eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 51/100

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0008
81
2024
51100

Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière

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2024
Christophe Schuwey
pfscl511000121
PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière C HRISTOPHE S CHUWEY U NIVERSITÉ B RETAGNE S UD , L ABORATOIRE HCTI Ce numéro anniversaire des PFSCL est l’occasion de revenir sur un problème d’historiographie. En 2022, dans le cadre des célébrations du 400 e anniversaire de Molière, Manuel Couvreur et Fabrice Preyat avaient proposé d’aborder le célèbre dramaturge sous l’angle de ses amitiés 1 . L’approche, si tant qu’on ne la réduise pas à de la sensiblerie hagiographique, est féconde. Elle permet en effet de réévaluer la position d’un individu - qui plus est, un Classique - au sein de son réseau social et d’interroger les interprétations que produit sa position, en l’occurrence, une position centrale. En étudiant deux amitiés féminines de Molière, cet article analyse la façon dont l’histoire littéraire a instrumentalisé ce lien pour minorer, voire effacer le rôle des femmes et assurer la centralité du Grand Auteur 2 . Le phénomène n’est malheureusement pas un cas isolé. Michèle Rosellini a étudié en détail la manière dont l’histoire littéraire avait galvaudé l’amitié entre Madame Ulrich et La Fontaine : Madame Ulrich, qui a publié des textes inédits de La Fontaine selon une démarche qui permettait de lui accorder le statut d’éditrice - au sens de l’édition savante - […] a pourtant été totalement invisibilisée, voire escamotée par les biographes et les éditeurs de La Fontaine 3 . 1 « “L’amitié demande un peu plus de mystère.” Molière et ses amis », colloque international à l’Université Libre de Bruxelles, 9-10 décembre 2022. 2 Cet article a été écrit quelques jours après le décès de Georges Forestier. Que la réflexion développée ici, qui s’appuie aussi bien sur ses travaux que sur son enseignement et sa philosophie de la recherche, soit une forme d’hommage. 3 Michèle Rosellini, « Madame Ulrich, une éditrice de La Fontaine invisibilisée par l'histoire littéraire », in S. Abdela, M. Cartron et N. Dion, Histoire de l’édition. Enjeux et usages des partages disciplinaires (XVI e -XVIII e siècle), Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 347. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 122 Au début du XIX e siècle encore, Madame Ulrich était considérée avec une « neutralité bienveillante » comme « une dame de ses amies [de La Fontaine] 4 ». Ce n’est qu’à partir du milieu du XIX e siècle, en particulier à partir des élucubrations de Charles Anasthase Walckenaer, qu’elle devient une catin nymphomane dont les charmes auraient soutiré une poignée de fables supplémentaires au grand auteur 5 . Les trajectoires historiographiques de Madeleine Béjart et Marie-Catherine Desjardins, deux amies de Molière qui font le sujet de cet article, rejoignent à bien des égards celle de Madame Ulrich. Après un premier XIX e siècle, certes moliérocentré, mais qui témoigne d’un intérêt scientifique réel et sérieux pour ces personnalités majeures 6 , des écrits de la fin du XIX e siècle confinent progressivement ces vedettes, intellectuelles et femmes d’affaires de premier ordre, à des rôles subalternes et à un profil de « courtisane[s] des lettres 7 » en leur inventant de toutes pièces une vie sexuelle. En tant que Classique, Molière cristallise ainsi une opération récurrente qui mérite d’être observée. En effet, si la recherche récente a largement réévalué le statut et l’importance de Madeleine Béjart et de Marie- Catherine Desjardins 8 , il paraît essentiel d’identifier les mécanismes à l’origine de ces errances. Parce qu’elle est source de malentendus et d’anachronismes, l’amitié fournit un terrain propice à ces manipulations. Or, dans son étude sur la correspondance entre Valentin Conrart et Lorenzo Magalotti, Nicolas Schapira a bien montré qu’au XVII e siècle, « la relation amicale est fondée sur l’échange de services » et que, corollairement, « l’échange de service est 4 Ibid., p. 350. D’autres autrices occidentale ont connu un sort comparable, notamment Aphra Behn. Ainsi vaudrait-il la peine de s’interroger sur la manière dont la critique anglo-saxonne, allemande, italienne et espagnole a réagi aux autrices nationales du XVII e siècle. Les comportements outrageusement sexistes sont-ils propres au pays qui a inventé la galanterie ? 5 Ibid. 6 Sur cette histoire du moliérisme, voir le récent article de Louise Moulin qui, à partir d’une archive des travaux de moliéristes, retrace les différentes options méthodologiques retenues : « Retrouver Molière dans les archives au XIX e siècle : réflexions à partir d’un fonds documentaire inédit », in Claude Bourqui, Georges Forestier, Lise Michel et Bénédicte Louvat (éds.), Retours sur Molière, Paris, Hermann, « Hors collection », 2022, p. 297-308. 7 Voir ci-dessous, p. 133. 8 Sur Marie-Catherine Desjardins, voir en particulier les travaux d’Edwige Keller- Rahbé et de Nathalie Grande. Voir plus généralement le volume de Martine Reid (dir.), Femmes et littérature : une histoire culturelle, t. I, Paris, Gallimard, « Folio », 2020. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 123 constitutif du lien amical 9 ». L’amitié n’est donc pas nécessairement ce lien sensible, valeur cardinale du XVIII e siècle, qui se fonde sur des affinités électives transcendant les conditions sociales. Si l’amitié au XVII e siècle est avant tout une affaire de services que l’on se rend mutuellement, elle présuppose d’emblée une forme d’égalité entre Molière et ses interlocutrices, ce qui implique que ni Madeleine Béjart ni Marie-Catherine Desjardins ne sont, à l’époque, des minores dans l’ombre du Grand Dramaturge. En réétudiant la relation de Molière avec Madeleine Béjart et Marie- Catherine Desjardins, nous espérons contribuer modestement aux recherches qui, depuis trois générations de travaux individuels et collectifs, rétablissent le rôle primordial et central d’une multitude d’autrices, d’éditrices et d’actrices dans l’histoire littéraire du XVII e siècle et réinterrogent l’historiographie qui les ont invisibilisées 10 . Une preuve que le problème n’est pas neuf, c’est qu’en 1885 déjà, un article entièrement consacré à Madeleine Béjart travaillait à « substituer des images vraies » aux « parti-pris », à l’« à-peuprès » qui menaçaient son histoire 11 . En éclairant des mécanismes qui ont permis la minorisation des amies de Molière, on espère à la fois déconstruire le procédé et, in fine, démontrer une nouvelle fois la nécessité d’une approche décentrée de la littérature, qui ne remplace pas un centre par un autre, mais qui aborde les objets du XVII e siècle dans toute leur complexité. Madeleine sans Jean-Baptiste En 1661 paraît le second tome d’Almahide, le nouveau roman de Georges et Madeleine de Scudéry. Parmi les aventures de ce volume, le galant Abindarrays se rend à la comédie où il s’éprend passionnément de la Jébar, anagramme transparente de Madeleine Béjart. Cet épisode qui s’étend sur plusieurs pages fournit l’occasion de brosser un portrait élogieux, souvent cité par la critique : 9 Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au XVII e siècle : Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 273. 10 Outre le travail fondamental de Linda Timmermans (L’accès des femmes à la culture) et l’ouvrage collectif Femmes et littérature : une histoire culturelle (op. cit.) dirigé par Martine Reid, on peut par exemple citer les travaux sur le théâtre de femmes (Henriette Goldwynn, Perry Gethner et Deborah Steinberger), sur Marie-Catherine Desjardins et sur Catherine Bernard (Edwige Keller-Rahbé, Nathalie Grande et Mathilde Bombart) et sur l’histoire intellectuelle du féminisme et des femmes (Derval Conroy et Marie-France Pellegrin). 11 Gustave Larroumet, « Une comédienne au XVII e siècle Madeleine Béjart », Revue des deux mondes, t. 69, mai 1885, p. 123-124. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 124 Elle était belle, elle était galante, elle avait beaucoup d’esprit, elle chantait bien ; elle dansait bien ; elle jouait toute sorte d’instruments ; elle écrivait fort joliment en vers et en prose et sa conversation était fort divertissante. Elle était de plus une des meilleures actrices de son siècle 12 […]. En 1661, Madeleine Béjart est donc présentée comme une femme de lettres de premier ordre (« Jébar qui, après avoir récité tant de vers et en avoir fait tant elle-même, n’a pas manqué de venir à s’y connaître fort finement 13 […] ») dont le théâtre n’est que l’une de ses compétences, parmi d’autres talents sociaux, intellectuels et artistiques. Ce portrait, comme les documents mis à dispositions par Madeleine Jürgen et Elisabeth Maxfield-Miller dans Cent ans de recherches sur Molière, ont contribué à conserver l’idée d’une femme de lettres, mais aussi d’affaires et de réseaux, idée que l’on retrouve d’ailleurs dans la biographie de Georges Forestier et dans un récent dossier de Claudine Nédelec 14 . Pourtant, du fait de sa liaison avec Molière, Madeleine demeure prise dans une narration qui la dessert. Une biographie universitaire de 2013 souligne l’angle habituellement adopté : Femme brillante et cultivée, Madeleine Béjart […] fut la maîtresse de Molière et l’une des comédiennes les plus réputées du XVII e siècle. Elle partagea la vie du grand dramaturge durant plus d’un quart de siècle, l’aida à diriger L’Illustre Théâtre 15 […]. La centralité de Molière fait que Madeleine Béjart est avant tout son amante et sa collaboratrice : c’est ce qui intéresse, et ce qui la définit, c’est par lui qu’elle existe et c’est pour cela qu’on lit son histoire. Ses autres compétences et dimensions sont comme absorbées dans le théâtre, parce que Molière, c’est le théâtre 16 . La proposition selon laquelle elle « l’aida à diriger l’illustre 12 Paris, Courbé, Partie II, tome II, 1661 p. 1536. Graphie modernisée. 13 Ibid., p. 1540. 14 Madeleine Jürgen et Elizabeth Maxfield-Miller, Cent ans de recherche sur Molière, Paris, Archives nationales, 1963 ; Claudine Nédelec, « Madeleine Béjart (1618- 1672) », SIEFAR, 3|2022, http: / / siefar.org/ 32022-c-nedelec-madeleine-bejart- 1618-1672/ . Dans sa récente biographie de Molière (Paris, Gallimard, 2018), Georges Forestier restaure également le rôle capital, l’envergure intellectuelle et l’importance des actions de Madeleine Béjart. Par le jeu même de la biographie, il est néanmoins amené à mettre Molière au centre, créant des effets d’optique auxquels nous essayons de remédier dans les pages qui suivent. 15 Richard Goodkin, Les magnifiques mensonges de Madeline Béjart, Beaufour-Druval, La Feuille de thé, 2013, p. 9. 16 La chose est d’autant plus frappante que le portrait de Scudéry insiste sur ses différentes qualités, alors que, dans les années 1650, le passage que lui consacre Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 125 Théâtre » révèle la longue tradition de la téléologie : elle présuppose que Molière dirigeait l’Illustre Théâtre comme on l’imagine diriger la troupe du Palais-Royal. Or, s’il prend une place croissante dans la troupe 17 , rien ne permet de penser qu’il la dirige. Si direction il y eut, ce qui ne va pas de soi 18 , il est bien plus probable que ce soit la famille Béjart - Madeleine en premier lieu - qui soit aux commandes, comme on le verra ci-dessous. C’est Madeleine qui, selon toute vraisemblance, offre à ses compagnons la prestigieuse protection de Gaston d’Orléans, les pièces d’auteurs de premier ordre, et les soutiens (prince de Conti compris) dont ils bénéficient jusqu’à leur retour à Paris 19 . L’absence de Molière dans le portrait de la Jébar nous rappelle ainsi que Madeleine Béjart existe sans lui en 1661, et qu’elle est une vedette de tout premier ordre. De fait, si la critique a beaucoup cité le passage de l’Almahide, elle n’a pas pris la mesure de ce que son existence même signifie. Une référence aussi transparente à une personne réelle dans les romans des Scudéry est extrêmement rare, sinon unique. Dans Artamène ou dans Clélie, les références aux personnes réelles sont allusives, se font sous forme de clés et concernent généralement les grandes figures de la Cour, ce qui indique d’emblée le statut privilégié dont jouit Madeleine Béjart 20 . Apparaître dans l’Almahide de manière aussi claire est une forme de consécration et une excellente publicité : dans l’« actualité virevoltante 21 » du XVII e siècle, entre Gazette, lettres en vers, pamphlets et écrits d’actualité sur différents supports, les médias ne sont pas égaux. Or la réputation des Scudéry n’est plus à faire, et leur nouveau roman est une œuvre littéraire attendue 22 , promise à un grand succès en France et en Europe et qui doit être vue par des milliers de lectrices Tallemant des Réaux (éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1961, t. II, p. 778) ne concerne que ses talents d’actrice. 17 Georges Forestier, op. cit., p. 52. 18 Ibid., p. 51. Voir aussi Jan Clarke, « Democracy versus Autocracy: a Re-examination of the Role of the Company Leader », Décentrer Molière, à paraître. 19 Ibid. 20 C’est l’interprétation célèbre de Sainte-Beuve et de bien d’autres après lui, notamment Alain Niderst. Pour une synthèse efficace de cette question complexe, voir René Godenne, Les Romans de Mademoiselle de Scudéry, Genève, Droz, 1983, ainsi que la préface de C. Bourqui et A. Gefen à leur anthologie d’Artamène, Paris, GF, 2005, p. 18-24. 21 Christian Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots [1985], Paris, Flammarion, 2009, p. 29. 22 Preuve en est par exemple la lettre de Jean Chapelain à Georges de Scudéry le 8 novembre 1660, voir éd. Camille Esmein, Poétiques du roman, Paris, Champion, p. 606-611. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 126 et lecteurs jusqu’aux cours princières 23 . Le portrait accorde donc une visibilité et une distinction uniques à Madeleine Béjart. En comparaison, la promotion dont Molière fait l’objet avant L’École des femmes, dans la préface de La Cocue imaginaire (1660), est beaucoup moins légitime 24 . Il en découle deux conclusions intermédiaires. Premièrement, en 1661, Madeleine Béjart est encore la vedette établie de la troupe, en parallèle de la star montante qu’est Molière. Deuxièmement, elle travaille activement à sa propre célébrité, car on ne paraît pas sur un support aussi en vue sans actionner les bons leviers. Même si Molière acquiert un rôle important dans la troupe au cours des années en province et même si le triomphe des Précieuses ridicules l’a fait connaître du Tout-Paris, Madeleine n’a manifestement aucune intention de se mettre en retrait ou de devenir « l’amante » du Grand Homme. Pour apprécier la place de Madeleine Béjart sans Molière, il faut replacer son profil et celui des Béjart dans une pratique plus générale de l’écrit et du théâtre au XVII e siècle. La charge du père, Louis, « huissier ordinaire du roy ès eaux et forêts de France » situe la famille dans cette bourgeoisie officiant dans l’orbite de la cour. Les « eaux et forêts » de France évoquent bien sûr la charge de La Fontaine, mais la trajectoire des Béjart évoque également celle de la famille Perrault. Oded Rabinovitch a montré comment l’écriture, la capacité à faire des vers et à rendre des services de plume permet aux Perrault de naviguer dans le milieu des affaires en fréquentant les hauts cercles de la Cour et de la finance 25 . Pour les Perrault comme pour les Béjart, les lettres ne sont donc pas seulement un talent, mais un plan de carrière. Et pour la famille Béjart, le théâtre apparaît et constitue manifestement un moyen de parvenir, d’autant plus envisageable après l’édit de Louis XIII sur les comédiens 26 . 23 L’Almahide n’a jamais connu de fin, mais les raisons de cette interruption n’ont pas été élucidée. Est-ce par manque de succès ? Par des coûts trop importants ? Rien ne me permet en tout cas d’affirmer que le volume - et donc, le portrait qu’il contient - a moins circulé que Clélie ou Artamène. Il n’y a guère que le Mercure galant qui offrira plus tard une telle visibilité, voir Christophe Schuwey, Un entrepreneur des lettres au XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 282-301. 24 On omet ici des ouvrages comme le Récit en prose et en vers de la farce des précieuses de Marie-Catherine Desjardins (1660), celui-ci se concentrant sur la pièce et non sur Molière. Sur le sens publicitaire de Molière, voir Claude Bourqui, « La critique d’actualité et le tournant moliéresque » dans S. Harvey, La Critique au présent, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 127-145. 25 Oded Rabinovitch, The Perraults: A Family of Letters in Early Modern France, Ithaca, Cornell University Press, 2018. 26 L’attention portée par la critique à la condamnation des comédiens par l’Église ne doit pas faire oublier la portée de l’édit de Louis XIII : en déclarant en 1641 que comédien est désormais une fonction fréquentable, il transforme le théâtre en lieu d’ascension sociale possible, en dépit de toutes les condamnations religieuses. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 127 Madeleine Béjart cultive ainsi ce savoir écrire, jouer et chanter dans un système qui valorise suffisamment les services de plume, les talents d’écriture et la représentation pour en faire un plan de carrière. Il ne s’agit évidemment pas de réduire ses talents à du simple calcul, mais seulement de comprendre que, lorsque le portrait de L’Almahide les souligne, il contribue directement à cette trajectoire. Comme dans le cas de Madame Ulrich cité plus haut, la fin du XIX e siècle et le début du XX e siècle ont réduit Madeleine Béjart à une courtisane à partir de fantasmes et d’interprétations proprement débilitantes des textes et des documents. Les vers d’escorte publiés dans l’Hercule Mourant de Rotrou, première trace écrite de la stratégie qu’adopte Madeleine, offre un cas frappant de cette réécriture de l’histoire. Dans l’édition de la pièce figure un quatrain dont la signature, « Magd. Béjart », rompt avec la pratique habituelle des initiales. Le détail n’est pas anodin. Pour cette entrée en lettres, il s’agit pour Madeleine Béjart d’imposer son nom et son esprit le plus visiblement possible, en s’insérant dans l’ouvrage d’un dramaturge en vue. Or plutôt que d’étudier cette signature et ces quatre vers comme une action dans une stratégie sophistiquée, Léopold Lacour les réduit à n’être que le signe de relations intimes. L’identité du biographe est frappante : professeur d’université, socialiste, Léopold Lacour est considéré comme l’une des figures éminentes du féminisme de la Belle Époque, au point d’être traité de « vaginard » par Zola 27 . Ce féminisme est toutefois celui de l’égalité des droits et de l’éducation, certainement pas de l’abolition d’un système patriarcal. La Femme et les maîtresses de Molière (1914) s’inscrit manifestement dans la tendance de la deuxième internationale à « remettre […] les femmes “à leur place” 28 » et prolonge la « misogynie croissante qui semble suivre l’émancipation des femmes 29 » au tournant du XX e siècle. Ainsi, après avoir assuré que « ce n’est pas sur ses talents d’actrice naissante qu’elle aurait pu thésauriser » la somme qui lui permet d’acquérir sa première demeure ; après avoir raillé son prédécesseur, Gustave Larroumet, pour être l’« historien [de Madeleine Béjart] le plus chevaleresque » parce qu’il a refusé de lire les choses au prisme 27 Angus McLaren, The Trials of Masculinity, Chicago, University of Chicago Press, 1997, p. 32. 28 Marc Angenot, L’Utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, Paris, PUF, 1993, p. 245. Voir également Françoise Thébaud, Socialisme, Femmes et féminisme, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2010, p. 9-24 et Charles Sowerwine, Les Femmes et le socialisme, Paris, Presses de la FNSP, 1978, p. 9-19. Nous remercions vivement Héloïse Cornelius pour l’échange et les références qui ont permis cette analyse. 29 « Misogyny seemed to advance with women’s emancipation. » (Angus McLaren, op. cit., p. 32. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 128 de sa sexualité ; après avoir écrit, en parlant d’Esprit Rémond, partenaire de longue date de Madeleine, « je n’oserais jurer, d’ailleurs, que ce gentilhomme […] n’ait pas eu un devancier dans les bonnes grâces de l’adorable et industrieuse enfant », il explique les vers parus dans la pièce de Rotrou de la façon suivante : Mais voici donc, après le gentilhomme, amant sérieux et non moins séduisant […] l’homme de théâtre, protecteur spécial qu’on peut enivrer de compliments… payer, au besoin, de plus tendres complaisances 30 . Non seulement Madeleine aurait acheté la publication de son quatrain par « de plus tendres complaisances », plutôt que par son talent et ses réseaux, mais elle ne serait même pas capable de l’avoir écrit : […] il serait presque admirable qu’à peine sortie de l’enfance l’ambitieuse et spirituelle jeune fille eût pu composer ce bouquet de jolies “pointes” toute seule ; et l’on aurait le droit de se demander si quelqu’un ne l’aide pas. Quelqu’un ? Rotrou lui-même 31 . À la page suivante, Lacour affirme encore que le portrait de L’Almahide existe parce qu’« il n’est pas douteux qu’à un moment quelconque - assez souvent, plutôt - le “poète et guerrier” [Georges de Scudéry] ne l’ait approchée, ne l’ait vue familièrement dans sa loge 32 ». Aucune source ne soutient cette hypothèse. Lacour transforme simplement les aventures d’Abindarrays, qui fréquente la loge de la Jébar dans le roman, en récit imaginaire de Georges de Scudéry. On jugera du sérieux de la démarche. Or l’ouvrage est présenté par son préfacier, Maurice Donnay, comme une compilation sérieuse de l’érudition moliéresque des décennies précédentes, à destination de « l’honnête homme 33 ». Ainsi un professeur d’université reprend-il le patient travail d’archives et de documentation historique réalisé avant lui pour relire toute la carrière de Madeleine Béjart au prisme de relations fantasmées, et diffuser un récit vrai de la vie amoureuse des maîtresses de Molière. L’opération est manifestement un succès, et n’est pas sans conséquences sur l’histoire littéraire. Elle profite notamment à Henri Poulaille, qui ravive en 1957 la thèse complotiste d’un Corneille auteur des pièces de Molière. Dans son ouvrage Molière sous le masque de Corneille publié chez Grasset - soit un éditeur à large diffusion - Poulaille reprend les élucubrations de Lacour (preuve que l’ouvrage est lu) pour lui opposer le sérieux 30 Léopold Lacour, La Femme et les maîtresses de Molière, Paris, Arts et Littérature, 1914, p. 10-11. 31 Ibid., p. 11. 32 Ibid., p. 33 Ibid., p. IX - XII . Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 129 de sa démarche en citant longuement plusieurs passages de l’ouvrage. Ainsi sur l’affaire des vers : C’est alors que se placerait, en attendant la liaison avec le duc de Modène, puis celle avec Poquelin, la liaison avec Rotrou, qu’autorise à croire le quatrain de l’actrice inséré dans l’Hercule mourant du jeune auteur dramatique déjà en vogue 34 . En réalité, la présence de vers d’escorte dans l’édition d’un dramaturge confirmé n’est pas le signe d’une liaison, mais une pratique bien courante pour diffuser autant que légitimer le nom, l’esprit, et la position du dédicateur. En 1660, Henriette Donneau de Visé, la sœur de Jean Donneau de Visé, publie, elle aussi, un quatrain dans les recueils de Délices de la poésie galante du libraire Jean Ribou. On le devine, ce n’est pas parce qu’elle a des relations avec le libraire. En réalité, ses vers participent d’une opération de promotion plus large : son frère Jean lui dédie un portrait flatteur dans sa Cocue imaginaire (Lacour aurait-il imaginé une relation incestueuse ? ), et Robinet lui donne une place spéciale dans ses Lettres en vers - autant de relais de visibilité à la Cour et à la ville, qui immortalisent notamment le fait qu’elle tient la jeune Marie de France sur les fonts baptismaux 35 . Ainsi, lorsque l’on reprend les éléments du dossier Madeleine Béjart, on retrouve une femme d’affaires et de réseaux dont l’action est centrale. Loin d’« aider Molière » à diriger les troupes auxquels ils appartiendront tous deux successivement, elle en est à la fois la tête pensante et la condition de possibilité. Bien qu’elle n’évolue pas directement à la Cour, à la différence de Molière, elle évolue indirectement dans l’entourage de Gaston d’Orléans via sa proximité avec Esprit Rémond, seigneur de Modène, « chambellan des affaires » du frère du roi 36 . En découle toute une série d’opérations qui bénéficient aussi bien à sa fille, Armande, qu’à la troupe. C’est ce que l’on observe lorsqu’on représente les différentes actions Madeleine en réseau. 34 Henri Poulaille, Corneille sous le masque de Molière, Paris, Grasset, 1957, p. 65. 35 Schuwey, op. cit., p. 50-51 et 457. 36 Forestier, op. cit., p. 39-40. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 130 Source : Clara Dealberto, Jules Grandin et Christophe Schuwey, L’Atlas Molière, Paris, Les Arènes, 2022, p. 55. Or, Georges Forestier et, plus récemment encore, Fabrice Preyat l’ont souligné : de L’Illustre Théâtre à la troupe de Monsieur, les différents protecteurs de la troupe, à Paris et en province sont toujours issus de la clientèle et de l’entourage de Gaston d’Orléans 37 . La protection du comte d’Aubijou puis de Conti, les lucratives représentations lors des États généraux du Languedoc, tout cela est l’œuvre de Madeleine. C’est probablement elle aussi qui explique qu’une vedette comme Tristan L’Hermite offre sa nouvelle création à L’Illustre Théâtre : non seulement la famille L’Hermite est proche de celle des Béjart, mais Tristan évolue lui aussi dans la clientèle de Gaston d’Orléans 38 . Et lors 37 Fabrice Preyat, « Réseaux et mécénat autour du prince de Conti », communication au colloque « “L’Amitié demande un peu plus de mystère” : Molière et ses ami·es », Université Libre de Bruelles, 9-10 décembre 2022. Forestier, op. cit., p. 103-118. 38 Forestier, op. cit., p. 39-40. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 131 de la faillite de L’Illustre Théâtre, c’est encore elle qui fait jouer ses relations pour sauver ce qu’il reste de la troupe et la joindre avec celle de Dufresny 39 . Et Molière dans tout cela ? Lorsque Jean-Baptiste Poquelin prend son nom de scène, il ne fait que suivre l’exemple des Béjart. En d’autres termes, Molière est une création de la famille Béjart. En remettant ces éléments au premier plan, Madeleine apparaît alors sous un jour bien différent que celui d’« amante de Molière ». Il y aurait à écrire une histoire qui commence avant L’Illustre Théâtre, qui se poursuit avec la fondation d’une troupe par les Béjart, troupe qui compte notamment un certain Jean-Baptiste Poquelin parmi ses membres, puis toute une carrière en province écrite à partir des actions de Madeleine Béjart ; dans cette histoire, Molière, aux côtés d’autres personnalités, prendrait progressivement sa place, comme principal collaborateur et vedette aux côtés de Madeleine, et cela jusqu’au retour à Paris. Car il ne s’agit pas de substituer un centre pour un autre et d’annuler le rôle qu’il acquiert progressivement : il est reconnu dès L’Illustre Théâtre, il pourvoit la troupe en capitaux lors de sa faillite et, durant les années en province, c’est sa signature qui remplace progressivement celle de Dufresny 40 . Mais, dans l’amitié entre Molière et Madeleine, c’est Madeleine qui, pendant longtemps, pourvoit à la troupe et tient le rôle de première vedette. En 1657 encore, lors du séjour de la troupe à Rouen, Thomas Corneille ne mentionne que Madeleine Béjart lorsqu’il écrit à Michel de Pure : Au moins ai-je remarqué en Mlle Béjart grande envie de jouer à Paris, et je ne doute point qu’au sortir d’ici, cette troupe n’y aille passer le reste de l’année. Je voudrais qu’elle voulût faire alliance avec le Marais, cela en pourrait changer la destinée. Je ne sais si le temps pourra faire ce miracle 41 . Pareille configuration dans la correspondance de deux figures aussi influentes du monde des lettres n’est pas anodine. Lorsque l’on n’écrit pas Madeleine du point de vue de Molière, que l’on ne présuppose pas que Molière est le chef de la troupe dès le départ, il devient alors tout naturel que ce soit elle qui signe le bail du jeu de paume du Marais pour préparer le retour à Paris, avant que la troupe ne devienne celle de Philippe d’Orléans et qu’elle ne s’installe au Petit-Bourbon. En réévaluant ainsi la relation de Molière et Béjart, apparaît enfin l’hypothèse d’une relation de rivalité. Le fait que l’on dispose de documents sur Madeleine, que l’on dise, chez Tallemant comme chez les Scudéry, qu’elle est une actrice extraordinaire, tout cela marque une vedettisation réussie, antérieure, parallèle et concurrente à celle de Molière, sur d’autres supports 39 Forestier, ibid., p. 69. 40 Ibid., p. 71-86. 41 BnF, ms.fr.12763, f°169v°, cité sur NCD17, ncd17.unil.ch. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 132 et d’autres médias. Comment Madeleine a-t-elle réagi à l’ascension de Molière ? On peut ainsi se demander si les contenus plus scandaleux sur Madeleine ne relèvent pas, en partie du moins, d’une stratégie de communication en phase avec le paradigme galant des années 1660. Car les fantasmes des biographes trouvent quelques appuis dans les discours du XVII e siècle, notamment dans la chanson de la coquille 42 . Tout le problème réside dans l’interprétation de ce type d’écrits. Depuis les travaux de Claude Bourqui et Georges Forestier, on sait que la querelle de l’École des femmes est une affaire de publicité 43 . Or il n’y a pas de mauvaise publicité, et si la chanson est insultante, elle joue également avec l’érotisme de la France galante. De fait, après avoir fait l’éloge de la Jébar, le portrait de L’Almahide en vient également à lui suggérer des amants. Rien n’indique pourtant que ce jeu avec les limites du libertinage tiendrait plus d’un quelconque reflet de la réalité que d’un rebranding de Madeleine Béjart dans le contexte érotico-galant des années 1660. L’hypothèse suggère surtout la fécondité d’un tel décentrement. Sex sells. Madeleine ne serait pas la première à en faire usage. C’est en effet la stratégie avérée d’une autre vedette et « amie » de Molière, Marie- Catherine Desjardins. De vedette à vedette : Marie-Catherine Desjardins En 1665, lors de l’une des fêtes galantes au château de Versailles, la troupe de Molière offre à la cour un grand spectacle composé d’intermèdes, de danse, de musique, dans un décor sublime et avec une affiche de vedettes. Parmi ces divertissements, la troupe représente Le Favori de Marie-Catherine Desjardins, tragi-comédie créée quelques semaines plus tôt au Palais-Royal. Molière fait le prologue de la pièce, sous les traits d’un marquis fâcheux. Compte tenu de la place longtemps accordée par l’histoire littéraire à Marie-Catherine Desjardins (devenue Madame de Villedieu à partir de la promesse de mariage de 1664), le choix d’une telle pièce paraît pour le moins surprenant, d’autant plus que la troupe privilégiait des pièces de Molière dans ces occassions. Comment comprendre cette programmation ? Est-ce donc le fait de son amitié avec Molière ? Les frères Parfaict ne disent que peu de choses des conditions de représentations, Bathélémy Hauréau dans son Histoire littéraire du Maine (1851) loue la pièce et Paul Lacroix reconnaît à 42 Cité par Georges Mongrédien dans la notice au Portrait du Peintre, dans La Querelle de L’École des femmes, Paris, Didier, 1971, vol. I, p. 94 43 Georges Forestier et Claude Bourqui, « Comment Molière inventa la querelle de L'école des femmes... », Littératures classiques, vol. 81 (2), 2013, p. 185-197. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 133 Desjardins son statut d’« Illustre 44 ». Mais à la fin du XIX e siècle, Auguste Louis Ménard se saisit d’une historiette de Tallemant des Réaux qui fait se rencontrer Desjardins et Molière à Lyon pour expliquer cette représentation du Favori. Dans un ouvrage de 1882, il essaie de démontrer que les Fables galantes de Desjardins sont en réalité de La Fontaine (! ) en s’assurant de retirer tout le mérite intellectuel que ses prédécesseurs avaient pu trouver à l’autrice. La représentation du Favori est l’occasion d’instrumentaliser l’amitié entre Desjardins et Molière : […] ce Favori, qui eut la faveur d’être joué par la troupe de Molière, faveur à laquelle il faut reporter toutes les explications données au sujet du Récit des Précieuses [c’est-à-dire, avoir coché avec Molière] […] Mais voyons son Favori. Elle en avait tant ! On allait enfin savoir lequel. […] si M. Hauréau, avec raison, « y trouve des vers dignes » de Molière, c’est qu’ils ont été refaits par lui aux répétitions. […] La courtisane des lettres n’était prise pour une Muse qu’en raison des douceurs qu’elle accordait aux poètes 45 . Le passage, qui rejoint une fois encore le traitement accordé à Madame Ulrich, parle de lui-même : Desjardins est une « courtisane des lettres », sans talent aucun sinon celui de prodiguer des « douceurs » aux poètes et ce qui est bon dans sa pièce ne peut venir que du Grand Homme qu’est Molière. Ainsi ne peut-elle avoir écrit ces fables galantes, qui doivent être « restituées » à La Fontaine. Ménard applique au passage un geste courant de la critique moliéresque, celui de replier la pièce sur la vie de l’autrice : Desjardins écrit sur les favoris, parce qu’elle avait des favoris. Aurait-on eu l’idée de dire que, si Corneille écrit la Sophonisbe, c’est parce qu’il est passionné de poisons ? Mais Desjardins est une femme, c’est donc qu’elle doit avoir des favoris. Si la misogynie et la vulgarité de Ménard ne font pas école, la représentation versaillaise du Favori apparaît ensuite comme l’histoire d’une petite autrice qui bénéficierait de l’aide du grand dramaturge 46 . Ainsi, pour la réhabiliter dans l’ouvrage collectif Women in European Theatre, Elisabeth Woodrough choisit d’« […] évaluer ses talents de dramaturges en fonction du travail de l’un des plus grands génies du théâtre de son temps 47 ». 44 François et Claude Parfaict, Histoire du Théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, Paris, Le Mercier, 1746, t. 9, p. 350-359 ; Barthélémy Hauréau, Histoire littéraire du Maine, Paris, Julien, Lanier et co., 1851, p. 236-241 ; Paul Lacroix, cité par Louise Moulin, art. cit. 45 Auguste-Louis Ménard, Les Fables galantes présentées à Louis XIV le jour de sa fête. Essai de restitution à La Fontaine, Paris, Charavay, 1882, p. xvi-xvii. 46 Sur ces processus, voir Alain Viala, « Qui t’a fait minor ? » Galanterie et Classicisme, Littératures Classiques, n o 31, 1997, p. 115-134. 47 Elizabeth Woodrough, « Aphra Behn and the French Astrea : Madame de Villedieu », E. Woodrough (éd). Women in European Theater, Oxford, Intellect Books, 1995, Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 134 Est-ce vraiment pour rendre service à une « courtisane des lettres » que Molière joue sa pièce à Versailles ? Est-il vraisemblable qu’il choisisse Le Favori pour les « douceurs » qu’elle lui aurait accordé, alors qu’une représentation versaillaise revêt un enjeu crucial pour la troupe et pour le pouvoir, au point d’être relatée tout au long par la Gazette 48 ? Le « faste » et la « féerie » que Delphine Amstutz relève lors de la création de la pièce 49 dit bien qu’il s’agit d’un événement majeur et qu’elle ne peut donc avoir été choisie à la légère. Dans sa thèse fondatrice sur Desjardins, Micheline Cuénin remarquait déjà que Molière « ne prenait […] aucun risque particulier, car la réputation de Mlle Desjardins […] s’affermissait 50 . » Rien n’assure en outre que Molière ait décidé seul de la pièce représentée, les divertissements royaux étant la responsabilité du duc de Saint-Aignan 51 . Autant de points facilement escamotés par un récit partagé obsédé par Molière. Car, quel que soit le détail des négociations qui conduisent à la représentation du Favori à Versailles, il y a manifestement deux biais téléologiques qui empêchent de s’interroger sérieusement sur le sens de cet épisode. On présuppose à la fois que Molière jouit déjà de la centralité qui est la sienne aujourd’hui et que Desjardins est déjà une minor, le tout menant naturellement à l’idée que c’est la petite autrice qui rencontre le grand auteur. En 1665, Marie-Catherine Desjardins est une vedette des lettres et du théâtre. Le fait qu’elle fasse l’objet d’une notice entière chez Tallemant des Réaux, que l’on conserve un portrait d’elle et des frontispices qui la mettent en scène sont autant de signes forts d’une réputation établie et d’une promotion efficace. Sa carrière connaît alors un premier sommet : elle a donné deux tragédies à l’Hôtel de Bourgogne - la troupe n’est pas connue pour représenter des gens par amitié -, elle a été éditée par les plus grands éditeurs, elle a écrit un carrousel du dauphin, des recueils de poèmes et elle a été promue par les lettres en vers de Loret et de Robinet. Son entrée dans le p. 45. « […] evaluate her talent as a dramatist against the work of one of the greatest theatrical geniuses of her day » 48 À la différence des lettres en vers puis du Mercure galant, la Gazette n’évoque le théâtre que lorsque la représentation revêt un enjeu politique fort : dans le cadre d’une fête galante ou en tant que pièce à machine événement. Voir notamment Marine Roussillon, « Raconter les fêtes de cour : publier, archiver, agir », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, n o 16, 2019, https: / / doi.org/ 10.4000/ crcv.17441 et Benoit Bolduc, La Fête imprimée : spectacles et cérémonies politiques,1549-1662, Paris, Classiques Garnier, 2016. 49 Marie-Catherine Desjardins, Le Favori, éd. D. Amstutz, Paris, Hermann, 2017, p. 8. 50 Micheline Cuénin, Roman et société sous Louis XIV. Madame de Villedieu (Marie- Catherine Desjardins 1640-1683), Paris, Champion, 1979, vol. 1, p. 123. 51 Voir Marine Roussillon, art. cit. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 135 monde des lettres se fait de manière particulièrement audacieuse, par le biais du sonnet « Jouissance », dans lequel elle décrit littéralement un orgasme. Non seulement le sonnet est publié à de multiples reprises dans les recueils du temps, mais elle en donne des lectures publiques particulièrement provocatrices si l’on en croit Tallemant 52 . Elle exploite ainsi idéalement le paradigme galant des années 1660 et son statut de femme pour construire sa position et sa visibilité dans le champ. Bien loin d’une « courtisane des lettres », elle joue ainsi, en virtuose des lettres et de la publicité, avec les frontières du désir et de la galanterie 53 . En somme, la représentation du Favori à Versailles est l’histoire d’une troupe vedette représentant la pièce d’une vedette. Indépendamment de l’intervention possible de Saint-Aignan, c’est au moins autant Desjardins qui rend service à Molière que l’inverse. Car la saison 1665-1666 est une saison difficile au Palais-Royal. Passés les excellents revenus du Festin de pierre, l’interdiction du Tartuffe prive la troupe de sa principale nouveauté. La téléologie du succès moliéresque fait oublier le danger que présente cette situation. Confrontée à la concurrence croisée du Marais et de l’hôtel de Bourgogne, la troupe du Palais-Royal se retrouve dans une situation qui, vingt ans plus tôt, avait mené L’Illustre Théâtre à sa faillite 54 . Le Favori que leur confie Marie- Catherine Desjardins arrive donc à point nommé. Le nombre de représentations dont la pièce fait l’objet dit bien qu’il ne s’agit pas d’un choix par défaut, mais d’une pièce vedette, d’autant que les recettes sont médiocres. Elle est d’abord représentée seule, comme pour une grande nouveauté, et reste à l’affiche treize soirs d’affilé. Elle est ensuite reprogrammée seule pour trois représentations, puis cinq encore, tout d’abord avec L’École des maris puis avec la création de L’Amour médecin 55 . Le Favori jouit donc d’un statut privilégié, signe de son importance, alors même que d’autres pièces nouvelles et plus rentables, telles que La Mère coquette de Donneau de Visé, sont déprogrammées après moins de représentations. Outre les contraintes matérielles probables, l’explication de ce statut tient à la célébrité de Marie-Catherine Desjardins. Sa réputation galante attire l’attention, en témoignent la promotion que Mayolas et Loret font de la pièce dans leurs lettres en vers respectives. Ils mettent tous deux l’autrice au centre, en insistant sur sa célébrité, son talent poétique, sa « main savante » et son identité de « fille », tout en lui prêtant un « esprit masculin » pour légitimer 52 Éd. cit., t. II, p. 901. 53 Sur ces stratégies, voir en particulier Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008. 54 Forestier, op. cit., p. 61-67. 55 Respectivement 24 avril au 22 mai ; 7 au 11 août ; 20 au 29 septembre. Voir le Registre de La Grange. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 136 sa pièce 56 . En d’autres termes, le nom de Marie-Catherine Desjardins relève de ce que le marketing qualifie de « marque 57 », ce que l’anecdote de Tallemant des Réaux corrobore : […] elle querella Molière de ce qu’il mettait dans ses affiches Le Favori de Mademoiselle Desjardins et qu’elle était bien Madame pour lui, qu’elle s’appelait Madame de Villedieu ; car elle a bien changé d’avis sur cela. Molière lui répondit doucement qu’il avait annoncé sa pièce sous le nom de Mademoiselle Desjardins ; que de l’annoncer sous le nom de Madame de Villedieu, cela ferait du galimatias 58 . Molière doit profiter de la marque « Desjardins », alors beaucoup plus célèbre que le nom de mariage « Villedieu ». Quatre ans plus tard, le libraire Jean Ribou trouvera lui aussi une parade lorsqu’il éditera ses Pièces galantes, en précisant sur la page de titre qu’elles sont de « Madame de Villedieu, autrefois Mlle Desjardins 59 ». L’amitié entre Molière et Desjardins n’est donc pas une affaire de coucherie, mais de service réciproque, au sens où nous l’avions défini en introduction. En 1660, Desjardins avait contribué au succès des Précieuses ridicules grâce à son Récit de la Farce des précieuses ; ce faisant, elle profitait de l’actualité de la pièce de Molière pour publier quelque chose. En 1665, la visite versaillaise de la troupe offre à Desjardins la possibilité de jouer devant toute la Cour, tandis que la troupe de Molière crée la tragi-comédie d’une autrice de premier plan. *** Outre leur misogynie, ces épisodes peu glorieux de l’histoire littéraire relèvent une véritable naïveté. À bien des égards, les biographes sont en effet tombés dans le piège tendu par les autrices elles-mêmes, en reprenant à la lettre des postures et des stratégies virtuoses. Cette naïveté fait alors apparaître les « amies » de Molière comme des courtisanes de peu de talent : le centre est ainsi à Molière. In fine, tout le monde perd à ce jeu. Preuve en est, d’une part, les hypothèses et pistes que l’on rate, faute de regarder vraiment 56 La Gravette de Mayolas et Charles Robinet, lettres en vers du 21 juin 1665, éd. Naissance de la critique dramatique, https: / / ncd17.unil.ch/ index.php? extractCode=765. 57 Christophe Schuwey, « Titres et marketing : positionnement, attention, marque », in Carine Barbafieri et Delphine Denis (éds.), Rubricologie. ou de l'invention des titres et sous-titres, Paris, Hermann, 2023, p. 63-80. 58 Éd. cit., t. II, p. 908. 59 Marie-Catherine Desjardins, Nouveau recueil de quelques pièces galantes faites par Me de Villedieu, autrefois Mademoiselle Desjardins, Paris, Ribou, 1669. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 137 toutes ces personnalités que l’histoire littéraire a fait minor 60 . Preuve en est, d’autre part, la récupération du discours de Léopold Lacour par Henry Poulaille, qui sert la thèse de Corneille, auteur des œuvres de Molière. Ces théories, comme celles sur Shakespeare, découlent directement de ce type d’obsessions culturelles à tendance psychotique : à forcer de regarder encore, et encore, et encore la même chose, on en vient à avoir des hallucinations. Ainsi les biais déconstruits dans cet article illustrent-ils le problème fondamental de la centralité dans la recherche en littérature, un problème auquel la critique féministe s’est attaquée depuis longtemps. Ce biais, particulièrement présent dans les études littéraires du fait des phénomènes de canonisation, considère comme des satellites, des planètes de tailles égales ou supérieures, empêchant ainsi d’en comprendre les mouvements. Le constat plaide pour une révolution copernicienne qui tarde à venir : comme l’écrivait Donna Haraway à propos de l’histoire des sciences 61 , il ne s’agit pas de substituer un centre pour un autre - de passer de l’obsession moliéresque à l’obsession pour Madeleine Béjart ou à Marie-Catherine Desjardins - mais d’abolir l’approche par centres. À ce titre, la question de l’amitié ouvre une piste féconde. Parce qu’elle implique au moins deux personnes et une certaine égalité entre elles, elle invite à aborder chaque entité, non pour son statut de majeur ou de mineur, mais pour ce qu’elle permet d’observer et d’expliquer. 60 Alain Viala, art. cit. 61 Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14 (3), p. 575-599.