Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0005
81
2024
51100
La corruption politique et morale de la France la Fronde d’après les Mémoires du cardinal de Retz
81
2024
Jean Garapon
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PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde d’après les Mémoires du cardinal de Retz J EAN G ARAPON U NIVERSITÉ DE N ANTES Les Mémoires du cardinal de Retz 1 , ouvrage qui se veut historique mais témoigne à nos yeux d’une évidente partialité, offrent une implacable dénonciation de la France monarchique du XVII e siècle, de ses élites, de son organisation politique. Prélat très partisan lui-même comme évêque coadjuteur de Paris pendant la Fronde, emprisonné sur ordre de Mazarin, évadé, exilé de longues années, il ne doit son retour en France en 1660 qu’à sa renonciation définitive au siège épiscopal parisien, et de là, à tout rôle politique et religieux d’importance. C’est un homme d’Église à tout jamais en disgrâce, ancien factieux devenu inoffensif, mais prestigieux dans la mondanité littéraire parisienne, un prélat sous-utilisé (tout juste bon pour exercer son habileté diplomatique au service de Louis XIV lors des conclaves romains, ce qu’il fait avec grande réussite), qui va prendre soudain la plume lors de sa surprenante retraite dans l’abbaye de Saint-Mihiel, en Lorraine, en 1675. Retraite spirituelle en apparence, motivée en réalité et en secret par des raisons personnelles et esthétiques, même si l’on ne peut jamais percer le secret des consciences : loin de renoncer au « monde », l’ancien frondeur veut en profondeur, par la puissance à long terme de l’écriture, le retrouver une dernière fois, et par la même occasion se retrouver lui-même, se recréer tel qu’il aurait voulu être, tel qu’il a été au moins en rêve, tel qu’il souhaite que le voie la postérité. C’est dans sa retraite en effet que le vieux cardinal écrit ses Mémoires, mémoires d’historien et de peintre de la Fronde, mais aussi mémoires de moraliste et d’observateur exceptionnel (quel champ d’observation que la Fronde ! ), mémoires-apologie d’une figure héroïque obsédée par son 1 Cardinal de Retz, Mémoires, éd. Simone Bertière, La Pochothèque/ Classiques Garnier, 1998. On lira aussi la biographie de référence due également à Simone Bertière, La vie du Cardinal de Retz, Éditions de Fallois, 1990. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 70 autoportrait. Pareille diversité de motivations simultanées ne va pas, à la lecture attentive, sans entraîner de contradictions. « Ce grand livre a plus d’une voix », écrivait avec perspicacité le critique Gaétan Picon 2 . Dans cette vaste improvisation de plume, Retz entend avant tout justifier une action pour le moins controversée, en déployant toute une description du royaume qui légitime sa propre rébellion, laquelle ne se reconnaît jamais pour telle : à royaume corrompu, celui de la France de Richelieu et de Mazarin, une réponse légitime, celle, sur un mode cornélien, de cette forme supérieure de l’intégrité qu’est la résistance héroïque. Et les Mémoires apparaissent comme un grand texte, sous des modulations variées, de dénonciation des formes diverses de la corruption des élites du royaume, dans une vision crépusculaire que vient à peine éclairer le courage de quelques-uns, qu’éclaire surtout l’intelligence étincelante du narrateur, avocat de son propre personnage, qui domine le récit. Ce tableau premier de la corruption du royaume, sur le fond duquel trancherait la vertu du héros, ne doit cependant pas tromper ; raisonnant sur les causes de pareille évolution collective, Retz ne se montre qu’à moitié convaincant, même si la thèse d’ensemble qu’il propose (la perversion généralisée des esprits dont se rend coupable un pouvoir monarchique devenu tyrannique) semble profonde et prometteuse dans l’histoire des idées. Les Mémoires, ouvrage à multiple fond, révèlent alors leur plus profonde ambition, celle d’opposer à la médiocrité de l’humanité commune (toutes naissances confondues) le génie de quelques-uns, d’ordre héroïque, moral et esthétique à la fois. Aux yeux de Retz, le clivage ultime entre les hommes échappe d’une certaine façon à la morale, entendons à la morale commune, en tout cas à la sanction des faits ; et les critères d’intégrité et de corruption se trouvent en quelque sorte dépassés. Une remarque s’impose au passage, pour conclure ces préliminaires : celle de l’absence totale, à propos de la notion de corruption, de tout augustinisme sous la plume d’un narrateur proche pourtant des jansénistes pour de multiples raisons, plus politiques et familiales que proprement spirituelles 3 ; aucune image chez Retz de l’homme corrompu par le péché. Ces Mémoires d’un cardinal sont - au moins très largement - étrangers à toute préoccupation religieuse, Retz selon un usage courant à l’époque, dissociant clairement les différents plans de sa vie personnelle. C’est l’esprit exaltant d’une aventure lointaine qu’il entend faire revivre, dans des Mémoires qui, pour n’être pas totalement unifiés sur un plan éthique et politique, n’en sont pour nous que plus profondément vivants. 2 Gaëtan Picon, L’Usage de la lecture, Mercure de France, 1960, t. 1, p. 37. 3 Le jansénisme lorrain était particulièrement vivant durant la retraite de Retz. De plus, les anciens frondeurs (Mme de Longueville, La Rochefoucauld, etc…), avec des nuances diverses, se retrouvèrent dans l’esprit de Port-Royal, ce qui contribue à expliquer les mesures de rétorsion de Louis XIV envers le mouvement. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 71 La corruption du royaume d’abord, dont Retz nous offre un tableau extrêmement spirituel et d’une inquiétante diversification dans ses formes, sous la plume d’un auteur étranger pourtant à tout pessimisme systématique. À la lecture, l’allégresse du récit compense pareille noirceur, et l’écart temporel entre l’écriture et les faits rapportés allège la dureté du trait sous l’effet d’une impalpable émotion, celle d’un passé retrouvé et partagé pour le regard de l’interlocutrice (l’ensemble du récit est en effet adressé, ce n’est pas la moindre de ses originalités, à une destinataire amie, peut-être Mme de Sévigné 4 ). Retz nous montre les mille visages d’une corruption multiforme, qu’il adoucit en conteur qu’il est en l’associant souvent (pas toujours) à l’ironie, voire au ridicule 5 . Sous l’effet de cette parole écrite qu’est la narration de Retz, la corruption tend à se faire comédie, tout autant qu’occasion de dénonciation. Et fort habilement, le mémorialiste nous en montre les manifestations avant de nous en donner les causes, sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Cette corruption généralisée ferait presque des Mémoires une œuvre annonciatrice des Caractères de La Bruyère, au chapitre « des Grands », publiés en 1688, treize environ ans après la rédaction de Retz 6 , tant on y trouve les pièces d’un procès de la haute aristocratie dans son ensemble, à quelques exceptions notables près. Je lis un passage significatif du récit de l’accession insensible et inexplicable de Mazarin au pouvoir, en 1643 : Les princes et les grands du royaume, qui, pour leurs propres intérêts, devaient être plus clairvoyants que le vulgaire, furent les plus aveuglés. Monsieur se crut au dessus de l’exemple ; Monsieur le Prince, attaché à la cour par son avarice, voulut s’y croire (…). M. de Longueville ouvrit les yeux, mais ce ne fut que pour les refermer ; M. de Vendôme était trop heureux de n’avoir été que chassé (…). M. de Retz, de Vitry et de Bassompierre se 4 La question est discutée. Le dernier éditeur des Mémoires, Jacques Delon, propose comme destinataire de l’œuvre Madame de Caumartin, épouse du parlementaire Caumartin, ami très proche de Retz. Voir Jacques Delon, in Retz, Œuvres complètes, Honoré Champion, Paris, 2015, tome VIII, vol. 1, préface, p. 26-91, « Identité de la destinataire ». Certains même, comme naguère Roger Duchêne, estiment que le mémorialiste ne pensait à aucune femme en particulier, et que cette destinataire n’était que commodité narrative. 5 Je me permets de renvoyer à mon article « Le ridicule, une notion-clé des Mémoires du cardinal de Retz » in Cahiers d’Histoire culturelle, n°13, Université de Tours, 2003. Article reproduit dans Cardinal de Retz/ Mémoires, dir. P. Ronzeaud, Klincksieck, « Parcours critique », 2005, p. 217-225. 6 Rappelons que, rédigés en 1675-1677, ces Mémoires ne seront publiés pour la première fois, et imparfaitement, qu’en 1717. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 72 croyaient, au pied de la lettre, en faveur, parce qu’ils n’étaient plus ni prisonniers ni exilés 7 . La flèche la plus terrible, sous la plume d’un homme d’Église mémorialiste, est pour la fin : Le clergé, qui donne toujours l’exemple de la servitude, la prêchait aux autres sous le titre d’obéissance. Voilà comment tout le monde se trouva en un instant mazarin. Toutes les variantes de la corruption par la faveur, l’avarice ou la servilité sont ici réunies dans un tableau en raccourci à l’accent pré-saint-simonien. C’est un royaume malade dans ses élites traditionnelles qui va tolérer, par une cascade de lâchetés, l’accession au pouvoir d’un imposteur, d’un nouveau favori au pouvoir peu à peu exorbitant et qui va rompre, tout comme son prédécesseur Richelieu, la répartition traditionnelle de l’autorité en France. L’intention profonde du mémorialiste est alors d’instruire un procès en insuffisance, de montrer comment la conjugaison des égoïsmes à courte vue creuse un vide du pouvoir, favorable à toutes les usurpations. De la tête de la société, explique-t-il dans une métaphore médicale usuelle à l’époque 8 , le mal insidieux de la corruption gagne le corps entier du royaume, ruinant la bonne foi, acclimatant insidieusement à la bassesse des comportements, développant une léthargie morale collective propice à toutes les gangrènes, ou aux crises imprévisibles et fatales. Une des idées les plus fines (oserai-je dire les plus modernes ? ) de Retz est alors de montrer comment à la longue l’exemple de la corruption au plus haut niveau endort le sens moral collectif, élève le seuil de tolérance de l’indignation morale du public jusqu’à le rendre dans la pratique inexistant. Indigné par exemple de l’indifférence scandaleuse avec laquelle le ministre accueille la très jeune Henriette d’Angleterre, la future Madame (la fille de Charles 1 er ), récemment réfugiée en 1648, et qui ne sort plus de son lit faute de feu dans sa chambre, il a ces paroles : Les exemples du passé touchent sans comparaison plus les hommes que ceux de leur siècle. Nous nous accoutumons à tout ce que nous voyons ; et je ne sais si le consulat du cheval de Caligula nous aurait autant surpris que nous nous l’imaginons. 9 7 Op. cit., p. 283-284. Monsieur : Gaston d’Orléans ; M. le Prince : Henri de Condé, père de Louis de Condé, le Grand Condé ; M. de Longueville, beau-frère du Grand Condé ; M. de Vendôme, fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées ; MM de Retz, de Vitry et de Bassompierre : figures de la cour de Louis XIII, dont le père du mémorialiste. 8 Op. cit., p. 307-308. 9 Op. cit., p. 412. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 73 Suétone nous apprend en effet que Caligula voulait élever son pur-sang préféré à la dignité consulaire… Une autre image structurante traverse les Mémoires, du début à leur fin, qui renvoie à un lieu commun antique et renaissant, étudié jadis par Ernst Curtius 10 , c’est l’image du monde renversé, sous les modulations de l’ironie railleuse, le plus souvent, mais aussi de l’indignation la plus véhémente. Retz s’inscrit ici dans une tradition qui, dans sa version française, va d’Agrippa d’Aubigné à Chateaubriand ou Hugo. L’allégorie vivante de cette inversion scandaleuse des valeurs, c’est évidemment Mazarin, Trivelin au pouvoir, l’homme qui « porta le filoutage dans le ministère, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui 11 . » Je cite une phrase unique de ce morceau de bravoure qu’est le portrait du ministre, lequel en dépit de son brio appellerait de la part de l’historien examen critique 12 . Aux yeux de Retz, avec sa couardise et sa duplicité, son avidité, son mépris de la parole donnée, et son accent italien inénarrable, Mazarin symbolise, au sommet de l’État, ce renversement généralisé de toutes les valeurs qui suscite et légitime la guerre civile. Une scène impressionnante, et des plus talentueuses, illustre ce frisson d’effroi sacré, adouci d’ironie, éprouvé par le narrateur revivant le première journée de la Fronde, le 26 août 1646, alors que Paris, révolté par les arrestations de parlementaires, se couvre soudain de barricades 13 : entraîné par une foule hurlante déchaînée contre Mazarin, et fondamentalement affamée, Retz, évêque transformé en tribun du peuple, est chargé par les Parisiens de porter la vérité à la reine et à son ministre ; dans le silence du Palais-Royal, il ne rencontre alors que légèreté, mensonge et soupçon, basse courtisanerie de la part des uns, esprit de jeu de la part des autres. La corruption d’un ministre au pouvoir usurpé a déteint sur le gouvernement de la royauté dans son ensemble : l’État est au bord du précipice. Seul, dans la perspective apolégétique du récit, le personnage du coadjuteur semble assumer par sa démarche, que rend légitime la dimension politique de son rang d’évêque, une conception saine de l’autorité : « Je ne laissai pas de prendre le parti, sans balancer, d’aller trouver la Reine, et de m’attacher à mon devoir préférable- 10 Voir E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen-Âge latin, trad. fr. 1956, réédition Presses-Pocket, 1991, p. 170-176 (« Le monde renversé »). Voir également L’Image du monde renversé et ses représentations littéraires et paralittéraires, Actes du colloque de Tours, Paris, Vrin, 1979. Les articles d’Y. M. Bercé et de J. Lafond y sont particulièrement suggestifs. 11 Op. cit., p. 306. 12 La biographie de Simone Bertière (Mazarin. Le maître du jeu. Éditions de Fallois, 2007) démontre sans discussion possible que ce portrait relève de la pure polémique. Le nom de Mazarin s’impose au contraire comme celui d’un maître de la diplomatie européenne au milieu du siècle. 13 Op. cit., p. 325-333. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 74 ment à toutes choses », dit-il en préalable au récit 14 . Face à la lèpre d’une corruption généralisée, la vertu héroïque, mécomprise, d’un prélat qui en dépit des apparences ne s’insurge qu’au nom d’une défense des libertés collectives : telle est l’image que le mémorialiste veut dans une certaine mesure donner de lui-même, celle d’un révolté malgré lui, qui n’a en rien suscité une guerre civile très compréhensible, sinon légitime. Les Mémoires sont traversés d’un hymne au courage, à l’héroïsme sous toutes ses formes, de Turenne, à Condé, au président du Parlement Mathieu Molé 15 , à toutes ces grandes figures qui sont pour Retz des résurgences modernes de l’héroïsme antique. Le narrateur à l’évidence y inclut le personnage central de son récit, c’est-à-dire lui-même. En face, nous avons par contraste la fameuse galerie des portraits qui clôt le récit des premières journées de la Fronde, galerie contrastée où sous les plus grands noms du Royaume l’emportent en réalité médiocrité et comme le dit Retz « gueuserie », c’est-à-dire rapacité 16 . Après cette première lecture du texte, toute en contrastes vifs, une lecture approfondie à présent, celle qui passe des effets dénoncés aux causes, laisse la parole au théoricien politique, et essaie de soupeser la cohérence d’une action, celle du personnage central, avec la théorie qu’il proclame. Les idées politiques de Retz sont réunies en quelques pages, en préalable au récit de la Fronde, au début de la Seconde Partie des Mémoires 17 , et s’offrent comme une clé de lecture politique de ce qui suit, pages dont le ton majestueux et comme désincarné tranche avec l’habituelle vivacité du reste des Mémoires. Retz, avec à l’appui un ample tableau historique, y développe une conception résolument modérée et tempérée de la monarchie française, centrée sur la pérennité des lois, et le respect nécessaire de ce corps intermédiaire essentiel à leur conservation qu’est l’institution des parlements, rempart indispensable contre toute dérive tyrannique du pouvoir royal. Le Parlement enregistre la loi, et contrôle la conformité de celle-ci avec les lois fondamentales du royaume. Il dispose donc objectivement d’un droit de regard sur les décisions du pouvoir royal, qui par ailleurs (Retz le souligne avec soin) demeure absolu ; tout le secret, tant bien que mal observé depuis Saint Louis, réside dans le respect mutuel du roi et des magistrats du Parlement. La corruption du pouvoir commence quand celui-ci refuse d’écouter les doléances légitimes du peuple, 14 Op. cit., p. 325. 15 Les références seraient ici très nombreuses. Pour Molé, voir particulièrement p. 408 (son portrait), et p. 506-507. 16 Op. cit., p. 401-409. Le terme de « gueuserie » est appliqué au duc d’Elbeuf. 17 Op. cit., p. 298-303. Sur les idées politiques de Retz, voir l’introduction de S. Bertière à son édition des Mémoires, op. cit., p. 31-43. On lira aussi dans Le Labyrinthe de l’État. Essai sur le débat politique en France au temps de la Fronde (1648-1653) d’Hubert Carrier (Champion, 2004), les pages 181-191, qui analysent les vues de Retz. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 75 transmises par cette caisse de résonnance sociale qu’est le Parlement, et quand ce pouvoir imprime à son autorité un « mouvement de rapidité 18 » néfaste pour la liberté collective. C’est ainsi que Richelieu, secondé par les circonstances, « forma dans la plus légitime des monarchies, la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait peut-être jamais asservi un Etat » 19 . Brillamment développée, cette vision d’une monarchie idéale, traditionnelle dans les milieux dévots auxquels appartenait Retz, proche aussi de ce que l’on a pu appeler le « libéralisme aristocratique » du premier XVII e siècle 20 , n’innove guère sur le fond. Elle enracine le politique dans l’éthique, et porte la nostalgie d’une pratique « sage » de la royauté, dont le symbole serait le gouvernement d’Henri IV. Indirectement, elle offre l’avantage d’excuser par avance les désobéissances collectives qui vont suivre dans le récit, globalement légitimées par une rupture de contrat entre la monarchie et ses sujets, plus exactement entre celui qui entend parler en son nom, le ministre, et ceux-ci. Lecteurs de L’Esprit des lois, nous sommes sensibles à cette analyse de l’évolution de la monarchie en termes de corruption de son principe vital, en l’occurrence ici celui d’une bonne foi mutuelle et patriarcale, orientée vers le bien commun 21 . Très régulièrement, le narrateur fera par la suite allusion au despotisme du ministre, à l’influence dissolvante sur les mœurs collectives de cet « outrage public à la bonne foi » dont en permanence se rend coupable Mazarin 22 . Nul doute que l’indignation de Retz ne soit pas feinte, ni qu’il ait été sincèrement révolté par le comportement de Mazarin. Il est même permis d’aller plus loin encore, et de nous demander si, au-delà de la condamnation du « gredin de Sicile » et de son système de gouvernement, qui expliquent la Fronde, le mémorialiste ne pense pas secrètement à l’actualité du moment en 1675, c’est-à-dire à ce pouvoir écrasant de Louis XIV, en filiation directe avec celui de Mazarin, pouvoir asservissant comme on le sait envers les corps intermédiaires que sont la noblesse et le clergé. Sur ce point, les confidences 18 Le terme est appliqué par Retz à Richelieu, op. cit., p. 298. 19 Op. cit., p. 300. 20 La notion est discutée. On se reportera aux travaux d’Yves-Marie Bercé, ainsi que, beaucoup plus lointainement, à la célèbre préface de De la démocratie en Amérique de Tocqueville (1835). Voir aussi les analyses de Marc Fumaroli dans la préface qu’il donne aux Trois Entretiens sur divers sujets… d’Alexandre de Campion, qu’il publie à la suite des Mémoires d’Henri de Campion (Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1967, p. 227-229), ainsi que les travaux de Jean-Marie Constant (Les Conspirateurs. Le premier libéralisme politique sous Richelieu, Hachette, 1987). 21 Voir De l’Esprit des lois, Première Partie, Livres II et III. La modération est chez Montesquieu le principe des gouvernements aristocratiques (l’honneur celui des gouvernements monarchiques). Retz applique davantage ce principe de modération à la monarchie juste. 22 Op. cit., p. 1023. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 76 de Retz nous font défaut, mais peut-être pas ce que j’appellerais volontiers les allusions subliminales, ou cryptées, de son récit. Par nature confidentiel et de diffusion différée, le genre des mémoires porte en lui-même une vocation à l’écriture d’opposition 23 . Derrière la corruption dénoncée des pouvoirs de Mazarin comme de Richelieu, peut-être est-il permis d’englober le pouvoir du roi vivant en 1675, dont le nom même est entouré par le mémorialiste d’un silence de plomb. Il n’en demeure pas moins que cette vision idéale de la monarchie selon Retz, corrompue par l’ambition des ministres, oublie la dimension historique essentielle de leur action, qui est d’ordre diplomatique et militaire. Le point aveugle des Mémoires, c’est le refus d’admettre que le gouvernement de Mazarin soit un gouvernement de guerre, avec les besoins financiers que cela entraîne. La Paix de Westphalie de 1648, éclatant succès pour une politique extérieure ? Elle n’est pas une fois mentionnée. Dénonçant la corruption d’un gouvernement sans prendre en compte les contraintes qui pèsent sur lui, rançon d’une politique extérieure couronnée de succès, Retz fait preuve d’une myopie, volontaire ou non, qui appellerait l’analyse. Mais, sur la cohérence entre la vision politique et morale de la monarchie qu’il propose et le comportement de son personnage central, il y a plus grave à relever pour nous, lecteurs modernes. Tout se passe comme si le mémorialiste, théoricien sincère mais ponctuel dans le texte, oubliait assez vite la grave vision de la monarchie qu’il nous expose, et les devoirs qu’elle impose à tous, pour retrouver bien vite et avec délices la saveur de son comportement de l’époque, comportement d’un artiste de l’action, d’un « glorieux », très émancipé envers la morale commune. Peut-être même les pages théoriques dont nous parlions précédemment sont-elles simplement les réflexions du mémorialiste âgé, non celles du frondeur. Écoutons-le ainsi, par contraste, nous livrer ses réflexions lors de la retraite préalable à son ordination, et à son élévation à l’épiscopat, en 1643 ; s’avouant incapable, vu ses multiples aventures féminines, d’observer la règle des mœurs, pourtant indispensable à un évêque, il décide avec innocence dans le cynisme de ne rien changer à ses habitudes : « Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein, ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde 24 . » Prélat de son propre aveu sans vocation, il ne nous appartient pas de le déclarer corrompu. Avouons cependant que pareil jeu sur les apparences, même tranquillement avoué, empêche de le trouver irrépro- 23 Voir à ce sujet L’Idée d’opposition dans les mémoires d’Ancien régime, Actes du colloque de mai 2004 édités par Marie-Paule Pilorge, Cahiers d’Histoire Culturelle n° 16, Université de Tours, 2005. Cette dimension des Mémoires de Retz comme dénonciateurs de l’époque où il écrit (celle de Louis XIV) serait une piste d’étude. 24 Op. cit., p. 276. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 77 chablement intègre … En Mazarin, il voit un suppôt de Machiavel (« un Italien politique par livre 25 ») ; mais à son tour, n’est-il pas infecté de machiavélisme, lui qui avouera, lors de son passage à la sédition en 1648, que « les vices d’un archevêque peuvent être, dans une infinité de rencontres, les vertus d’un chef de parti 26 » ? Ne lui arrive-t-il pas de commettre des entorses à la bonne foi, lui qui se dit contraint de jouer plusieurs personnages simultanés devant l’opinion, de manipuler le parlement, de se transformer malgré lui en tribun du peuple, de négocier déguisé, de nuit, avec Mazarin ? En réalité, vivant de son propre aveu une époque extravagante, « où tous les sots deviennent fous 27 », un vaste psychodrame collectif où tous les repères habituels d’ordre éthique sont brouillés, Retz vit en vraie grandeur une vaste scène de fiction, de roman d’aventure ou d’épopée, où les catégories de l’intégrité et de la corruption, sans être oubliées, laissent dans le récit la place à une autre logique, celle du rêve, celle de l’affirmation éblouissante et retrouvée de la « grande âme » qu’il est sûr avoir été. Le clivage le plus sensible entre les hommes, dans cette vaste résurrection d’une société évanouie que sont les Mémoires, est aux yeux de Retz celui qui sépare les faibles des héros, l’innombrable foule des médiocres et la fine élite des « grandes âmes », que révèlent les guerres civiles avec leurs passions déchaînées, leurs perpétuelles situations d’urgence. Dépassées alors, les catégories tout à fait recevables, et revendiquées, d’intégrité et de corruption. Les temps exaltants de la Fonde appelaient des hommes et des femmes d’une autre trempe… C’est le sens de la réserve profonde que Retz nourrit envers les parlementaires, dont il est pourtant proche politiquement, ces magistrats appliqués mais timorés, nourris d’éloquence latine mais non de l’héroïsme d’un César. Évoquant une des grandes figures de cette assemblée, le conseiller Broussel, arrêté par Mazarin, le mémorialiste a cette évocation dédaigneuse : « Le bonhomme Broussel était vieilli entre les sacs, dans la poudre de la Grande Chambre… 28 ». Même divisé politiquement, le parlement est intègre ; en revanche, il se montre totalement dépassé par les enjeux politiques et historiques de cette crise de la monarchie. La situation réclame à l’évidence un chef de parti, un homme capable de s’élever momentanément au-dessus de la morale courante, de réunir en lui des qualités exceptionnelles d’ordre intellectuel (puissance d’anticipation, art de la manipulation des masses, éloquence) et moral (audace et résolution, affinité avec l’extraordinaire, 25 Op. cit., p. 297. 26 Op.cit., p. 337. 27 Op. cit., p. 543. Retz évoque « l’extravagance des ces sortes de temps, où tous les sots deviennent fous, et où il n’est pas permis aux plus sensés de parler et d’agir toujours en sages. » 28 Op. cit., p. 346. Les dossiers à traiter étaient à l’époque empilés dans des sacs. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 78 magnétisme personnel). « Je suis persuadé qu’il faut plus de grandes qualités pour être un bon chef de parti que pour faire un bon empereur de l’univers » 29 , dit Retz comme une profession de foi, la tête toute pleine des Vies de Plutarque, comme des tragédies de Corneille toutes proches. Ce qui est très notable chez lui est que si les grandes âmes se recrutent dans l’aristocratie, l’aristocratie elle-même en compte en revanche très peu. On ne perçoit aucunement chez Retz ce respect a priori de la naissance aristocratique que l’on trouverait davantage chez un Saint-Simon ou un Chateaubriand, pourtant fortement critiques envers leur milieu. L’aristocratie de Retz, historiquement plus récente, se ressent de ses origines italiennes. Elle est moins « fille du temps », pour parler comme Chateaubriand, qu’elle n’appartient au rêve, ou qu’elle n’annonce la sensibilité d’un Stendhal. Elle est moins héritière d’un sang qu’elle ne se définit par la vertu éclatante attachée à un être d’exception, qui tranche avec l’universelle médiocrité de la cour, des maisons princières, pour ne pas parler des ministres ou des parlementaires. C’est un romancier bien postérieur, l’auteur du Rouge et le noir, qui se révélerait éclairant pour comprendre la radicale originalité d’un aristocrate qui cite bien peu ses ancêtres 30 , et se reconnaît surtout des ancêtres rêvés … Retz se montre ici iconoclaste, dans l’insolence sans limite que lui inspirent les plus grands noms du royaume, y compris les membres de la famille royale, le prince de Conti (« un zéro qui ne multipliait que parce qu’il était prince du sang 31 »), la Reine Anne d’Autriche, Gaston d’Orléans, le propre fils d’Henri le Grand, prince d’une poltronnerie inénarrable, véritable personnage de comédie à qui un de ses conseillers, sur ordre de Richelieu, arrache un jour un bouton en ajoutant : « Monsieur le Cardinal vous fera sauter, quand il voudra, comme je fais sauter ce bouton 32 . » C’est l’idée d’une dégénérescence de l’aristocratie qui s’impose tout au long des Mémoires de Retz, sous la plume d’un mémorialiste qui entend faire revivre par son action une lignée d’hommes d’exception, à laquelle n’appartiennent plus que quelques rares figures comme Condé, son adversaire pourtant, ou encore Turenne. Les guerres civiles, en rebrassant l’humanité, font jaillir une nouvelle élite. Et le véritable héroïsme n’est pas nécessairement héréditaire… Dans ses paroles comme dans ses actes, Retz revendique l’appartenance à la catégorie du sublime. Citant le Traité du Sublime de Longin, lors de son évasion de Nantes, il évoque un « divin 29 Op. cit., p. 246. 30 On sait que, de son côté, Stendhal se passionna à la lecture de Retz. 31 Op.cit., p. 405. 32 Op.cit., p. 751. Précisons que cette caricature de Gaston d’Orléans n’est pas tout à fait conforme à la vérité historique. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 79 ouvrage 33 . » Nul doute que celui-ci ne soit pour les Mémoires et leur héros une clé de lecture décisive. Comme on l’a vu, l’œuvre de Retz apparaît riche de sens multiples, voire contradictoires, sources de vie profonde à nos yeux. Une logique de la morale politique, que Retz n’abandonne jamais tout à fait, s’y trouve combattue par une autre logique, celle de l’ivresse éblouissante de l’héroïsme, légitimée par les « grandes affaires » du moment, qui doit savoir s’affranchir de la morale, et peut à l’occasion manquer à une stricte intégrité. Ces deux logiques, qui ne renvoient pas aux mêmes facultés de l’écrivain (ni peut-être même aux mêmes époques de sa vie), sont dans leur antagonisme l’occasion pour Retz d’un imperceptible travail sur soi, dans le sens d’une plus grande lucidité. Jamais cependant le mémorialiste ne reconnaîtra si peu que ce soit le génie politique de Mazarin, très supérieur au sien aux yeux de l’historien, comme le prouve la biographie de Simone Bertière. La logique profonde des Mémoires, livre ambivalent, archaïque mais aussi prophétique et semeur de liberté pour l’avenir, tient en définitive de la protestation, teintée de nostalgie, contre la monarchie absolue : c’est la faiblesse universelle des hommes qui suscite la tentation d’un pouvoir tyrannique, même auréolé de succès ; c’est la victoire des Mazarin qui explique la vraisemblable fadeur, aux yeux de Retz, de l’époque où il écrivait. Fades, ses Mémoires en revanche ne le sont pas, pas plus que l’héroïsme dont le mémorialiste rêve, si fragile soit-il. Chateaubriand s’en souviendra, qui dans les Mémoires d’Outre-Tombe, fera du souvenir de Retz, entre beaucoup d’autres, depuis Gracchus jusqu’aux « grands factieux célébrés par Dante », une des composantes de son portrait de Mirabeau, tous poursuivant « une succession d’hommes extraordinaires 34 . » 33 Op. cit., p. 1124. 34 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, éd. J. C. Berchet, La Pochothèque, 1998, Tome I, Livre V, ch. 12, p. 296.
