQUE. Électron célibataire, qui n’est pas apparié sur la couche électronique externe, qui est isolé. nubiles à seize ans, et les garçons à dix-huit. Âge nubile, L’âge auquel on est en état de se marier. 7 e ÉDITION 1878 NUBILE adj. des deux genres. Qui est en âge d’être marié. Il se dit principalement Des jeunes filles, ainsi que le mot suivant. D’après le code civil, les filles sont nubiles à quinze ans, et les garçons à dix-huit. Âge nubile, L’âge auquel on est en état de se marier. 8 e ÉDITION 1935 NUBILE adj. des deux genres. Qui est en âge d’être marié. D’après la loi française, les filles sont nubiles à quinze ans, et les garçons à dix-huit. Âge nubile, L’âge auquel on est en état de se marier. 9 e ÉDITION NUBILE adjectif xvi e siècle. Emprunté du latin nubilis, de même sens, lui-même dérivé de nubere, « se marier ». Qui est pubère, formé. Une jeune fille nubile. ▪▪▪▪▪▪▪▪▪▪▪▪▪ MARQUE DE DOMAINE : DROIT. Qui est en âge d’être marié. Selon la loi française, les filles sont nubiles à quinze ans, et les garçons à dix-huit. Par métonymie. L’âge nubile, l’âge auquel on est en état de se marier 7 e ÉDITION 1878. NUBILITÉ s. f. État d’une personne nubile ; Âge nubile. 8 e ÉDITION 1935. NUBILITÉ n. f. État d’une personne nubile ; Âge nubile. 9 e ÉDITION NUBILITÉ n. f. xviii e siècle. Dérivé de nubile. État d’une personne nubile ; âge nubile. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 57 L’examen de ces entrées révèle qu’à l’époque de Gabrielle Suchon l’image de la femme n’est considérée que par rapport à celle de l’homme. Si la définition de « célibataire » concerne en effet « celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge & d’état à pouvoir se marier », par contre l’entrée « nubilité » concerne l’« état de celle qui est nubile » et le lemme « nubile » renvoie aux filles qui ont « atteint l’âge de se marier ». Il s’ensuit que l’idée actuelle de « nubilité » n’existait pas. La « nubilité » comme condition civile ne figurait pas dans l’habitus mental, l’idée de « nubilité » ne renvoyant qu’à l’âge où les filles commencent d’être en état de se marier. La femme n’existait que pour l’homme et sa fonction principale concernait la maternité : voilà pourquoi à douze ans, elle était en âge de se marier (cf. Furetière). Pour envisager la possibilité tout à fait inédite de vivre sans engagements, Gabrielle Suchon utilise le mot « célibat » (qui, chez Furetière, concerne l’« estat d’un homme qui vit hors du mariage ») indistinctement pour renvoyer aux femmes et aux hommes. Et, bien consciente de la charge subversive de sa pensée et du fait que le temps pour révolutionner les paradigmes mentaux, voire pour déposséder les hommes de leur autorité, n’était pas encore venu (les âmes des femmes et des hommes n’étant pas encore mûres pour accueillir des expériences novatrices), elle confie ses idées et ses espoirs à l’écriture. Dans ses pages, elle trace une voix/ voie d’émancipation et la laisse en héritage pour ceux et celles qui pourront/ voudront la parcourir. Malgré les conditions prohibitives dans lesquelles elle vivait et donc malgré les oppositions subies à son époque (cf. Bossuet), Gabrielle Suchon a apporté une contribution importante à la vie intellectuelle et est devenue une protagoniste du processus de déconstruction de la mentalité misogyne 8 . Avec audace, en opposant le célibat volontaire au mariage imposé ou à la vie forcée dans un monastère, elle développe une philosophie de la liberté. Grâce à sa clairvoyance, elle a parcouru un chemin mental novateur apte encore aujourd’hui à contribuer à la construction d’une pensée moderne et d’une intelligence critique. Pendant plus de trois siècles, ses idées ont eu large écho et, en traversant la pensée des philosophes des Lumières, sont arrivées jusqu’à nos jours. 8 Rebecca Wilkin, « Impact, influence, importance : comment ‘‘mesurer’’ la contribution des femmes à l’histoire de la philosophie », XVII e siècle, 2022, n o 296, p. 435- 450. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 58 3. Gabrielle Suchon : Le Traité De même que François Poullain de La Barre, Gabrielle Suchon aussi a connu une ‘fortune’ tardive, car son œuvre, étroitement reliée à celle de Poullain de La Barre, est restée longtemps dans l’ombre. En revanche, pendant ces dernières années, de nombreux critiques portent leur attention sur sa vie exemplaire et sur ses œuvres qui sont de plus en plus étudiées du point de vue historique, littéraire et philosophique 9 . Dans la suite de ce travail, nous désirons mettre en lumière certains aspects de la philosophie de Gabrielle Suchon qui relèvent du Traité de la morale, dans le but de faire ressortir les aspects d’une anthropologie philosophique fondée sur la réconciliation entre la pensée rationnelle et le message chrétien 10 et finalisée à soutenir le droit de la femme à mener une vie aussi digne que celle de l’homme. Si François Poullain de La Barre a développé des thèmes novateurs, jamais abordés ouvertement jusqu’alors par d’autres écrivains 11 , en ayant recours aux auctoritates classiques, Gabrielle Suchon vise, tout d'abord, à affirmer la 9 Il suffit de songer aux études de Derval Conroy, Véronique Desnain, Mary Jo MacDonald, Wallace Kirsop, Julie Walsh, Rebecca Wilkin. Pour plus d’approfondissements, voir notre bibliographie. 10 « Female freedom, as conceived by Suchon, is predicated on a religious stance both in its genesis and in its raison d’être. Yet some of the critics who have looked in depth at Gabrielle Suchon’s œuvre have expressed surprise, unease or disappointment about the fact that Suchon’s apparently orthodox attachment to religion is at the forefront of her argument. Christine Fauré, for example, states that ‘contre toute attente, c’est dans le sillage des Pères de l’Église que Suchon situait sa réflexion.’ [Christine Fauré, La Démocratie sans les femmes : essai sur le libéralisme en France, Paris, PUF, 1985, p. 128]. This ‘contre toute attente’ is in itself surprising given the predominance of religion in both contemporary social life and in the whole debate around women’s attributes and place in society. It also chooses to foreground one (‘Les Pères de l’Église’) of the many authorities Suchon calls upon to support and articulate her examination of, and attack on, the subjugation of women. As we will see, not all of these are religious, and of those which are, not all are as orthodox as Fauré’s statement would have us believe, firstly because not all patristic sources were deemed orthodox, and secondly because notions of what is considered orthodox at the time can be quite fluid. What may be surprising is that on some subjects Suchon is closer to more modern developments within the Church than to the Fathers she cites, while at other times, she uses patristic texts to counter modern interpretations ». Véronique Desnain, « The paradoxes of religion in Gabrielle Suchon », Early Modern French Studies, vol. 43, n o 1, 2021, p. 70-87, cit. p 71. 11 Marie-Frédérique Pellegrin et Florence Lotterie, « Le cartésianisme est-il un féminisme ? Autour de Poullain de La Barre, Entretien avec Marie-Frédérique Pellegrin », Littératures Classiques, 2016, vol. 90, n o 2, p. 165-170. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 59 liberté fondamentale de l’être humain et, par la suite, à proclamer l’égalité intrinsèque que cette liberté implique pour les deux sexes. Le premier objectif de Gabrielle Suchon est de mettre en évidence l’injustice de l’état d’infériorité et de privation auquel est soumis le sexe féminin : La privation est un champ si fertile et si abondant en toutes sortes de miseres que ses productions vont à l’infini ; et qui voudroit parler de tous les mauvais fruits qu’elle fait manger aux personnes du Sexe entreprendroit un travail qu’il ne pourroit jamais achever. [Traité de la morale, Préface, s.p.] Convaincue tout comme Poullain de La Barre que l’idée de l’infériorité féminine a des origines culturelles 12 , Gabrielle Suchon est consciente qu’elle doit bouleverser une tradition séculaire : C’est pour éviter la confusion dans la multitude de tant des choses differentes que je les ay voulu renfermer en trois principaux articles ; qui ne sont autres que la privation des trois plus grand biens que l’on peut jamais avoir dans la Morale et dans la Politique. [Traité de la morale, Préface, s.p.] La Morale et la Politique sont les deux catégories qui semblent définir, à partir d’Aristote (et en passant par Spinoza et par Rousseau), les limites et les insuffisances du sexe féminin. Les femmes ont la tâche essentielle d’élever les enfants et de se charger du foyer domestique. Leur autonomie est très limitée. En revanche, dans la perspective de Gabrielle Suchon, c’est précisément l’historicité de la privation, c’est-à-dire du préjugé qui disqualifie le rôle des femmes, qui permet de dépasser cette condition. Loin d’être une blessure dans la nature des femmes, d’après elle, la privation suppose dans le sujet qui la souffre une capacité naturelle pour acquérir le bien dont il est privé : Et comme la privation suppose toûjours dans le sujet qui la souffre une capacité naturelle pour acquerir et pour posseder le bien dont il est privé ; je montre par bonnes et solides raisons, par autoritez, et par exemples que les femmes sont capables de Liberté, de Science, et d’Autorité. [Traité de la morale, Préface, s.p.] 12 Voir les passages suivants de François Poullain de La Barre contenus dans De l'égalité des deux sexes, op. cit., p. 142 : « Les deux Sexes ont un droit égal sur les sciences » ; p. 164 : « Elles sont capables d’enseigner […] si les femmes avoient étudié dans les Universitez, avec les hommes, elles pourroient entrer dans les degrez, et prendre le tiltre de Docteur et de Maître en Theologie et en Medecine, en l’un et en l’autre Droit. Elles ont un esprit comme le nostre, capable de connoistre et d’aimer Dieu, et ainsi de porter les autres à le connoistre et à l’aimer » ; p. 166-168 : « Elles peuvent estre Reines […], elles peuvent estre Generalles d’Armée […] Vice-reynes, Gouvernantes, Secretaires, Conseilleres d’Estat, Intendantes des Finances » ; p. 171 : « Il faut reconnoistre que les femmes sont propres à tout ». Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 60 La structure de son argumentation renvoie aux stratégies rhétoriques traditionnelles, mais dans le nouveau contexte philosophique dans lequel s’insère Gabrielle Suchon ce sont « les bonnes et solides raisons » qui deviennent pertinentes. La veine cartésienne que l’on retrouve dans sa pensée et qui découle de sa lecture de Poullain de La Barre dessine la condition naturelle de la femme dans sa perfection, comme elle l’est aussi pour l’homme. De la sorte, la liberté humaine n’a que la limite, extérieure, de l’éducation. C’est pourquoi, consciente des objections que l’on pourra lui présenter, Gabrielle Suchon précise : Comme cette matiere est fort delicate et que j’ay préveu qu’elle pourroit être exposée à la censure, je me suis formé moy mème deux grandes objections, dans la premiere desquelles je montre que l’Eglise a tellement institué l’état Religieux pour la vertu et la sainteté de la vie qu’elle n’en n’a point banni la liberté et le choix, et dans la seconde j’ay justifié autant qu’il m’a été passible l’innocence et la pudeur du Sexe feminin, contre ceux qui pretendent que la clôture est absolument necessaire aux femmes pour garder la chasteté. [Traité de la morale, Avant-propos, s.p.] Et elle souligne : « le regne de la liberté qui est essentiellement dans l’interieur de l’ame, est bien d’une autre consequence que tout ce qu’elle produit au dehors ; c’est pourquoy j’en fais le plus fort de mon ouvrage » (Préface, s.p.). Elle attire donc l’attention sur la définition, peu précise mais fonctionnelle pour son argumentation, de liberté, pour aboutir à la notion d’émancipation fondée sur le désengagement de la femme : Le Lecteur pourra étre surpris de ce qu’aprés avoir mis la privation de liberté pour la premiere de toutes celles qu’endurent les personnes du Sexe, au lieu d’exposer promtement ce que l’on peut dire des femmes à ce sujet ; je fais un long discours de l’essence, de la nature, des differentes especes, des proprietez et des avantages de la liberté. [Traité de la morale, Avant-propos, s.p.] Gabrielle Suchon considère la femme comme un être capable d’identifier de manière autonome sa propre dimension et de jouer un rôle dans la vie intellectuelle ainsi que dans les sphères publiques et privées. Elle l’envisage dans une perspective de désengagement et donc dans une optique de capacité de refuser d’adhérer exclusivement aux thèmes les plus traditionnels centrés principalement sur les vertus de la chasteté et de l’amour. Les conclusions du Concile de Trente qui définissent la liberté comme « l’élement de l’esprit humain, auquel il n’est pas moins naturel d’être libre qu’à toutes ces brûtes de voler dans l’air, de nager dans l’eau, et de marcher ou ramper sur la terre » (Préface, s.p.) sont à la base de la revendication de Gabrielle Suchon. C’est justement en partant de cette thèse du Concile (ce qui implique sa tentative, au moins apparente, de s’appuyer sur l’orthodoxie Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 61 catholique) qu’elle postule la liberté en termes de droit absolu pour tout être doué de raison : Je dis, pour définir la liberté, que c’est un don pretieux que la liberalité Divine fait aux creatures raisonnables et intelligentes, par le moyen duquel elles sont renduës maîtresses de toutes leurs actions. [Traité de la morale, I, p. 1] Vécue à un moment crucial de l’histoire culturelle de la France, Gabrielle Suchon a non seulement prôné une éducation féminine ouverte à une vie intellectuelle active, mais elle a aussi été l’initiatrice d’un programme d’éducation finalisé à la citoyenneté 13 ; elle s’inscrit dans une vision philosophique et théologique dans laquelle la différence entre les sexes est effectivement éliminée : Que la créature raisonnable soit une merveille entre les œuvres de Dieu, cela ne reçoit point de doute, non plus que la noblesse de facultez qui lui sont propres et attachées : entre lesquelles l’entendement et la volonté, qui établissent la perfection de sa nature et produisent en elle le prétieux ouvrage de sa liberté, sont tout à fait admirables, d’autant que la raison la conduit par ses lumieres, et la volonté lui sert de sujet d’inhérence comme étant le lieu propre où elle réside et fait sa demeure. [Traité de la morale, I, p. 3] Entendement, volonté, raison, lumières sont des termes qui se réfèrent à l’âme et non pas au sexe. Ainsi, il n’y a aucune explication face au fait de considérer l’âme féminine d’une nature différente de l’âme masculine et, donc, de la considérer comme inférieure. L’objectif de Gabrielle Suchon est par conséquent de démontrer que les femmes peuvent exercer pleinement cette liberté qui appartient à tout être rationnel : L’homme étant composé d’ame et de corps, la liberté exerce diversement son pouvoir sur ces deux parties si différentes. Les opérations de l’ame ne dépendant aucunement du corps, qui est formé du limon de la terre, pendant qu’elle est créé à l’image de Dieu. De sorte que la liberté qui ne se pratique que par l’intelligence, la raison, le jugement et la volonté demeure absolument dans l’interieur de l’ame, comme dans son regne et domaine souverain : mais quant aux actions exterieures il est necessaire qu’elle se serve de l’aide du corps qu’elle gouverne absolument. [Traité de la morale, I, p. 16] Absolument : dans ce contexte, le terme est révélateur et renvoie à l’un des articles les plus célèbres (et les plus importants) des Passions de l'âme de Descartes, dans lequel ce philosophe affirme de manière décisive que, pour 13 Conroy Derval, « Society and Sociability in Gabrielle Suchon », op.cit. ; Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, Champion, 2005. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 62 ce qui est des hommes, il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes parce que « ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire » 14 . Il s’ensuit que l’exercice de la raison permet aux femmes de prétendre le même prestige social et culturel que possèdent les hommes. L’œuvre de Gabrielle Suchon s’inscrit donc pleinement dans la perspective d’évolution culturelle féminine qui fermente à cette époque dans les Salons , où, l’état de servitude du Sexe était évident : La servitude est le plus grand de tous le maux, par ce que non seulement elle prive les hommes de la liberté qui est le plus pretieux de tous les biens ; mais encore elle renferme les services les plus pénibles, les plus vils et le plus abjets, et reduit les hommes à l’usage des choses les plus basses et le plus grossieres. [Traité de la morale, I, p. 17] 4. Gabrielle Suchon : philosophe Dans son ouvrage le plus célèbre, Du Celibat Volontaire (1700), Gabrielle Suchon franchit une autre barrière mentale : elle inscrit les thèmes abordés dans le Traité dans un parcours qui est aussi celui d’une vie qui reste emblématique de par son caractère insaisissable d’après les catégories historiographiques habituelles. En effet, la vie présentée par Gabrielle Suchon est avant tout une vie pleine de possibilités qui ne se réalisent pas de manière programmatique. La plénitude de la vie désengagée réside précisément dans le refus de la réalisation de ses possibilités : Le Celibat […] c’est une condition sans engagement, qui renferme tous les autres états en puissance, sans neanmoins les mettre en pratique. [Du Célibat, I, p. 2] 14 René Descartes, Qu’il n’y a point d’âme si faible, qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions, in Opere. 1637-1649, par Giulia Belgioioso, testo francese e latino a fronte, Milano, Bompiani, 2009, p. 2380-2382. 15 Roger Duchêne, Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, Paris, Fayard, 2001 ; Roger Duchêne, Être femme au temps de Louis XIV, Paris, Perrin, 2004 ; Henriette Goldwyn, « L’éducation des femmes au dix-septième siècle », Cahiers du XVII e siècle, 1991, vol. 5, p. 249-262 ; Danielle Haase-Dubosc, « Intellectuelles, femmes d’esprit et femmes savantes au XVII e siècle », Clio. Histoire, Femmes et société, n o 13, 2001, p. 43-67 ; Richard Hodgson, La femme au XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr, 2002. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 63 Ces préjugés auxquels Geneviève Fraisse 16 faisait allusion à propos de François Poullain de la Barre, caractérisent l’œuvre de Gabrielle Suchon dans la mesure où son œuvre se situe à la croisée de multiples chemins philosophiques, théologiques et politiques qui s’entrecroisent au XVII e siècle. Dans cette optique, nous tenterons une confrontation philosophique et théologique entre Suchon et Fénelon eu égard au rôle du Sexe. Le point de départ est précisément celui de la fonction du sexe dans la société et de la façon dont il semble impossible d’échapper à une forme de contrainte sociale. Gabrielle Suchon revendique cependant la possibilité de dissoudre tous ces liens qui ne sont pas fondés sur la nature : Il y a deux sortes d’engagemens ; les uns sont naturels, et necessairement attachez à la condition generale de tous les hommes ; et les autres dépendent de leur choix et de leur élection. Les premiers sont tellement universels, que jamais personnes ne peut s’en exemter : c’est ainsi que toute creature raisonnable est engagée, d’une necessité absoluë, d’aimer et de reconnoître Dieu, de garder ses divines Loix, et surtout celle du Décalogue, qui n’a point d’autre principe, que la Loi éternelle. [Du Célibat, I, p. 3] Et le caractère vague de ces contraintes permet à notre philosophe de gagner en autonomie dans les autres espèces d’engagements, qui dépendent des choix influencés par l’éducation. L’éducation n’est jamais une obligation privée, elle est au contraire la clé de voûte de tout l’édifice de la société humaine ; et le fait que l’on néglige l’éducation des femmes, même si elles veulent jouer un rôle dans le monde, concerne le contenu sur lequel Fénelon a porté l’attention dans son Traité : Pour les filles, dit-on, il ne faut pas qu’elles soient savantes, la curiosité les rend vaines et précieuses ; il suffit qu’elles sachent gouverner un jour leurs ménages, et obéir à leurs maris sans raisonner. […] Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles. La coutume et le caprice des mères y décident souvent de tout : on suppose qu’on doit donner à ce sexe peu d’instruction 17 . Fénelon condamne la prétendue inutilité de l’éducation des filles basée sur l’idée d’infériorité féminine. Les causes qui devraient pousser à garantir une certaine formation culturelle aux filles sont intéressantes surtout si elles sont considérées par rapport aux idées de Gabrielle Suchon : Il est vrai qu’il faut craindre de faire des savantes ridicules. Les femmes ont d’ordinaire l’esprit encore plus foible et plus curieux que les hommes ; aussi n’est-il point à propos de les engager dans des études dont elle pourroient 16 Geneviève Fraisse, « Poullain de la Barre, ou le procès des préjugés », Corpus. Revue de philosophie, 1985, n o 1, p. 27-41. 17 François de Salignac de La Motte de Fénelon, De l’éducation des filles [1687], in Œuvres de Fénelon, Paris, Lefèvre, 1858, 5 tomes, tome 3, p. 480. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 64 s’entêter. Elles ne doivent ni gouverner l’état, ni faire la guerre, ni entrer dans le ministère des choses sacrées ; ainsi elles peuvent se passer de certaines connoissances étendues, qui appartiennent à la politique, à l’art militaire, à la jurisprudence, à la philosophie et à la théologie […]. Leur corps, aussi bien que leur esprit, est moins fort et moins robuste que celui des hommes ; en revanche, la nature leur a donné en partage l’industrie, la propreté et l’économie, pour les occuper tranquillement dans leur maisons 18 . Les femmes savantes et ridicules sont, d’après Fénelon, celles qui brisent les engagements protégés par la société masculine. En effet, à la différence de Bossuet, pour qui l’Église catholique (liée au trône de Louis XIV) constitue le pilier le plus solide du Siècle et le mariage représente l’origine de l’empire 19 , Fénelon soutient que le mariage est avant tout une relation qui ne concerne pas un domaine vertical (tel que l’empire de Bossuet) mais une union fondée sur la distinction des rôles utile à l’équilibre de la société. Fénelon écrit que : Le monde n’est point un fantôme ; c’est l’assemblage de toutes les familles : et qui est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes, qui, outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont encor l’avantage d’être nées soigneuses, attentive au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives ? […] Voilà donc les occupations des femmes, qui ne sont guère moins importantes au public que celles des hommes, puisqu’elles ont une maison à régler, un mari à rendre heureux, des enfants à bien élever. [Fénelon, Œuvres, III, p. 481] Pour Fénelon donc, le Sexe ne peut réaliser sa nature que dans la famille ; en revanche, les propos de Gabrielle Suchon montrent qu’une autre vie que celle illustrée par Fénelon est possible et que le célibat volontaire permet d’atteindre la liberté qui permet de se consacrer exclusivement à Dieu. 18 Ibid., p. 480-481. 19 Jacques Benigne Bossuet, Histoire des variations des Eglises protestantes, Paris, veuve de Sebastien Mabre-Cramoisy, 1688. Cf. aussi : Jacques Benigne Bossuet, Quatrième avertissement aux protestants sur les lettres du Ministre Jurieu contre l’Histoire des variations. La sainteté et la concorde du mariage chrétien violées [1690], in Œuvres de Bossuet, 4 tomes, tome 4, Paris, Didot, 1866, p. 366-368 : « attaque encore les fondements que Jésus-Christ a donnés à l’union des familles et au repos des empires ; et ce ministre n’a rien épargné […]. Il ne fallait donc pas dire si absolument que les lois du mariage sont des lois positives, et que le mariage est de pure institution : comme s’il n’était pas fondé sur la nature même, ou que la sainte société de l’homme et de la femme, avec la production et l’éducation des enfants, ne fût pas au fond de droit naturel, sous prétexte que les conditions en sont réglées dans la suite par les lois positives ». Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 65 Si c’est une marque de prédestination, lors qu’on a un saint empressement pour entendre la Parole de Dieu ; n’est-ce pas un grand avantage aux personnes, qui peuvent, sans aucun empêchement, l’écouter, la mediter, et s’en servir pour la santification de leur ame ? [Du Célibat, II, p. 331] En rappelant l’enseignement d’Érasme, on pourrait avancer l’importance de méditer la parole de Dieu sans choisir le couvent, c’est-à-dire sans se lier à des contraintes imposées voire à des engagements artificiels, mais en se consacrant totalement au seul engagement qui est le propre d’une vie bienheureuse : à savoir celui de la relation avec Dieu. La conception d’une vie sans engagement n’a pas trouvé immédiatement un large écho et est restée longtemps une perspective minoritaire dans les mentalités et dans les créations littéraires. La réalisation la plus aboutie du projet de Gabrielle Suchon pourrait être considérée la figure de Roxanne des Lettres persanes de Montesquieu : le rejet de l’autorité masculine conduit l’une et l’autre à construire, au sein des institutions patriarcales, une enclave de libre réalisation de soi. Longtemps négligée, la pensée de Gabrielle Suchon a donné un apport important à la philosophie et aux Lettres et fascine de plus en plus le lecteur de par la portée moderne de ses idées eu égard à la revendication de l’autonomie intellectuelle - et spirituelle - du sexe féminin dans le cadre d’une émancipation biopolitique. Bibliographie Dictionnaires Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise, ses expressions propres, figurées et burlesques, la prononciation des mots les plus difficiles, le genre des noms, le régime des verbes : avec les termes les plus connus des arts et des sciences, le tout tiré de l’usage et des bons auteurs de la langue françoise, par Pierre Richelet, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680. Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, sous la direction d’Antoine Furetière, La Haye-Rotterdam, Arnout-Reinier Leers, 1690. Dictionnaire de l’Académie Françoise, dedié au Roy, Paris, veuve de Jean-Baptiste Coignard et Jean-Baptiste Coignard, 1694 (et les huit éditions suivantes). Dictionnaire de la langue française classique, par Jean Dubois et René Lagane, Paris, Belin, 1960. Dictionnaire du Grand Siècle, sous la direction de François Bluche, Paris, Fayard, 1990. Œuvres littéraires Bossuet, Jacques Benigne, Histoire des variations des Eglises protestantes, Paris, veuve de Sebastien Mabre-Cramoisy, 1688. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 66 Bossuet, Jacques Benigne, Quatrième avertissement aux protestants sur les lettres du Ministre Jurieu contre l’Histoire des variations. La sainteté et la concorde du mariage chrétien violées [1690], in Œuvres de Bossuet, 4 tomes, tome 4, Paris, Didot, 1866. Chappuzeau, Samuel, L’Académie des femmes, comédie, Paris, Augustin Courbé et Louis Billaine, 1661. Chappuzeau, Samuel, Le cercle des femmes, entretien comique, Lyon, Michel Dunan, 1656. Descartes, René, Qu’il n’y a point d’âme si faible, qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions, in Opere. 1637-1649, par Giulia Belgioioso, Milano, Bompiani, 2009. Du Bosc, Jacques, L’honneste femme, Pierre Billaine, 1632. Fénelon, François de Salignac de La Motte de, De l’éducation des filles [1687], in Œuvres de Fénelon, Paris, Lefèvre, 1858, 5 tomes, tome 3. Guillaume, Jacquette, Les Dames illustres, Paris, Thomas Jolly, 1665. Le Moyne, Pierre de, La Galerie des femmes fortes, Paris, Antoine de Sommaville, 1647. Poullain de La Barre, François, De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral où l'on voit l'importance de se défaire des préjugez, Paris, Jean Du Puis, 1673. Poullain de La Barre, François, De l’éducation des dames pour la conduite de l'esprit dans les sciences et dans les mœurs, Paris, Jean Du Puis, 1674. Scudéry, Madeleine de, Les Femmes illustres, Paris, Antoine de Sommaville, 1642. Suchon, Gabrielle, Du celibat volontaire, ou La vie sans engagement par damoiselle Gabrielle Suchon, Paris, Jean et Michel Guignard, 1700, 2 tomes. Suchon, Gabrielle, Traité de la morale et de la politique, divisé en trois parties, sçavoir, la Liberté, la Science et l’Autorité. Ou l’on voit que les personnes du Sexe, pour en être privées, ne laissent pas d’avoir une capacité naturelle, qui les en peut rendre participantes. Avec un Petit Traité de la Foiblesse, de la Legereté, et de l’Inconstance, qu’on leur attribuë mal à propos. Par G. S. Aristophile, Lyon, chez B. Vignieu, chez Jean Certe, 1693. Études critiques Auffret, Séverine, Du célibat volontaire ou La vie sans engagement (introduction et notes), Paris, Indigo et Côté-femmes, 1994. Auffret, Séverine, La contrainte : traité de la morale et de la politique (traduction en français moderne, introduction et notes), Paris, Indigo et Côté-femmes, 1999. Angenot, Marc, Les Champions des femmes. Examen du discours sur la supériorité des femmes, 1400-1800, Montréal, Presses de l’Université de Québec, 1977. Boilève-Guerlet, Annick, Une porte-parole des femmes privées de voix, Suchon, in La Littérature au féminin, par Lina Avendaño Anguita, Montserrat Serrano Mañes, María del Carmen Molina Romero, Comares, Universidad de Granada Servicio de Publicaciones, 2002, p. 127-138. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 67 Beillerot, Jacky, « Rapport au savoir », in Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, sous la direction de Philippe Champy et Chrisfione Étévé, Paris, Nathan, 1994 ; 2005, p. 839. Chiricò, Donata, « Solo la persona libera fa la storia. Gabrielle Suchon e la sfida del celibato volontario », Giornale di storia, n o 39, 2022, p. 1-8. Chiricò, Donata, « Gabrielle Suchon : dal discorso del potere al discorso sul potere », in Filosofe e scienziate in età moderna, par Sandra Plastina, Emilio Maria De Tommaso, “Bruniana e Campanelliana”, Supplementi, XLIII · Studi, 18, Pisa- Roma, Fabrizio Serra Editore, 2019, p. 85-94. Conroy, Derval, « Society and Sociability in Gabrielle Suchon : Towards a Politics of Friendship », Early Modern French Studies, vol. 43, n o 1, 2021, p. 54-69. Conroy, Derval, « Engendering Equality: Gynaecocracy in Gournay, Poulain de la Barre, and Suchon », in Derval Conroy, Ruling Women, Volume 1: Government, Virtue, and the Female Prince in Seventeenth-Century France, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016, p. 83-100. Conroy, Derval, « Gabrielle Suchon: The Politics of Exclusion », in Derval Conroy, Ruling Women, Volume 1: Government, Virtue, and the Female Prince in Seventeenth- Century France, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016, p. 100-118. Desnain, Véronique, « The paradoxes of religion in Gabrielle Suchon », Early Modern French Studies, vol. 43, n o 1, 2021, p. 70-87. Desnain, Véronique, « Gabrielle Suchon : Militant philosophy in seventeenthcentury France », Forum for Modern Language Studies, vol. 49, n o 3, 15 Novembre 2012, p. 257-271. Desnain, Véronique, « The Origins of : Nicolas Caussin’s Influence on the Writings of Gabrielle Suchon », , 2009, vol. 63, n o 2, p. 148- 160. Desnain, Véronique, « Gabrielle Suchon’s Neutralistes », in Relation and relationships, Actes du 36 e congrès de la North American Society for Seventeenth century French Literature, (Portland State University, 6-8 mai 2004), par Jennifer R. Perlmutter, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2006, p. 117-131. Desnain, Véronique, « Gabrielle Suchon : De l’éducation des femmes », Seventeenth- Century French Studies, vol. 26, n o 1, 2004, p. 259-269. Dorlin, Elsa, L’évidence de l’égalité des sexes. Une philosophie oubliée du XVII e siècle, Paris, L’Harmattan, 2000. Duchêne, Roger, Être femme au temps de Louis XIV, Paris, Perrin, 2004. Duchêne, Roger, Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, Paris, Fayard, 2001. Dufour-Maître, Myriam, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008. Fauré, Christine, La Démocratie sans les femmes : essai sur le libéralisme en France, Paris, PUF, 1985. Fraisse, Geneviève, « Poullain de la Barre, ou le procès des préjugés », Corpus. Revue de philosophie, 1985, n o 1, p. 27-41. Goldwyn, Henriette, « L’éducation des femmes au dix-septième siècle », Cahiers du XVII e siècle, 1991, vol. 5, p. 249-262. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 68 Haase-Dubosc, Danielle, Henneau Marie-Élisabeth, Revisiter la « Querelle des femmes » : Discours sur l’égalité / inégalité des femmes et des hommes (1600-1750), Saint-Étienne, Publications de l’Université Saint-Étienne, 2013, p. 17-30. Haase-Dubosc, Danielle, « Intellectuelles, femmes d’esprit et femmes savantes au XVII e siècle », Clio. Histoire, Femmes et société, n o 13, 2001, p. 43-67. Hodgson, Richard, La femme au XVII e siècle. Tübingen, Gunter Narr, 2002. Kirsop, Wallace, « A note on Gabrielle Suchon’s efforts to seek publication of her works », Journal of Romance Studies, 2005, vol. 5, n o 2, p. 17-19. Le Dœuff, Michèle, Le Sexe du savoir, Paris, Flammarion, 1998. MacDonald, Mary Jo, « ‘‘Persons of the Sex are True Wonders” : Gabrielle Suchon on Difference and Political Wonders », Sage Journals , 2023 : https: / / journals.sagepub.com Mosconi, Nicole, « Le sexe du rapport au savoir », Australian Journal of French Studies, vol. XL, n° 3, 2003, p. 316-341. Mosconi, Nicole, « Gabrielle Suchon : le droit des femmes au savoir et à la philosophie », Le Télémaque, n o 50, 2016, p. 47-52. Nubola, Cecilia, « Libertà, cultura, potere per le donne : il Traité de la Morale et de la politique di Gabrielle Suchon », in Donna, disciplina, creanza cristiana dal XV al XVII secolo, par Gabriella Zarri, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1996, p. 333-346. Pellegrin, Marie-Frédérique et Florence Lotterie, « Le cartésianisme est-il un féminisme ? Autour de Poullain de La Barre, Entretien avec Marie-Frédérique Pellegrin », Littératures Classiques, 2016, vol. 90, n o 2, p. 165-170. Ronzeaud, Pierre, « La femme au pouvoir ou le monde à l’envers », XVII e siècle, n o 108, 1995, p. 9-33. Sabourin, Charlotte, « Plaider l’égalité pour mieux la dépasser : Gabrielle Suchon et l’élévation des femmes », Philosophiques, vol. 44, n o 2, 2017, p. 209-232. Shapiro, Lisa, « Gabrielle Suchon’s ‘Neutralist’ : The status of women and the invention of autonomy », in Women and Liberty, 1600-1800: philosophical essays, par Jacqueline Broad, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 50-65. Stanton, Domna C., Wilkin Rebecca May, Gabrielle Suchon. A woman who defends all the persons of her sex. Selected philosophical and moral writings, Chicago, University of Chicago Press, 2010. Timmermans, Linda, L’accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, Champion, 2005. Walsh, Julie, « Gabrielle Suchon, freedom and the neutral life », International Journal of Philosophical Studies, n o 5, 2019, p. 1-28. Wiesner-Hanks, Merry, Women and Gender in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. Wilkin, Rebecca, « Impact, influence, importance : comment ‘‘mesurer’’ la contribution des femmes à l’histoire de la philosophie », XVII e siècle, 2022/ 3 (n o 296), p. 435-450. Wilkin, Rebecca, « Feminism and natural right in François Poulain de la Barre and Gabrielle Suchon », Journal of the History of Ideas, vol. 80, n o 2, 2019, p. 227- 248.
