eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 51/100

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0010
81
2024
51100

La mystérieue « Zénobie » de Jean Chapelain

81
2024
Bernard J. Bourque
pfscl511000153
PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain B ERNARD J. B OURQUE U NIVERSITY OF N EW E NGLAND , A USTRALIA Dans sa lettre du 6 avril 1640 à François de Maynard 1 , Jean Chapelain écrivit : « Monsieur, j’ai vu votre lettre en allant à Zénobie 2 ». Ce dernier mot a été interprété par Henry Carrington Lancaster (et par de nombreux historiens de la littérature après lui 3 ) comme une référence à la dernière pièce de l’abbé d’Aubignac, publiée en 1647 : Zénobie. Tragédie. Où la vérité de l’histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du poème dramatique. Selon Lancaster, il n’y a aucune indication d’une autre œuvre dramatique portant ce titre dans les années 1640. Il affirme qu’il s’agit probablement de la tragédie de François Hédelin : 1 François de Maynard (1582-1646), poète français et membre de l’Académie française, devint président au présidial d’Aurillac. Nommé conseiller d’État, il fut chargé de plusieurs missions diplomatiques. Un recueil de sa correspondance fut publié en 1652. 2 Jean Chapelain, lettre à François de Maynard du 6 avril 1640, dans Lettres de Jean Chapelain, de l’Académie française, éd. Philippe Tamizey de Larroque, 2 volumes, Paris, Imprimerie Nationale, 1880-1883, t. I, p. 598. 3 Par exemple, Jacques Scherer écrit : « En 1640, le procédé [celui du combat auquel on assiste du haut des murailles d’une ville assiégée] permet, pour la première fois dans la tragédie, de réduire le lieu de l’action à une seule salle d’un palais ou d’une maison. Ce résultat est atteint par deux tragédies jouées cette année-là [...]. La première est Zénobie, tragédie en prose de l’abbé d’Aubignac [...]. L’autre pièce est Horace de Corneille [...] (La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964, p. 189). S. Wilma Deierkauf-Holsboer affirme à l’égard de Zénobie de l’abbé d’Aubignac : « Chapelain écrit le 6 avril 1640 qu’il est sur le point d’assister à la représentation de cette pièce » (Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, 2 volumes, Paris, Nizet, 1970, t. II, p. 29). Bernard J. Bourque PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 154 In a letter of April 6, 1640, Chapelain speaks of going to see ZÉNOBIE. He must refer to the prose tragedy of the abbé d’Aubignac, for no other play of this name is known to have been composed at about this time 4 . Dans une lettre du 6 avril 1640, Chapelain parle d’aller voir ZÉNOBIE. Il doit faire allusion à la tragédie en prose de l’abbé d’Aubignac, car aucune autre pièce de ce nom n’a été composée vers cette époque. [La traduction est la nôtre.] L’éditeur des lettres de Jean Chapelain, Philippe Tamizey de Larroque, aurait été le premier à proposer cette théorie dans une note de bas de page de la lettre du 6 avril : S’agit-il, comme je le crois, de la Zénobie de l’abbé d’Aubignac, laquelle ne fut imprimée que sept ans plus tard (Paris, 1647, in-4 0 ) ? Est-ce à l’occasion de la représentation dont Chapelain parle avec tant de brièveté, que le duc d’Enghien dit bien spirituellement qu’il savait bon gré à l’abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote, mais qu’il ne pardonnait point aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si mauvaise tragédie à l’abbé d’Aubignac 5 ? Selon S. Wilma Deierkauf-Holsboer, il est probable que la pièce fut jouée par la troupe royale à l’Hôtel de Bourgogne 6 . Il est regrettable que nous n’ayons pas de répertoire de cette troupe entre 1638 et 1641 7 et que le registre des performances des autres années soit incomplet. Il faut donc s’en remettre aux historiens du théâtre français qui publièrent leurs ouvrages au dix-huitième siècle pour connaître les dates des représentations, même si leurs informations ne sont pas toujours totalement fiables. Or, des détails concernant la première représentation de Zénobie sont fournis par les frères Parfaict (François et Claude), par Antoine de Léris, ainsi que par Jean-Marie-Bernard Clément et Joseph de Laporte, qui indiquent tous que la pièce fut jouée pour la première fois en 1645 : 4 Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I, p. 338. Les trois autres tragédies de ce titre au dix-septième siècle sont : Zénobie, reine d’Arménie de Jacques Pousset de Montauban, représentée en 1650, Zénobie, reine de Palmyre de Jean Magnon, mise au théâtre en 1659, et une Zénobie qui fut représentée en 1693 et dont l’auteur n’est pas connu. Selon Léris, l’auteur de cette dernière pièce serait Claude Boyer (Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, Jombert, 1763, p. 460). 5 Tamizey de Larroque, Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 598, note 1. 6 Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, t. II, p. 29. 7 Ibid. La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 155 1645. Zénobie, Reine des Palmyréniens, Tragédie en prose, par M. l’Abbé d’Aubignac 8 . Zénobie, Reine des Palmyréniens, Tragédie en prose de M. l’Abbé d’Aubignac, représentée en 1645. in-4 0 , Paris, Sommaville, 1647 9 . Nous avons quatre Trag. de ce titre ; la première est en prose, et traitée dans les règles les plus exactes de l’art, par l’Abbé D’Aubignac ; elle fut donnée, sans aucun succès, en 1645 10 . Zénobie, tragédie en prose, par l’Abbé d’Aubignac, 1645 11 . De plus, la notice de l’éditeur qui accompagne l’édition originale de Zénobie déclare que, bien que la pièce ait été demandée par Richelieu, la mort empêcha le cardinal d’assister à toute représentation : Cette pièce avait été faite par le commandement d’un des plus glorieux Ministres d’État qui jamais ait conduit les affaires de nos Rois, et dont les plaisirs innocents ont engagé plusieurs grands hommes en des travaux d’esprit dont ils se pouvaient dispenser, ou par leur condition, ou par leur profession […]. Mais la mauvaise issue d’une longue maladie ravit au premier [Richelieu] les divertissements qu’il avait attendus de sa représentation 12 . Richelieu mourut le 4 décembre 1642. Si la Zénobie de d’Aubignac avait été jouée pour la première fois en 1640, l’éditeur n’aurait pas fait référence à « la mauvaise issue » de la maladie du cardinal comme étant la cause de son absence à la représentation de la pièce. Un autre élément de preuve potentiel, cette fois dans la pièce elle-même, sape également la crédibilité de 1640 comme étant l’année de la première représentation. À l’acte V, scène 4, d’Aubignac semble faire allusion à l’ouvrage de Madeleine de Scudéry Les femmes illustres dont la première partie ne fut publiée qu’en 1642. Dans un monologue, l’héroïne affirme : 8 François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français, depuis son origine jusqu’à présent, 15 volumes, Paris, Morin, 1734-1749, t. VI, p. 386. 9 François et Claude Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, 7 volumes, Paris, Lambert, 1756, t, VI, p. 320. 10 Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, p. 459. 11 Jean-Marie-Bernard Clément et Joseph de Laporte, Anecdotes dramatiques, 3 volumes, Paris, Duchesne, 1775, t. II, p. 281. 12 « Avis des libraires au lecteur », Zénobie. Tragédie, Paris, Courbé, 1647 ; dans Abbé d’Aubignac, Pièces en prose, éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr Verlag, 2012, p. 218. Bernard J. Bourque PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 156 […] je veux être un exemple en faveur de notre sexe. Oui, oui, la Reine de Palmire sera mise au rang de ces Illustres Femmes dont les charbons ardents et le poignard ont éternisé la mémoire 13 . De plus, l’intervalle entre l’année probable de la première représentation (1645) et la date de la publication de la pièce (1647) est plus conforme à la pratique de l’époque que l’écart de sept ans qu’implique une première représentation en 1640 14 . La prépondérance de la preuve soutient donc la position selon laquelle la pièce de d’Aubignac a effectivement été jouée pour la première fois en 1645. Cela soulève la question de l’identité de la « Zénobie » à laquelle Chapelain fait référence dans sa lettre. S’agit-il d’une pièce de théâtre oubliée depuis longtemps ? Ou s’agit-il de quelque chose de tout à fait différent ? Le but de cet article est de remettre en question la croyance largement répandue selon laquelle Zénobie a été jouée en 1640 et de proposer des théories plausibles sur la signification de la référence mystérieuse de Chapelain. L’énigmatique allusion de Chapelain à « Zénobie » se trouve dans la première phrase de sa lettre à François de Maynard : Monsieur, j’ai vu votre lettre en allant à Zénobie et parce que l’on m’a dit qu’il serait encore temps d’y répondre vers le soir, j’ai fait le reste de ma dévotion par préférence, et suis venu, après, achever le jour avec vous 15 . Comme le souligne l’éditeur des lettres de Chapelain, le 6 avril 1640 était le Vendredi saint : 13 Zénobie, acte V, scène 4 (p. 319 dans l’édition de Bernard J. Bourque). Voir Madeleine de Scudéry, Les femmes illustres, ou Les harangues héroïques (première partie : Paris, Sommaville et Courbé, 1642 ; seconde partie : Paris, Quinet et Sercy, 1644). Il s’agit d’une collection de portraits fictifs de femmes dans l’histoire, dans le mythe et dans la légende. L’ouvrage fut publié sous le nom de Georges de Scudéry, mais fut probablement écrit par sa sœur. Parmi les femmes qui y sont louangées est la reine de Palmyre. 14 Au dix-septième siècle, une pièce fut habituellement publiée un ou deux ans après sa première représentation, comme l’affirme Jacques Scherer : « Le plus souvent, d’ailleurs, l’intervalle entre les deux dates ne dépasse pas un an ou deux » (La Dramaturgie classique en France, p. 16). 15 Chapelain, lettre à François de Maynard du 6 avril 1640, dans Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 598. La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 157 Le jour de Pâques, en 1640, fut le 8 avril. Les dévotions dont parle Chapelain seraient donc celles du Vendredi Saint, s’ils [sic] ne s’agissait là plutôt, ainsi que me le suggère M. Marty-Laveaux, de la dévotion à Zénobie 16 . Il manque la preuve qu’une représentation théâtrale eut lieu à Paris en 1640 en ce jour anniversaire de la mort de Jésus-Christ. En fait, la saison théâtrale allait généralement « du lundi de Quasimodo d’une année jusqu’au vendredi précédant le dimanche de la Passion de l’autre 17 ». La saison 1639-1640 était donc du 2 mai 1639 jusqu’au 30 mars 1640 ; celle de 1640-1641 était du 16 avril 1640 jusqu’au 22 mars 1641. Cela signifie qu’en 1640, il y avait une interruption des spectacles du 31 mars jusqu’au 15 avril. Cette pause permit l’observance religieuse et donna aux troupes l’occasion d’embaucher de nouveaux comédiens ou de renouveler des contrats 18 . Par conséquent, il est très douteux que Chapelain ait pu assister à une représentation théâtrale à Paris le 6 avril. Deierkauf-Holsboer affirme que Chapelain était « sur le point » 19 d’assister à cette pièce, ce qui laisse entendre que la représentation eut lieu peut-être plus tard. Dans ce scénario, Chapelain assista aux offices du Vendredi saint en allant voir Zénobie et répondit à la lettre de Maynard après avoir fait ses dévotions. La représentation aurait eu lieu peu après le 6 avril. Cependant, cette interprétation ne change rien au fait que la saison théâtrale fut fermée jusqu’au 15 avril. D’ailleurs, il est très peu probable que Chapelain se soit contenté de mentionner la tragédie Zénobie sans faire de commentaires sur l’identité de l’auteur. Tout aussi significative est la lettre que Chapelain avait écrite au marquis de Montausier un mois plus tôt, dans laquelle il déclarait : L’abbé d’Aubignac ne prêche plus et fait des sujets de ballet et des règles pour la comédie. Il compose maintenant un traité qu’il nomme la Pratique du théâtre que le s r de la Mesnardière attend impatiemment afin de faire contre, de quoi je me réjouis pour ce que cela sera délectable, et peut-être utile aussi 20 . Dans cette lettre, d’Aubignac n’est pas qualifié de dramaturge. Et dans une lettre écrite à l’abbé lui-même, datée du 28 juin 1640, Chapelain ne 16 Tamizey de Larroque, Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 598, note 2. Il s’agit de Charles Joseph Marty-Laveaux (1823-1899), historien de la littérature et grammairien français. 17 Christopher Gossip, Samuel Chappuzeau. Le Théâtre françois, éd. C. J. Gossip, Tübingen, Narr Verlag, 2009, p. 104, note 124. 18 Voir C. J. Gossip, An Introduction to French Classical Tragedy, Totowa, N. J., Barnes and Noble Books, 1981, p. 43. 19 Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l‘Hôtel de Bourgogne, t. II, p. 29. 20 Chapelain, lettre au marquis de Montausier du 8 mars 1640, dans Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 581-582. Bernard J. Bourque PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 158 mentionna pas avoir assisté à une représentation de Zénobie. Il s’agit plutôt d’une réponse à une lettre de d’Aubignac dans laquelle l’abbé avait demandé des assurances de l’amitié de Chapelain 21 . La paternité de la pièce par d’Aubignac aurait été bien connue de Chapelain, qui était « en grande faveur auprès de Richelieu 22 ». Est-il possible que Chapelain ait assisté à une lecture ou à une représentation privée de la pièce ? On peut en douter, car le dramaturge, qui aurait probablement été présent à l’événement, n’est pas mentionné, ni le lieu exact de cette réunion d’ailleurs. Revenons à la lettre de Chapelain du 6 avril 1640. Pourquoi mentionner Zénobie comme lieu de destination ? L’emploi de la locution « aller à », suivie du nom d’une pièce de théâtre, est une façon inhabituelle de communiquer l’action d’assister à une représentation. Notons aussi que Tamizey de Larroque ne met pas le mot « Zénobie » en italique dans la lettre de Chapelain, renforçant peut-être son manque de confiance à l’égard de la référence à l’œuvre de d’Aubignac 23 . Cela contraste avec le titre des pièces de théâtre et des ouvrages mentionnés dans les autres lettres de l’ouvrage. Pour toutes les raisons données ci-dessus, la prémisse selon laquelle Chapelain parle d’aller voir une pièce de théâtre est discutable. Il est plus probable que Chapelain assista à un rassemblement religieux pour commémorer le Vendredi saint et qu’il rentra suffisamment à l’avance pour répondre à la lettre de François de Maynard. Nous ignorons l’identité du « on » qui avait assuré Chapelain qu’il aurait suffisamment de temps pour écrire sa réponse en fin d’après-midi. Ce que nous pouvons dire avec certitude est que cette personne devait être au courant pour estimer la durée de l’événement en question. La locution faire sa dévotion/ ses dévotions signifie accomplir ses 21 Chapelain, lettre à l’abbé d’Aubignac du 28 juin 1640, dans Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 651-652. Le ton de cette réponse communique un certain agacement de la part de Chapelain à l’égard de la lettre de l’abbé : « Pardonnez à ce petit ressentiment que je ne vous pouvais dissimuler, ayant été touché en une partie trop sensible, et croyez, s’il vous plaît, à l’avenir, que je ne suis point votre ami depuis peu et que, quand j’ai mandé à M r Conrart que je vous estimais, je ne lui ai point dit une chose nouvelle. Vous faites, il y a longtemps, partie de ceux auxquels vous vous réjouissez que je vous associe. Ainsi je vous donne vous-même pour compagnon dans mon estime et par là vous voyez que vous avez grande raison de vous en réjouir, puisque je vous mets en la meilleure compagnie que vous pouviez souhaiter » (p. 651). 22 « Jean Chapelain », sur le site de l’Académie française. URL : www.academie-francaise.fr/ les-immortels/ jean-chapelain. Article consulté le 11 janvier 2024. 23 Nous rappelons que dans sa note de bas de page, l’éditeur demande : « S’agit-il, comme je le crois, de la Zénobie de l’abbé d’Aubignac, laquelle ne fut imprimée que sept ans plus tard (Paris, 1647, in-4 0 ) ? » (Tamizey de Larroque, Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 598, note 1). La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 159 devoirs religieux. La « dévotion » mentionnée dans la lettre serait donc de nature religieuse, et elle n’aurait rien à voir avec la tragédie de d’Aubignac, ni avec aucune autre pièce d’ailleurs. Dans sa lettre du 6 avril 1640, Chapelain parle d’avoir fait le « reste » de sa dévotion avant de rentrer, laissant entendre que son voyage à « Zénobie » n’était que la première partie de cette manifestation de piété. Au dix-septième siècle, il y avait un service de trois heures le Vendredi saint, de midi à quinze heures 24 , afin de méditer sur les sept dernières paroles de Jésus. Mais quel lien existe-t-il entre « Zénobie » et la commémoration catholique du Vendredi saint ? Bien qu’il y ait une sainte Zénobie 25 dans l’Église catholique, il n’y a aucun lien entre cette sainte et la France du dix-septième siècle. Il n’y a pas non plus de lien spécifique entre sainte Zénobie et les dévotions du Vendredi saint. Alors, où cela nous mène-t-il ? La locution « aller à » peut être suivie du nom d’un lieu sans l’utilisation d’un article défini ou indéfini, ce qui soulève la question : quel est cet endroit mystérieux appelé Zénobie ? Il ne s’agit pas d’une personne puisque la préposition « chez » n’est pas utilisée. Cependant, une recherche exhaustive n’a révélé aucun endroit (place, quartier, village, ville) nommé Zénobie en France au dix-septième siècle. Cette connaissance a conduit à une lecture du manuscrit des copies des lettres de Chapelain, transcrites par l’auteur lui-même, afin de déterminer si Tamizey de Larroque avait correctement identifié le mot en question. Le manuscrit numérique de ces copies, disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France 26 , révèle que la première lettre du mot peut être lue, en effet, comme un « z ». Les autres lettres sont, sans aucun doute, « e », « n », « o », « b », « i », « e ». 24 Hans J. Hillerbrand, « Vendredi saint », sur le site Encyclopædia Universalis. URL : www.universalis.fr/ encyclopedie/ vendredi-saint. Article consulté le 15 janvier 2024. 25 Il s’agit de la sœur de saint Zénobe de la ville d’Egée, ancienne province romaine située dans l’actuelle Turquie. Ils furent tous deux martyrisés en 285 sous l’empereur Dioclétien et le gouverneur Lysias. 26 Lettres et poésies de Jean Chapelain. Années 1639-1640, sur le site Gallica. URL : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ btv1b10090062t? rk=64378. Document consulté le 15 janvier 2024. La lettre se trouve aux pages 341-343. Les lettres de ce recueil, ainsi que celles des quatre autres recueils disponibles sur le site Gallica, sont des copies des lettres originales, transcrites par Chapelain lui-même. Bernard J. Bourque PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 160 Extrait de la lettre de Jean Chapelain à François de Maynard du 6 avril 1640. (Bibliothèque nationale de France) Le fait que Chapelain ne mentionna Zénobie qu’en passant suggère que Maynard avait une connaissance préalable du sujet et n’avait besoin d’aucune explication. Malheureusement, un survol des lettres qui furent publiées de Maynard ne révèle aucune allusion à Zénobie 27 . Par conséquent, nous nous retrouvons avec plus de questions que de réponses. Est-il possible que le nom de Zénobie soit utilisé métaphoriquement par Chapelain pour représenter un certain lieu ? Si c’est le cas, il s’agit d’une métaphore comprise par Maynard. Est-il possible qu’il s’agisse d’un monastère, par exemple, où Chapelain s’était rendu pour remplir ses obligations religieuses ? En général, une abbaye avait une église sur son territoire où le public pouvait assister à la messe et participer à d’autres observances religieuses. Or le mot « cénobie » signifiait autrefois une résidence de moines. Pour croire que « Cénobie » est le mot en question, il faudrait supposer que Chapelain avait mal transcrit cette partie de sa lettre : « Zénobie », plutôt que « Cénobie ». Cette théorie est certes tirée par les cheveux, mais il est également difficile de croire que Chapelain ait assisté à une pièce de théâtre au sujet d’une reine du monde antique en plein Vendredi saint (ou peu après) alors que la saison théâtrale était fermée. Notre question peut sembler triviale : la tragédie Zénobie a-t-elle été jouée pour la première fois en 1640 ou en 1645 ? Mais il y a une question plus importante en jeu ici, à savoir celle des erreurs potentielles qui se perpétuent en raison de l’acceptation de ce qui a été théorisé précédemment. Au fil du temps, la théorie devient un fait. À titre d’exemple, considérons la paternité souvent répétée de d’Aubignac de la tragédie Le Martyre de S te Catherine. Comme nous l’avons démontré dans un article publié en 2013 28 , la paternité 27 François de Maynard, Lettres du Président Maynard, Paris, Quinet, 1652. 28 Bernard J. Bourque, « La paternité du Martyre de S te Catherine (1649) », Papers on French Seventeenth Century Literature, XL, 78 (2013), p. 129-141. La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 161 de l’abbé de cette pièce est invraisemblable et il y a une forte accumulation de preuves que St. Germain, l’auteur du Grand Timoléon de Corinthe, en fut le créateur. Dans le présent article, nous avons présenté des éléments de preuve selon lesquels 1640 est une date improbable pour la première représentation de Zénobie. La théorie proposée à l’origine par Tamizey de Larroque a été généralement acceptée au fil des ans comme étant factuelle, alors qu’elle ne devrait être considérée que comme une pure conjecture, comme le suggère l’auteur lui-même : « S’agit-il, comme je le crois, de la Zénobie de l’abbé d’Aubignac, laquelle ne fut imprimée que sept ans plus tard (Paris, 1647, in- 4 0 ) 29 ? » *** La lettre de Chapelain du 6 avril est le seul élément de preuve à l’appui de la théorie selon laquelle Zénobie fut jouée pour la première fois en 1640. Elle constitue la seule source contemporaine indiquant que la pièce fut représentée sept ans avant sa publication. Cependant, la référence de Chapelain à la reine de Palmyre n’est pas une preuve irréfutable qu’il s’agit de la tragédie de d’Aubignac. En fait, il existe plusieurs raisons pour lesquelles cette théorie devrait être remise en question. Il y a sans doute des dix-septièmistes qui pourraient contribuer à cette discussion en contestant les arguments présentés dans cet article. De telles contributions seraient les bienvenues. La mystérieuse Zénobie « dont Chapelain parle avec tant de brièveté 30 » peut bien être à propos de la tragédie de d’Aubignac, mais nous en doutons fort. Nous espérons que les idées avancées dans cette étude encourageront d’autres chercheurs à se pencher davantage sur la question. Bibliographie Académie française, « Jean Chapelain », sur le site de l’Académie française. URL : www.academie-francaise.fr/ les-immortels/ jean-chapelain. Aubignac, François Hédelin, abbé d’, Zénobie. Tragédie. Où la vérité de l’histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du poème dramatique, Paris, Courbé, 1647 ; dans Abbé d’Aubignac, Pièces en prose, éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr Verlag, 2012. Bourque, Bernard J., « La paternité du Martyre de S te Catherine (1649) », Papers on French Seventeenth Century Literature, XL, 78 (2013), p. 129-141. Brooks, William, « Theatrical Success and the Chronology of Productions at the Hôtel de Bourgogne : New Evidence from Racine and Quinault », Theatre Survey, 30 (1989), p. 35-44. 29 Tamizey de Larroque, Les Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 598, note 1. 30 Ibid. Bernard J. Bourque PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 162 Chapelain, Jean, Lettres de Jean Chapelain, de l’Académie française, éd. Philippe Tamizey de Larroque, 2 volumes, Paris, Imprimerie Nationale, 1880-1883. — Lettres et poésies de Jean Chapelain. Années 1639-1640, sur le site Gallica. URL : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ btv1b10090062t? rk=64378. Chappuzeau, Samuel, Le Théâtre françois, éd. C. J. Gossip, Tübingen, Narr Verlag, 2009. Clément, Jean-Marie-Bernard et Laporte, Joseph de, Anecdotes dramatiques, 3 volumes, Paris, Duchesne, 1775. Deierkauf-Holsboer, S. Wilma, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, 2 volumes, Paris, Nizet, 1970. Gossip, C. J., An Introduction to French Classical Tragedy, Totowa, N. J., Barnes and Noble Books, 1981. Hillerbrand, Hans J., « Vendredi saint », sur le site Encyclopædia Universalis. URL : www.universalis.fr/ encyclopedie/ vendredi-saint. Lancaster, Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942. Léris, Antoine de, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, Jombert, 1763. Magnon, Jean, Zénobie, reine de Palmyre, Paris, Journel, 1660. Maynard, François de, Les Lettres du Président Maynard, Paris, Quinet, 1652. Montauban, Jacques Pousset de, Zénobie, reine d’Arménie, Paris, G. de Luine, 1653. Parfaict, François et Claude, Dictionnaire des théâtres de Paris, 7 volumes, Paris, Lambert, 1756. — Histoire du théâtre français, depuis son origine jusqu’à présent, 15 volumes, Paris, Morin, 1734-1749. Scherer, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964. Scudéry, Madeleine de, Les femmes illustres, ou Les harangues héroïques, Paris, Sommaville et Courbé, 1642 (première partie) ; Paris, Quinet et Sercy, 1644 (seconde partie).