Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0006
81
2024
51100
Sentiers battus et chemins de traverse : propositions de lecture du chapitre VI (Des biens de fortune) des Caractères de La Bruyère
81
2024
Pierre Ronzeaud
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PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 Sentiers battus et chemins de traverse : propositions de lecture du chapitre VI (Des biens de fortune) des Caractères de La Bruyère P IERRE R ONZEAUD CIELAM, A IX M ARSEILLE U NIVERSITÉ Introduction La Bruyère distingue, dans la remarque 49 du chapitre « De la Cour », deux types de cheminements : « Il y a pour arriver aux dignités ce qu’on appelle la grande voie ou le chemin battu ; il y a le chemin détourné ou de traverse, qui est le plus court 1 . » C’est sans doute vrai pour les courtisans, mais en va-t-il de même pour tout trajet, par exemple pour celui de la lecture d’un chapitre des Caractères ? Sa lecture cursive, au fil du texte, est-elle la seule légitime pour la compréhension et l’appréhension du texte ? Pour tenter de répondre à cette question saugrenue, il importe de sortir des « sentiers battus » des commentaires suivis d’une version actuelle (et laquelle ? ), sans les ignorer, pour emprunter des « chemins de traverse », décalés, sinueux, parfois sans issue, permettant de mettre le chapitre choisi, non pas « dans son point de vue », comme la cour vue de la province, de la remarque 6, mais plutôt dans celui des couleurs changeantes de la remarque 3 « qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde ». Même si, à l’opposé de la topographie curiale, ces chemins ne seront pas les plus courts, bien au contraire. Surtout si l’on choisit, comme terrain de promenade buissonnière, un chapitre au titre antiphrastique, à la construction chaotique et à la signification problématique : le chapitre VI, « Des Biens de fortune », par ailleurs un des moins commentés des Caractères. 1 La Bruyère, Les Caractères, éd. Emmanuel Bury, Livre de poche, 1995, p. 325. Édition citée. Les numéros des remarques du chapitre « De la Cour » seront indiqués après chaque mention ou citation. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 82 Et ceci à partir d’une double approche. En s’attachant, dans un premier temps, au chapitre pris dans son ensemble, à sa constitution, à ses structures, à sa place dans le livre, puis, dans un deuxième temps, en tentant de replacer ses remarques dans l’économie d’une « livre de mœurs » dont l’auteur se voulait, avant la lettre, « moraliste », c’est-à-dire à la fois observateur, anatomiste, peintre, critique, dénonciateur, voire réformateur. Première partie : Le chapitre dans son ensemble Le premier parcours, pour qui veut s’aventurer dans une lecture du CH VI, « Des Biens de fortune », est éditorial, il invite à s’interroger sur la nature du texte qui va être lu. Je me limiterai, pour cette question, à quelques considérations à partir des éditions modernes de référence, Servois, Garapon, Soler, Bury, Van Delft, Escola 2 , toutes ayant été établies à partir du texte de la 9 e édition (1696). Dans l’élaboration de leurs éditions, les éditeurs ont ensuite procédé selon des choix différents, qu’il peut être intéressant d’envisager rapidement. Pour Van Delft les éditions modernes, saturées de chiffres (numéros des remarques, dates d’entrée de ces remarques, appels de notes), de notes (de La Bruyère, de l’éditeur) et de variantes, dénaturent la présentation originelle et constituent une forme de commentaire interférant dans l’appréhension du texte. C’est pourquoi il a procuré, en 1998, à l’Imprimerie Nationale, une édition avec une seule note personnelle (PTS =partisans, 14), et deux notes de La Bruyère (pancartes =billets d’enterrement, 21 et Zombaye =les relations du Royaume de Siam, 71, là où Bury explique ce cérémonial de la réception des ambassadeurs). Cette dénudation facilite, en effet, la lecture suivie du texte, mais, celleci, même si elle lui ressemble plus, ne peut s’apparenter à celle d’un Michallet, son éditeur du XVII e siècle, tout simplement, comme l’a fait remarquer Marc Escola, dans son édition de 1999, parce que les lecteurs ne sont plus les mêmes et parce que nous avons besoin de notes pour comprendre certains éléments du texte, comme La Bruyère le pensait sans doute, puisqu’il en a mis dans son édition. 2 Éd. Gustave Servois, Grands Écrivains de la France (1865-1818) 3 vol., éd. Robert Garapon, Garnier, 1970, éd. Patrice Soler, dans Les Moralistes classiques (dir. Jean Lafond), Laffont, « Bouquins », 1992, éd. Emmanuel Bury, Librairie générale française, Livre de Poche, 1995, éd. Louis Van Delft, Imprimerie Nationale, 1998, éd. Marc Escola, Champion, 1999. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 83 L’édition de Garapon (Garnier, 1970) comporte, en outre, des notes donnant de nombreuses clés du XVII e siècle tandis que Bury n’en conserve que quelques-unes et qu’Escola préfère donner en appendice (p. 696-706) les clés de toutes les époques, dont certaines, pour les partisans surtout, nous intéresseront pour le chapitre VI. La séparation des remarques, si l’on excepte l’édition 10/ 18, préfacée par Roland Barthes, qui procure le texte de chaque chapitre en continu comme un chapitre de roman (ce qui est une absurdité) est, dans les éditions Van Delft et Escola comme dans l’édition Michallet, marquée par un interligne formé par l’alinéa, le pied de mouche, et un petit espace, avec les numéros de remarques et d’éditions en marge. Dans les éditions Garapon et Bury elle est marquée par un espace blanc entre les remarques, avec leurs numéros et ceux des éditions, ce qui les isole bien plus, et a pu jouer un rôle dans les commentaires modernes sur la fragmentation renvoyant à la parole « en lambeaux » (Francis Ponge) ou « en archipel » (René Char), tendance contre laquelle Marc Escola s’insurge, à juste titre : « rien de moins insulaires que les remarques de La Bruyère 3 ». Dans toutes ces éditions l’orthographe est modernisée, les erreurs typographiques sont corrigées, la ponctuation originale est globalement conservée, ce qui permet de prendre en compte le tracé rythmique des phrases. On notera ainsi le rôle essentiel du point-virgule pour créer un suspens et un effet de surprise, par exemple : « s’il réussit ils lui demandent sa fille », 7, « les rieurs sont de son côté », 10. Et surtout le rôle particulier des deux points, qui sont souvent le moyen d’un renversement ironique ou d’une conclusion lapidaire : « quel partage ! » 26, Phédon : « il est pauvre », 83. Pour la capitalisation, les majuscules ont été rétablies dans leur intégralité, par Van Delft et Escola, ce qui n’est pas sans intérêt, en particulier pour la hiérarchie sociale. Par exemple Garapon et Bury, à la remarque 5, conservent la majuscule à « Église », mais ne restituent pas celles qu’avaient « Épée » et « Robe », ce qui efface la marque de la tri-fonctionnalité médiévale et de son évolution moderne, même chose pour « Seigneur » « Paroisse » et « Page », 19, « Financier », 34, ou « Partisans », 56. Même effacement pour les termes religieux comme « Saints » , 30, « Cloîtres », 36, dont les majuscules rendaient plus scandaleuses les transgressions des prêtres accapareurs. Ce qui peut même aboutir à des possibles erreurs de lecture comme pour « États » et « Chambres », 72, qui désignent des assemblées officielles, locales ou parlementaires. 3 Éd. Escola, p. 64. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 84 Comme le signale judicieusement Bérengère Parmentier, dans Le siècle des moralistes 4 , on doit aussi être attentif à des effets de typographie, par exemple aux italiques, qui concernent les noms de personnages comme Clitiphon, 12, les mots techniques comme « huitième denier », 16, ou produisent des effets de soulignement critique, ainsi dans des paroles citées comme entendues : « un homme de ma sorte », « un homme de ma qualité », 21, « chétifs », 56 ou même supposées écrites « ici l’on trompe de bonne foi », 74. À la différence de Garapon et d’Escola, Bury donne peu de variantes, or certaines omises pourraient nous intéresser, comme à la remarque 34 où « un financier » remplace « un partisan » (IV-VI), peut-être pour élargir ou varier, car les PTS ont déjà été évoqués dans la remarque 32, ou comme à la remarque 42 où « L’on ferme » remplace « L’on se retire » pour succéder à « L’on ouvre », procurant un renforcement des effets rythmiques et sémantiques. Il donne, par contre, le changement quasi complet de la remarque 36. J’en viens donc à mon deuxième point, concernant la genèse et l’organisation globale du chapitre. Une fois identifié le terrain à explorer, il convient en effet d’en examiner la création, l’évolution (génétique), et la structure interne globale. I) Constitution au fil des éditions Notre chapitre comportait 29 remarques, dans la première édition de 1688 qui en totalisait 420. 17 s’y ajoutent dans la 4 e édition de1689, par séries, comme 19-23, portraits de partisans ou 32-34, remarques sur diverses formes de misère. 22 s’y ajoutent dans la 5 e édition de 1690, dont une série sur la pauvreté 47-48. 17 complètent la 6 e édition de1691, avec l’ajout d’une série sur le jeu, 71-72 et le final Giton/ Phédon, 83. La 8 e édition de 1694, la dernière augmentée du vivant de La Bruyère, accueille 4 nouvelles entrées, le chapitre comportant finalement 83 remarques, sur 1120, ce qui le situe dans la zone médiane entre le plus court : « De la ville », 22 et le plus long « De l’homme », 159. Ce simple résumé, avec la mention des contenus principaux des séries ajoutées, fait apparaître l’accroissement de la représentation des iniquités et de la misère. Je voudrais donc proposer quelques remarques au sujet de ces évolutions 5 . 4 Bérengère Parmentier, Le Siècle des moralistes, Seuil, « Points, n° 406 », 2000. 5 Voir pour une étude plus complète en matière d’analyse d’évolutions d’un chapitre : Pierre Ronzeaud, « Scénographie de l’ébranlement d’un monument idéologique : les avatars des lectures politiques du chapitre X, “Du Souverain ou de la République” », Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 85 1) L’ouverture et la clôture du chapitre En ouverture du chapitre la remarque 1 est conservée jusqu’au bout, à l’intérieur d’une séquence initiale 1-3-4-5 (actuelles) présentant plusieurs points de vue moraux (vivre content) ou sociaux (mérite usurpé, ridicule) sur les possesseurs des biens de fortune. Ce qui peut faire écho à la fin du chapitre V (De la Société), où le sage apprend à éviter le monde, 83 et où Elise refuse de sacrifier son aptitude au bonheur en épousant le riche Nicandre, 82. La clôture du chapitre est dès le départ déceptive avec pour final la remarque 76 sur l’affliction pérenne liée à la perte des « biens ». Ce mouvement de dépossession se retrouve dans l’édition IV, avec la remarque 82, où la « fortune » est présentée comme une source de malheur et évidemment avec l’édition VI qui fait définitivement se clôturer le chapitre sur le portrait Giton/ Phédon, et, encore plus terriblement sur le mot « pauvre. » 2) Dramatisation Cette dramatisation du constat au fil d’un temps marqué par les grandes famines des années 1691-1693, est confirmée par plusieurs indices : le renforcement de la séquence sur la misère 44-50 dans les éditions V et VII, la mise en place, dans l’édition VIII, d’un « Je » témoin/ acteur dans un théâtre social corrompu par l’argent, voir 12 (Clitiphon) et 55 (le mépris) et des grandes remarques critiques et satiriques : Zénobie, 78, Giton/ Phédon, 83. Je voudrais m’attacher maintenant aux structures du chapitre pris dans sa version définitive. II) Structures du chapitre dans notre édition 1) Le titre Ce titre se retrouve dans la remarque 53, combinant observation et dénonciation, par comparaison implicite avec la mine de gens moins fortunés : « la mine désigne les biens de fortune ; le plus ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit sur les visages ». Les termes employés méritent une étude précise. En effet, si, dans le Dictionnaire de Furetière on lit, à l’entrée « Bien » : « Biens : en termes de jurisprudence, signifie toutes sortes de possessions & de richesses », c’est l’entrée « Fortune » qui nous donne la formulation de La Bruyère, « Biens de fortune », où le pluriel a une fonction multiplicatrice potentiellement porteuse d’effets critiques. La définition qui en est faite in La Bruyère, Le métier de moraliste, colloque du Tricentenaire de 1996, Champion, 2001, p. 83-94. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 86 pourrait même servir de commentaire moral du chapitre VI pris dans son ensemble : « les richesses, et, par extension, des honneurs, des dignités et autres choses inconstantes et périssables. » En effet, si le mot « bien », dans ce sens matériel, a six occurrences dans notre chapitre, elles sont toutes négatives : ces biens font partie des choses dont Dieu fera peu de cas, 24, celui qui s’en gorge les a obtenus aux dépens de tous, 35, celui qui les conserve pour lui en prive sa famille, 77, et surtout ils se perdent, 4, 76. 81. Les occurrences positives de « bien » renvoient en effet à un sens moral relevant d’un comportement opposé à celui des hommes d’argent : tel celui de l’« homme de bien » n’espérant pas la mort de son père pour hériter, 68, ou celui du charitable allant « faire du bien » dans les chaumières, 59 . Pour le mot « fortune », dont on trouve dix-sept occurrences dans le chapitre, on retiendra trois acceptions données par Furetière. La première, « divinité païenne qu’on croyait être la cause de tous les événements extraordinaires » n’apparaît pas dans notre chapitre, mais la symbolique de la roue de fortune qui lui est associée y trouve des échos : « jouet de la fortune », « bonne ou mauvaise fortune », par exemple remarque 49. La seconde acception ; « ce qui arrive par hasard, qui est fortuit et imprévu » peut être directement illustrée par l’exemple du jeu : « la fortune du dé ou du lansquenet », 73, et par tous les exemples d’incertitude de la destinée humaine qui parsèment le chapitre, comme dans la remarque 80, dont voici le début : « L’on ne saurait s’empêcher de voir dans certaines familles ce qu’on appelle les caprices du hasard ou les jeux de la fortune » et la fin « La fortune enfin ne leur rit plus, elle se joue ailleurs… ». La troisième acception : « signifie aussi l’establissement, les richesses, le crédit, les biens acquis par son mérite ou par hasard », inclut donc la deuxième, dans une opposition classique. On la rencontre par exemple dans le chapitre VII du Prince de Machiavel : « Ceux qui de simples personnes deviennent Princes par le moyen seulement de fortune n’ont pas grande peine à y parvenir mais beaucoup à s’y maintenir 6 », ou dans la Première décade de Tite-Live, où Machiavel oppose constamment les possessions acquises par Virtù à celles reçues de la fortune pour montrer la fragilité des secondes 7 . On pourrait d’ailleurs, en extrapolant un peu, rapprocher cette opposition de celle des titres de chapitre de La Bruyère : « Du Mérite personnel » et « Des Biens de fortune ». Mais si, l’indéchiffrable instabilité des choses que traduit l’image de la fortune ouvre, chez Machiavel, comme chez Gracián ou même 6 Machiavel, Œuvres Complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 306. 7 Ibid., p. 509, 956. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 87 chez La Rochefoucauld, sur une théorie et une pratique de l’« Occasion », rien de tel ou presque dans notre chapitre où les cinq occurrences de « faire fortune » s’opposent à une telle vision : voir par exemple la remarque 38, qui montre qu’un individu stupide peut y parvenir ou la remarque 61 qui indique qu’il suffit d’épouser une veuve pour cela. En effet, qu’elle soit « grande », 2, 3, immense ou « monstrueuse », 16, la fortune est toujours acquise, chez La Bruyère, par des moyens humains, très souvent malhonnêtes, comme le montre l’étude du vocabulaire employé dans notre chapitre. 2) Le champ sémantique des biens de fortune Je me contenterai, à ce sujet, d’un chemin de traverse auditif virtuel, comme celui que Molière dessine dans le monologue initial du Malade imaginaire, quand Argan énumère ses ordonnances et le nombre de sols qu’elles lui ont coûté. Notre chapitre est en effet saturé de mentions de richesses, de sommes, de termes de finance : on entend les « biens de fortune » ! Quelques exemples dans un relevé qui ne prétend pas à l’exhaustivité : six occurrences de « biens », dix-sept de « fortune », douze de « riche » ou « richesses », deux d’« opulent », trois d’« or » et quatre d’« argent ». On entend tinter des pièces de monnaie, 5, des deniers, 19, des « médailles d’or » qui, dans une première version étaient des « pièces d’or », 26. On entend compter des « deniers comptants », 78, le huitième denier, le denier 10, 26, parler de « décri des monnaies », 58, de « grosse somme », 74, de livres de rente : mille, 53, deux mille, 27, cinquante mille, 9, cent-vingt mille (sixvingt mille), 26 et même cinq cent mille et deux millions, 49 ! Ce qui s’accompagne d’une sorte de métamorphose anthropologique, l’homme de La Bruyère revêtant souvent l’habit du gagneur d’argent : avec deux occurrences de « Financier », 7, 34, une de « manieur d’argent », une d’« homme d’affaires », 22, une de « Partisan », 25 et deux de PTS, 14, 32, une de marchand, 43, deux de « marguillier »,15, 16 et même des potentiels receveurs d’argent : six occurrences d’héritier, une d’hériter, une de hoirie, 27. Anthropologie fondée sur un savoir technique, comme en témoigne le vocabulaire financier et juridique : deux occurrences de contrat, 37, 77, une de « fonds et revenus », 60, de « successions » et « acquisitions », 39, de « concussion », de « recette et sous ferme »,15, de « mettre en parti », 28, et, deux de « droit de péage », 28, 78, et de « bénéfices » d’abbayes, 33, 34. On pourrait d’ailleurs se servir de ces énumérations pour s’engager dans une proposition de lecture du chapitre par biographèmes, en se référant à l’appartenance familiale de La Bruyère au monde des procureurs, à son oncle Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 88 Jean, manieur d’argent et prêteur à gages, à ses thèses de droit soutenues à Orléans en 1665, et à l’unique voyage qu’il fit, en 1674, pour recevoir sa charge de trésorier de France dans la généralité de Caen. Mais on s’en abstiendra, d’autant que son testament n’était pas celui d’un homme très fortuné (deux mille livres, soit six mois du revenu de sa charge chez les Condé), en se contentant de signaler la prégnance de sa culture judiciaire et économique dans notre chapitre. Car il faut compléter cette approche lexicale de la fortune par le soulignement de la présence, corollaire d’un champ sémantique inverse : celui de la ruine (trois occurrences, 81, 7, 32), de la « perte » (trois occurrences, 74, 75, 76), et celui de la misère (quatre occurrences, 6, 33, 34, 39) et de la pauvreté : trois occurrences, 26, 44, 49). Je voudrais maintenant emprunter un sentier plus hasardeux : celui de la recherche de la structure interne de notre chapitre. III) Ordre interne du chapitre Deux importants commentateurs de La Bruyère, André Stegmann 8 et Robert Garapon 9 , ont donné leurs lectures de cette organisation, mais en trois pages l’un et en quatre pages l’autre, ce qui trahit sans doute la difficulté, voire la vanité, de la chose, étant donnée la nature des compositions et des recompositions de notre chapitre. Aussi me contenterai-je de faire apparaître quelques aspects repérables par-delà l’ouverture et la clôture que j’ai déjà commentées. De 1 à 11 les remarques mettent l’accent sur « le caractère implacable et fragile de la réussite par l’argent » (Stegmann), réussite sans relation avec le mérite et créant des disproportions terribles entre les hommes. La remarque 12, opposant l’inatteignable Clitiphon au philosophe disponible, apparaît ensuite comme un morceau isolé. Les remarques 13 à 38 mettent en avant les causes, souvent malhonnêtes, de l’enrichissement, et ses conséquences sociales et économiques, avec des séquences plus ciblées, comme 14-25 sur les partisans, ou 31-38 sur la misère du peuple. Les remarques 39 à 70 mettent en scène les rapports des biens de fortune à la vie, à la mort et à la famille (mariages, héritages), avant une séquence sur le jeu (71-72). Après un nouveau morceau isolé, le portrait de Zénobie (78), les remarques 79 à 82 annoncent des ruines et des pertes, tirant ainsi, comme le 8 Les Caractères de La Bruyère, Bible de l’honnête homme, Larousse, 1972, p. 57-59. 9 Les Caractères de La Bruyère, La Bruyère au travail, SEDES-CDU, 1978, p. 164-167. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 89 diptyque final, Giton/ Phédon, le chapitre vers la dissolution dramatique des faux « biens » de la fortune. On a donc manifestement une progression dans la critique (au fil des éditions comme au fil du chapitre). Je voudrais enfin, pour clore ces premières déambulations autour de notre chapitre, m’attacher à sa place dans les Caractères. IV) Place du chapitre dans le livre Quand on lit les Caractères de manière suivie, on sent, comme l’écrivait, il y a longtemps Thérèse Goyet 10 , que la suite des seize chapitres de l’ouvrage correspond à « une progression intellectuellement hiérarchisée ». On sait, en outre, que La Bruyère lui-même, dans une addition à la Préface de la VIII e édition, invoquait les « raisons qui entrent dans l’ordre des chapitres, et dans une certaine suite insensible des réflexions qui la composent 11 ». Et qu’il affirmait, dans la Préface de son Discours à l’Académie (1693), que les quinze premiers chapitres ne servent qu’à préparer le seizième : « où l’athéisme est attaqué, et peut-être confondu, où les preuves de Dieu sont apportées… 12 ». Cette profession de foi apologétique, qui intervient après le très grand accroissement du chapitre « Des Esprits forts » dans la 6 e édition, et qui répond à des critiques, est sans doute pieusement motivée par la foi de son auteur, ou, plus diaboliquement, par ses haines circonstancielles, contre Lucile/ Fontenelle par exemple. Mais cela n’interdit pas de chercher à savoir quel serait, dans un tel schéma, le rôle dévolu à notre chapitre, étant données les marques des convictions chrétiennes déjà présentes dans les éditions antérieures. Je crois, que l’on pourrait proposer une composition globale des Caractères amenant, en deux parties inégales, du monde à Dieu. La première partie de l’ouvrage (chapitres I à X) est, en effet, entée sur le monde, avec un mouvement ascensionnel de l’individu à la société, puis des catégories inférieures de celle-ci au Souverain, tandis que la seconde partie s’élève vers le divin, de l’homme naturel et universel du chapitre XI au chrétien possiblement rédimé et sauvé du chapitre XVI. Peut-être peut-on encore dire que notre chapitre est le premier d’une séquence VI-X, qui conduit, sociologiquement parlant, de la roture ancillaire des valets devenus partisans, au monde de la bourgeoisie citadine (« De la 10 L’Information littéraire 1955, n°2, p. 9. 11 Éd. Bury, p. 118. 12 Ibid., p. 613. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 90 Ville »), puis aux courtisans et aux Grands, jusqu’au Souverain (persona en qui s’incarne la res publica). Et qu’il peut être mis en relation antithétique, avec le chapitre II, « Du Mérite personnel », ou avec le chapitre V, qui évoque des liens sociaux dont il met en scène la destruction par l’argent. Je m’en tiendrai là pour m’intéresser maintenant, à ses constituantes particulières (remarques, maximes, portraits, dialogues etc.) en les considérant des différents points de vue du moraliste, du « philosophe », du spectateur, de l’observateur, du peintre, du contempteur et pourquoi pas du réformateur de la société. Deuxième partie : le chapitre « Des Biens de fortune », élément du « livre de mœurs » 13 de La Bruyère Lu en termes actuels le titre de l’ouvrage de La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce temps, désignerait une représentation anthropologique, ethnographique ou sociologique du monde contemporain, comme le rappelle la Préface : « ce sont les Caractères ou les mœurs de ce temps 14 », et ceci sans aucune mention d’intentionnalité morale. Mais, comme le suggère Louis Van Delft, dans son beau livre, Les Moralistes, Une apologie 15 , « mœurs », de « mores » pluriel du latin « mos » désignant la manière de se comporter, la façon d’agir (physique ou morale) déterminée non par la loi, mais par l’usage, et « morale », du latin « moralis », relatif aux mœurs », d’abord et qui évolue ensuite dans un sens éthique : « conforme aux bonnes mœurs » (Dictionnaire de l’Académie, 1694), ont beaucoup en commun à l’époque de La Bruyère. En effet, si, dans ce même Dictionnaire de l’Académie, la morale est définie comme la « doctrine des mœurs », « mœurs » reçoit en retour des qualifications morales : « habitudes naturelles ou acquises pour le bien ou pour le mal », tout comme dans le Dictionnaire de Richelet : «la manière bonne ou mauvaise dont vit une personne 16 ». Furetière, lui, définit « mœurs » sans référence à la morale : « habitudes naturelles ou acquises, suivant lesquelles les peuples ou les particuliers conduisent leurs actions de vie », mais, parallèlement, il définit la « morale » comme « la doctrine des mœurs, science qui enseigne à conduire sa vie, ses actions ». Le cousinage entre les termes réapparait ainsi, avec une invitation 13 Discours à l’Académie, ibid., p. 614, 616. 14 Préface, ibid., p. 118. 15 Louis Van Delft, Les Moralistes. Une apologie, Gallimard, « Folio », 2008, p. 89. 16 Cf. Le Robert Historique de la langue française, p. 2263 et 2284. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 91 à s’arrêter sur la notion commune de « conduite » et sur le mot « enseigne », corollaire. Le mot « moraliste », nouveau à l’époque et que La Bruyère n’emploie pas, évolue en sens inverse, en diminuant sa charge éthique : « un auteur qui enseigne à conduire sa vie, ses actions » (Richelet, 1690), « un auteur qui écrit, qui traite de la morale » (Furetière 1694), puis « un écrivain qui traite des mœurs », (Académie 1762). Dans son cas, on voit que l’on est passé du prescriptif au descriptif. Ainsi, comme le montre très bien Bérengère Parmentier 17 , le moraliste de la fin du XVII e siècle n’est-il plus un moralisateur qui dit ce qu’il faut faire, qui répète et conforte une morale admise, qui prescrit des règles, mais plutôt quelqu’un qui interroge ces règles et leur application, un esprit critique. La Bruyère se trouve donc à la croisée de ces deux chemins, la prescription et la description, que l’on empruntera dans cet ordre pour explorer notre chapitre, d’abord en fonction de l’optique ancienne qui faisait de l’auteur moral un prescripteur avant de l’explorer à partir de l’optique critique actuelle qui voit dans le moraliste, un « spectateur », un « observateur », « un anatomiste » et surtout « un peintre » pour prendre des termes chers à Louis Van Delft. I) Conduire, réformer En effet, si l’on veut rester dans la logique de la genèse des Caractères, selon les mœurs de leur temps, il nous faut d’abord considérer notre chapitre d’un point de vue éthique, puisque La Bruyère évoque à plusieurs reprises la visée morale première de son livre. Dans son Discours sur Théophraste il rappelle que « toute doctrine des mœurs doit tendre à les réformer 18 », que les Caractères du moraliste antique « ne tendaient qu’à rendre l’homme raisonnable 19 », étaient « une simple instruction sur les mœurs des hommes » qui visait moins « à les rendre savants qu’à les rendre sages 20 ». Dans la Préface de ses propres Caractères il évoque les livres sérieux et utiles qui visent « le changement des mœurs et la réformation de ceux qui les lisent » et rappelle que « l’on ne doit parler et l’on ne doit écrire que pour l’instruction 21 ». 17 Op. cit., p 7-8. 18 Éd. Bury, p. 61. 19 Ibid., p. 72. 20 Ibid., p. 73. 21 Ibid., p. 118 et 117. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 92 Dans le chapitre « Des Ouvrages de l’esprit » il fait l’éloge d’un livre dont la lecture élève l’esprit, « inspire des sentiments nobles et courageux » et fait le portrait d’un philosophe qui agit et écrit pour une fin relevée : « rendre les hommes meilleurs 22 ». C’est donc à partir de cette intentionnalité morale affirmée que je vais d’abord explorer notre chapitre, non pour juger de la sincérité de cette motivation ou pour évaluer son impact potentiel sur autrui, car je ne sais pas sonder les consciences, mais pour analyser les remarques qui relèvent de cette intentionnalité et leur fonctionnement en ce sens. Comme chez Théophraste ou Aristote, l’éthique de La Bruyère, semble avoir, du moins dans les dix premiers chapitres, pour objet le domaine de la pratique humaine, sans dimension théorétique de quête de l’éternel, ce qui évoluera, dans la suite des Caractères, où les traits d’une spiritualité « platonicienne », présente ici dans la seule remarque 12, se feront entendre dans l’apologétique finale. Mais, ici, la visée éthique est plus contingente, c’est la quête d’un bien propre, conforme à la raison et en accord avec des vertus essentielles. Or, quand on cherche les traces d’une telle quête dans notre chapitre, on découvre qu’elles sont rares et significativement négatives. Prenons la quête de l’eudémonie, le bonheur, but final des aspirations de l’homme, la première remarque montre que l’homme riche ne l’atteindra pas, malgré les biens fallacieux qui l’entourent (entremets, palais, équipage, alliances nobles) : « il appartient peut-être à d’autres de vivre contents. » Prenons l’attitude morale de l’homme de bien dont Aristote dit qu’il ne peut l’être sans des vertus éthiques indispensables : la prudence, la modération, la générosité. Notre chapitre mentionne quelques hommes de bien, on l’a vu, mais comme des exceptions qui le sont justement parce qu’ils échappent aux biens de fortune, involontairement : le « pauvre » qui en est plus proche que le riche, 44, ou volontairement : celui qui s’empêche de souhaiter que son père meure, 68. « De belles âmes » éprises de vertu sont évoquées, mais in absentia, comme le contraire des « âmes sales pétries de boue et d’ordure » qui sont omniprésentes, 58. Comme des « âmes nobles et courageuses », ingénieuses à faire du bien, que La Bruyère excepte de son propos accusateur (tous les autres, même les amis sont prêts à devenir nos ennemis si leur intérêt est en jeu) et dont il doute même qu’il « en reste encore sur la terre », 69. Quant aux vertus elles sont absentes dans le cas des personnages qui se sont élevés par les richesses et non par mérite personnel et que l’on admire à 22 Ibid., p. 31 et 34. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 93 tort, 57. Ou elles ne sont qu’apparence trompeuse comme dans le cas de « ce Tryphon qui a tous les vices » et que le « Je personnage » du texte a cru sobre, chaste, libéral, humble et même dévot, jusqu’à ce qu’il fasse fortune et révèle son être véritable, 50. Et il suffit de mentionner toute la séquence sur le jeu, 71-75, pour comprendre que la prudence (phronésis), essentielle à l’éthique aristotélicienne, est absente d’une société idolâtre de l’argent qui fait du hasard sa divinité, 72. Ces constats ouvrent en fait sur une morale empirique, non exprimée, qui invite à considérer ces vices si répandus, ces passions mauvaises alimentées par l’attrait des biens de fortune, comme des choses à fuir. Et c’est là où nous retrouvons, paradoxalement inversé, le rôle de conducteur du moraliste, qui, dans notre chapitre n’indique pas ce que l’on doit suivre, mais ce que l’on doit fuir, dans une étonnante pratique de la prescription négative. Par exemple remarque 13 : « N’envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses » : ils ont sacrifié repos, santé, honneur et conscience pour les obtenir, remarque 29 : « Ne traitez pas avec Criton » (…) « il lui faut une dupe » ou la remarque 35 : « Fuyez, retirez-vous : vous n’êtes pas assez loin », qui incite à fuir la cupidité humaine par-delà les continents, jusqu’aux étoiles. Pourtant, à l’intérieur de cet univers sans morale, sans prudence, sans générosité, La Bruyère, par souci de contraste peut-être, a placé, en face de l’insensible, inatteignable et horrible Clitiphon, une sorte de répondant allégorique de lui-même en philosophe,12. Ce « Je personnage philosophe » exerce une autre vertu essentielle aristotélicienne, l’amitié, entendue comme disponibilité à autrui. Mais il « lit les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction d’avec le corps » et dit « je cherche par la connaissance de la vérité à régler mon esprit et devenir meilleur ». En lui, le dualisme platonicien du Phédon se combine avec l’invitation à aller vers la sagesse et les idées, tel le roi-philosophe de La République qui montre aux autres la bonne manière de conduire sa vie. Cette lecture, qui doit être complétée par le soulignement de la présence de la formule « j’admire Dieu dans ses ouvrages » qui recentre chrétiennement le propos, montre que cette partie de la remarque 12 constitue, par cet aspect, une sorte de hapax dans le chapitre. Mais elle ne doit pas faire oublier la dimension polémique du reste de cette remarque : le portrait charge de Clitiphon, la mise en scène quasi kafkaïenne de la visite du « Je solliciteur », la véhémence du ton de la condamnation de l’homme important, et surtout le soin mis à faire apparaître, en contraste absolu avec cet ours en cage, cette figure aimable du philosophe accessible, ouvert à tous. Et ceci par le biais de comparaisons (« une borne au coin des places »), de contrastes rythmés par le jeu sur le verbe voir (pas vu, Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 94 vu), d’énumération d’interrogations révélatrices du souci d’autrui, tous éléments qui font de l’échange humain quelque chose d’une bien plus grande valeur que le change de l’or ou de l’argent. Il faut noter cependant, que, si d’autres remarques des Caractères évoquent un tel type de « philosophe » (« Des Ouvrages de l’esprit », 34 : « Le philosophe consume sa vie à observer les hommes » dans le but de « les rendre meilleurs » ou les remarques 66-69 du chapitre « Des Jugements »), on ne trouve, dans notre chapitre qu’une seule autre mention de philosophe, celle ambivalente de Descartes, dans la remarque 56. En effet l’auteur du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques qui sera très présent, mais en creux, dans le chapitre « Des Esprits forts », avec le cogito et la preuve par la contingence de l’être : « je pense donc Dieu existe » (remarque 36) apparaît ici nommément. Sa mention sert d’abord d’étalon de valeur spirituelle pour rendre dérisoire celle, matérielle, des financiers comme Fauconnet, puis elle se fait instrument de critique politique, puisque, né français mais rejeté par son pays, Descartes est mort en Suède. On peut d’ailleurs se demander ce que la Bruyère aurait dit de ce dualisme macabre s’il avait su qu’actuellement le crâne de Descartes est au Musée de l’homme à Paris tandis que son corps repose à l’Église Saint-Germain. Nous n’en saurons rien, mais il aurait sans doute « remarqué » la chose, à tous les sens de ce verbe qu’à magistralement commenté François Xavier Cuche 23 . II) Observer, anatomiser Comme lui, je partirai du Dictionnaire de Furetière où « remarquer » signifie « observer et considérer ce qui a quelque chose de singulier, d’extraordinaire, de notable » et où « observer » lui fait écho : « Examiner attentivement quelque chose, en bien remarquer la nature, les mouvements, les qualités ou accidents particuliers ». Présent au tout début de notre chapitre, « remarquer », évoque une action moins précise, et surtout lourde de sous-entendus mettant en jeu sa validité : « Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite et le fait plutôt remarquer », 2, puisque tout le reste du chapitre exposera l’inadéquation absolue du mérite et de la fortune. Comme le dit la fin de la Préface des Caractères, qui se clôt sur un double emploi de ce verbe, bien « remar- 23 François-Xavier Cuche, « Les marques de la remarque », in La Bruyère, Le métier de moraliste, colloque du Tricentenaire de 1996, Champion, 2001, p. 125-142. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 95 quer » suppose une véritable qualité de l’observation et de sa restitution 24 . La vue doit être bien en éveil pour remarquer que les assemblées d’État « n’offrent point aux yeux rien de si grave et de si sérieux » qu’une table de jeu, 55. L’ouïe également comme le montre la remarque 9 sur laquelle je voudrais m’arrêter un instant. La première phrase dépeint l’individu regardé, de manière lapidaire : « Un homme est laid, de petite taille, et a peu d’esprit », tandis que la deuxième phrase rapporte des paroles entendues à son égard : « L’on me dit à l’oreille : « Il a cinquante mille livres de rente. » Mais la suite, dénonçant un possible changement de regard causé par la superposition de l’éclat de la fortune sur la noirceur de ce gnome stupide, met en alerte contre les risques d’altération de l’observation par le prisme social et économique : « si je commence à le regarder avec d’autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise ! ». On a d’ailleurs une contre-épreuve de ce danger dans la remarque 4 qui décrit le processus inverse : le dévoilement de ce que masquait l’apparence opulente : « À mesure que la faveur et les grands biens se retirent d’un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu’ils couvraient, et qui y était sans que personne ne s’en aperçut. » Ceci dit, je voudrais revenir sur l’énonciation de la remarque 9, donc au « Je » du texte, ce personnage qui, comme le dit François Xavier Cuche « assume les remarques énoncées à la première personne, et que toute la ruse de l’auteur consiste à faire ressentir comme son double 25 ». Une telle forme d’autopsie, de vision par soi-même, peut être illustrée, par exemple, par le début de la remarque 5 : « Si l’on ne voyait de ses yeux ». Elle a souvent une fonction testimoniale, comme dans la remarque 55, sur la transformation des relations de civilité par la fortune, qui s’ouvre sur un constat visuel : « Quand je vois de certaines gens », se continue par une réflexion : « je dis en moimême » à laquelle le lecteur est, implicitement, convié à participer, comme il est invité à s’associer à l’ironie du souhait final, faussement généreux : je serai content que ce faux ami incivil me méprise, car ce serait signe qu’il a fait un immense gain. En fait, ce « Je » joue bien d’autres rôles. De petits rôles comme ceux de spectateur dupe des fausses vertus de Tryphon, 50, ou de spectateur critique des joueurs fripons, 75, ou de grands rôles comme celui de philosophe,12. Il nous fait même pénétrer dans son intériorité en nous livrant une fiction de confession sur sa conception de la vie en même temps qu’un message de 24 Sur les problèmes posés par l’optique du moraliste, voir l’article d’Olivier Leplâtre : « De près, de loin : les accommodations du moraliste » in Autres regards sur Les Caractères de La Bruyère, Atlande, 2020, p. 35-54. 25 François-Xavier Cuche, op. cit., p. 126. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 96 sagesse, à la fin de la remarque 47, sur le début de laquelle je reviendrai plus tard. En y affirmant fuir les extrémités (grande misère ou immense richesse, Phédon ou Giton) il livre sa philosophie de personnage textuel, peut-être en l’occurrence confident de son auteur : « je ne veux être ni malheureux, ni heureux (entendons ni malchanceux ou chanceux en matière de fortune), je me jette et me réfugie dans la médiocrité », zone médiane pénétrée de sagesse antique et entée sur une forme d’humilité réelle, signalée par plusieurs contemporains de La Bruyère, comme Boileau ou Saint-Simon. Ce « Je », le plus souvent cobaye fictif d’expériences humaines, se fait aussi truchement textuel d’auteur par diverses intrusions, soit par de simples formules en incises : « dirai-je », 34, « j’ose dire », 38, soit par des interventions plus larges, comme dans la remarque 71 où, au sujet du jeu prétendument niveleur des conditions, il répond à une objection qu’il formule lui-même : « Si l’on m’oppose que c’est la pratique de tout l’Occident » etc., sollicitant ainsi un dialogue fictif avec le lecteur, dialogue qu’il instaure bien plus ouvertement d’habitude. D’abord par des questions qu’il lui pose, comme dans la remarque 23 sur les morts qui seraient, s’ils revenaient, scandalisés par les usurpations nobiliaires, où le point d’interrogation final invite le lecteur à partager une expérience cognitive et le jugement qu’elle implique, tout comme dans bien d’autres remarques similaires : 26, 38, 41,56, 75. Ensuite, par l’usage, interpellant, de la seconde personne du pluriel, comme dans la remarque 35 : « Fuyez, retirez-vous » ou dans la remarque 82, parfait exemple de la structuration binaire de certaines maximes brèves : « Si vous n’avez rien oublié pour votre fortune, quel travail ! Si vous avez négligé la moindre chose, quel repentir ! ». Dans la longue « anatomie » que constitue la remarque 25 sur les dessous des cuisines ou des coulisses des théâtres, ce « vous » nous fait découvrir, derrière les apparences élégantes ou spectaculaires, des immondes saletés et des infâmes machineries. Une suite verbale d’injonctions y définit une sorte de protocole de l’observation parfaite : « Entrez, examinez, regardez, voyez, allez derrière ; nombrez, considérez, approfondissez ». La Bruyère est donc un parfait « remarqueur » qui nous convie à l’imiter, mais qui nous donne aussi à examiner, à approfondir le réel de son temps, pour en juger et pour le juger, grâce à un autre de ses talents, celui de peintre, puisque nous dit-il, au début de la Préface de son « Discours à l’Académie » : « tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre 26 ». 26 Éd. Bury, p. 609. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 97 III) Peindre, caricaturer, critiquer, dénoncer Aussi vais-je évoquer maintenant ces portraits qui transforment le lecteur en spectateur de galerie ou de théâtre et qui servent d’arme majeure dans l’entreprise critique et dénonciatrice dans laquelle La Bruyère s’est engagé dans les Caractères. Il y a vingt-sept portraits dans notre chapitre, dix-neuf comportent un nom, dix renvoient à « un homme », d’autres à un garçon, 26, ou à un marchand, 43. Je m’intéresserai, à la manière dont La Bruyère, dans ces portraits, réussit, par une individualisation d’un thème général, non à peindre une personne mais à attirer l’attention du lecteur sur des particularités significatives de la condition ou de la situation qu’il veut représenter à travers cette pseudopersonne, pour nous alerter sur le scandale qu’elle incarne. Et ceci en me limitant à deux thèmes majeurs de notre chapitre : la dénonciation des usurpations de noblesse et la condamnation des malversations des partisans. Je m’arrêterai donc d’abord sur le portrait de Sylvain, 19, dont le nom paysan a remplacé le nom Thersite, de l’édition IV. Le laconisme de son portrait souligne le pouvoir tératologique de l’argent (acheter une naissance), la duperie (un autre nom), et rend abyssal l’écart entre un statut initial de paysan (payer la taille, ne pouvoir devenir page) et un statut final de seigneur apparenté à un noble véritable. Pour donner la mesure de ce scandale, je prendrai une citation de Vauban, cœur généreux s’il en fut, auteur des premières enquêtes sociologiques sur le statut des paysans de l’élection de Vézelay, et auteur d’une Dîme royale révolutionnaire en matière d’imposition. Il écrivait, en 1694, à Pontchartrain : « Je ne puis m’empêcher de prendre la liberté de vous dire encore qu’une des plus grossières fautes que l’on ait faites dans ce pays est la cassation des gentilshommes capitaines de paroisses pour leur substituer à leur place des paysans qui n’ont ni bouche, ni éperons, ni cœur, ni honneur 27 ». Le portrait suivant, celui de Dorus, 20, au nom aussi signifiant que celui de Crésus,17, met en avant, dans un décor romain à la pompe caricaturale quasi impériale, l’usurpation des signes symboliques d’une grandeur antipodique de la bassesse de son père, Sanga. La remarque 23 sur les morts qui, s’ils revenaient au monde, seraient scandalisés de voir leurs terres « les mieux titrées » et leurs châteaux, possédés par les fils de leurs anciens métayers, confirme, dans un contexte actuel, cette épidémie de métamorphoses monstrueuses. J’en terminerai sur ce premier point, en soulignant quelques aspects clés du très long portrait de Périandre, 21. La première phrase, avec « rang, crédit, 27 Cité par Roland Mousnier, in La Dîme de Vauban, CDU, 1966, p. 5. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 98 autorité, protection » situe d’emblée le personnage dans une haute sphère de pouvoir, un pouvoir acheté mais, de facto, reconnu. La bande son (« un homme de ma qualité ») introduit le travelling sur les personnages qui le sollicitent, avant un arrêt sur image sur sa maison à la dimension de temple, dont l’éclat architectural est rehaussé d’échos sonores (dorique/ portique). À travers les travestissements antiques, c’est donc tout un système de la mode fondé sur des lois somptuaires datant de Philippe le Bel, mais aggravées par des ordonnances d’Henri III, qui est transgressé, avec l’usurpation d’habits, de bottes, de carrosses ou de demeures nobles, liée à une vanité de paraître qui, comme le déplore Fénelon, au chapitre XVII de Télémaque, « répand sa contagion depuis le roi jusqu’aux derniers de la lie du peuple 28 ». L’habitat, signe social s’il en est, reflète l’écart inouï entre les bâtiments magnifiques édifiés par les roturiers enrichis et les masures misérables des paysans ou les manoirs nobles délabrés, disproportion révélatrice de scandales immobiliers que dénoncent au théâtre Dancourt, dans La Maison de Campagne et Regnard, dans Le Joueur. Et pourtant la « grandeur » de Périandre, qui a été payée, comme les perles du collier de sa femme, restera entachée d’une souillure originelle ineffaçable, son indignité première, dont témoignent les pancartes (les billets d’enterrement) de son père, qui révèlent la condition roturière de celui-ci, même s’il s’affuble du titre aristocratique mensonger de « messire ». Boileau en fera un des thèmes de ses satires, rappelant, par exemple, que tout acheteur de fausses généalogies aura toujours un « ami » qui lui dira l’avoir connu « laquais » avant qu’il ne devienne « commis 29 ». Comme le dirait Saint-Simon la « savonnette à vilains » des charges ou des terres achetées, ne décrasse pas ! Par-delà ce constat général, La Bruyère, vise plus, particulièrement une catégorie financière, dont il dénonce la nocivité pour l’État comme pour le peuple : les partisans que critiquent nombre de pamphlets du temps. La nouvelle école publique des finances ou l’art de voler sans ailes, situe leur origine dans « la lie du peuple », tandis que Les Partisans démasqués stigmatise la bêtise de ceux « qui se laissent éclabousser par tous ces beaux carrosses qu’ils ont payé malgré eux ». Les tours industrieux, subtils et gaillards de la maltote ou Pluton maltotier, dénoncent le moyen mis en œuvre pour leur enrichissement 30 : la maltote, un système d’imposition en tant de guerre remontant à Philippe le Bel, dont le nom (mala tolta = mauvaise prise) résonnait déjà 28 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, éd. Jacques Le Brun, Gallimard, « Folio classique, 2689 », 1995, p. 369. 29 Boileau, Satires, éd. Jean-Pierre Collinet, Poésie/ Gallimard, 1985, Satire IX, v. 160- 163, p. 111. 30 Voir Pierre Ronzeaud, Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV, Aix-en- Provence, PU de Provence, 1988, p. 104. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 99 négativement au moyen âge, et dont le recouvrement, mis à ferme à l’époque moderne, a fait la fortune de ces intermédiaires, « sangsues du peuple », selon le curé Meslier. Ces partisans s’incarnent en Sosie, 15, au nom d’esclave de Plaute, dont la livrée, signe social de servitude collera à la peau, malgré la succession verbale (a passé, s’est élevé) qui décrit la fulgurance d’un parcours dont les étapes sont énoncées et dénoncées (recette et sous-ferme enrichissantes, charge anoblissante, fonction moralement et religieusement valorisante). À travers lui, ce sont les mythiques valets-financiers du temps qui sont attaqués, non sans vérité historique puisque plusieurs richissimes partisans, dont les clés de 1693, 1697, 1731 donnent les noms : D’Apougny, Delpech, De Révoil, Le Normand, Bourvalais, Gourville etc., ont débuté avec une livrée. Symboles du bouleversement social et économique que condamne La Bruyère, les partisans, apparaissent en effet dès le « Discours sur Théophraste » dans une diatribe contre la vénalité des charges : « c’est-à-dire le pouvoir de protéger l’innocence, de punir le crime et de faire justice à tout le monde, acheté à deniers comptants, comme une métairie ». La Bruyère y stigmatise « la splendeur des partisans, gens si méprisés chez les Hébreux et chez les Grecs 31 ». Et l’on a vu que la remarque 25, anatomisant les ignominies et les iniquités cachées sous le décor des théâtres ou sous les apprêts des cuisines, les dénonçait in fine : « De même, n’approfondissez pas la fortune des partisans ». C’est pourtant ce que fait le portrait d’Ergaste, 28, dont le parcours, à partir des « droits » exigés sur « ceux qui boivent à la rivière » ou marchent sur la terre, amène la fortune (« il sait convertir en or jusqu’aux roseaux, aux joncs et à l’ortie ») et le conduit auprès du prince. Tout comme le « pâtre » de la fin du portrait de Zénobie qui, devenu riche par le péage des rivières, achètera la maison de la Reine de Palmyre, comme l’a montré Yann Deguin 32 . Mais la remarque 14 sur les PTS, qu’on méprise, hait, admire, puis plaint successivement, montre que cette puissance ostentatoire et mal acquise est menacée de ruine pour plusieurs raisons. - Elle est susceptible de condamnation comme pour Champagne, partisan au nom de laquais également, dont l’ordre, signé dans les « douces fumées de vins d’Avenay ou de Sillery », qui aurait affamé une province est arrêté par un « on » ministériel ou royal prometteur de sanctions futures,18. 31 Éd. Bury, p. 67. 32 Yann Deguin, « “Parler à Zénobie”. Énonciation trouble et fabrique de l’hermétisme dans la remarque 78 du chapitre “Des Biens de Fortune” », in Autres regards sur Les Caractères de La Bruyère, op. cit., p. 121-132. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 100 - Elle est menacée d’anéantissement, comme l’annonce la remarque 12 : « Le peuple a souvent le plaisir de la tragédie : il voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes et qu’il a le plus haï ». La question qui se pose alors est celle de l’origine de cette probable tragédie : trouve-t-elle sa source dans une logique de multiplication des spéculations et des faillites, comme le redoutait l’économiste Boisguilbert, ou relève-t-elle d’une action providentielle punitive ? Je tenterai d’y répondre, en posant, in fine, la question des rapports de Dieu et du monde, présente en arrière-plan du chapitre « Des Biens de fortune » qui, à première vue, ne lui fait pas de place. Conclusion : Dieu et le monde dans le chapitre VI Dieu est en effet mal servi, dans notre chapitre, par ceux qui se réclament de lui. Symboliquement les biens de l’Église y sont plus évoqués pour ce qu’ils rapportent que pour leurs fonctions religieuses, car, comme l’indique la remarque 36, le désir de « faire fortune » « a percé les cloîtres et franchi le mur des abbayes de l’un et l’autre sexe ». Les ecclésiastiques sont aussi mal représentés, ne serait-ce que par ceux que met en scène la remarque 16, une des plus féroces du chapitre, du carme qui relègue Arfure au fond de l’église quand elle est pauvre, à l’orateur sacré qui s’interrompt quand elle arrive, riche et parée au milieu de la messe, et enfin au curé qui emporte la compétition des prêtres pour la confesser. Ce qui est le plus reproché aux hommes de Dieu c’est de manquer à un devoir de charité devenu urgent devant les misères dont témoigne la remarque 47 : « Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments, ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre […] de simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles ». Comme le fait le garçon « si frais », « au teint si fleuri » de la remarque 26, détenteur d’abbayes et de bénéfices ecclésiastiques lui rapportant sixvingt mille livres de revenu, tandis qu’il laisse sans habit, sans pain et sans chauffage, sixvingt familles pauvres, et pour qui s’annonce « un avenir » qui ne saurait être qu’infernal. Le ton de La Bruyère, ici, est aussi virulent que celui de Bossuet, qui, dans son « Panégyrique de Saint François d'Assise », rappelait aux riches que Dieu écoutera les cris des pauvres du plus haut des cieux et que « comme ce qui Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 101 est dû aux pauvres ce sont ses propres deniers, il en a réservé la connaissance à son tribunal ». En effet le procès qu’il intente aux affameurs du peuple, ici, comme dans la célèbre remarque 128 du chapitre « De l’homme » sur les « animaux farouches », rejoint ceux, instruits à la même époque, dans les œuvres, de finalité et de tonalité bien différentes, de Fénelon, Vauban, Boisguilbert ou Saint-Simon 34 . Notre chapitre illustre ainsi la destruction contemporaine de l’équilibre des ordres, castes et dignités, correspondant au plan divin, qu’évoque la remarque 48 du chapitre « Des Esprits forts », dont voici la fin : « Si vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie ; ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent ; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, gouvernent ; tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre 35 ». Harmonie sociale, économique et politique dont la remarque suivante du même chapitre, qui est significativement au présent et authentifiée par le verbe « remarquer », dénonce la destruction par les hommes. Entendons, par le désir de posséder des biens de fortune ou des privilèges de grandeur disproportionnés : « Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l'ordre et la subordination, est l'ouvrage de Dieu ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu'elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts 36 . » Mais, quand Dieu est en jeu, on ne peut considérer les choses uniquement d’un point de vue terrestre, en fonction de l’ici-bas. Il me faut donc revenir à la question posée à la fin de la remarque 26 de notre chapitre : « Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ? » Pour le jeune abbé accapareur et affameur cet avenir sera infernal, mais qu’en sera-t-il de la vie éternelle pour les six-vingt familles qu’il a réduites à la misère ? Certains donnent la réponse, comme Bossuet dans son « Sermon sur l'éminente dignité des pauvres dans l'Église » : ils seront les « citoyens » du 33 Bossuet, « Panégyrique de Saint François d’Assise », in Œuvres choisies, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 246. 34 Voir Pierre Ronzeaud, « Le peuple dans les Caractères de La Bruyère », in Autres regards sur Les Caractères de La Bruyère, op. cit., p. 35-54. 35 « Des Esprits Forts », 48, éd. Bury, p. 604. 36 Ibid., 49, p. 604. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 102 royaume du Christ, « les héritiers de ses promesses », « les premiers membres de son corps mystique 37 », placés à sa droite pour toujours. Mais il n’y a rien de tel dans notre chapitre, sauf à interpréter en ce sens le choix d’avoir appelé « Phédon » le pauvre de sa dernière remarque, en y voyant une allusion au traité de Platon sur l’immortalité de l’âme et en extrapolant, à partir de là, sur l’élection des pauvres au Paradis. Aucune réponse théologique ou eschatologique n’est en effet explicitement donnée à cette question dans Les Caractères. Mais on y trouve, comme on l’a vu, en la personne de leur auteur, que l’on présente parfois seulement comme un styliste mondain plaisant, un dénonciateur véritable de certains des scandales de son temps. Ce qui m’amène, en guise d’épilogue à cette longue errance, par sentiers battus ou chemins de traverse dans son chapitre VI, à évoquer, exemple parmi d’autres possibles, les paysans révoltés de Rouen, les Nu-pieds, qui se soulevèrent parce qu’ils ne souhaitaient sans doute pas attendre l’éternité pour vivre moins mal. Et qui, sans le savoir, par leur nom, et en signant certains de leurs manifestes, « Jean sans semelle », faisaient écho à l’observation de La Bruyère, et à sa peinture d’une société où les « Biens de Fortune » des uns, contrastaient tant, avec les « Maux », plus répandus et plus durables hélas, « de l’Infortune » des autres, tels Giton et Phédon. 37 Bossuet, « Sermon sur l’éminente dignité des pauvres dans l’Église », in Œuvres complètes, Paris-Lille, Maquignon et Leroux, 1945-1946, t. III, p. 192.
