Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0011
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2024
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« Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion dans la narration fictionnelle de l’âge baroque
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Laura Rescia
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PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion dans la narration fictionnelle de l’âge baroque L AURA R ESCIA U NIVERSITÉ DE T ORINO (I) 1. À l’occasion du bimillénaire de la mort d’Ovide, en 2017, les initiatives se sont multipliées pour célébrer le poète de Sulmona, en Europe comme en Italie, parmi lesquelles la réédition, due aux prestigieuses éditions de la Scuola Normale de Pise, d’un livre important de Gianpiero Rosati, paru pour la première fois en 1983 2 . À partir d’une lecture très fine et articulée de deux mythes apparentés, ceux de Narcisse et de Pygmalion, Rosati esquisse une fresque reliant toutes les narrations mythiques des Métamorphoses, pour affirmer la centralité du thème de l’illusion dans l’ouvrage ovidien. Dans son opinion, la question essentielle pour Ovide ne serait pas le désir, quand plutôt l’instabilité des apparences, qui constituerait le circuit thématique portant du poème, dont les deux mythes seraient emblématiques. Giorgio Agamben les avait déjà mis en rapport dans son essai sur l’amour fantasmatique, affirmant qu’ils partagent le mythème de l’illusion, dont ils sont pris au piège, se débattant pour chercher une solution au même dilemme : comment sortir de l’illusion, sans renoncer au désir, mais en trouvant une possibilité de jouissance 3 ? Par ailleurs, cette affinité n’est pas que le résultat de l’élaboration critique contemporaine : il est déjà possible de constater son émergence, en particulier dans la littérature française du XVII e siècle, où le syncrétisme des deux histoires mythiques se révèle fréquent et significatif. 1 Cet article reprend, avec des ajouts et des remaniements, une partie du chapitre V de notre essai Il mito di Narciso nella letteratura francese barocca (1580-1630), Alessandria, ed. dell’Orso, 1998, p. 83-94. 2 Gianpiero Rosati, Narciso e Pigmalione: illusione e spettacolo nelle « Metamorfosi » di Ovidio, Pisa, ed. Scuola Normale di Pisa, 2017 (1 ère éd. 1983). 3 Giorgio Agamben, Stanze. La parola e il fantasma nella cultura occidentale, Torino, Einaudi, 1977, p. 130-145. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 164 À partir d’un échantillon de la présence de ces deux héros ovidiens dans la narrative fictionnelle de l’époque baroque, nous voudrions ici démontrer que, loin de constituer un simple motif ornemental, dans deux romans français des trente premières années du siècle ils sont évoqués en stricte connexion l’un à l’autre, et que leur fonction dans le système narratif nous permet de les considérer en tant qu’éléments de l’imaginaire capables d’engendrer la morphogénèse de structures et objets narratifs profonds. Autrement dit, non seulement les romanciers pris en examen les considèrent comme des mythes apparentés, mais aussi ces figures mythiques démontrent de ne pas avoir perdu leur attribut de « machines mythologiques 4 », douées d’une force générative interne, une énergie transmise à la structure narrative du texte. Le mythos, entré dans le logos, ne serait pas inactif, même dans une dimension littéraire déritualisée, et continuerait donc à exprimer des questionnements significatifs 5 : grâce à leur présence, le lecteur serait sollicité à faire expérience du mythe, celui-ci n’étant pas une simple broderie de la narration, mais un mécanisme capable d’exprimer des conflits, comme nous le verrons, sans forcément offrir des solutions. Emblématiques de l’illusion amoureuse, et extrêmement exploités dans la littérature française de l’époque que nous continuons à appeler baroque, (1580-1630 environ), Narcisse et Pygmalion ont été évoqués par la critique dix-septièmiste beaucoup plus pour leurs composantes antithétiques que pour leurs similarités. Gisèle Mathieu-Castellani, prenant en examen la poésie lyrique entre 1570 et 1630, a parlé d’un Eros baroque, dont Pygmalion serait exemplaire, visé à la persuasion et au dépassement de l’illusion, opposé à l’Eros maniériste, dont Narcisse exprimerait l’essence en tant que héros de l’illusion. Pour soutenir son hypothèse, elle souligne les différentes attitudes de l’amant, ainsi que les différentes postures du locuteur dans les discours : L’Eros baroque diffère de l’Eros maniériste, car l’objet d’amour est le produit d’un « étayage » différent : l’amant baroque, Aubigné, Sponde, Beaujeu, se heurte à l’Autre, tout dissemblable, veut le posséder sans nier sa différence (…) Le poète-amant maniériste craint toute violence, qu’il fait rimer volontiers avec insolence, et qu’il souhaite vaincue par le silence. Incertain de lui-même et de son propre sexe, il est attiré par le même (…) l’effet Pygmalion travaille le discours baroque, qui veut croire et donner à croire. 4 Sur le concept de machine mythologique, voir Furio Jesi, Letteratura e Mito, Torino, Einaudi, 1968. 5 Nous partageons la position exprimée par Philippe Sellier dans son article « Qu’estce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, n. 55, 1984, p. 112-126, où il légitime la possibilité de parler de mythe en littérature, à partir des caractéristiques qu’il partage avec le mythe ethno-religieux, à savoir la saturation symbolique, le tour d’écrou et l’éclairage métaphysique. « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 165 Narcisse est le héros de la vaine semblance, du vano desio, de l’illusion qui triomphe du réel : « l’effet Narcisse » travaille le discours maniériste, qui s’attache à faire semblant, à proposer des simulacres, et s’éprend des ombres délicates 6 . Sans entrer dans la question, encore discutée, de la distinction entre maniérisme et baroque 7 , et en admettant la possibilité d’évoquer ces deux mythes comme spéculaires, nous voudrions remettre en question l’affirmation que Pygmalion conçoit le désir sans négation de la différence : comme nous le constaterons, aux yeux de l’époque prise en considération et dans le genre romanesque, les deux héros apparaissent beaucoup plus apparentés qu’antinomiques 8 . 2. L’influence des Métamorphoses sur l’art maniériste et baroque européenne est un phénomène bien connu et étudié : on a parlé d’une nouvelle aetas ovidiana pour les XVI e et XVII e siècles, quand, à partir des premières traductions vernaculaires en France 9 , le poème ovidien redevient un réservoir d’inspiration. La présence d’éléments mythologiques à l’intérieur de la narrative fictionnelle se fera pourtant problématique au fur et à mesure que le siècle avance, avec l’avènement du critère de vraisemblance, uni à la contestation du merveilleux païen faite au nom de la spiritualité chrétienne. On rappellera les mots de Boileau, qui dans sa doctrine du Classicisme admet les mythologismes uniquement dans les poèmes épiques ; D’un air plus grand encor la poésie épique, Dans le vaste récit d’une longue action, Se soutient par la fable, et vit de fiction. Là pour nous enchanter tout est mis en usage ; 6 Gisèle Mathieu-Castellani, « Vision baroque, vision manieriste », Etudes Epistémè, n. 9, printemps 2006, 33 ; URL : http: / / journals.openedition.org/ episteme/ 2515 ; cette distinction avait déjà été proposée dans l’article « Discours baroque et discours maniériste : Pygmalion et Narcisse », Questionnement du baroque, dir. A. Vermeylen, Louvain la Neuve, Collège Erasme, Bruxelles, éd. Nauwelaerts, 1986, p. 51-74. 7 Sur cette question, on se rapportera à Didier Souiller (dir.), Maniérisme et littérature, Paris, Orizon, 2013 ; Daniela Dalla Valle, qui a travaillé aux années 1980 sur cette problématique, y revient plus récemment dans son article « Strumenti e assimilazioni per “ampliare” il Secolo d’Oro. Barocco, manierismo », dans B. Innocenti (dir.), La Fortuna del Secolo d’Oro. Per Marco Lombardi, Firenze, UP, 2018, p. 17-25. 8 Par ailleurs, Mathieu-Castellani même nuance ses propos, en admettant que « on ne saurait cependant exclure la “mixité” d’œuvres qui semblent se partager entre ces deux postulations », cit., 50. 9 La première traduction française est notamment Le Grand Olympe, Lyon, Romain Morin libraire,1532. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 166 Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage. Chaque vertu devient une divinité. (…) Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur, La poésie est morte, ou rampe sans vigueur 10 . Suivant les genres littéraires, les mythes seront utilisés ou proscrits : pour ce qui est du roman baroque, bien qu’admis, l’emploi de la mythologie n’est pas simple à déchiffrer, comme le relevait déjà Molinié : (…) l’utilisation de la mythologie dans les romans de la première moitié du XVII e siècle n’obéit pas à des statuts simples ni fixes. Toujours attiré vers sa transformation en mythologisme, pour des raisons idéologiques et théoriques, le motif mythologique, en réalité, n’est ni malléable ni neutre. Il fait sauter les catégories, révèle des tentations permanentes et détermine les conditions d’une véritable délectation des ambiguïtés et des équivoques 11 . Si le roman, par définition même, naît à une époque de démythification, on ne pourra nier que, flexible et antidogmatique par vocation, il est capable de reconfigurer les structures mythologiques, les mettant au service de la narration : c’est ce que nous constaterons dans nos textes. 3. Dans la littérature française la connexion dont il est question ici remonte au Moyen-Âge : c’est notamment dans le Roman de la Rose, et plus précisément dans la deuxième partie du poème, attribuée à Jean de Meun, à l’intérieur d’une longue digression sur Pygmalion d’environ cinq cent vers, qu’on trouve une référence explicite à Narcisse, pendant la lamentation de Pygmalion sur l’impossibilité de vivre son désir : Si n’ain je pas trop folement Car se l’escriture ne ment, Maint ont plus folement amé. N’ama jadis au bois ramé, A la fonteine clere et pure Narcisus sa propre figure Quant cuida sa saif estanchier 12 ? 10 Nicolas Boileau, Art poétique, dans Oeuvres complètes, éd. Adam-Escal, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1966, Chant III, v. 160-165 ; v. 189-190 (p. 172-173). 11 Georges Molinié, « Mythologie et mythologisme dans les romans baroques », dans La Mythologie au XVII e siècle, Actes du XI e colloque du Centre Méridional de Rencontres sur le XVII e siècle, Marseille, Imprimerie Robert, 1982, p. 113-118, p. 118. 12 Guillaume de Lorris, Jean de Meun, Le Roman de la rose, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1965-75, 3 vol. v. 20843-49. « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 167 Il est curieux de constater que Pygmalion évoque Narcisse précisément en tant que mythe, appartenant au temps déshistoricisé du jadis. Le caractère pervers de l’amour pour une image ou une statue met les deux héros en correspondance directe, en tant que symboles du fol amour : cette tradition médiévale française est destinée à une longue continuation. Et c’est précisément sur ce point que leur parentèle se fonde, et plus précisément sur le fait que l’image ou la statue suffisent à soutenir leur désir : aucun des deux ne désire l’Autre, mais uniquement ce qui leur est semblable - l’un adore son reflet, l’autre s’adore dans ce qu’il a fait : le jeu d’amour est devenu solitaire 13 . Par ailleurs, la solitude et le refus de l’Autre sont ancrés dans leur propre configuration mythémique dès la narration ovidienne. Narcisse est un beau jeune, orgueilleux (« Sed fuit in tenera tam dura superbia forma 14 ») et indifférent à l’amour, responsable de la mort de la nymphe Echo, éprise du jeune mais qu’il dédaignait. Quand il se penche sur l’eau et découvre son reflet, il est d’abord convaincu qu’il s’agit d’un Autre : loin de se tarir, son désir s’intensifie après le moment de la reconnaissance. La tradition folklorique et mythique qui semble avoir été à la base de l’écriture ovidienne 15 , ne fait aucune place à la réaction du jeune après ce moment, alors que dans les Métamorphoses cette phase est cruciale : Iste ego sum ! sensi, nec me mea fallit imago; Uror amore mei, flammas moveoque feroque. (…) Quod cupio mecum est ; inopem me copia fecit 16 . La cause de la mort de Narcisse réside dans la continuation de l’amour pour son image après avoir pris conscience de son erreur, un élément souligné par le poète latin dans les Fastes : Tu quoque nomen habes cultos, Narcisse, per Hortos : Infelix, quod non alter et alter eras . Ce paradoxe est au centre de sa folie amoureuse, un labyrinthe obsessionnel, un piège mortel. 13 Maurizio Bettini, Narciso e le immagini gemelle, dans La maschera, il doppio, il ritratto, Bari, Laterza, 1992, p. 49. 14 Ovide, Métamorphoses, III, v. 354. 15 Cfr. Albert Wesselski, « Narcissos oder des Spiegelbild », Archiv Orientalni, 7, 1935, p. 37-45; Lancelot Patrick Wilkinson, Ovid recalled, Cambridge University Press, 1955; Louise Vinge, Narcissus theme in Western European Literature up to the Early 19th century, Gleerups, Lundt, 1967. 16 Ovide, cit, III, v. 463-466. 17 Ovide, Fastes, V, v. 225-226. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 168 Pour ce qui est de Pygmalion, la source la plus ancienne de son histoire serait à faire remonter à Philostéphanos de Cyrène et à son De Cypro, composé probablement au III e siècle av. J.-C., aujourd’hui perdue, mais dont parlent Clément d’Alexandrie et Arnobe 18 . Roi de Chypre tombé amoureux d’une statue de Venus, Pygmalion, comme le précise Arnobe, aveuglé dans sa raison et dans sa faculté de jugement, avait l’habitude de se conjoindre charnellement avec elle. Ovide 19 transforme le roi en artiste, qui a décidé de vivre en célibataire après avoir constaté la luxure et les vices des femmes cypriotes : Quas quia Pygmalion aevum per crimen agentis Viderat, offensus vitiis quae plurima menti Femineae natura dedit, sine coniuge caelebs Vivebat thalamique diu consorte carebat 20 . Il est l’« artefix 21 » de la statue, réalisée en ivoire, dont la blancheur symbolise la pureté et la perfection, et dont il tombe amoureux : elle est la projection de son idéal de l’Autre, et son désir s’exprime dans un rapport hallucinatoire mais charnel, longuement décrit par Ovide 22 : il lui donne des caresses et des baisers, lui offre des cadeaux, la agrémente de beaux vêtements, mais aussi la contemple nue : « Cuncta decent ; nec nuda minus formosa videtur 23 ». Cette poupée ne peut que correspondre à son fantasme érotique : en effet, il priera les Dieux de lui donner une femme, mais non pas n’importe laquelle : (…) “Si di dare cuncta potestis, Sit coniunx, opto” (non ausus “eburnea virgo” Dicere) Pygmalion “similis mea” dixit “eburnae” 24 . La connexion entre les deux mythes en Ovide se fait donc en raison de cet Autre illusoire et narcissique, l’altérité réelle ne pouvant pas les satisfaire, tous les deux étant plongés dans leur fantasme, un « processus obsessionnel de désir de l’image 25 ». Ce fol amour deviendra un amour « monstrueux » dans le premier de nos romans. 18 Clément d’Alexandrie, Protrepticum, IV, 57; Arnobe, Adversus nations, VI, 22, 3. 19 Ovide, Métamorphoses, X, v. 243-297. 20 Ivi, X, v. 243-246. 21 On se souviendra que Narcisse a été évoqué en tant qu’inventeur de la peinture par Leon Battista Alberti, Della pittura, éd. Mallé, Firenze, Sansoni, 1950, t. II, p. 77-78 ; à ce propos voir C.L. Baskin, « Echoing Narcissus in Alberti’s Della Pittura », Oxford Art Journal, vol. 16, n. 1, 1993, p. 25-33. 22 Ovide, cit., X, v. 254-269. 23 Ivi, X, v. 266. 24 Ivi, X, v. 274-276. 25 Agamben, cit., p. 98. (notre traduction) « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 169 4. C’est un bel ouvrage typiquement baroque que La Caritée ou la cyprienne amoureuse de Pierre de Caseneuve, un théologien toulousain épris de langues anciennes et féru de grammaire, qui ne se soustrait pas à la tentation de la narration amoureuse : son roman répond parfaitement à la nécessité de « tourisme romanesque » de l’époque, permettant à ses lecteurs d’amples voyages entre différentes terres et époques 26 . L’action principale se situe sous le règne de Pipin le Bref, et s’articule autour d’un amour contrasté, narration sur laquelle se greffent en abyme de nombreuses histoires secondaires. Dès l’incipit, le roman évoque implicitement Narcisse grâce au thème du reflet : on assiste au réveil de la protagoniste et à son habillement, pendant lequel elle contemple sa beauté au miroir. Le reflet est décrit comme possible rival de son amoureux Liriande : « si (…) il luy feut resté de l’amour pour quelqu’autre chose, elle eust peut-estre trouvé dans cette glace assez de feu pour devenir amoureuse de sa ressemblance qu’ell’y voioit representée 27 » ; plus tard, en se promenant dans le jardin de sa maison, elle étend sa main sur un narcisse, auquel elle adresse des mots tendres 28 . Ce début, où le mythe a une fonction carrément ornementale, ne reste pourtant pas isolé. À quelques pages de distance, une dispute théorique s’engage concernant la qualité de l’amour, entre Philémon et Ménandre, deux frères aimant respectivement une femme muette et une aveugle. Philémon l’emportera dans la querelle, grâce à des arguments qui reprennent la conception de la supériorité de la vue sur les autres sens, et qui mettent en évidence l’impossibilité d’aimer sans connaître - la connaissance se faisant exclusivement par la vue 29 : Car n’est-il pas vray, Menandre, que les hommes comm’ils ne peuvent estre cogneus sans estre veus, ne peuvent aussi estre aimez sans estre cogneus. (…) ainsi pauvre abusé ton amour doit estre mise au rang de ces monstres d’amour de Xerxez envers une Plane, & de Pigmalion envers une image, puisque comme eux tu aimes sans une raisonnable esperance de pouvoir estre aimé 30 . Le dialogue entre les deux frères s’articule autour de la Gestalt de l’objet du désir, soit-il imaginaire, concret ou reproduit dans une peinture ou une 26 Pour une description détaillée de l’intrigue, ainsi que pour les références bibliographiques, nous renvoyons à la fiche contenue dans F. Greiner (dir), Fiction narratives en prose de l’âge baroque. Répertoire analytique (1611-1623), Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 275-280. 27 Caseneuve, abbé Pierre de, Caritée ou la Cyprienne Amoureuse, Tolose, Dominique et Pierre Bosc, 1621, p. 3. 28 Ivi, p. 14. 29 Pour cet aspect voir Agamben, cit., p. 94-95. 30 Caseneuve, cit., p. 32-33. L’amour de Xerxes pour un platane est relaté par Hérodote, Histoires, VII, 27. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 170 statue. Le double est une catégorie de l’imaginaire à travers laquelle fonctionnent des mécanismes figuratifs, tels que le regard, le portrait, les masques et les miroirs ; les doppelgänger, matérialisation parfois monstrueuse de son propre côté obscur, impliquent toujours un miroir, réel ou virtuel, qui renvoie sa propre image ou celle de son désir. L’amour pour son image est ici évoqué en relation à Pygmalion, et non pas à Narcisse : l’époque baroque peut donc concevoir ce mythe lui attribuant la même folie du beau chasseur, et surtout posant le mythème de l’illusion comme étant commun aux deux héros. On sait que dans la narration ovidienne l’histoire de Pygmalion s’achève sur la récompense qu’il obtient grâce à sa prière à Vénus, qui transforme sa statue en femme réelle. Ce dénouement est dans ce roman totalement effacé : cette modification de la configuration mythique est significative de sa réception à cette époque, ainsi que de l’affinité qui est établie entre les deux, Pygmalion pouvant être utilisé à l’instar de Narcisse. L’histoire de Philémon et Ménandre est reprise et développée dans la suite du roman 31 : dans une longue histoire enchâssée le lecteur apprend les événements qui ont causé leur dispute théorique. Combattants pour la prise de Constantinople, ils rejoignirent Nicosie, où ils donnèrent preuve d’être de parfaits exemplaires de vaniteux, croyant que les louanges qu’on leur adressait démontraient leur capacité de séduire et d’enchaîner à jamais le cœur des jeunes filles. Deux sœurs, appelées Polixène et Mélisse, déjà promises à deux jeunes garçons, mais ambitieuses et visant toujours à accroître le nombre de leurs prétendants, réussirent à les attraire : « la bonne opinion que Philémon et Menandre avoient d’eux-mesmes, aveuglant leur esprit, ne leur permit pas de voir la tromperie dont elle trahyssoient leur affection et se persuadèrent qu’ils en étaient aiymez avec la plus véhemente passion qui se puisse imaginer 32 ». Les deux filles les persuadèrent même à changer de nom et d’identité, pour assumer celle de leurs fiancés. Le mythème du reflet est ici présent dans la duplicité de l’histoire d’amour, le thème du double se multipliant encore grâce à la présence de deux antagonistes. Les deux dupes devront faire face à la réalité dans une rencontre occasionnelle avec les fiancés de Polixène et Mélisse : après avoir fui un duel, ils seront abandonnés par les deux sœurs. Les garçons feront donc un serment réciproque, celui de n’aimer jamais plus que des femmes n’ayant jamais eu d’autres prétendants : les seules à remplir cette condition seront donc une sourde et une aveugle, un lien que le narrateur définit « une amour monstrueuse 33 ». 31 Ivi, p. 181-206. 32 Ivi, p. 188-189. 33 Ivi, p. 205. « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 171 Le thème de la double identité dans cette histoire n’est pas une simple répétition du stylème du double, si répandu à l’époque baroque, puisqu’il fait référence à deux différents niveaux : la vérité historique et le jeu de mystification dans laquelle les personnages sont plongés. Accepter de changer son nom et son identité - renoncer donc à soi-même - ne sera pas une stratégie utile pour réaliser le désir des deux frères, dont la psychologie, ainsi que celle de leurs aimantes, s’encadre parfaitement dans la personnalité narcissique 34 . La présence des deux mythes est aussi témoignée par la résolution finale, la liaison avec deux femmes privées d’une partie de leurs sens, un amour défini « monstrueux », un repli par rapport à la plénitude du rapport amoureux, un simulacre de rencontre avec l’Autre, les deux frères étant incapables d’instaurer une véritable relation amoureuse. Après cette histoire insérée, on revient à l’histoire-cadre, celle Caritée, plongée cette fois-ci dans une autre contemplation, celle du portrait du bienaimé, auquel elle adresse un discours plein de consonances avec celui du Narcisse ovidien à son image, avant de la reconnaissance 35 : Ie vous voy donc, mes delices, ie vous voy mes cheres amours, enfin vous voilà de retour et avec vous mon contentement et ma ioie : venez donc mon cher Liriandre, venez accoler vostre Caritee, et par un doux baiser luy rendre l’ame que vous aviez emportée avec vous. Mais quoy ? Il semble que vous mesprisiez cette douce semonce et que vous ne daignez pas bouger du lieu où vous estez 36 . Quand elle abandonne son « agréable tromperie » elle se réveille et retrouve la dimension du réel : Revenuë à soy elle se retrouva dans sa raison, la voila tout à coup aussi estonnée que celuy-la qui ayant possedé en songeant de grandes richesses, se trouve à son resveil aussi pauvre que devant 37 . Il s’agit du moment que suit l’illusion, la chute de la même, dans laquelle on retrouve l’écho de la considération de Narcisse : « inopem me copia fecit ». 34 Pour encadrer la notion psychanalitique de narcissisme cfr. Sigmund Freud, Œuvres complètes, dir. J. Laplanche, Paris, PUF, 1989-2010 ; vol. VI, Trois essais sur la vie sexuelle (1905) ; vol. X, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910) ; vol. XI, Totem et tabou (1912-13) ; vol XII, Pour introduire le narcissisme (1914) ; et l’élaboration de la notion par Béla Grunberger, Le narcissisme, Paris, Payot, 1972, qui postule l’idée que la personnalité narcissique ne fait que projecter son Idéal du Moi sur l’Autre, ce dernier n’étant qu’un miroir complaisant de cet Idéal. 35 « Quisquis es, huc exi ! Quid me, puer unice, fallis ? », Ovide, Métamorphoses, III, v. 454. 36 Caseneuve, Caritée, cit., p. 209. 37 Ivi, p. 211. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 172 Parsemée de renvois explicites et implicites à Narcisse et Pygmalion, cette histoire associe les deux mythes, en mettant en évidence le mythème de l’illusion qui les caractérise, et en soulignant l’échec auquel ils sont, tous les deux, destinés. 5. On donne à nostre Autheur un Ouvrage plus relevé, où l’on void des Histoires de Princes & de Princesses, c’est l’Orphize de Chrisante, Histoire Cyprienne, écrite sur le modele des Histoires Grecques 38 . Ainsi Sorel évoque ce roman à l’intérieur de sa Bibliothèque française : composé en 1625 et imprimé l’année suivante 39 , il contient une connexion entre Pygmalion et Narcisse, réélaborée de façon significative et singulière. Notamment Sorel sera un fustigateur des romans et des romanciers baroques : sa posture de moderne l’amène à condamner les inventions des Anciens tout comme l’emploi des mythes dans le discours romanesque. Pourtant, il maintient une certaine fascination envers nos deux héros, qui font leur apparition dans ce roman, dont le protagoniste Orphize, revenu d’un voyage à Chypre, relate ses aventures et des histoires cypriotes à ses amis, pendant six jours. Dans ce cadre sont insérées une série de nouvelles, appartenant à différents registres stylistiques, et dont les thèmes sont courants dans ce genre de narration : antagonismes politiques et sociaux, conflits d’amoureux, et même conflits entre dieux et mortels 40 . Un double circuit mythologique parcourt le roman : l’un, plus explicite, occupe le livre IV, dédié entièrement à l’histoire de Venus et Cupidon ; l’autre, plus implicite, est disséminé par plusieurs renvois cachés aux mythes, tissus dans les narrations secondaires. Dans le livre II on trouve l’histoire de Cenostrate, l’un des protagonistes de la narration-cadre, qui a conduit une vie libertine, culminant dans l’épisode ici narré. 38 Charles Sorel, La Bibliothèque françoise (1667), p. 396 ; éd. critique par F. D’Angelo et alia, Paris, Champion, 2015, p. 420. 39 Charles Sorel, L’Orphize de Chrysante, Paris, Toussainct du Bray, 1626. Nos citations se refèrent à l’editio princeps ; l’édition critique moderne du roman, qui a comparé les trois éditions (1626, 1633, 1637) est la suivante : Marcella Leopizzi, Olivier Roux (éds), Charles Sorel, L’Ingratitude punie. Histoire cyprienne où l’on voit les aventures d’Orphize, Classiques Garnier, Paris, 2022. 40 A l’heure actuelle, les seuls essais dédiés à ce roman sont Gabrielle Verdier, « “Tradition” and “Textuality” in a Baroque Romance : Charles Sorel’s L’Orphize de Chrysante », Kentucky Romance Quarterly, 26, 1979, p. 491-508 ; Marcella Leopizzi, Olivier Roux (éds), Introduction à L’Ingratitude punie, cit., p. 7-111. « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 173 Cenostrate est le roi de la Crète : marié avec Iris, fille du roi d’Egypte, il devient très tôt las de ce lien, et cherche des amantes, qu’il change souvent, sortant travesti de sa cour pour poursuivre ses projets lubriques. Pour justifier son comportement, il diffuse la rumeur de la stérilité d’Isis, qui pour l’instant n’a pas réussi à lui donner une descendance, malgré l’intervention des médecins. Le roi pense donc de la répudier pour se remarier avec la jeune Narcize, fille du roi d’Arcadie, dont il possède un portrait : son projet se transforme en décision au moment où il considère les avantages économiques que cette affaire lui apporterait. La luxure du roi est telle que, dans l’attente de rencontrer la jeune fille, il fait réaliser une statue en cire ressemblant au portrait de la princesse, qui devient l’objet de son désir : Il le fit jetter en cire au naturel, avec le corps revetu d’un habillement que Narcize avoit coutume de porter, et en cet estat il le fit mettre sur une chaire dans son cabinet, où il passoit tous les jours beaucoup de temps à le contempler, et à joindre sa bouche à la sienne, si bien qu’il le faloit souvent refaire, ses baisers en faisans tousjours fondre quelque partie 41 . De plus, un de ses Courtisans lui apprend qu’il existe à Crète une certaine Lyside, qui est tout à fait semblable à Narcize : le roi s’adonne donc à la fréquentation de cette jeune fille, partageant son temps entre le portrait, la statue et cette femme. Le jeu du double, devenu ici vertigineux, se propose à nouveau quand on découvrira que Lyside est enceinte au même temps que la reine Isis. Venue à connaissance de cette situation dès son arrivée à Crète, Narcize rebrousse chemin, non sans avoir promis sa vengeance à Cenostrate pour l’avoir injuriée. Une longue guerre éclate entre les royaumes d’Arcadie et de Crète, prolongée pendant douze ans. Entretemps les deux enfants de Cenostrate sont élevés ensemble, puisque le roi avait encore envie de voir le visage de Narcize dans celui de son fils ; et Iris accepte de ne pas distinguer l’un de l’autre. Mais le destin des deux enfants est tragique : l’un meurt des suites d’une chute de cheval, l’autre dans un combat militaire. Iris meurt de douleur, laissant le roi dans le deuil pour ces morts multiples. L’ironie sorélienne dont est parsemée la narration n’empêche pas aux renvois mythiques intra textuels de fonctionner et de structurer l’intrigue de façon significative. Le roi Cenostrate est présenté comme un homme volage : son caractère lui impose de changer d’objet d’amour assez rapidement, révélant son incapacité de se lier dans un rapport d’amour réciproque et réel ; sa quête continuelle d’un amour irréalisable est révélatrice du trait de l’amour de soi qui semble dominer son comportement : par ailleurs, dans un long dialogue, sa femme lui reprochera cette inconstance, représentée dans la posture dans 41 Sorel, L’Orphize, cit., p. 331-332. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 174 le mythe ovidien au moment où Narcisse plonge ses bras dans l’eau sans jamais pouvoir se rattraper : Inrita fallaci quotiens dedit oscula fonti ! In mediis quotiens visum captantia collum Bracchia mersit aquis, nec se deprendit in illis 42 ! Les trois femmes dont Cenostrate s’éprend ont des noms floraux, dont l’un est évidemment évocateur du mythe. La reproduction de l’image en statue et de la statue en jeune femme est un jeu de miroirs dans lequel s’insère l’évocation de Pygmalion. Mais la statue de Cenostrate est réalisée en cire : un particulier qui n’est pas tout simplement ironique, mais qui renvoie à une matière souple, modelable, instable, un élément qui rappelle la modification de l’Autre, le changement continuel témoignant de la volubilité du roi, à qui sa position de pouvoir lui permet une stratégie de mutation continuelle de l’objet d’amour. La double substitution (Iris avec Narcize, Narcize avec Lyside) est préliminaire à l’événement qui permettra la transformation de la situation de départ : la grossesse de deux femmes sera à la base de l’éviction de la troisième, la seule qui demeure stérile en tant qu’expulsée du lit conjugal avant même d’y arriver. Le reflet - le portrait, la statue et Lyside, et aussi la double descendance de Cénostrate (l’un des fils étant voulu surtout par rapport à sa ressemblance à la mère Lyside) - associé à l’illusion, explicitée dans le rapport avec les simulacres du réel, et à la stérilité, présente au début, puis transformée en mort de la descendance, rendent cet épisode une allégorèse du pouvoir royal qui, malgré ses privilèges, n’arrive pas à réaliser son désir : ici, encore une fois, Narcisse et Pygmalion sont ancrés à un destin où Eros, dans toutes ses déclinations vitales, est exclu. Le fol amour des deux héros ovidiens est repris et modifié dans les deux narrations baroques que nous avons considéré en fonction de la sensibilité de cette époque : ces mythes se démontrent encore vivants et actifs, l’un et l’autre ( mais aussi l’un est l’autre ) ancrés à un destin négatif, sans possibilité de sortir d’un impasse illusoire, à la recherche d’un Autre idéal, une tension qui trouvera dans la deuxième partie du siècle son incarnation la plus moderne dans un nouveau héros destinée lui-aussi à devenir un mythe, ce champion de l’inconstance que Molière rendra immortel et incomparable. 42 Ovide, Métamorphoses, III, v. 427-429.
