Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0012
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2024
51100
La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite : topos dramatique ou poétique tragique ?
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2024
Pierre-Éloi Moreau
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PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite : topos dramatique ou poétique tragique ? P IERRE -É LOI M OREAU Conçue comme une maladie physique et psychologique, la mélancolie est certes un thème majeur de l’écriture de Tristan L’Hermite : vivier d’images pour le poète et de péripéties pour le médecin, elle fournit à la littérature du temps une « matière vive » 1 . Or cette mélancolie, dans les tragédies tristaniennes, ne se pose plus (classiquement) comme une déraison, mais se présente encore (poétiquement) comme la raison même de l’intrigue, son principe régulateur : elle fait fonctionner la fable tragique et module les rapports entre les personnages, réclamant ainsi une étude partant du texte envisagé comme un monde cohérent et non seulement comme un reflet du temps. Faut-il en effet s’étonner de ce que les intrigues de trois pièces du répertoire dramatique tristanien, devant notamment leur réussite à cette cohérence esthétique et dramaturgique, présentent une même circularité fondée sur les effets symptomatiques d’une humeur biliaire ? La Mariane (1636-1637), La Mort de Sénèque (1644-1645) et Osman (1646-1656), rassemblées à l’occasion du concours de l’agrégation des Lettres en 2023, s’ouvrent chacune sur une vision macabre et s’achèvent par une mort, associée à une vision hallucinée (Hérode contemplant dans les nues Mariane qu’il vient de faire exécuter ; Néron poursuivi par des figures furieuses après avoir ordonné la mort de Sénèque ; la Fille du mufti prise d’une pulsion scopique ressuscitant l’image d’un Osman glorieux) 2 . Convoquer alors le motif mélancolique est 1 Véronique Adam, Images fanées et matières vives. Cinq études sur la poésie Louis XIII, Grenoble, ELLUG, 2003. 2 Nous donnons ici l’année de leur création suivie de celle de la première publication (posthume, dans le cas d’Osman, et assurée par les soins de Philippe Quinault). Les trois pièces seront référencées dans le corps du texte par les abréviations suivantes : LM (La Mariane), MS (La Mort de Sénèque) et Os (Osman), suivies de l’acte, en chiffre romain, de la scène, en chiffre arabe, et des numéros de vers cités quand il y a lieu. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 176 pourtant loin d’être original. D’une part, songes et visions animent couramment le théâtre de l’époque Richelieu, comme autant de motifs certes irréductibles à un symptôme de pathologie mélancolique et davantage à des fins spectaculaires et pathétiques qu’en raison d’une véritable poétique dramaturgique 3 . D’autre part, la mélancolie a trouvé un regain d’intérêt au tournant des XVI e et XVII e siècles, puisque le développement d’une lecture médicale d’inspiration galénique, aristotélicienne et hippocratique a confirmé la forte ambiguïté de sa définition et, partant, son potentiel poétique. Dans Les Tréteaux de Saturne, Patrick Dandrey opère le tour de force rhétorique de résumer le nœud que constitue cette affection, dont la complexité véritablement dramatique confine à l’intrigue étiologique, oscillant d’une impression psychologique à un désordre pathologique dont elle est l’expression, d’un malaise de l’âme à une maladie du corps dont ce malaise est le symptôme, mais dont il peut constituer aussi, dans un trouble rapport, la matière, s’il ne doit même en être tenu, par un retournement subtil, pour la cause 4 . Pour le dire autrement, on ne sait si le corps reproduit le trouble de l’âme (manifestation somatique d’un tempérament) ou si l’âme se fait le reflet d’un dérèglement de l’organisme (symptôme psychique d’une pathologie). En cette équivoque fondatrice d’une littérature inépuisable en rebondissements spéculatifs, Tristan adjoint à la célèbre dualité corps-âme le troisième terme de la parole, tant il est vrai qu’elle apparaît, en régime tragique, comme la principale modalité de réflexion des états psychiques ou physiques d’un personnage. Si Patrick Dandrey proposait ainsi de lire dans la tragi-comédie La Folie du Sage (1644) une « dramaturgie de la mélancolie », il s’agit désormais de se demander si cette formule ne s’applique pas aussi aux tragédies de Tristan, non seulement à partir des personnages manifestement mélancoliques, d’un point de vue médical ou psychologique, mais aussi et surtout à partir du L’édition utilisée est une réimpression des Tragédies, publiées en 2001 chez Honoré Champion (coll. « Champion classiques », série « Littératures », 2022). 3 Dans son étude L’Œuvre nocturne. Songe et représentation au XVII e siècle, Florence Dumora montre que le songe donne lieu à de multiples représentations poétiques mais aussi à une vaste exploration théorique, ce qui témoigne du poids anthropologique attribué au motif (Florence Dumora, L’Œuvre nocturne. Songe et représentation au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », n° 60, 2005). 4 Patrick Dandrey, Les Tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque, Paris, Klincksieck, coll. « Le génie de la mélancolie », 2003, p. 8. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 177 réseau métaphorique et rhétorique que suscite un tel motif 5 . P. Dandrey achève en effet son article sur la tragi-comédie de Tristan en remarquant : la mélancolie alors a rempli son contrat : elle a organisé la dramaturgie de part en part - logique des caractères et des comportements, création d’une intrigue par l’interdépendance des fureurs déclenchées réciproquement, résolution des problèmes et des méprises dans une thérapie théâtrale et médicale. La substance même de l’écriture lui doit beaucoup ; par métaphore, hyperbole ou quiproquo, l’humeur noire ne cesse de faire image dans le texte […] 6 . Le critique conclut alors sur un possible « jeu » de la part de Tristan qui maintient toujours ses personnages dans une certaine lucidité en laquelle ils achèvent leur parcours scénique. Si l’organisation mélancolique de la dramaturgie tristanienne est claire, comme on le verra, il semble toutefois que la proposition d’un « jeu » convienne moins aux figures tragiques de cet univers singulier. En effet, la chute d’Hérode et de Néron dans la folie, le suicide de la Fille du mufti, la mort d’Osman en un dernier combat (sans parvenir toutefois à effacer sa déchéance dans une ombre qu’il rejette sans cesse) renvoient à une mélancolie dramatique qui rendrait une autre couleur aux oripeaux de la mort tragique, tout en dessinant une vision du monde aux tons certes plutôt sombres mais ô combien féconds pour l’imagination et le divertissement du spectateur. En ce sens, l’enjeu qui se dessine n’est pas d’identifier un cas de pathologie médicale en chaque personnage dont le propos évoque un imaginaire mélancolique, ni d’envisager une nouvelle fois la contribution théorique ou historique de Tristan à l’étude de l’humeur noire, mais plutôt de comprendre la manière dont la tragédie tristanienne s’attache à déplier habilement le motif mélancolique à travers un réseau lexical et symbolique (la « noire » couleur n’étant pas le moindre de ses effets), de telle sorte qu’à l’imagination des personnages répond celle du dramaturge, pour que le spectateur décèle en chaque intrigue « les indices secrets de son tempérament » (LM I, 2, v. 62) 7 . En effet, si l’imagination représente encore dans la pensée du XVII e siècle le 5 Patrick Dandrey, « “La Folie du Sage” : une dramaturgie de la mélancolie », Cahiers Tristan L’Hermite, n° VIII [« Tristan et la mélancolie (1). Autour de La Folie du Sage »], 1986, p. 9-16. 6 Patrick Dandrey, « “La Folie du Sage” : une dramaturgie de la mélancolie », art. cit., p. 14. 7 Quant à l’attribution du possessif de « son tempérament », maintenons le doute : il s’agit en effet de quêter le tempérament du dramaturge (déterminant l’organisation de la tragédie par des motifs récurrents), du personnage (amenant sur scène des images rhétoriques singulières à son état pathologique ou moral) et du spectateur (recevant une hypothèse substantielle sur sa propre condition d’homme). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 178 pan extravagant, et, partant, déréglé de l’esprit humain, en ce qu’il s’éloigne ainsi de la nature harmonieusement réglée par la raison, elle semble bien former un des piliers de l’intrigue et de l’écriture tragiques chez Tristan 8 : le motif mélancolique ne concerne pas seulement un tempérament spécifique ou une pathologie médicalement attestée, selon une visée mimétique, mais se diffuse dans le discours des personnages et suscite une attitude tragique singulière, en une perspective poétique. On pourrait alors envisager la mélancolie comme le nœud principal de l’intrigue tristanienne et ce au plan rhétorique et stylistique comme et par conséquent au plan actantiel : sans se démarquer de l’efficacité dramatique de l’image présentée par le personnage, mais loin de ne dire qu’un goût baroque pour le spectaculaire, le recours au climat mélancolique au fil des tragédies gagne moins en fréquence thématique qu’en intensité rhétorique, au point de bâtir une structure qui, pour expérimentale qu’elle soit, pourrait bien former une authentique poétique tragique dont certains motifs verbaux seraient le véritable symptôme 9 . On distingue alors bien l’enjeu dramaturgique qui se dessine pour un théâtre français en pleine élaboration théorique, si l’on relit un propos ultérieur de Corneille dont le dialogue avec la doctrine aristotélicienne trouverait dans nos textes certaines prémisses tout autant qu’une subtile nuance : […] Les mœurs ne sont pas seulement le principe des actions, mais aussi du raisonnement. Un homme de bien agit et raisonne en homme de bien, un méchant agit et raisonne en méchant, et l’un et l’autre étale de diverses 8 L’imagination n’est tolérée qu’en tant que la guide le « génie » d’une part, et que la tempèrent l’imitation de la « Nature » ou le jugement d’autre part, comme peut notamment le rappeler René Rapin : « Cette élévation de génie, qui ne dépend ni de l’art, ni de l’étude, et qui est un don purement du ciel, doit être soutenue d’un grand sens et d’une grande vivacité. […] Comme le jugement sans génie est froid et languissant, le génie sans jugement est extravagant et aveugle. […] Car enfin, pour faire un poète accompli, il faut un tempérament d’esprit et d’imagination, de force et de douceur, de pénétration et de délicatesse, et il fait par-dessus toutes choses une souveraine éloquence, et une profonde capacité » (René Rapin, Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes [1675], Paris, Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », série « Littératures » [éd. de Pascale Thouvenin], 2011, I, 2, p. 346-349). 9 Pour prendre le terme en son sens médical. Alain Viala fonde ainsi l’originalité de Tristan sur la « cohérence très forte » de son œuvre entier, assurée par le « principe d’unité » qu’est « la mélancolie » : « L’œuvre module ses nuances consciemment, depuis les analyses physiologiques (des annotations sur les Plaintes d’Acante renvoient au médecin Du Laurens), jusqu’à la découverte que la vie intérieure a plus de puissance que la vie réelle » (Alain Viala, article « Tristan L’Hermite » du Dictionnaire des littératures de langue française dirigé par Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey, Paris, Bordas, 1984, p. 2342). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 179 maximes de morale suivant cette diverse habitude. C’est donc de ces maximes, que cette habitude produit, que la tragédie peut se passer, et non pas de l’habitude même, puisqu’elle est le principe des actions, et que les actions sont l’âme de la tragédie, où l’on ne doit parler qu’en agissant, et pour agir 10 . Si Tristan ne se prive pas d’émailler ses pièces de nombreuses maximes, c’est pourtant bien l’évolution de l’« habitude » (le mode d’action) du personnage, d’une part, et l’imprégnation mélancolique de son discours, d’autre part, qui font « l’âme de la tragédie », comme si les « mœurs » des personnages étaient précisément liées à leur état de figures tristaniennes et non à leur disposition morale propre 11 . De fait, classé parmi les anomalies de la nature, l’imaginaire mélancolique se rangeait de facto parmi les extravagances dramaturgiques qui dé-réglaient une intrigue proprement menée, malgré l’efficace captatio qu’elle permettait. Tristan réintroduirait donc cet imaginaire, non seulement comme source de spectaculaire, selon une atmosphère baroque, mais comme principe de régulation de son intrigue et de son verbe, selon un imaginaire propre. Déportant la bienséance interne d’un cadre extérieur (des personnages fidèles à leur état social, politique ou moral) à une logique intérieure (des personnages reliés à des ressorts propres à la tragédie tristanienne), la mélancolie se déplacerait chez Tristan du caractère (mos), déréglé dans sa nature, à l’attitude (habitus), réglée par la tragédie. Il s’agirait dès lors de prendre au sérieux une des premières rimes de La Mariane, où Hérode se tient prêt à narrer la vision la plus mélancolique Qui puisse devancer un accident tragique. (LM I, 2, v. 19-20) La signifiante ligature par la rime du motif mélancolique à un de ces « effets tragiques » qu’évoque La Mort de Sénèque (V, 1, v. 1436) peut nous amener à lire dans les trois tragédies le fonctionnement du tempérament mélancolique et des motifs qu’il suscite (visions, troubles de l’humeur) au sein de l’élaboration d’une poétique tragique qu’on a souvent lue, chez Tristan, comme plus expérimentale que théorique. L’on souhaitera en ce sens proposer une approche résolument stylistique de cette œuvre, postulant la singularité d’une écriture fondée sur un radical mélancolique commun aux divers personnages 10 Pierre Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique [1660], Paris, Flammarion, coll. « GF », 1999, p. 84. Nous soulignons. 11 L’« habitude » dont parle Corneille est, au sens étymologique, la manière d’être, l’état, l’attitude, mais peut aussi désigner la physionomie et la complexion du corps. Assumée par le discours, cette habitude recrée alors sur scène l’actio de l’orateur rhétorique en sa dimension dramatique, glissement qu’observe Marc Fumaroli dans son étude sur Corneille intitulée Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornélienne (Genève, Droz, 1990). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 180 du monde tristanien. Prenant appui sur le travail d’une optique de la mélancolie, nous verrons d’abord que les diverses formes que lui donne Tristan, entre songes et visions obsessionnelles, se traduisent autant par une pulsion scopique que par une diffusion du motif pathologique dans le discours tragique [1 ère partie - « Le trouble de l’image : d’optiques mélancoliques en choix dramaturgiques »]. Cette première étude se veut le prélude à un examen rhétorique des tragédies : en effet, ce sont à la fois l’intrigue et la parole des personnages qui se trouvent contaminées par le dérèglement humoral, pour donner lieu à un dispositif rhétorique affirmant la singularité de l’écriture tristanienne [2 e partie - « Le trouble du verbe : de la rhétorique mélancolique au dispositif tragique »]. Finalement, ce dispositif dramaturgique nous montrera que la tragédie tristanienne s’affirme avant tout comme un « poème dramatique » élargissant la plainte mélancolique du personnage à une vision du monde tragique [3 e partie- « Le trouble de l’âme : des modulations de la mélancolie à la psychomachie poétique »] 1 ère partie - Le trouble de l’image : d’optiques mélancoliques en choix dramaturgiques Qu’elle soit tempérament ou pathologie, la mélancolie est un outil dramatique d’une grande efficacité en ce qu’elle affecte d’abord son sujet de visions, déclinées dans nos tragédies à partir du modèle du songe, qui en est l’archétype spectaculaire. Proposant une esquisse de différenciation des « visions » tristaniennes, Jérôme Laubner remarquait déjà une dichotomie entre songe et vision intérieure, la seconde relevant du « versant diurne » du premier. Il précise ainsi combien ce trouble du regard et de l’image fait « peser une véritable menace sur la possibilité d’une juste appréhension du réel » et que cela rencontre le champ d’une lecture épistémique baroque où le tissu du monde est constamment fragilisé 12 . Il s’agirait ici de radicaliser cette typologie en précisant encore ses motifs, afin d’envisager, outre l’exploration d’une « scène intérieure » qui crée « un espace de partage avec le spectateur », une véritable poétique de la mélancolie en tant que tempérament tragique et pathologie verbale 13 . Dans cette tentative de parcourir les motifs employés par Tristan en ses tragédies, où l’on pourra souligner la position programmatique de La Mariane, il s’agira donc de cerner les premières nuances du 12 Jérôme Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, n° XXXIX [« Tristan et le regard »], 2017, p. 41-42. 13 Jérôme Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques”… », p. 42. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 181 monde tragique en lequel s’insère chacune des intrigues, tout en présentant le tremplin concret qu’est le ressort dramatique de la vision pour le dispositif verbal d’une pièce. L’évidence de l’humeur : les visions tristaniennes Tout d’abord, les différentes visions de l’univers tragique de Tristan se présentent moins sous le signe de la diversification que sous celui de la variation : autour de la constante de la manie, caractérisée par une manifestation immédiate et obsédante de l’image dans l’esprit et le discours du personnage, se déclinent les causes et les symptômes de chacune de ces pulsions scopiques dont on peut évoquer ici les figures. SONGE Hérode (le songe d’Aristobule) [LM I, 1] Sabine (la conjuration déjouée par Auguste) [MS III, 2] La Sultane sœur (la mort d’Osman) [Os I, 1] Osman (le chameau) [Os I, 3] VISION Folie Hérode (l’apothéose de Mariane) [LM V, 3] Néron (le triptyque spectral : une Érine infernale [Épicaris], un fantôme sanglant [Sénèque], des bour reaux inhumains [les conjurés] - en une vision suscitée par le récit du Centenier) [MS V, 4] La Fille du mufti (la vision finale d’Osman mort - en un déni de réalité où la victime (Osman) se transforme en bourreau et inversement : celle qui s’est vengée de vient alors à son tour persécutée) [Os V, 4] Mémoire Obsession portée par un devoir de mémoire Mariane (ses parents assassinés, « le vieux Hircane et [s]on frère meurtris ») [LM II, 1] Épicaris (Rome en flammes : « Ne nous souvient-il plus… ») [MS II, 2] Obsession pure / Aveuglement / Fantaisie 14 Hérode (Aristobule qui le hante à travers Mariane dans toute la pièce) [obsession] Osman (le portrait de la Fille du mufti évoqué en I, 3) [aveuglement] La Fille du mufti (la première vision qu’elle eut d’Osman, narrée en V, 3) [fantaisie] 14 Le terme est ici entendu en son sens classique, préféré au terme moderne de « fantasme ». Furetière fait de la fantaisie une puissance imaginative, mais aussi « la détermination de l’esprit à croire ou à vouloir les choses selon les impressions des sens », ou encore « ce qui est opposé à la raison, et signifie caprice, bizarrerie » Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 182 Outre les effets d’écho et de symétrie entre les pièces et leurs personnages, c’est un motif obsédant de l’œuvre tragique tristanien qui nous apparaît ici. On remarque en premier lieu que le récit des images immédiates ou rémanentes, sous la forme d’un songe ou d’un spectre, est mis dans la bouche d’un personnage essentiel à l’action (Hérode évoquant le songe qu’il a fait ou Mariane se rappelant le meurtre de ses parents ; Épicaris racontant son souvenir de Rome en flammes ; la Fille du mufti ressassant son immortel souvenir d’Osman triomphant). Cette mise en récit d’une image présente à l’esprit semble relayer d’un point de vue dramaturgique la tirade en hypotypose traditionnellement confiée à une utilité du théâtre ou à un confident (chez Tristan, la mort de Mariane est narrée par Narbal, la mort de Sénèque par le Centenier, la mort d’Osman par Mamud). En trouvant cette fois son objet dans l’intériorité du personnage, la reprise de ce procédé narratif et figuratif tend alors à représenter l’état d’âme des principaux actants. C’est en ce sens que l’on peut, en second lieu, décliner la typologie proposée plus haut, puisque si l’ombre obsédante flotte partout, l’écriture tragique de Tristan semble établir une différence nette entre le songe, clef de l’intrigue par apparition imposée et dérangeante - il suscite ce qu’on pourrait nommer une obsession hallucinatoire ; la vision, autre clef de l’intrigue mais plus directement soumise au regard (des yeux et de l’esprit) du spectateur par le récit qu’en fait le personnage qui en est au même moment saisi - on peut alors parler de performativité, puisqu’elle suscite une hypotypose éloquente qui contribue cette fois à l’actualisation de l’obsession ; le souvenir horrible, à l’origine de l’action des conjurés 15 - en ce sens, il s’agit d’une autre obsession (qui entrave moins l’action qu’elle ne la guide) qu’on peut comprendre comme le revers réaliste de la fantaisie ; enfin, le récit a posteriori de la mort du personnage principal de la tragédie, qui, de procédé dramatique topique, se fait ressort original dès lors qu’il déclenche une vision chez le personnage affaibli par ses passions. Cette typologie nous fait singulièrement quitter les simples effets physiques et médicaux de la pathologie mélancolique, concrètement observés chez Hérode puis tardivement révélés chez Néron pris de fureur, puisque l’optique désemparée caractérise divers personnages, qu’ils soient tyran, (Dictionnaire universel [1690], Paris, SNL - Le Robert, 1978, « Fantaisie »). Largement investi par l’imaginaire tristanien, le phénomène trouve une dimension inquiétante et proprement tragique chez la Fille du mufti. 15 Epicaris est ainsi galvanisée par son souvenir de Rome en flammes et Mariane est suspecte aux yeux d’Hérode puisqu’elle lui rappelle sans cesse le meurtre de ses parents dont il est coupable ; Osman semble faire exception, mais on peut considérer que l’offense faite par le sultan à la Fille du mufti crée en elle un souvenir qui se fait moteur de sa vengeance. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 183 conjuré, martyr ou confident. Or il nous semble que cette variation trouve son exposition dès l’ouverture de La Mariane : si la conversation d’Hérode et de Phérore (LM I, 2) déploie précisément une théorie des humeurs, elle oscille en réalité entre un exposé sérieux incitant à conserver une grille de lecture étiologique pour comprendre la tragédie, et une mise à distance sceptique de ce même exposé (d’ailleurs judicieusement placée dans la bouche du cas clinique qu’est le roi) invitant à lire autrement cette pathologie : Ces expositions ne me contentent guère, Ces principes communs ont des effets vulgaires […] Quoi qu’il en soit Phérore, écoute un peu le mien [de récit], N’importe qu’il promette, ou du mal ou du bien. (LM I, 2, v. 75-76 et 81-82) Coupant court (un peu tardivement néanmoins, après une soixantaine de vers) au propos de son frère, Hérode critique les « effets vulgaires » de ses « expositions » pour leur préférer ce qui deviendra des « effets tragiques » dans La Mort de Sénèque (MS V, 1, v. 1436), à savoir une mise en récit dramatique du songe (« écoute un peu le mien »), qui n’en attend pas une interprétation morale ni philosophique (« N’importe qu’il promette, ou du mal ou du bien »). En soulignant par la diérèse un terme qui renvoie heureusement à l’utilité des premières scènes d’une pièce de théâtre (« Ces expositions ne me contentent guère »), pour un propos qui semble plutôt avoir interrompu une action pourtant à peine (et magistralement) lancée, Tristan donne l’illusion d’alourdir son intrigue par un dialogue qui fait justement office d’exposition du caractère d’Hérode. De fait, il semble bien que le roi transforme cette conversation en débat platonicien où la doxa des « principes communs » exposés par Phérore trouve une double fonction : rafraîchir la mémoire du spectateur sur le potentiel psychique et physiologique de l’humeur, et susciter par ce décor de fond une attente à l’égard de la mise en dramaturgie nuancée qu’en propose Tristan dans sa pièce. La réplique d’Hérode trouve ainsi une signification à la fois rhétorique et stylistique. Rhétorique, d’abord, parce que le roi souligne l’originalité effrayante du songe reçu qui ne se réduit pas à un simple symptôme médical, dont il balaie les généralités par les formules « Quoi qu’il en soit » et « N’importe », dupliquant la double chute péjorative des hémistiches du vers 76 : « Ces principes communs ont des effets vulgaires ». Stylistique, ensuite, puisque la syllepse sur le terme « expositions », encore accentuée dans le vers par une double allitération en sifflantes et en dentales, éveille l’attention du spectateur, par ailleurs lui-même convoqué dans l’impératif « écoute un peu le mien », de telle sorte que le songe diffuse son caractère original à l’échelle entière d’une pièce qui promet un traitement spécifique des effets mélancoliques. Renouant Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 184 avec une construction rhétorique consistant à exposer des « principes communs » pour en mieux réfuter ou nuancer la teneur, Tristan fait donc de cette conversation initiale une scène de captatio benevolentiae où s’annonce le déploiement tragique de la mélancolie, en une mise en intrigue qui vise à consacrer tout ensemble sa maîtrise et son dépassement esthétique du motif. Les symptômes d’une poétique en élaboration : La Mariane, pièce protatique Le cas pathologique d’Hérode nous incite dès lors à entrer dans la vision tristanienne par La Mariane, pour mieux comprendre les implications dramatiques et dramaturgiques d’un modèle original de mélancolie. Si l’auteur dit de Panthée qu’il a voulu donner une « sœur » à sa première pièce, on peut certes aussi l’entendre pour la suite de sa production tragique afin de mieux lire le reste de la famille à l’image de cette aînée 16 . Il s’agira ainsi de voir que la mélancolie d’Hérode ne se réduit pas à une affection pathologique et que les « effets tragiques » (MS V, 1, v. 1436) qu’elle produit s’observent tant au plan de l’intrigue qu’à celui de la parole : si aux troubles de la vision sont liées les intermittences du cœur, aux équivoques de la parole sont liées les fantaisies de la manie - l’obsession d’Hérode pour sa femme permettant alors de cerner les enjeux tragiques du ressort mélancolique. - Le poids de l’obsession Première tragédie de Tristan, La Mariane semble être avant tout la pièce d’une conscience tourmentée. Ayant éliminé la famille régnante pour parvenir au trône, le roi Hérode en a cependant épousé une fille qui lui rappelle incessamment son crime en se refusant à lui ; cette pression mémorielle trouve en outre un écho onirique, puisque le roi est hanté par le spectre du frère de Mariane qu’il a assassiné. Le cri liminaire d’Hérode saisi par ce rêve se change alors en un chant de déploration qui file à travers toute la pièce et flotte en arrière-plan des conflits : le spectre s’incarne dans les discours et les personnages, tour à tour évoqué par Hérode (habité par sa mauvaise conscience et son attirance pour Mariane) et par Mariane elle-même (débordée par sa fidélité à la mémoire de sa famille). Le songe s’avère alors être l’image de la mauvaise conscience du roi, et le blason spirituel qu’il offre de Mariane en apothéose à la fin de la pièce (V, 3) correspond en fait au dévoilement de ce qui l’a obsédé tout au long de l’intrigue, à savoir Mariane et le spectre qu’elle lui rappelait - et qu’elle devient elle-même. Ne pouvant 16 Tristan L’Hermite, « Avertissement à qui lit », Panthée [1639], Les Tragédies, coll. « Champion classiques », série « Littératures », 2022, p. 152. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 185 plus désormais s’affranchir de sa mauvaise conscience en faisant de son épouse l’incarnation du reproche, Hérode se voit livré à une vision hallucinatoire qui se traduit par une nouvelle somatisation, comme pour le songe initial (en un encadrement d’ailleurs patent : l’exclamation initiale du roi « Mais quoi ? Le front me sue, et je suis hors d’haleine » [I, 1] se retrouve dans la réplique finale de Tharé : « La force lui défaut, et le teint lui pâlit, / Il est évanoui, portons-le sur un lit » [V, 3]) 17 . En ce sens, La Mariane identifie dès le premier essai tragique de son auteur une dramaturgie du clair-obscur, où les obsessions suscitent un espace autre : celui de l’ombre, intérieur d’une psychè tourmentée ou d’un corps mélancolique. Cette tragédie serait donc non seulement première mais encore liminaire et protatique, puisque fondatrice d’une poétique tristanienne. On remarque d’ailleurs que chaque titre de pièce ne désigne pas toujours le personnage principal de l’action, étant entendu que ce dernier est à chaque fois le plus spectaculaire parce que le plus troublé : Hérode, Néron et la Fille du mufti 18 . Le titre dramaturgique, en ce sens, évoquerait davantage la figure qui obsède le personnage principal (qui est moteur de l’action), tout en formant un perpétuel décor de fond (verbal et mental, et verbal parce que mental, comme de juste au théâtre) : la double figure de Mariane/ Aristobule pour Hérode 19 , celle de Sénèque pour Néron, celle d’Osman pour la Fille du mufti. Il s’agit donc moins du personnage principal de la tragédie (celui qui doit concentrer sur son caractère l’attention et les 17 C’est également l’hypothèse de Florent Libral : « Si l’apothéose de Mariane après sa mort (M, v. 1763-1770) semble sacraliser le personnage, elle pourrait n’être que l’illusion d’un Hérode au comble du mal noir : sa mélancolie érotique dégénèrerait alors en mélancolie religieuse, une forme maladive de superstition que les traités du XVII e siècle associent à des hallucinations délirantes, où apparaissent des êtres surnaturels » (Florent Libral, « Le Roi soleil aveuglé : d’une optique du politique dans La Mariane, La Mort de Sénèque, Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, hors-série Agrégation 2023, 2022, p. 152). Il se réfère lui-même à Robert Burton pour ses exemples. 18 Dans Osman, le sultan concentre seul véritablement, du début à la fin de l’action, l’attention du spectateur, tandis que l’avancée et le dénouement de la pièce en font progressivement un objet de fascination, tant pour les mutins que pour la Fille du mufti. Or cette dernière pourrait bien être la véritable héroïne de l’intrigue, l’ayant hantée de l’ouverture (le projet de mariage d’Osman et le portrait) au dénouement (sa mort sanglante sur le cadavre du sultan), et ayant mené l’action de conjuration à laquelle elle entrelace une passion qui la conduit à la mort. 19 Cette superposition des personnages est notamment développée par Véronique Adam dans un article intitulé « Le mythe de l’androgyne dans l’œuvre de Tristan L’Hermite » (Cahiers Tristan L’Hermite, n° XIX, 1997, p. 5-15), où cette possible identité fantasmatique du frère et de la sœur est proposée comme source de la mélancolie d’Hérode. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 186 émotions du spectateur) que de la figure poétique au cœur de l’intrigue (celle qui éclaire l’action et s’en fait le moteur par son attitude) : une voix spectrale (Mariane), une conscience morale (Sénèque), une image fascinante (Osman). Il est par ailleurs notable que la mort de ces trois personnages obsédants, suivie de la pulsion scopique et visionnaire des trois autres personnages qu’ils hantent, permet la fixation mythique, parce qu’hallucinatoire, de ces figures de morts tragiques - ce qui institue un spectacle efficace et une réelle cohérence dramatique (s’achevant ainsi sur une « pointe »). Dès lors, imprégnant l’action d’Hérode, la mélancolie infuse encore l’atmosphère de La Mariane toute entière et révèle la présence obsédante de figures en arrière-plan des discours. Le songe liminaire est à ce titre doublement prophétique ou protatique, annonçant d’emblée l’issue de l’actio du personnage (sa mort psychique) et celle de l’intrigue de la tragédie (la frénésie). Il n’est alors pas anodin que dans « le trouble de son âme » qui, au dénouement, « offusque sa raison » (LM V, 3, v. 1734), Hérode dénonce sa propre « bouche sanguinaire » (LM V, 2, v. 1593), en un amalgame rhétorique où prévaut la concinnitas frappante de l’image, puisqu’on retrouve le teint sanglant et la « bouche morte » du spectre entrevu initialement (« Il semblait […] que de sang meurtri tout son teint se couvrît, / Et sa bouche était morte encor qu’elle s’ouvrît », LM I, 2, v. 123-125) : la condamnation d’Aristobule, obsessionnellement redoublée dans celle de Mariane, se mêle donc au désir incessant du roi d’être uni à sa femme, vœu tragiquement réalisé dans une interversion des visages. De fait, en repoussant inconsciemment la vision macabre par la condamnation de la figure vivante qui la lui rappelle, Mariane, le roi entérine au contraire sa propre obsession : imprégné de sa hantise, il confond les visages et finit par endosser lui-même le masque sanglant du spectre (sa sentence de mort rend sa bouche « sanguinaire ») en voulant le conjurer - ironie et fatalité proprement tragiques où le personnage réalise le contraire de ce qu’il veut (héritage des intrigues antiques) et se trouve contaminé par sa propre confusion (création d’une intrigue mélancolique). Ainsi, la réponse de Soesme, condamné à tort comme complice du faux complot ourdi par Mariane, fait entendre des mots étonnamment proches de ceux d’Aristobule : « On répandra du sang qui doit crier vengeance » (LM III, 3, v. 1063) - ce second innocent persécuté par le furieux prolonge ainsi l’accusation de « l’ombre » et ravive la mauvaise conscience du roi entraîné dans une frénésie de condamnation et dont l’action trouve dès lors son sens dramatique non dans un caractère de tyran illustré par le personnage mais dans une complexion de mélancolique modulée par la tragédie. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 187 - La réversibilité des figures De la présence obsédante de figures tragiques découle leur entrelacement dramatique, cette confusion trouvant son origine en un magnétisme qui fait du roi un cas de mélancolie érotique avéré 20 . De fait, aimanté par sa femme, Hérode l’est de ce fait par le spectre à travers lequel il la retrouve, et l’on n’oublie pas que dans le récit du songe, il se dit interpellé par une voix qui dit précisément le nom de Mariane (en une première occurrence qui la relie donc d’emblée au fantôme et se trouve d’ailleurs soulignée par la diérèse) : Lorsqu’une voix plaintive a percé les ténèbres, Appelant MARIANE avec des tons funèbres. J’ai couru vers le lieu d’où le bruit s’épandait, Suivant dans ce transport l’Amour qui me guidait. (LM I, 3, v. 95-98) Évoquant déjà la mort à venir de la reine, cette voix aux « tons funèbres » hante Hérode comme son épouse puisqu’elle souligne pour chacun que Mariane n’est pas, sur scène, dans son vrai « lieu » ; si c’est bien le propos d’une tragédie de la grâce d’achever son intrigue sur un retour de l’âme au ciel qui l’a conçue (« ton origine vient des cieux », dit Sénèque à son âme, dans ses stances funèbres ; MS V, 1, v. 1426) comme cela semble advenir pour Mariane élevée au ciel à l’acte V, c’est bien le jeu d’une dramaturgie de la mélancolie que de semer le trouble dans l’esprit d’un Hérode en proie à la confuse impression que Mariane n’est pas, et dès le début de la pièce, à sa place auprès de lui. La justification convoquée par le roi pour expliquer son rêve en devient alors touchante d’impuissance : le vers « Suivant dans ce transport l’Amour qui me guidait » emploie en effet à la césure le terme « transport » en un double sens sentimental et physique, puisque l’élan de la passion transporte littéralement et magnétiquement le roi vers un autre « lieu » (littéral, dans le songe, comme psychique : le songe lui-même) où il rencontrera le visage terrifiant du spectre. Obsédé par sa passion, le monarque suit donc la voix macabre à cause du nom qu’elle prononce - ce qui se donne en outre comme un présage de mort puisque Hérode et Mariane sont tous les deux attirés par cette voix d’Aristobule 21 : le nom obsédant de 20 Jacques Ferrand, De la maladie d’amour ou Melancholie érotique. Discours curieux qui enseigne à cognoistre l’essence, les causes, les signes, & les remèdes de ce mal fantastique. Par Jacques Ferrand Agenois, Docteur en la Faculté de Medecine, Paris, Denis Moreau, 1623 (repris par les éditions Classiques Garnier, coll. « Textes de la Renaissance », n° 153, 2010). 21 Mariane est moins hantée par les figures sanglantes de ses parents que par leurs « pitoyables cris » (LM II, 1, v. 382) et « leur plainte » (v. 384). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 188 Mariane devient alors le véritable spectre qui hante le roi, en une imagerie tragique où la tension est avant tout portée par la parole 22 . En ce sens, de même que Mariane se fait image vivante du spectre, Aristobule s’impose inversement comme une figure fantomatique de l’épouse. En effet, les sentiments du roi face au spectre du jeune homme se troublent, comme le signale une réécriture du mythe ovidien d’Orphée dans le récit du songe (LM I, 3) 23 . Le « sentier en pente, abrupt, obscur, plongé dans les ténèbres épaisses » 24 que parcourt chez Ovide Orphée ramenant Eurydice à la surface de la terre est changé dans le récit d’Hérode en « un bois écarté / Où l’horreur habitait avec l’obscurité » (v. 93-94), décor tout aussi infernal, locus horribilis dans lequel retentit la voix du spectre. C’est du reste la seule manière par laquelle Hérode reconnaît ce dernier (« Je ne l’ai reconnu qu’à la voix seulement », v. 117), ce qui amène à penser que, dans l’esprit du roi qui déjà « forcène » (comme Néron à l’acte V de La Mort de Sénèque), le frère est une hypostase de la sœur. Furieux des imprécations du fantôme, le roi tente alors de riposter : À la fin j’ai levé le bras pour le frapper, Mais pensant de la main repousser cet outrage, Je n’ai trouvé que l’air au lieu de son visage. (LM I, 3, v. 134-136) Le réseau métonymique du « bras », de « la main » et du « visage » signale bien la fragmentation d’un personnage déstabilisé par cette vision. En outre, cette déstructuration de l’être prend place dans un autre réseau, sonore quant à lui, scandant de manière précise ce court échange gestuel entre le roi et le 22 Roland Barthes montre dans le Sur Racine la manière qu’a l’auteur de Bajazet de suspendre l’existence scénique (et, partant, physique) d’un personnage au seul mot d’un autre : « […] dans la tragédie on ne meurt jamais parce que l’on parle toujours. Et inversement, sortir de la scène, c’est pour le héros, d’une manière ou d’une autre, mourir : les sortez de Roxane à Bajazet sont des arrêts de mort, et ce mouvement est le modèle de toute une série d’issues où il suffit au bourreau de congédier ou d’éloigner sa proie pour la faire mourir […] » (Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1963, p. 18). 23 En 1639, Tristan convoque explicitement la figure du poète légendaire dans un poème de circonstance intitulé « L’Orphée », adressé à son ami Blaise Berthod, pièce où il récrit notamment la catabase désespérée de l’amant espérant retrouver Eurydice ; Alain Génetiot en propose une étude sous le titre évocateur « Harmonie et tragédie : le lyrisme mélancolique de “L’Orphée” », où il relève notamment que les paroles d’adieux d’Eurydice « sont structurées en une véritable tirade de tragédie riche d’émotions variées » (Cahiers Tristan L’Hermite, n° XXIII [« Tristan : poésie »], 2001, p. 23). 24 Ovide, Métamorphoses, X, 53-54 : « accliuis trames, / arduus, obscurus, caligine densus opaca » (nous traduisons). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 189 spectre (« fin » et « frapper », « bras » et « frapper » dans le premier vers ; « pensant » et « repousser » dans le deuxième ; « trouvé » et « visage » dans le troisième ; et l’unité sonore du / ou/ les relie en une même image avec « pour », « repousser », « outrage », « trouvé »). Le déploiement de ce petit tableau épique mène d’ailleurs à un effacement progressif des motifs, passant du « bras » à la « main » puis à « l’air », par lequel le roi est comme projeté dans un monde baroque où l’optique vacille. Or ces trois vers stylisés récrivent précisément le geste d’Orphée qui, s’étant retourné trop tôt vers Eurydice, tente de saisir son ombre qui fuit définitivement vers les enfers, tel du moins que le raconte Ovide : « et tendant les bras, luttant pour être saisi et pour la saisir, le malheureux n’embrasse que l’air qui s’évanouit » 25 . Il est remarquable qu’un même geste structure deux textes symétriquement antithétiques : Hérode tente de frapper un mort qu’il hait et jalouse là où Orphée tente d’embrasser une défunte qu’il adore et regrette. L’obsession du roi l’habite ainsi jusque dans ses gestes qui, inconscients, montrent que le spectre n’est pas une image morale du passé figée mais bien une figure du dispositif hallucinatoire dramatique mettant en scène un dérèglement de l’attitude et de l’optique. Ainsi, sous le fantôme apparaît l’épouse 26 . Il s’agit dès lors pour Tristan d’exposer cet entrelacement des figures dans l’esprit d’Hérode, confusion qui dit le sens tristanien de l’aporie tragique, dont le point culminant est sans doute cette permutation baroque des figures et des gestes qu’elles suscitent, exemplaire de l’ironie tragique telle que sait la manifester le tragédien : voulant chasser le spectre, Hérode fait le geste d’un amant mythologique tandis qu’à l’inverse, poussé à bout à l’acte suivant, il chasse sa femme « avecque violence », réalisant contre elle ce qu’il eût voulu faire contre le fantôme. Au demeurant, ce mouvement d’attirance et de répulsion envers Mariane, provoqué par l’amour et la jalousie, se situe au plan physique et fantaisiste du regard comme au plan verbal : le procédé discursif de la prosopopée, consistant à faire parler une image ou une figure par sa simple mention, se redouble dans le cadre de l’intrigue dès lors que toute mention de Mariane dans la bouche d’Hérode re-suscite (et ressuscite) le spectre d’Aristobule qui le hante. En effet, les « mots si fort injurieux » prononcés par Aristobule sont aussi ceux par lesquels sa sœur offense Hérode, en une invective qui n’est pas seulement verbale mais révèle toute une attitude imprécatoire, si l’on en croit 25 Ovide, Métamorphoses, X, 58-59 : « bracchiaque intendens prendique et prendere certans, / nil nisi cedentes infelix arripit auras » (nous traduisons). 26 Alain Génetiot poursuit son analyse du poème tristanien « L’Orphée » en remarquant que les effets somatiques de la passion chez le personnage (il perd sa voix) avaient été préparés dans La Mariane (« Harmonie et tragédie… », art. cit., p. 25-26). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 190 ces deux descriptions que produit Hérode des échanges qu’il a eus avec Aristobule puis Mariane : Ses propos dès l’abord ont été des injures, Des reproches sanglants, mais tout pleins d’impostures. Il a fait contre moi mille imprécations ; Il m’est venu charger de malédictions. (I, 3, v. 127-130) Ses yeux étincelaient d’une injuste colère, Et dans ces mouvements cruels et furieux, Elle m’a dit des mots si fort injurieux Que, ne pouvant souffrir une telle insolence, Enfin je l’ai chassée avecque violence. (II, 5, v. 674-678) Ainsi la manie d’Hérode, par la pratique du polyptote (injures/ injurieux) et de la variation synonymique et sonore (propos/ mots, impostures/ injuste), réactive-t-elle sans cesse l’imprécation du spectre à travers les injures essuyées. Du discours rapporté au personnage transposé, le roi relaierait alors le processus créateur du dramaturge tel que l’entendait Marc Fumaroli sous la formule de « polyphonie rhétorique » reprise par Emmanuelle Hénin dans une analyse de La Mariane : La création de personae fictae caractérise précisément le travail du dramaturge, compris comme « polyphonie rhétorique », puisqu’il donne voix à une série de dramatis personae, autant de types, d’images conservés dans les magasins de la mémoire et réactivés par la force de l’actio de l’acteur et de l’evidentia scénique. Mais l’acteur lui-même devient parfois cet orateur polyphonique, quand il utilise des figures qui créent un théâtre dans le théâtre en faisant apparaître des visions ou des personnages imaginaires : prosopopée, éthopée, hypotypose. Au théâtre, les personae fictae créées par le seul verbe de l’acteur s’opposent aux dramatis personae incarnées physiquement par lui ; mais comme les personnages du drame sont eux-mêmes faits de mots, il n’y a entre ces deux réalités qu’une différence de degré dans la visibilité et non de nature. 27 Il est clair que la « création de personae fictae », comme le propose Emmanuelle Hénin en reprenant la formule par laquelle Quintilien désignait 27 Emmanuelle Hénin, « “La tragédie est la lice des passions” : rhétorique et dramaturgie dans les monologues de Médée et d’Hérode (Corneille, Médée V, 2 ; Tristan, Mariane, V, 1) », in Béatrice Jakobs et Volker Kapp (dir.), Seelengespräche, Berlin, Duncker & Humblot, coll. « Schriften zur Literaturwissenschaft » n° 31, 2008, p. 133- 134. La formule de « polyphonie rhétorique » est empruntée à Marc Fumaroli (Héros et orateurs, op. cit., p. 301), qui évoque justement les personae fictae comme des personnages « possibles » inclus dans le plus réel personnage dramatique qui les suscite par sa réplique. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 191 le procédé rhétorique de la prosopopée, n’est pas explicite chez Hérode, puisque celui-ci n’établit pas de comparaison stricte entre Aristobule et sa sœur à partir des « mots si fort injurieux » de cette dernière 28 . Pour autant, l’identité quasi textuelle de l’attitude des deux antagonistes politique et domestique à son pouvoir révèle dans le rapport verbal qu’en fait le roi une véritable obsession par laquelle le songe parle incessamment à travers lui - on rejoint alors la « prosopopée » quintilienne, puisque le roi fait parler un autre personnage et suscite malgré lui la « polyphonie rhétorique ». Par ailleurs, Aristobule est par excellence le personnage du drame qui est « fait de mots », comme l’évoque Emmanuelle Hénin, tant par son existence dramatique que par sa manifestation auprès d’Hérode : il apparaît d’abord par sa voix (appelant Mariane) et se répand ensuite en « imprécations ». Cette parenté d’Aristobule et Mariane, à la fois génétique et rhétorique (de telle sorte que la seconde supplante même la première), constitue donc un Janus qui se donne surtout sous l’aspect d’une image tour à tour agressive et agréable pour un Hérode dont l’optique, en proie à ses passions, est déréglée, comme l’illustre cette description de Mariane : Il n’est point de rubis vermeils comme sa bouche, Qui mêle un esprit d’ambre à tout ce qu’elle touche, Et l’éclat de ses yeux veut que mes sentiments Les mettent pour le moins au rang des diamants. (LM I, 3, v. 275-278) Si ce blason manifeste la passion d’Hérode pour sa femme, on a pu voir que la fureur en renverse les topoï maniéristes à l’acte suivant : les « rubis vermeils » de la bouche de Mariane lancent des « mots fort injurieux » (II, 5, v. 676), « l’éclat de ses yeux » les fait « étincel[er] d’une injuste colère » (v. 674), et les « sentiments » du roi eux-mêmes se transforment en « violence » (v. 678). Or cet équilibre précaire, non tant des sentiments que du discours, où l’on voit que Tristan s’ingénie à manier les images poétiques et à révéler parfois leur réversibilité (en une perspective baroque qui affirme le vacillement des repères), trouve en réalité une origine dans une identification gémellaire revendiquée par Mariane elle-même dans une évocation de son frère aux vers 405 à 411. Ce portrait d’Aristobule, vantant « sa grâce, sa beauté, sa parole et son port », offre une proximité lexicale troublante avec les deux blasons de Mariane formulés par Hérode d’un bout à l’autre de la pièce, surtout lorsque le roi observe de Mariane que « sa grâce est augmentée ainsi que sa beauté » (LM V, 3, v. 1766) et loue « Et [s]es grandes vertus et [s]es rares beautés » (v. 1785). L’énumération initiale, presque répétitive en son rythme scandé (« Sa grâce, sa beauté, sa parole et son port »), prépare l’élancée maniériste des symétries physiques et poétiques aux vers 407-408, 28 Quintilien, Institution oratoire, IX, 2, 29. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 192 où l’identité des figures est soulignée par les doublets binaires et la mise en miroir du « il » et du « je ». C’est donc à nouveau un véritable blason que présente cette éthopée. Or, en faisant ainsi écho aux descriptions passionnées produites par Hérode, le portrait d’Aristobule par sa sœur est logiquement aussi affecté de son envers tragique : de même qu’Aristobule est un sosie de la beauté de Mariane, cette dernière propose ailleurs un discours qui est le sosie des injures du spectre au roi. Cette identité génétique et obsessionnelle se révèle donc productive au plan dramatique, en superposant les figures dans l’imagination du roi et dans les discours, comme au plan anthropologique, en soutenant l’hypothèse d’un monde incessamment réversible et déstabilisant : sous l’effet d’une mélancolie érotique, les dramatis personae que sont Mariane et Aristobule deviennent alors des personae fictae, tant il est vrai que l’imagination du royal maniaque remodèle les personnalités selon sa propre intrigue intérieure - de telle sorte que l’imaginaire fictionnel règle l’action tragique à partir de l’attitude optique du personnage. De ce fait, la « voix plaintive » aux « tons funèbres » qu’Hérode a entendue une première fois en songe le poursuit désormais incessamment à travers sa femme et « trouble son repos » à tous les niveaux - Aristobule inquiète sa conscience : Fantôme injurieux qui troubles mon repos, Ne renouvelle plus tes insolents propos (I, 1, v. 1-2) Mariane inquiète son ménage : La mort émoussera tous ces piquants propos, Qui, blessant mon honneur, traversent mon repos. (III, 2, v. 773-774) la Jalousie inquiète son amour : Ne m’importune plus, conseillère indiscrète, Infidèle espionne, et mauvaise interprète, Qui troubles mon repos en me troublant le sens. (V, 1, v. 1411-1413) et les trois figures inquiètent son pouvoir. Le mouvement de désir qui attire le roi vers son épouse le rapproche donc tragiquement de son juge et redouble sa passion, de telle sorte que la solution qu’il adopte, fuir le « spectre » (Aristobule) ou le « Dragon » (la Jalousie), correspond à fuir celle qu’il aime : l’aporie tragique prend ainsi appui sur une parole troublée et produit une reconnaissance paradoxale (voir le spectre derrière sa femme, et sa Jalousie obsessionnelle derrière ce Janus) où l’anagnorisis aristotélicienne ne concerne que le spectateur et non le personnage aveuglé par sa « manie ». En effet, dans le personnage d’Hérode, à la fois juge et partie, roi et amant, donc puissant et faible, victime d’un complot imaginaire et victime réelle de l’amour, la tension tragique atteint un point de complexité qui trouble le propre processus de reconnaissance du roi : le discours de ce dernier permet une identi- La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 193 fication stylistique de la figure qui se manifeste à lui (le spectateur reconnaît Mariane derrière son frère ou Aristobule derrière sa sœur) mais il ne la réalise pas lui-même sur le plan rhétorique (il ne s’adresse alternativement qu’à Mariane, au spectre ou à sa Jalousie, sans comprendre leur surimpression) ; il oscille dès lors de manière passionnée entre l’amour et l’accusation sans voir que, Prométhée mélancolique, il est enchaîné à une « roche » qui l’aveugle 29 . L’exemple de La Mariane manifeste ainsi l’importance du lien entre pulsion scopique et discours tragique, et montre bien comment la complexion mélancolique imprègne l’attitude optique. L’échange imaginaire entre le personnage recréant une figure qui l’habite et le dramaturge suscitant un être qu’il compose permet alors une mise en abyme où c’est moins l’action évidente qui compte que le déploiement d’une parole polysémique et imagée. Or l’image étant une production rhétorique - du dramaturge écrivant et du personnage agissant -, c’est selon un fonctionnement proprement verbal qu’il s’agira de poursuivre cette étude pour entrer dans le dispositif initié par La Mariane, en lequel l’optique mélancolique, de visuelle, se fait verbale. 2 e partie - Le trouble du verbe : de la rhétorique mélancolique au dispositif tragique Envisagée comme une maladie dramatique et rhétorique, la mélancolie emprunte certes son lexique aux discours médicaux du temps, qui rivalisent de lyrisme sur le sujet. Or Tristan L’Hermite fait encore le choix d’en imprégner ses tragédies, de telle sorte que les trois intrigues de La Mariane, de La Mort de Sénèque et d’Osman semblent s’être façonnées autour d’une pathologie qui s’avère bientôt tourner en un tempérament propre aux personnages, tant l’enjeu dramatique paraît se déplacer du plan de l’action vers celui de la parole. L’ombre flottant partout en cette dramaturgie du clair-obscur, elle affecte en effet jusqu’au discours des personnages en se faisant image rhétorique, de telle sorte que la mélancolie ne caractérise pas seulement les cas pathologiques déjà avérés mais explique encore les figures tragiques ainsi révélées. Cet écart voulu par rapport à une tradition théâtrale mimétique (mettre en scène un caractère connu - mos - à des fins didactiques) devient création résolue d’un modèle rhétorique original (rendre compte d’une attitude singulière - habitus - à des fins esthétiques), tant il est vrai que la voix de la mélancolie se fait entendre partout en une authentique prosopopée dramatique. En ce sens, Tristan nous éloigne tout autant d’une simple assimi- 29 C’est ainsi que Salomé désigne Mariane dédaignant les faveurs du roi (LM I, 3, v. 268). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 194 lation de la topique mélancolique à un excès baroque que de la réduction de l’esthétique baroque à un pur excès (qu’illustrerait alors cette déraison faussement marginale ou transgressive) puisque l’orientation résolument rhétorique de ce choix dramatique tend en effet à ressaisir un topos lexical au cœur même d’une figure théâtrale. Dès lors, la mélancolie fondant aussi son efficacité scénique sur une authentique présence verbale du personnage, elle rend compte, au-delà d’une simple désorientation de l’optique, de l’éthos chaotique de l’être humain en la figure tragique qui l’énonce. C’est ici le lieu, après avoir établi dans un premier temps le caractère programmatique de La Mariane en ce domaine, d’étudier les « effets tragiques » (MS V, 1, v. 1436) que permet cette modulation rhétorique de la mélancolie dans les trois pièces que nous voulions interroger. En effet, en tant qu’elle concerne un corps et suscite une typologie, la mélancolie donne lieu à un nuancier où se côtoient bile jaune, bile noire, échauffement cramoisi du sanguin ou pâleur du flegmatique. Ce jeu de variation ne pouvait alors manquer de rencontrer le poids symbolique de la couleur noire, associée à l’énigme ou à l’incompréhensible, à ce qui suscite la méfiance ou rend compte d’une dissimulation. Aussi pourrait-on entrer plus précisément dans le réseau rhétorique du clair-obscur par lequel l’ombre n’est plus simplement opposée au réel (comme image du hors-scène) ou au vivant (comme synonyme du spectre) mais représente une arrière-scène présente au cœur même du réel inquiétant (comme signe d’une parole faite de revers et de replis). De telle sorte que l’humeur, dont viennent la couleur noire et ses teintes sombres, ne demeure pas tant un thème omniprésent qu’elle ne devient un authentique ressort rhétorique et dramatique affiné d’une tragédie à l’autre et contribuant à la singularité du style tragique de Tristan. « La teinture est une vérité des profondeurs » 30 ou la rhétorique humorale - Dans l’ombre du pouvoir ou le trouble intérieur Principe régulateur des intrigues tragiques, la mélancolie impose tout d’abord un vocabulaire qui contamine le discours. On observe ainsi dans les tragédies tristaniennes que chaque acte d’opposition au pouvoir, suscitant ainsi la méfiance, est associé au noir, couleur topique du mal comme de la 30 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, p. 33. Le philosophe évoque une dialectique de la couleur (franche) et de la teinture (nuancée) pour proposer une approche oblique et toujours complexe d’un phénomène intérieur jamais uniforme (« On sent tout de suite que la couleur est une séduction des surfaces alors que la teinture est une vérité des profondeurs »). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 195 mélancolie 31 . De la même manière, le complot comme la méfiance sont désignés de manière récurrente comme un « poison », dont Ariste dans La Folie du Sage dit aussi qu’il est une « matière noire » 32 . Or aux troubles de la parole sont liées les intermittences de la passion : la noirceur révèle moins la perfidie de celui qui en est accusé que le trouble mélancolique de celui qui l’en accuse. Au dispositif dramatique insistant sur l’inadéquation des passions de l’âme et de la réalité correspond donc cette couleur noire, dont l’ombre est la teinte dramatique, de telle sorte que Jérôme Laubner peut parler d’une « intériorisation de la fatalité » du fait de « l’importance prise par […] les dérèglements physiologiques 33 ». Au dispositif hallucinatoire régi par des « visions » correspond ainsi un dispositif rhétorique constitué de termes chroniques. Ces derniers révèlent à la fois la structure de l’espace tragique, entre scène agonistique et arrière-scène fantasmatique, et l’ambivalence de la parole dramatique, entre ressort impuissant à établir une communication et modalité d’expression de l’être profond. Si l’on pouvait voir en effet que des figures spectrales hantent les personnages principaux 34 , on peut encore se rappeler que le terme d’« ombre » (comme l’« esprit ») est un synonyme de « spectre » à l’époque classique : cet usage rhétorique tend donc à souligner que la « noire action » est intériorisée sous la forme d’une image obsédante mais aussi que toute mention adjacente d’un des termes susdits (ombre, spectre ou esprit) pourrait bien rendre compte d’une métaphore obsédante qui placerait le monde tristanien sous le signe d’un désordre de l’esprit. Aussi Furetière cite-t-il précisément un des premiers vers de La Mariane, dans son Dictionnaire de 1690, pour appuyer sa définition de l’ombre comme ce qui « se dit aussi d’une pleine obscurité, telle que celle de la nuit » : « Va dans l’ombre éternelle, ombre pleine d’envie » (LM, v. 3) - le lexicographe ne précise pas pourtant auquel des deux emplois se rapporte sa définition, le doublet formant d’ailleurs une belle antanaclase dont Tristan sait tirer profit. De fait, en déployant précisément un vaste spectre des sens du terme 31 Dans La Mariane, par exemple, la « noire intention » ou « noire perfidie » de la reine est ce qui régit le « noir attentat » qu’elle fomente (LM I, 3, v. 302 ; II, 6, v. 717 ; III, 2, v. 777). 32 Tristan L’Hermite, La Folie du sage (1644), III, 4, v. 864. Sabine instille par exemple chez Néron l’idée que Sénèque complote et que « ce dangereux poison s’entretient et sommeille » (MS I, 1, v. 17) ou qu’à tout instant « quelque nouveau poison va couler de [l]a langue » du philosophe (MS I, 1, v. 170). 33 Jérôme Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” », art. cit., p. 53. 34 Nous renvoyons à notre première partie sur le traitement tristanien de la mélancolie, intitulée « Le trouble de l’image : d’optiques mélancoliques en choix dramaturgiques ». Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 196 « ombre » tels que désignés par Furetière 35 , le poète dramatique s’attache ainsi à réunir ces différents sens en un même réseau baroque où le vacillement des apparences se pose comme règle épistémique de fonctionnement du monde tragique. Les ombres renvoient alors aux visions intérieures et aux fantaisies des personnages, en un réseau de figures construites par une imagination affectée d’une vision spectrale (Hérode, dans La Mariane) ou sujette à une préscience funèbre (Sabine, dans La Mort de Sénèque, et la Sultane sœur, dans Osman), idéalisant la réalité (la Fille du mufti, dans Osman) ou en restant à jamais hantée (Mariane, dans la pièce éponyme, ainsi qu’Epicaris, dans La Mort de Sénèque). Aussi l’ombre est-elle à la couleur symbolique du noir ce que la vision hallucinatoire est à la réalité qu’on supposerait une et harmonieuse : un rapport de nuance s’établit, en lequel la surface uniforme de la couleur ou du monde, initialement attendue, se trouble en une teinte suggestive. En ce sens, si Hérode peut dire « Ma gloire n’est qu’un songe, et ma grandeur une ombre », c’est moins par renvoi topique à la vanité du pouvoir politique que parce qu’il doit ces qualités à une intervention de Mariane en sa faveur : Quand le Parthe inhumain prit Hyrcane et Phaselle, Je dus ma délivrance à son conseil fidèle. Sans cet insigne effet de sa secrète amour, Je perdais à la fois et le Sceptre et le jour. (LM I, 3, v. 283-286) En ces vers, il n’exprime pas tant l’inanité de son pouvoir que la véritable origine de son maintien : les mobiles de Mariane à l’extraire de cette situation sont certes mystérieux, le roi voulant les attribuer à une « secrète amour » redoublant par hyperbole la mention passionnée de l’« insigne effet », mais il reste qu’y sont suspendus à la fois son trône et sa vie (« et le Sceptre et le jour »). À ce titre, le réseau sonore sait réunir aux césures des vers 285-286 l’« effet » de la « secrète amour » et la formule « à la fois », annonçant l’effective perte du « Sceptre » et du « jour » dans la folie finale du roi, tandis que « Sceptre » reprend significativement l’adjectif « secrète », minant le pouvoir d’une présence obscure, et que la rime relie tragiquement « amour » et « jour », puisqu’Hérode ne vit que par son épouse. Dès lors, issue directe- 35 Antoine Furetière, Dictionnaire universel [1690], Paris, SNL - Le Robert, 1978, rubrique « Ombre ». On trouve par exemple les définitions suivantes du terme : « l’âme d’un mort » (« ombre pleine d’envie », LM, v. 3) ; ce qui « se dit figurément de ce qui est opposé à effectif, réel & corporel » (« Ma gloire n’est qu’un songe et ma grandeur une ombre », LM, v. 224) ; « ce qui est vain, qui passe, qui est peu solide » (Osman « n’est plus que l’ombre / De ce grand empereur qu’il fut auparavant », Os, v. 1246-1247) ; ou encore la vaine apparence (Osman refuse de sa sœur un « songe décevant / Dont la solidité n’est rien qu’ombre et que vent », Os, v. 371-372). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 197 ment de cette « mélancolie érotique », la folie finale du roi montre que son pouvoir ne repose que sur un « nom » spectral (« un songe », « une ombre ») qui, s’évanouissant quand il cherche à le saisir, le rend fou 36 . Cette méditation sur la vanité du pouvoir renvoie donc moins, par ces allusions, à une tournure sentencieuse du propos dramatique qu’à un ancrage mélancolique de la rhétorique tragique qui, rencontrant un écho auprès des deux cousins tragiques d’Hérode, quitte le topos dramatique pour devenir une métaphore obsédante : chacun à leur tour, Néron et Osman se trouvent désemparés par le même ressort du complot intérieur qui, de simple conjuration politique, se fait le prélude (pour Néron) ou la matérialisation (pour Osman) d’un espace intérieur obsédant, en sa double dimension dramatique et psychique. Le propos de Néron transpose ainsi celui d’Hérode dans le champ politique : En vain nos légions sur les bords de l’Euphrate Ont vaincu Vologèse et soumis Tiridate, Si les filles à Rome osent en trahison Venir m’assassiner jusque dans ma maison (MS III, 1, v. 723-726) Bien que cette réplique soit prononcée par un souverain confronté à une conspiration, un « indice secret de son tempérament [tragique] » (LM I, 2, v. 62) est encore semé à travers l’opposition spatiale des confins de l’Empire (« les bords de l’Euphrate ») et du lieu familier désigné en des termes domestiques plutôt qu’officiels (« ma maison », autrement dit le palais impérial). L’empereur ainsi déstabilisé frôle le burlesque, puisque l’on passe des frontières de l’Empire à la « maison », et d’ennemis prestigieux (Vologèse et Tiridate) aux « filles » de Rome ; mais on devine encore, à travers l’insulte manifeste à Epicaris, que c’est jusque dans sa « maison » psychique que Néron voit cette « nouvelle Alecton » (MS V, 3, v. 1727) venir l’« assassiner » : à l’éclat extérieur d’une victoire guerrière répond le trouble intérieur d’une accusation vainement étouffée, annonçant déjà l’« Erinne infernale » qui poursuit l’empereur à l’issue de la tragédie. Néron, dans un propos qui n’est certes ni humoral ni amoureux mais cette fois explicitement politique, se rapproche autant d’Hérode que le fait un Osman qui, également poursuivi de la menace intérieure des mutins dont il ne soupçonne pas qu’elle est doublée de la vengeance personnelle de la Fille du mufti, emploie le même vocabulaire que le roi de La Mariane pour dire sa chute : Aurais-tu [ô Fortune] pour Osman des outrages sans nombre ? Il est si fort changé que ce n’est plus que l’ombre De ce grand Empereur qu’il fut auparavant. (Os V, 1, v. 1245-1247) 36 On peut relire en ce sens la réécriture du mythe d’Orphée aux vers 134-136 de La Mariane (LM I, 3), que nous analysons dans le premier volet de notre étude. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 198 De la vanité du pouvoir, relevant d’une réflexion topique en régime tragique, on glisse à l’évanescence du personnage qui se trouve aussi « fort changé » qu’un Hérode au « teint tout pâle et les yeux égarés » lorsqu’il apprend la mort de Mariane (LM V, 3, v. 1665), ou qu’un Néron au récit de la mort de Sénèque (« César, à ce récit tu parais tout changé », MS V, 4, v. 1845). Au dénouement de chaque pièce, les troubles se rejoignent rhétoriquement pour dessiner une communauté de visages défaits par l’infortune, et réunis sous le signe de la confusion intérieure que Tristan, fût-ce par réflexe de poète en quête d’une image frappante, décrit sous une même crainte du noir complot et de la décomposition de soi. Le trouble intérieur rend alors vain l’éclat extérieur, et si cette fragilisation est ordinaire dans le cadre tragique, elle prend ici sens dans un discours médical où l’humeur suscite autant le trouble physique que la culpabilité morale. - Au cœur du personnage d’Hérode ou le démon Salomé De fait, la dimension politique rend manifeste le trouble intérieur du personnage, comme si le traitement de la tyrannie devenait prétexte à une plongée plus précise dans l’univers psychique et rhétorique de la figure tragique. C’est ce à quoi nous introduit la rime « rigueur/ cœur » qui trouve une récurrence chronique dans La Mariane (sept usages de la rime pour dixhuit mentions uniques de « rigueur »). Dans la première tragédie, l’usage galant et poétique du terme très classique de « rigueur » se transforme pour Hérode en une véritable métaphore de son obsession pour Mariane : l’amour est indissociable de la souffrance qu’elle exerce sur lui, à tel point que le « cœur » se trouve perdu lorsque la « rigueur » ne lui pèse pas. En témoignent ces vers prémonitoires d’Hérode contre son épouse : Ingrate, mon amour se transforme en furie ; Et déjà tous ses traits, qui sortent de mon cœur Se changent en serpents pour punir ta rigueur. (LM II, 4, v. 642-644) Le personnage étant entraîné par sa propre humeur, c’est sous l’effet rhétorique de l’apostrophe produisant une coupe lyrique, « Ingrate », que l’amour « se transforme en furie » - le vers condense même toute la dynamique de la pièce puisque c’est bien de « furie » que sera pris Hérode en condamnant Mariane, puis de « frénésie » à l’annonce de la mort de la jeune femme (en une circularité de la pièce où le célèbre monologue inaugural annonce non seulement l’issue de la pièce mais énonce encore son climat). Cette « transformation » de l’amour rappelle d’ailleurs une certaine energeia baroque en trouvant une application très concrète dans « ses traits » qui eux aussi « se changent en serpents », suscitant alors une image saisissante du furor amoureux. Par la structure maniériste des hémistiches très symé- La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 199 triques - « traits/ serpents » à la césure, « cœur/ rigueur » en guise de chute - , la métaphore évoque une contamination du réel par l’humeur : le « cœur » bouleversé par la « rigueur » produit l’image des « serpents » pour dire la fureur des « traits », en une psychomachie qui se fait éminemment performative. Or cette métamorphose stylistique de la parole tire moins ses images d’un vivier exogène et topique que du réseau rhétorique établi par l’intrigue elle-même et amorcé dès le cri liminaire d’Hérode sortant du sommeil - endogénie rhétorique qui reflète d’ailleurs le réflexe métaphorique des personnages puisque l’action tragique produit à l’échelle de l’intrigue les formules que l’humeur sécrète à l’échelle du personnage qui en ressent les effets. En outre, un véritable réseau lexical est à mettre au compte des « effets tragiques » de l’intrigue mélancolique, élargissant ainsi ses enjeux du plan de la réplique à celui des relations entre les personnages. Par exemple, les vers imprécatoires d’Hérode précédemment cités recoupent étonnamment la machination de Salomé qui voulait, par l’échanson, lancer au roi Un trait noir qui portant la tristesse et la crainte, Donne à l’âme crédule une mortelle atteinte, Trouble les sentiments, & fait qu’en un instant L’ardente amour se change en courroux éclatant. (LM II, 2, v. 539-542) La stratégie de Salomé consiste à raviver une humeur déjà présente : en évoquant le « trait noir […] portant la tristesse et la crainte », la sœur du roi rappelle plus spécifiquement une réplique de Phérore au cours de la conversation philosophico-médicale qu’il mène avec Hérode au sujet des sources et des effets des humeurs, puisque le frère du roi évoque justement « la mélancolie à la noire vapeur / Où se logent toujours la tristesse et la peur » (I, 2, v. 57-58). Cette reprise quasi textuelle du traité de Guillaume Rondelet, définissant la mélancolie comme « une folie, sans fièvre, mais mêlée de crainte et d’un triste abattement », établit ainsi un double écho à la fois intra et inter-textuel, pour souligner l’action parfaitement lucide et perverse de Salomé qui sait manipuler son frère par l’humeur 37 . Qu’elle soit alors désignée par Dina, la confidente de Mariane, comme un de ces « esprits méchants et curieux » (LM II, 1, v. 473) n’aura rien pour nous étonner, puisqu’elle convoque ainsi le sens fort de ce synonyme de l’ombre en désignant à la fois un personnage inquiétant et la noirceur morbide d’un « fantôme » insaisissable (LM I, 1, v. 1). De telle sorte que, saisi par cette manipulation, le roi 37 Guillaume Rondelet, Methodus curandorum omnium morborum corporis humani in tres libros distincta, Paris, Charles Macé, 1573, t. I, p. 108a : « desipientia sine febre cum timore et moestitia » (cité par Carine Luccioni, Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, Paris, Classiques Garnier, coll. « Lire le XVII e siècle », n° 17, p. 40). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 200 peut constater lui-même son enfermement dans un monologue ouvrant l’acte V par une duplication des termes phares de la mélancolie : Et par quelque sentier que mon penser s’adresse, J’y rencontre toujours la crainte ou la tristesse. (LM V, 1, v. 1427-1428 ; nous soulignons) Lucidité qu’il n’avait certes pas en chassant de sa chambre une épouse « ingrate », à laquelle il adresse pour finir ces vers dont l’ironie tragique est palpable après que l’on a entendu la stratégie de Salomé : Et s’il advient jamais que dans cette humeur noire, Tu lances quelque trait qui ternisse ma gloire, Je le repousserai d’un air qui fera foi Qu’on ne doit pas manquer de respect à son Roi. (LM II, 4, v. 649-652) Dans « ce grand aveuglement où chacun est pour soi » dont Molière exploitera magistralement le ridicule 38 , Hérode projette sur sa femme cette même « humeur noire » qui le rend illusoirement confiant en sa propre force à « repouss[er] » la menace imaginaire - ce qui le réduit ainsi à se réfugier derrière « un air » de pouvoir dont la double généralisation de part et d’autre du dernier vers souligne le caractère factice : « Qu’on ne doit pas manquer de respect à son Roi ». Que la menace de Mariane prenne pour son époux la forme d’un « trait », rappelant précisément celui que prépare Salomé et ceux qui « sortent [du] cœur » d’Hérode, achève alors de tisser le réseau mélancolique autour d’une rhétorique agonistique d’origine humorale. En se reconnaissant passible aux « traits » de Mariane, le roi, amant malheureux confronté à une « roche » (LM I, 3, v. 268) et se dissimulant désespérément derrière le masque du « Roi » confronté à un « on », révèle en fait que toute action de sa femme se change pour lui en « quelque trait », qu’il soit flèche d’amour - venu du cœur - ou pique perfide - preuve de rigueur. Dès lors, à partir d’une image topique (celle des « traits ») endossant progressivement une profondeur herméneutique, on peut recomposer un réseau dramatique qui fait quitter le simple cadre de l’action et complexifie les rapports entre les personnages tout en entrelaçant les discours 39 . En considérant ainsi que Salomé, dans l’ordre choisi de l’intrigue, attise l’humeur royale et suscite un tel discours aveuglé où les traits portés sont en 38 Molière, Le Misanthrope, III, 4, v. 968. 39 Dans la préface de Panthée, on découvre d’ailleurs que le changement des « traits » du fait d’un cœur agité fut observé par Tristan jusqu’en l’acteur Mondory : « Les changements de son visage semblent venir des mouvements de son cœur » (Tristan L’Hermite, « Avertissement à qui lit », Panthée, op. cit., p. 153). La somatisation dramaturgique (de l’acteur) tire son efficacité de son efficience sur le plan dramatique (du personnage). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 201 réalité d’ores et déjà assimilés par la victime, il apparaît de ce fait que la sœur du roi est le véritable « Démon diligent » (IV, 1, v. 1087) qu’Hérode croit voir veiller à la préservation de sa couronne. Désignant en fait cette maléfique conseillère adepte des malédictions (envers Mariane, aux vers 529-532) ou des machinations (envers l’Échanson, qui est « [s]a créature », au vers 543), ce démon se changera ensuite en « serpent » de Jalousie dans l’ultime monologue à double-entente que prononce le roi désemparé (V, 1), reprenant encore une métaphore par laquelle celui-ci désignait les traits qui, orientés en sous-main par Salomé, « sortent de [s]on cœur » pour punir Mariane (LM II, 4, v. 644). Le confident perfide dont Salomé reprend le modèle suscite donc une intrigue dans l’intrigue, puisque la sœur du roi se fait metteur en scène interne en exploitant l’humeur du roi à des fins machiavéliques, de telle sorte que le ressort mélancolique n’est plus seulement dramaturgique (il suscite une répétition plaisante d’images topiques) mais se fait authentiquement dramatique (la rhétorique est outil et symptôme de la stratégie de Salomé 40 ). Il n’est de cette manière pas anodin que la sœur d’Hérode « entre » à l’acte I, selon la didascalie, au moment même où le roi va commencer le récit d’un songe qui substituera aux « effets vulgaires » des humeurs exposées par Phérore une intrigue authentiquement tragique : Quoi qu’il en soit Phérore, écoute un peu le mien, N’importe qu’il promette, ou du mal ou du bien. Salomé entre. (LM I, 2, v. 81-82) Si cette réplique d’Hérode signale l’originalité de la pièce tristanienne dans son traitement de la mélancolie, la régie dramaturgique affine encore par la didascalie l’agencement tragique : à l’instant même où le personnage du roi fait entrer le thème médical topique dans les rouages d’une dramaturgie originale qui s’apprête à en sublimer les « indices secrets » (LM I, 2, v. 62), la perfide Salomé fait sa première apparition pour nouer à l’hallucination première du roi les ressorts du mensonge et de la manigance. Elle se trouve ainsi, en une attitude proprement rhétorique, liée à l’humeur par son actio - le plan scénique (elle apparaît pour entendre le songe et suscite l’intrigue mensongère) - et par son elocutio - le plan verbal (elle connaît les images proprement mélancoliques et les convoque pour intriguer). L’effet performatif de la réplique tragique est dès lors saisissant, suscitant à la fois une image rhétorique (le récit du songe) et une image dramatique (la dramatis persona de Salomé) en un double plan spectaculaire parfaitement huilé par le filtre mélancolique. 40 Dans la lignée de ces « artisans de l’illusion » dont parle Jacques Morel dans Jean Rotrou, dramaturge de l’ambiguïté, Paris, Armand Colin, 1968, p. 214. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 202 - Le mouvement d’humeur du stoïcien ou la véritable conversion de Sénèque Au demeurant, cette contamination tragique de l’intrigue et du discours par la mélancolie pourrait bien susciter une lecture renouvelée de La Mort de Sénèque. En effet, la rhétorique tragique semble y rendre les personnages équivoques et les placer ainsi dans un régime de l’instable caractéristique d’une conception mélancolique du monde. Le tempérament troublé se présente dès lors comme un possible inscrit dans l’être et révélé par le prisme de la contagion pathologique, dont rend notamment compte la rhétorique dramatique. Sabine fuit par exemple Sénèque comme un songe obsédant qui l’affecte physiquement : Mais le voici ce savant personnage. À son funeste abord je change de visage (MS I, 1, v. 165-166) 41 Jugeant le philosophe incapable de contenir « l’humeur qu’il a reçue » (MS I, 1, v. 118), l’épouse de Néron pourrait bien, sous sa haine visible, suggérer aussi au spectateur (et ce dès l’ouverture de la pièce) une lecture plus nuancée du philosophe, en suscitant comme une intrigue secondaire autour du futur martyr et converti de cette autre tragédie de la grâce qu’on a voulu lire en La Mort de Sénèque. On pourrait en effet interroger la figure du Stoïcien sous l’angle d’une « folie du sage », celle-là même qui mêle dans le personnage d’Ariste la défaillance humorale et la sagesse néo-stoïcienne, et dont le philosophe donne précisément « mille indices divers » (MS I, 1, v. 95), selon un double sens heuristique (l’indicium, une trace révélant une vérité) et médical (les « indices » permettent de saisir des symptômes et l’adjectif « divers » désigne encore à l’époque classique un caractère bizarre et fantasque) 42 . Il semble pour commencer que la chute de La Mort de Sénèque révèle un partage de la folie entre un Néron furieux et un Sénèque sage (d’autant plus sage qu’il se convertit au christianisme en un baptême sanglant). En effet, le philosophe ne laisse pas de perturber la lecture moralisée de son personnage au cours de 41 La Sultane sœur repoussera quant à elle le songe revenant (unique cas, dans le corpus tristanien, d’une réactivation du songe après sa première mention, qui témoigne donc de son rôle rhétorique accru dans cette dernière tragédie) par des mots similaires : « Songe plein de terreur, épouvantable histoire ! / Dont le funeste objet repasse en ma mémoire » (Os II, 1, v. 313-314). 42 Rappelons que La Mort de Sénèque et La Folie du Sage ont été créées la même année 1644, bien que la tragédie ait vraisemblablement vu le jour en premier (en janvier). Sans doute s’agissait-il de proposer en cette écriture simultanée les deux faces d’une même figure : le sage philosophe d’une part, d’aspect tragique et édifiant, et le sage mélancolique d’autre part, d’aspect plus ludique mais non moins instructif. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 203 la pièce : il ne dédaigne pas les flatteries courtisanes auprès de l’empereur 43 ; il se laisse affecter par l’injustice, hors du hiératisme stoïcien qu’il revendique, comme le montre le geste qui consiste à rejeter ses tablettes (signe de son aveuglement ou de son impuissance à l’égard de Néron) 44 ; Sénèque accapare encore la gloire de la mort en chassant sa femme par des termes singulièrement autoritaires et étonnamment proches de ceux de Néron, qui n’admettait pas davantage de réplique en lui refusant de se retirer de la cour à l’acte I (MS V, 1, v. 1591-1594 et 1599) ; le philosophe, enfin, montre à sa mort une « constance » dont la cohérence n’est pas flagrante, si l’on en croit la remarque de Sabine au récit du Centenier : « C’est mourir dans la pompe et dans la bonne odeur » (MS V, 4, v. 1794), venant à la fois interroger la valeur purement décorative de la longue description du riche intérieur de Sénèque et ironiser sur sa mort « en odeur de sainteté » - en un double niveau de lecture qui, en soulignant encore le lien de la rhétorique au bâti de l’intrigue, suscite un encadrement de la pièce par de suggestives répliques de Sabine (du sage débordant d’« humeur » à sa mort odorante) 45 . Toutefois, on peut encore mettre au crédit du philosophe la doctrine stoïcienne du sage délirant et, de ce fait, incompris du monde, de telle sorte que la faiblesse dont il est atteint pourrait n’être que pathologique, si l’on en croit la singulière parenté du trouble exprimé ailleurs par Ariste devant le roi : Le roi Mais vous n'avez-vous pas vu Palamède ? Ariste Non, Sire. 43 Stéphane Lojkine propose déjà une double lecture possible du personnage en rapprochant le frontispice de l’édition originale et l’épître dédicatoire au comte de Saint-Aignan (Stéphane Lojkine, « Construire Sénèque », in Nadine Kuperty-Tsur, Jean-Raymond Fanlo et Jérémie Foa [dir.], La construction de la personne dans le fait historique, 16 e -18 e siècles, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, coll. « Le temps de l’histoire », 2019, p. 183-220). 44 En un mouvement d’humeur, au sens à la fois courant et mélancolique du terme puisque c’est un geste d’Ariste lui-même, le bilieux de La Folie du Sage, face à l’injustice de la mort supposée de sa fille. 45 On peut entendre cette réplique en un double sens : la rancune de Sabine peut faire allusion à cette « odeur » du saint mourant et ainsi pointer par avance l’apothéose de Sénèque dans la suite du récit ; mais elle apparaît également comme une maxime dans la tradition du théâtre humaniste, venant frapper le spectateur de sa rhétorique sententiaire un instant détachée de l’intrigue, pour élargir la lecture à une certaine méditation. La question demeure néanmoins : à quelle méditation, spirituelle (la conversion d’un philosophe) ou existentielle (le trouble des passions), le spectateur est-il réellement appelé ? Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 204 Le roi Il vous cherche partout. Ariste Ses soins sont superflus. Je me cherche moi-même et ne me trouve plus. 46 puis par Sénèque devant l’empereur : Sénèque [à Néron] Mon jugement s’égare en ces biens superflus, Je m’y cherche moi-même et ne m’y trouve plus. (MS I, 2, v. 223-224) Cet auto-pastiche de Tristan, loin de n’être qu’un trait topique doublant l’expression d’un égarement du sage face à la politique mondaine, pourrait bien se révéler motif rhétorique affirmant explicitement la position d’un sage délirant, selon une tradition que rappelle Patrick Dandrey au sujet d’Ariste : L’ambivalence inhérente à l’imaginaire de la mélancolie, écartelé entre une ontologie des délires sans fièvre et une expression analogique de la dérive morale, aura de la sorte permis à Tristan de combiner le modèle stoïcien de la folie du sage, héros parfait inaccessible à toute autre faiblesse que pathologique, et le modèle tragique du héros moyen, dont la faute s’inscrit dans le contexte de méprise et d’illusion propres à la tragi-comédie, et que résout une reconnaissance (l’anagnorisis aristotélicienne) qui est à la fois dissipation de l’erreur et reprise de soi par le personnage égaré 47 . Or le cadre cette fois pleinement tragique, et non plus tragi-comique, de La Mort de Sénèque trouble la simple « dissipation de l’erreur », en laquelle s’abolirait toute fatalité. En effet, il ne s’agit plus de dire que Sénèque sauve son éthos de sage stoïcien par la « reconnaissance » d’un certain délire philosophique qui l’affecte, mais qu’il n’acquiert cette posture purement « pathologique » (donc moralement acceptable) qu’en tant qu’il transmet, au seuil de sa mort, son humeur à un autre personnage. Le suicide du philosophe, en germe dans le titre et courant ainsi tout au long de la tragédie, se donne en effet comme le point culminant de l’action tyrannique de Néron, de telle sorte qu’il s’agit moins d’une volontaire hémorragie mortelle que d’une « saignée » purgative qui transfère la noire mélancolie du maître à l’élève - doublant ainsi, pour le dire avec les mots de P. Dandrey, la « dérive morale » (la tyrannie) d’un « délire » réel (la « frénésie » finale de l’acte V). Le sang du philosophe, plein d’« humeur » selon Sabine, viendrait alors se substituer à 46 Tristan L’Hermite, La Folie du Sage (1644), III, 2, v. 698-700. 47 Patrick Dandrey, « La Folie du sage entre mélancolie et stoïcisme », Littérales, numéro spécial n° 3 [« Actualités de Tristan », J. Prévot (dir.), actes du colloque international des 22, 23 et 24 novembre 2001 tenus à l’Université Paris X - Nanterre], Nanterre, Centre des Sciences de la Littérature, 2003, p. 193-194. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 205 celui de Néron, si l’on en croit encore sa perfide compagne : « cette avide sangsue […] par le moyen de ses secrets ressorts / Te veut avec le sang ôter l’âme du corps » (MS I, 1, v. 117-120). De physiologique, l’enjeu de ces vases communicants devient ainsi spirituel, la folie de Néron n’étant certes pas celle d’Hérode, puisque l’empereur romain n’est pas atteint de la « mélancolie érotique » de Jacques Ferrand comme son cousin de Judée - ce n’est pas la complexion physique mais l’âme de son élève que Sénèque a (dé)formée, au point d’ailleurs que Néron devient pour son maître une figure symbolique (persona ficta) du châtiment : « C’est un fléau des Dieux ; / C’est la punition de mes fautes passées » (MS II, 4, v. 612-613). Au simple délire stoïcien succède à la fin de la pièce la folie furieuse, et à la « faiblesse pathologique » du maître l’exemplaire psychomachie de l’élève. En ce déplacement, le seul furor cicéronien ne suffirait pas à expliquer, comme pour le roi de Sardaigne de La Folie du Sage, le « forcènement » d’un empereur plein d’hybris : l’afflux massif de motifs hallucinatoires et mélancoliques dans la réplique « furieuse » de Néron (MS V, 4, v. 1846-1861) rappelle cette fois un « arrière-plan physiologique » 48 qui n’est certes pas propre au tyran, puisque ce dernier ne présente aucune pathologie patente avant de constater lui-même que « tous [s]es sens sont troublés » (v. 1847), mais qui pourrait bien venir de son maître, en une translatio humorium où la transmission pédagogique de la rhétorique (MS I, 2, v. 245-252) se double d’une transmission spirituelle de la mélancolie. Les effets pathologiques de la « folie du sage » deviennent ainsi effets psychomachiques du furor du tyran, eux-mêmes doublés de manifestations somatiques chez l’empereur qui « paraî[t] tout changé » (MS V, 4, v. 1845), « brûle de colère et frissonne d’effroi » (v. 1849). De ce fait, le spectateur perçoit un monde à double-fond puisque la sagesse d’une constance ou d’un dépassement de soi cache la complexité des relations mondaines (le philosophe est aussi un habile courtisan qui modalise son discours par une réflexion pleine de sagesse) et la complexion des réalités humaines (le stoïcien est aussi plein d’une humeur en laquelle il « se cherche lui-même et ne se trouve plus »), de même qu’en amont de la subite fureur d’un tyran se dit l’arrière-plan humoral d’un sage qui aurait su se débarrasser de sa pathologie 49 . 48 Patrick Dandrey, « “La Folie du Sage” : une dramaturgie de la mélancolie », art. cit., p. 12 : « Plaidant pour une “mélancolie” sans arrière-plan physiologique, Cicéron définit le furor comme maladie de l’âme, passion indépendante de la complexion humorale, folie dans la tradition tragique de l’hybris, folie du tout-puissant, du vainqueur absolu qui ne supporte pas de limites à son pouvoir ; le roi de Sardaigne [dans La Folie du Sage] est de ceux-là ». 49 Rien d’extraordinaire à cette guérison, puisqu’elle est celle d’Ariste lui-même lorsqu’il apprend la « résurrection » de sa fille Rosélie, ainsi que l’atteste le médecin : Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 206 Dès lors, cette part d’ombre d’une tragédie de la grâce, dont Tristan purge in extremis le personnage-titre en déportant son délire stoïcien vers l’empereur, mène à relire la folie finale de ce dernier, poursuivi par les figures de ses accusateurs : Je ne sais ce que j’ai ; Tous mes sens sont troublés, et mon âme inquiète Ne peut plus se remettre en sa première assiette. Je brûle de colère et frissonne d’effroi ; Je forcène, j’enrage et je ne sais pourquoi. Une Erinne infernale à mes yeux se présente ; Un fantôme sanglant me presse et m’épouvante. Ne vois-je pas venir des bourreaux inhumains Qui tiennent des serpents et des fouets en leurs mains ? (MS V, 4, v. 1846-1854) Outre le visage « tout changé » (v. 1845) que lui trouve Sabine à l’orée de cette élancée visionnaire et qui reprend les données topiques d’une métamorphose d’origine humorale, Néron se montre ici dans une mauvaise « assiette » 50 où les métaphores physiologiques ne sont plus de simples tropes (l’alternance oxymorique « Je brûle de colère et frissonne d’effroi » manifeste le trouble des sens et de la complexion) et dont l’extravagance trouve ses contours dans l’intrigue elle-même. En effet, l’empereur se décrit poursuivi par les personnages mêmes qu’il a persécutés : l’« Erinne infernale » est Epicaris, qu’il nommait « nouvelle Alecton que l’Enfer a vomie » (v. 1727) et Son père [Ariste] à qui les maux altéraient la raison, A de ce rare effet reçu sa guérison ; Il a perdu dès lors cette humeur inquiète, Et son âme a repris son ordinaire assiette (v. 1291-1294) Le commentaire de Patrick Dandrey à ce sujet est à nouveau lumineux : « Facilité dramatique ? Non pas, du moins dans la forme et l’expression : allusion au contraire à des méthodes curatives traditionnelles et patentées, celles du “réveil” et de la “réalisation théâtrale” » (Patrick Dandrey, « “La Folie du Sage”… », p. 13 ; les citations dans le texte sont de Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 348 et 354). Le « réveil » spirituel de Sénèque lui fait en effet quitter son tempérament de Sage fou pour en faire un Sage sage. 50 L’emploi courant du terme se retrouve aussi dans le Traité de la melancholie de La Mesnardière, qui décrit cette affection comme « une tristesse incurable, une peur continuelle, des extravagances dans le discours, et des conséquences si mal tirées qu’elles témoignent que l’esprit n’est pas dans une bonne assiette » (H.-J. Pilet de la Mesnardière, Traité de la Mélancholie, La Flèche, 1635, p. 14 ; cité par P. Dandrey, « “La Folie du Sage”… », art. cit., p. 9). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 207 qu’il interrogeait déjà sur son acharnement à son égard (« Qui de ta cruauté me rend ainsi l’objet ? », v. 1729) ; le « fantôme sanglant » figure le spectre de Sénèque dont l’empereur a mandaté la mort ; enfin, les « bourreaux inhumains » mobilisent à nouveau un cercle de conspirateurs conjurant cette fois contre le repos psychologique du tyran. En outre, et en une singulière inversion, celle qui de son vivant poursuivait Néron de sa rage ne fait après sa mort que « se présente[r] » à ses yeux, tandis que le stoïque précepteur se change au contraire en un spectre qui « [l]e presse et [l’]épouvante », comme si la transmission de l’humeur affectait même l’ordre d’un monde qui se renverse selon la logique de la folie. Par ailleurs, si l’on a déjà évoqué l’usage concerté des « serpents », motif topique des Furies poursuivant le criminel mais aussi image choisie du « trait noir » porté par Salomé au tempérament fragile d’Hérode, ils se retrouvent ici dans les mains de « bourreaux inhumains », ceux-là mêmes qu’appelait Néron pour « gêner » Epicaris à la scène précédente (« Ah ! c’est trop ! qu’on la livre aux bourreaux inhumains ! », v. 1745). Rien d’étonnant, certes, en une tragédie à la fois antique et chrétienne, à ce que le criminel se trouve lui-même persécuté par l’instrument de son crime (qui a vécu par l’épée périra par l’épée 51 ), mais cette cohérence s’inscrit dans un réseau psychologique et tragique qui en renforce la fatalité, matérialisant le poids de l’obsession tout en l’intériorisant, au point de doubler la scène tragique (Epicaris, Sénèque et les conjurés) d’une scène de psychomachie dans le seul esprit de Néron, proprement intrigué (« Je ne sais ce que j’ai »). En ce sens, la « folie du sage », qui rendait Sénèque singulièrement ambigu, si elle s’abolit dans sa conversion finale, n’est dépassée qu’au prix d’une transmission tragique de l’humeur dont les « effets tragiques » (notamment et surtout la fureur tyrannique grandissante de Néron) semblent bien être le véritable sujet de cette Mort de Sénèque. De la complexion psychique au huis-clos tragique : le cas d’Osman C’est dans Osman, tragédie de la fuite impossible, que le dispositif rhétorique tristanien atteint sans doute un sommet tragique en son incarnation dramatique (la vision hallucinatoire) et son option dramaturgique (la soumission de l’intrigue à l’humeur réelle ou métaphorique). Le sultan Osman, cherchant à fuir sa ville menacée que ne défendront pas des soldats mutinés, prépare son départ vers l’Égypte en sollicitant du mufti la main de sa fille pour sceller leur alliance. Or à l’espace du sérail, étouffant pour le sultan, s’ajoute encore l’espace de la parole, qui enferme le souverain turc dans une image rhétorique issue de la fascination qu’il exerce sur les autres. En ce sens, la rhétorique tragique redouble de puissance dans le huis-clos, tout autant 51 Mt 26, 52 : Omnes enim qui acceperint gladium gladio peribunt. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 208 spatial que verbal, et l’hallucination fascinée devient alors le véritable moteur de l’intrigue. - Structure centripète de la pièce : le huis-clos mélancolique En premier lieu, se dessine un huis-clos structurant un espace tout imaginaire mais véritablement oppressant. Tout d’abord, si l’unité de lieu semble régir la tragédie, au détail près d’un judas et d’un balcon qui permet à Osman de surplomber les mutins au moment où ils s’adressent à lui (l’attestent le vers 1062, en IV, 2, puis la didascalie au vers 1081, en IV, 3), l’espace tragique se divise de manière claire entre un dehors synonyme de puissance et de salut pour Osman, et un intérieur qui s’avère pour lui mortifère. À ce titre, on pourrait interpréter la didascalie liminaire d’Osman (la seule indication, parmi les trois tragédies, qui soit aussi détaillée 52 ), faisant de la scène « la façade du palais ou sérail », comme un renvoi implicite, par contraste, à la psychè troublée des personnages, matérialisant quant à elle l’intérieur du sérail (où, selon l’imaginaire classique de l’Orient, bouillonnent les passions) 53 . Habitant justement cet espace du dedans, la Sultane sœur est encore prise dans un songe, autre dedans, dont elle n’arrive pas à se défaire, quand bien même deux personnages feraient irruption sur scène (Fatime et Léontine), qui restent impuissants à en briser le charme (la Sultane sœur reste « travaillée » de cette vision après leur entrée, comme l’évoquent le cri « Achevez inhumains ! », au vers 8, puis l’interpellation « Ô sommeil outrageux… », aux vers 11 et suivants). Cette imbrication, faisant de la scène réelle la « façade » de l’arrière-scène hallucinatoire, peut en outre se retrouver chez Osman : si l’empereur verse dans la fantaisie à partir d’un portrait dont la véritable image est encore en-dehors de la scène (le dehors renfermant ainsi une potentielle beauté qu’il quête tout au long de l’intrigue), il est prisonnier, sur scène, de cette image. L’entrée de la Fille du mufti semble alors briser l’illusion du simulacre en crevant un espace fantasmatique qui ménageait une issue rêvée : Osman aspire depuis le début à quitter un espace qui le 52 Elle pourrait d’ailleurs être due à Philippe Quinault, qui s’est chargé de l’édition posthume de la pièce en 1656. Cette disposition scénique associe de manière intéressante la structure spatiale des pièces à sujet ottoman (l’intérieur d’un sérail, et la présence d’un judas ou d’un balcon matérialisant la disposition panoptique) et celle des tragédies classiques (l’espace, extérieur ou intérieur, devient toujours oppressant pour le héros tourmenté, tout en matérialisant le propre espace étouffant de sa psychè). 53 Selon ce dédoublement de la scène physique en scène imaginaire qu’observe notamment Emmanuelle Hénin à travers la création rhétorique de personae fictae reprise à Quintilien (Emmanuelle Hénin, « “La tragédie est la lice des passions” », art. cit., p. 133-134). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 209 condamne (les mutins), et ce par le biais d’une illusion (le portrait suggérant la beauté de la Fille du mufti). Or ce départ se transforme en fuite, car à l’enfermement de l’image se substitue l’enfermement fatal de l’action (une illusion en remplace une autre en un système baroque efficace) : le sultan refuse le dedans (la vraie Fille du mufti) tout en voulant se réfugier au-dehors (l’Égypte) ; l’espace intérieur lui est opposé (les mutins lui interdisent de partir, brisant à nouveau le rêve d’un commandement glorieux à l’extérieur) tout en lui étant imposé (le portrait ne correspond pas à la vraie Fille du mufti qui lui impose sa vision passionnée, tandis que le songe de la Sultane sœur révèle déjà au sultan l’issue tragique de sa tentative). Osman se constitue donc autour d’une double dynamique : une conquête de la parole, comme le relève Nicole Mallet pour la Fille du mufti, mais aussi une tentative d’ouverture de l’espace tragique pour en fuir l’intérieur oppressant pour Osman 54 . Cette double quête, dont les enjeux se concentrent rapidement autour de la Fille du mufti, signe sans doute l’évolution de la technique dramaturgique tristanienne, de La Mariane à Osman, dernière tragédie qui conjoint adroitement intrigue verbale et intrigue gestuelle autour du motif de l’extravagance hallucinatoire : il s’agit pour le personnage féminin de conquérir la parole pour parvenir à communiquer verbalement avec Osman, et de conquérir l’espace (intérieur - le cœur d’Osman - et scénique - le sérail) pour parvenir à communiquer physiquement avec le sultan - ne fût-ce qu’en étant simplement sur scène avec lui, tant il est vrai qu’il cherche toujours à (la) fuir. La Fille du mufti se constitue peu à peu, pour Osman et malgré lui, en vision intérieure (elle incarne l’impossibilité de fuir) dérangeante (elle s’oppose à sa fuite) : « Cieux ! qu’est-ce que je vois ? cette fille importune / Accroît par son objet ma mauvaise fortune » (V, 2, v. 1314-1315), dit-il avant de lever son mouchoir en un geste de tragi-comédie. S’ensuit une tentative de fuite que fait avorter l’exclamation de la Fille du mufti : « Arrête ! digne prince autant que misérable », qui reprend celle de la Sultane sœur à l’ouverture de la pièce : « Demeure, parricide, arrête, sacrilège ! » (I, 1, v. 1). La vision s’en trouve ainsi renversée : saisi lui-même comme une figure de songe, Osman est logé de force dans un espace intérieur, qui est à la fois la scène (la Fille du mufti l’incite à demeurer près d’elle) et la psychè du personnage (elle conserve ce « digne prince » dans l’image originelle qu’elle a de lui). Le jeu hallucinatoire ordonne donc l’intrigue tragique autour du motif de la vision déformée, de telle sorte que la communication verbale s’en trouve elle-même affectée. 54 Nicole Mallet, « Les plaintes de la mal aimée : passion et scénographie dans la tragédie d’Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, n° XX [« Tristan poète de l’amour »], 1998, p. 21 : « […] face à la chute inéluctable du jeune conquérant trop impétueux, la trajectoire de la Fille du Mouphti est celle d’une conquête de la parole ». Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 210 Le long déni du sultan, vassal fanatique du personnage glorieux qu’il s’est lui-même forgé, prend fin dans ses stances, en une anagnorisis qui se révèle moins topique - un tyran détrôné par son hybris - qu’originale : c’est l’aimantation fatale du désir de la Fille du mufti qui attire progressivement Osman, sultan solaire, dans « l’ombre » d’une hallucination, et ce d’autant plus aisément qu’il jouait lui-même d’une glorification de son personnage. Pour le dire autrement, la propension orgueilleuse du sultan à se bâtir une posture souveraine ne le fait chuter (selon une traditionnelle dynamique morale) qu’en tant qu’il chute d’abord dans l’ombre d’une fantaisie marquée par la mort (selon une originale dynamique mélancolique). Le songe initial de la Sultane sœur annonçait donc à la fois la mort de son frère et le motif mélancolique de la vision (celle de la Fille du mufti) qui en est cause, en une exclamation à la fortune textuellement et thématiquement reprise par les stances d’Osman : Ô fortune inconstante, et de qui les caprices Élèvent et font choir les plus grands édifices ! (Os II, 1, v. 333-334) Ô Fortune ! nymphe inconstante, Qui sur une conque flottante Fait tourner ta voile à tout vent, Aurais-tu pour Osman des outrages sans nombre ? Il est si fort changé que ce n’est plus que l’ombre De ce grand Empereur qu’il fut auparavant. (Os V, 1, v. 1242-1247) La même apostrophe à la fortune « inconstante », d’un bout à l’autre de la pièce, achève de dessiner le huis-clos où se débattent les personnages (Osman avec les mutins, la Sultane sœur avec son rêve, la Fille du mufti avec sa passion). Si quitter l’espace scénique est mortel pour les personnages raciniens, comme l’observe Roland Barthes 55 , y rester est plutôt fatal pour Osman, qui se trouve encore pris dans une spirale de l’inachèvement consacrant le huis-clos : il ne parvient pas à s’enfuir avec l’épouse escomptée, puis à s’enfuir tout court ; la Fille du mufti ne parvient pas à se faire aimer ; la Sultane sœur ne parvient pas à faire adhérer son frère au songe qui la hante. Seule la conjuration trouve son accomplissement (contrairement à la fausse conjuration déjouée par Hérode, ou à la vraie conjuration déjouée par Néron), précisément parce que la passion y est liée et la conduit, à travers un amour se muant en vengeance. 55 Roland Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 17-18. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 211 - Dynamique centrifuge de l’intrigue : la Fille du mufti « artisan de l’illusion » En second lieu, le huis-clos tragique est délimité par une véritable obsession fantaisiste où la Fille du mufti, formant le centre d’un réseau rhétorique rendant visible à fleur du texte, par un mouvement centrifuge, l’origine mélancolique de l’intrigue, acquiert peu à peu la stature d’un personnage principal. Contrairement à la Sultane sœur, il est patent que la fiancée bafouée d’Osman veut demeurer dans sa vision imaginaire du sultan. Elle rejoint certes ainsi la complexité d’Hérode, qui était partagé entre un rejet du spectre d’Aristobule et un aveuglement obstiné à l’égard de Mariane. Toutefois, la vision qu’a la Fille du mufti du sultan n’est pas un effet de sa seule passion : cette posture lumineuse est bien calculée par Osman, quoiqu’il n’ait pas imaginé la communiquer de cette manière. Un contemporain de Tristan, Gabriel Naudé, voit comme un procédé politique de la part du souverain de se montrer au peuple comme une divinité : Or entre les secrets de la monastique je ne pense pas qu’il y en ait de plus relevés, eu égard à leur fin, que ceux qui ont été pratiqués par certaines personnes, qui pour se distinguer du reste des hommes, ont voulu établir parmi eux quelque opinion de leur divinité 56 . C’est donc moins le procédé lui-même que son traitement tristanien qui le lie proprement à la mélancolie et à la construction imaginaire. La rencontre entre la fascination de la Fille du mufti et la propension d’Osman à entretenir cette posture de chef de guerre n’est en ce sens pas hasardeuse 57 : la majesté d’Osman repose sur la captation des regards dont il ne soupçonne pas la potentielle dérive fantaisiste révélant chez la Fille du mufti fascinée un cas de mélancolie érotique. Le récit de Musulman, à la scène 2 de l’acte III, fait par exemple du regard magnétique d’Osman la cause de l’échec de la première révolte ; le commentaire de la Fille du mufti (« Pour conjurer bientôt cette grande tempête, / Osman n’aura qu’à faire un signe de la tête. / L’avantage, Sélim, n’est point donné des Cieux / De pouvoir soutenir un regard de ses yeux » ; III, 3, v. 903-906) la révèle alors victime facile d’une stratégie dont le sultan se montre lui-même conscient (« Quand ils s’assembleraient, cette canaille émue / Ne pourrait soutenir un éclat de ma vue » ; IV, 1, v. 985-986) 56 Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État (1639), précédé d’une étude de Louis Marin, Pour une théorie baroque de l’action politique, Paris, Les Éditions de Paris, coll. « Le Temps et l’Histoire », 1988, p. 93. 57 Elle advient d’ailleurs dans le cadre d’un dispositif optique explicitement politique étudié par Florent Libral autour des trois procédés de l’œil de prudence, de l’ostentation et de la dissimulation (Florent Libral, « Le Roi soleil aveuglé », art. cit., p. 141-156). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 212 tout en confirmant ce pouvoir d’Osman à l’égard des mutins. Or ce transfert de sa fascination sur les mutins vient notamment de ce que la Fille du mufti déifie clairement le sultan (comme en témoignent ses stances à la scène 1 de l’acte III, puis ses deux tirades à la scène 3 de l’acte V, aux vers 1400 à 1431 et 1437 à 1485). Hantée par le souvenir du souverain (v. 1470-1477), elle voit sa vision se prolonger d’un « mal » qu’elle décline en une logorrhée dramatique particulièrement soulignée par la construction des répliques : Tristan lui attribue à la fois des stances et deux tirades. On peut d’ailleurs tirer quelques vers notables de cette obsession visuelle : d’une part, le vers 1414, « Pourquoi t’ai-je revu, prince trop glorieux ? », mêle la plainte à l’affirmation irréductible de l’admiration (« revoir » Osman ne peut retirer le sentiment qu’il est « glorieux » : il l’est « trop » pour pouvoir le réfuter) ; d’autre part, la volonté de se sacrifier pour celui qui est ainsi définitivement perçu comme une divinité, aux vers 1424-1427, inscrit la dynamique politique formulée par Gabriel Naudé dans un climat d’hallucination mélancolique ; enfin, le vers 1439, « Tout ce mal m’est venu d’avoir ouvert les yeux ! », intervient comme un épiphonème résumant l’attitude de la Fille du mufti, sentence tragique que suit la déclinaison d’une isotopie du voir aux vers 1444 à 1457. L’obsession ne peut être plus affirmée, de telle sorte que ce lexique visuel devient finalement anaphorique à l’issue de la pièce lorsque la Fille du mufti est saisie par la vision d’Osman post mortem : « Je l’aperçois encore noblement dépité… », « Je le vois, ce grand prince… », « Je l’aperçois qui m’aime et qui me persécute… », « Je vois son port auguste et plein de majesté… Et vois même briller… ». Tristan transpose l’hallucination finale d’Hérode devant Mariane en apothéose dans un cadre plus complexe (Osman est loin d’incarner un martyr à l’image de Mariane), redoublant l’effet de tyrannie intérieure : le désir obsédant à l’égard d’un personnage aimé, dont la rigueur et le refus font de lui un bourreau, transpose l’intrigue politique du cadre de la scène à celui de la psychè, inversant le rapport tyrannique, dans le cas de La Mariane, mais le rendant plus précis et travaillé dans celui d’Osman. Dès lors, dans l’ultime réplique de la Fille du mufti, l’anaphore « je vois » rappelant les visions de l’Apocalypse pourrait souligner une même hallucination spectaculaire qui agit à la fois comme une révélation (c’est le point culminant de la fascination qu’éprouve la Fille du mufti) et comme une destruction (la réplique litanique précède immédiatement le suicide du personnage sur le corps du sultan). Au demeurant, ce cas de mélancolie érotique n’aurait rien d’assurément neuf s’il n’infusait toute l’intrigue de sa dynamique obsessionnelle : la Fille du mufti transfère sa fascination sur les autres personnages, redoublant ainsi l’effet diffusif de la fantaisie hallucinatoire dans l’économie tragique lorsqu’elle se fait image rhétorique. En effet, le portrait de la Fille du mufti La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 213 qui a été envoyé à Osman en gage de fiançailles paraît suggérer la dynamique sous-jacente à l’intrigue : cette « fatale et funeste peinture » (v. 1484) saisit le sultan, gagné par la beauté de l’image (« Cette jeune beauté de charmes si pourvue, / Qu’on m’a représentée et que je n’ai point vue » ; I, 3, v. 177-178) ; or la Fille du mufti semble avoir transposé dans cette peinture matérielle le portrait imaginaire et passionné qu’elle conserve d’Osman, après l’avoir vu pour la première fois : « Un bruit avantageux en ma triste mémoire / Avait déjà tracé mille traits à sa gloire, / Lorsque par sa présence et sans aucun dessein / Il se grava lui-même au milieu de mon sein » (V, 3, v. 1440-1443 ; nous soulignons), vers auxquels succède l’isotopie du voir dont on a mentionné les traits ci-dessus ; on comprend ainsi que la Fille du mufti tente de faire ressentir au sultan la fascination qu’elle a pour lui (« Tout ce mal m’est venu d’avoir ouvert les yeux ! » ; V, 3, v. 1439) pour le faire entrer dans l’espace de sa propre fantaisie. On serait presque tenté, en reconstituant ainsi la chronologie de l’action, d’inverser le rapport du littéral au métaphorique : la Fille du mufti ayant vu le sultan avant de lui envoyer son portrait, l’image rhétorique qui « se trace » en elle est plus réelle que cette image matérielle. La Fille du mufti crée donc une relation fondée sur deux visions hallucinées : toute à sa propre manie (Osman en sultan glorieux), elle incite le prince à adhérer au portrait transformé d’elle-même pour s’autoriser à son tour à adhérer à la vision qu’elle a de lui. D’où son exclamation : « Pourquoi t’ai-je revu, prince trop glorieux ? » (v. 1414) : paradoxalement, la vraie vision d’Osman, en brisant le charme de la fausse, qui est un souvenir, rétablit la distance déchirante sans annuler la fascination. Par la rencontre directe qui brise le souvenir, la rhétorique dramatique passerait alors de l’hypotypose (le récit de la rencontre avec le sultan qui évoque un souvenir obsédant et cryptotragique) à l’ekphrasis (le portrait mémoriel figé du « prince trop glorieux ») - tant il est vrai qu’Osman, déjà mort au moment de la tirade à la scène 3 de l’acte V, ne vit plus qu’à travers ce portrait rhétorique puisqu’il n’est déjà plus qu’un souvenir pour le spectateur. - La fixation hallucinatoire comme source du cérémonial tragique Du portrait matériel défigurant la Fille du mufti en un sens stratégique au portrait halluciné amplifiant Osman en un sens tragique, l’intrigue se déploie autour du doublet baroque image-métamorphose qui, loin de n’être qu’un prétexte à spectacle pour Tristan, se révèle éminemment inquiétant et édifiant. Comme l’Hermione de Racine pour Roland Barthes, la Fille du mufti convoque à cette occasion la « Loi » pour faire de l’affront subi non plus seulement un affront personnel mais un vrai sacrilège (qui est aussi une infraction aux lois de la galanterie : Osman refuse de diviniser la femme qu’il devrait aimer) : Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 214 Mais je voudrais savoir d’où lui vient ce caprice, De joindre à m’enlever la force à l’artifice, Et m’honorer si fort pour se rire de moi, Et se moquer ainsi du Ciel et de la Loi. (Os II, 3, v. 477-480) Piquée au vif par le refus du sultan, la Fille du mufti cherche dans l’irrespect et l’irréligion la cause qui justifierait son courroux naissant. Mais elle ne produit pas tant une accusation ad hominem qu’un fragile réquisitoire où la succession des infinitifs (« joindre », « m’enlever », « m’honorer », « se moquer ») et la disparition de l’accusé derrière le simple pronom « lui » révèlent son incapacité à incriminer directement le sultan, tandis qu’elle trouve un refuge rhétorique derrière des généralités. Aussi cette réplique pourrait-elle se comprendre à la lumière de l’analyse barthienne du personnage d’Hermione qui peut particulièrement s’adapter à la dramaturgie tristanienne : La jalousie d’Hermione est d’ailleurs ambiguë : c’est une jalousie d’amoureuse, mais c’est aussi, au-delà d’Hermione elle-même, la revendication ombrageuse d’une Loi qui réclame son dû et condamne à mort quiconque la trahit […]. Hermione concentre en elle des fonctions différentes mais qui sont toutes de contrainte : amoureuse, elle se donne sans cesse pour une "fiancée", une amante légale, solennellement engagée, dont le refus n’est pas un affront personnel mais un véritable sacrilège […] 58 . Fille d’une autorité religieuse, la Fille du mufti se présente comme une « amante légale » et de juste rang (à l’inverse des étrangères et quasi prostituées qui feraient sans doute mieux l’affaire du sultan, comme elle l’insinue quelques vers auparavant). La fascination qui l’habite se change alors en fantôme de sacrilège qu’exacerbe la frustration d’une promesse bafouée, suscitant ensuite la pulsion de mort sous couvert de conjuration. La chimère de sacrilège présente en fait en son déploiement rhétorique un symptôme évident de mélancolie érotique. Or la Fille du mufti s’en trouve d’autant plus marquée qu’elle interpelle Osman à l’acte V en lui criant « Arrête ! digne prince autant que misérable » (V, 2), usant ainsi du même Roland Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 79-80. Suivre le propos de Barthes permet d’ailleurs de retrouver le réseau métaphorique tristanien en lequel la Fille du mufti fait écho à l’« Erinne infernale » qui poursuit Néron à la fin de La Mort de Sénèque : « […] morte enfin, [Hermione] est Érinye, tourmenteuse, répétition incessante de la punition, vendetta infinie, triomphe définitif du Passé » (p. 80). Si la promesse de mariage s’est faite à distance dans Osman, il suffit à la Fille du mufti d’avoir vu le sultan une seule fois pour la convaincre d’un engagement sûr. Ce qui sera psychologie chez Racine est complexion chez Tristan : Néron « forcène », tourmenté par une Erinne, tandis qu’Osman plonge dans « l’ombre », poursuivi sans le comprendre par la Fille du mufti. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 215 impératif qu’employait la Sultane Sœur pour arrêter son songe avec ces mots : « Demeure, parricide, arrête, sacrilège ! ». S’il est devenu évident qu’Osman n’est vu par la Fille du mufti qu’à travers une vision extravagante (donc une forme de songe), il est aussi sacrilège à l’échelle de la pièce en ce qu’il ne croit pas aux songes (celui de sa sœur, ceux de Mustafa, et le sien propre) ; or c’est là un ressort tragique essentiel qu’institue une dramaturgie de l’imaginaire et qui entraînera donc la perte fatale du sultan puisqu’il se voile la face (l’aveuglement sur l’action, forme d’impiété dramaturgique, étant une des premières causes de chute pour le personnage tragique). On peut d’ailleurs aisément reconnaître en Osman un « parricide » puisqu’il « tue le père » en évacuant les conseils de Mustafa, son mentor (qualifié de « dervis frénétique »), et s’oppose au mufti (désigné comme un « vieil hypocrite ») en renvoyant sa fille. On lit d’ailleurs dans La Mort de Sénèque que Néron est pour Epicaris à la fois « parricide » et « sacrilège », comme l’était aussi Hérode, double meurtrier d’un beau-frère et d’un grand-prêtre en la seule personne d’Aristobule, et « parricide » pour sa femme (LM II, 1, v. 468) - ce qui restitue dans les trois tragédies une mise en scène constante du tyran sous cette double caractéristique de parricide et sacrilège. La manie dramatique (au sens mélancolique) de la Fille du mufti reflète ainsi une manie dramaturgique qui recourt au motif du sacrilège non plus à l’égard d’une règle exogène mais à l’égard d’un ordre interne, induisant ainsi une hypothèse épistémologique de Tristan : l’homme fige le réel qui l’entoure en une forme rassurante, puisqu’il le sacralise de telle sorte que tout contrepoint à son jugement épistémique faussé devient sacrilège. Non plus thème suscitant des images mais emblème révélant des figures, la mélancolie s’avère véritable ressort dramatique dès lors qu’elle se déplace du plan purement mimétique (le personnage furieux illustre le caractère du bilieux) au cadre nouvellement esthétique (la rhétorique du personnage est affectée par l’humeur qui sourd au cœur de l’intrigue). On voit bien ce que cette option a de fécond en régime tragique : laissant entrevoir une arrièrescène gouvernée par la fantaisie, l’intrigue mélancolique nécessite un véritable choix dramaturgique où ce n’est certes plus le caractère qui décide du déroulement de la fable tragique mais l’intrigue même qui module les écarts langagiers et psychomachiques des figures. 3 e partie - Le trouble de l’âme : des modulations de la mélancolie à la psychomachie poétique Ressaisie comme une maladie verbale et esthétique, la mélancolie trouve certes sa richesse métaphorique chez les poètes de l’époque Louis XIII : son exploitation chronique en fait tout autant une affection du « je » poétique Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 216 qu’une manie de son créateur. Connu pour ses recueils en vers, lors de la création de La Mariane, Tristan L’Hermite a forgé sa posture d’écrivain à l’école d’un certain maniérisme et d’une certaine élégie qui ne laissent pas d’informer encore son style dramatique. L’insertion de morceaux poétiques (comme la tirade inaugurale de La Mariane qui s’apparente à la structure d’un sonnet ou le modèle des stances repris dans chacune des tragédies), de procédés lyriques (comme la pointe ou la narration d’un songe) ou de motifs topiques (comme les métaphores galantes utilisées par Hérode pour décrire son épouse ou la rime rigueur-cœur, tuilant le thème galant et l’action tragique) témoigne d’un ancrage particulier du propos dramatique en la sphère poétique qui découle autant de l’intérêt porté à la variation métrique que de la mise en scène éclatante des états d’âme du personnage. Or l’aspect proprement poétique de cette reprise du lyrisme en régime tragique n’a rien d’un simple transfert de goût, tant il est vrai qu’il s’agit moins là d’une question de forme (le caractère - mos - du plaintif dont un personnage reproduit la rhétorique) que d’une importance de matière (l’attitude - habitus - du mélancolique dont une figure endosse la personnalité). De fait, l’introduction de Carine Luccioni à son éclairant propos sur la poésie mélancolique baroque, Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, donnait déjà le ton d’une poésie Louis XIII consciente de ses réflexes intertextuels, au risque du poncif : Si la mélancolie a été reconnue comme un thème de prédilection chez nos poètes, son rôle a par là même été restreint à celui d’un sujet fréquemment abordé, au lieu d’être compris comme le vecteur d’une sensibilité et le fondement d’une poétique . Allons même plus loin : s’il est donc plausible que la mélancolie soit le « véritable étymon sémantique » de la poésie du premier XVII e siècle, comment ne pas envisager la pesanteur anthropologique plus générale que revêt cet « étymon » en son transfert concerté en tragédie 60 ? Pour le dire autrement, comment le passage de la plainte du cœur à l’état d’âme, ou du sonnet lyrique à la tirade psychomachique, suggère-t-il dans les tragédies de Tristan l’approfondissement d’une sensibilité esthétique en option anthropo- 59 Carine Luccioni, Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, op. cit., p. 22-23. 60 La formule d’« étymon sémantique » choisie par C. Luccioni (Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, op. cit., p. 23) entre en écho avec celle du critique Leo Spitzer qui évoque le style propre à un auteur à travers l’identification d’un « radical spirituel », d’une étymologie psychologique propre à cet écrivain (Leo Spitzer, « Art du langage et linguistique » [1948], repris dans Études de style [Stilstudien, 1928], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées » [trad. Éliane Kaufholz, Alain Coulon et Michel Foucault], 1970, p. 54 sqq.). Cette réflexion nous semble pouvoir trouver chez Tristan un sens si l’on envisage moins la mélancolie comme un thème hérité et reproduit que sous la forme d’une sensibilité propre et morphogène. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 217 logique, de telle sorte que la figure rhétorique du « je » mélancolique devient authentique figure dramatique d’un homo melancholicus ? Le choix de cette translatio d’une production à une autre ne relèverait alors pas tant d’une « prédilection » ou du goût pour un « sujet fréquemment abordé » que d’une véritable « poétique », consolidant, en régime tragique, une hypothèse substantielle selon laquelle tout homme est un mélancolique en germe 61 . La lyre tragique ou l’inspiration poétique des personnages Poétique ou dramatique, l’univers tristanien est certes caractérisé par le déséquilibre, reflétant la vision d’un monde dont le trouble aspect a été plusieurs fois observé. Soutenue par la conviction épistémologique d’un monde fragile aux apparences toujours changeantes, la poétisation des personnages tragiques nous fait encore saisir le sombre chromatisme de l’anthropologie de Tristan 62 , puisque tout personnage est fou ou mélancolique, si l’on entend ce que nous dit Ariste sur l’homme dans La Folie du Sage : Un mixte composé de lumière et de fange […] Un vaisseau plein d’esprits et de mouvements Qui se mine à toute heure et se détruit sans cesse […] Un jouet de la mort et du temps. […] Un rocher au milieu de l’onde 63 . Un « composé de lumière et de fange », un « vaisseau » ballotté par la fortune qui « se détruit » lui-même, perdu « au milieu de l’onde » : non seulement le propos d’Ariste nous transporte tout droit dans un régime tragique dont on reconnaît la métaphore maritime (« Ô Fortune ! nymphe inconstante ? / Qui 61 Hors du cadre poétique, la thèse aristotélicienne interrogeant la coïncidence entre le génie et la mélancolie se trouverait alors élargie à l’humanité en tant que possible anthropologique - ce que l’on peut certes rapprocher d’une certaine épistémologie et d’un contexte historique singulier. 62 Anthropologie qui n’a certes rien d’une rigoureuse psychologie mais demeure inséparable d’une représentation esthétique : l’homme mélancolique est une figure, ce qui lui confère certes toute sa profondeur humaine dont il ne s’agit pas de démontrer médicalement ou philosophiquement les données. C’est ainsi que Patrick Dandrey ajoute après avoir énoncé toute la complexité qu’il y a à vouloir définir la mélancolie : « Étrange et vicieuse circularité [du corps à l’âme et inversement], induite par un bien troublant transfert, on le voit. Les Grecs désignaient ce que nous appelons “transfert” par un terme que leur a emprunté notre langue en le spécialisant : celui de métaphore. Dans la mélancolie s’immisce toute l’ambiguïté de la métaphore : le corps s’y fait-il simple image de l’âme en peine, ou si le malaise de l’âme reflète (voire suscite) par transfert et implication un dérèglement réel de l’organisme ? » (Patrick Dandrey, Les Tréteaux de Saturne, op. cit., p. 8). 63 Tristan L’Hermite, La Folie du Sage, IV, 1, v. 1005 et suivants. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 218 sur une conque flottante / Fait tourner ta voile à tout vent » s’écrie le sultan Osman ; Os V, 1, v. 1241-1243) mais il fait encore valoir un chaos principiel par lequel la mélancolie se fait paradigme anthropologique et ses effets marque de la finitude humaine. Que le discours tragique reprenne ses images à l’univers poétique ou que la plainte poétique trouve une dimension fondamentalement tragique en son expressivité, l’entrelacement des deux régimes fait sens dans une vision tristanienne où la poésie donne à la scène tragique son horizon intérieur. Disparaît alors en régime tragique le risque d’enfermer le plaintif sur ses maux ou de singulariser la mélancolie, puisque tout dérèglement humoral trouve une conséquence dans le verbe dramatique et, partant, dans l’intrigue et la marche de l’action. De ce fait, le changement de cadre du poétique au tragique correspond à la transposition du tourment lyrique en authentique psychomachie. - Le cœur sous la rigueur de la cuirasse : l’aveu mélancolique Que la scène théâtrale duplique la scène intérieure ou qu’elle y renvoie par un régime de l’image formulant une arrière-scène régie par la fantaisie, voilà qui avait été observé dans l’enjeu proprement rhétorique de figuration des états d’âme. Or ce dispositif révèle encore la gravité du regard tristanien sur les tourments intérieurs, lorsque, comme dans Osman, l’extériorisation de l’intime signe la perte du personnage dévoilé. En effet, la Fille du mufti est victime du sultan qui la répudie sans ménagement, de telle sorte qu’ellemême favorise sans hésiter la mutinerie pour le punir. Or cette mutinerie semble moins orchestrée pour reproduire le sort politique d’un tyran réellement renversé que pour venger un amour bafoué et participer de la dynamique tragique, comme le manifeste le singulier échange entre deux mutins : Mamud […] que ses conseillers, ces lâches hypocrites, Soient reconnus d’un prix digne de leurs mérites. Il faudra les traiter avec toute rigueur. Sélim Je serai des premiers à leur manger le cœur. (Os II, 4, 589-592) La reprise d’une rime chère à Tristan, « rigueur/ cœur », déjà visible dans les propos passionnés d’Hérode dans La Mariane, étonne doublement le lecteur d’Osman en trouvant ici son unique occurrence : d’une part, elle place un lexique amoureux et galant dans la bouche de deux mutins se concertant pour renverser un tyran ; d’autre part, elle surgit au détour d’une expression d’une crudité très baroque : « manger le cœur ». La mutinerie se trouve alors étrangement régie par une rhétorique entremêlant l’amour et la violence - ce qui nous place bien au cœur du régime tragique de la passion. Or la dernière La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 219 formule, « manger le cœur », apparaît déjà sous la plume de Tristan dans Les Plaintes d’Acante, lorsque le poète mélancolique mis en scène, possédé par « la noire vapeur / Qui s’esleve tousjours de [s]a mélancolie », voit en songe un rival auprès de sa maîtresse ; il l’invite au combat : « Et l’ayant terrassé, je lui mange le cœur ». Dans ses « Annotations », Tristan précise qu’Acante parle ici dans le « songe » dont sont pris les amoureux, faisant que « les passions règnent confusément dans son esprit ». Dès lors, reprendre la formule de manière plus cruelle encore dans Osman donne au coup d’État une atmosphère confuse où tout est certes guidé par la passion. Sélim attend du reste des faveurs de la Fille du mufti en cas de succès de la conjuration, comme elle semble le lui promettre : Marche à cette entreprise et que rien ne t’arrête. Je connaîtrai ton cœur quand je verrai sa tête (Os II, 3, v. 557-558) À première lecture, le mutin, pris de jalousie à l’égard d’Osman, agit donc selon un double but et laisse voir que son action politique est contaminée par sa propre passion : derrière le tyran, il attaque un rival (il y aura d’ailleurs bien combat, au désavantage de Sélim, dont Osman « met le corps en deux comme une herbe qu’on fauche », v. 1541). Le rôle que s’attribue Sélim est autant espéré, sur un plan dramatique, qu’il lui sera fatal, sur un plan dramaturgique, puisqu’il sera plutôt « des premiers » à mourir sous le fer d’Osman. La transposition d’Acante en régime tragique montre ainsi que le traitement dramatique d’un motif poétique peut avoir une grande efficacité à la fois rhétorique (dire et galvaniser la passion) et stylistique (soutenir et révéler le dispositif tragique). Or cet accomplissement ironiquement inversé du vœu du mutin, tué par celui dont il fait en rêve sa victime, trouve ensuite une plus grande ampleur tragique dans les stances de la Fille du mufti, qui, s’adressant virtuellement à Osman, file la métaphore cordiale : Il faut qu’il [Sélim] ait tiré ton cœur de tes entrailles Pour avoir quelque part au mien. (Os III, 1, v. 641-642) La dentale martèle la cruauté, revers désespéré de la passion qui suscite une antanaclase sur le terme « cœur », à la fois organe physique (à tirer des « entrailles ») et siège des faveurs (auquel on peut « avoir part ») 64 . Il apparaît 64 L’offrande d’un cœur tiré des « entrailles » a encore une valeur sacrificielle que convoque la Fille du mufti pour épaissir le voile rhétorique lui dissimulant sa propre extravagance amoureuse. Cette valeur se renverse d’ailleurs à la fin de la pièce lorsque la jeune femme tente elle-même, par un ultime sacrifice à sa divinité, de tirer l’image d’Osman de son propre cœur : Avec son insolence, avec son injustice, Il subsiste en mon cœur ; mais il faut qu’il périsse. (Os V, 4, v. 1600-1601) Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 220 ici que la suggestion de la Fille du mufti au vers 558 (« Je connaîtrai ton cœur quand je verrai sa tête ») s’avère moins promesse d’entendre la requête du mutin, à l’échelle rhétorique, que filage d’un réseau cordial propre à contaminer le discours de Sélim, à l’échelle stylistique. Tout à la fois victime de la force d’Osman (il perd son combat contre lui à l’acte V) et de l’intrigue sousjacente de la Fille du mufti (qui dessine déjà un chemin fatal où le cœur du mutin n’aura aucune place), Sélim tentait ainsi par sa formule crue (« manger le cœur ») de se rapprocher de la Fille du mufti en empruntant la rhétorique amoureuse dont elle a fait, en cette pièce, son idiolecte. De ce fait, sous le pluriel visiblement ciblé (« leur manger le cœur ») s’entend finalement un singulier réellement visé (« lui manger le cœur »), en un pastiche d’Acante révélant un élan poétique désespéré qui, par son surgissement incongru en régime tragique, chute dans un ridicule rhétorique plus pitoyable que véritablement risible. Débordé par son propre discours, noyé par la mélancolie érotique dont il ne saurait maîtriser le verbe, le mutin « n’en finit pas de se perdre », comme l’énonce Véronique Adam, prolongeant sa lecture de la réplique d’Ariste sur l’homme « jouet de la mort et du temps » : […] cette perpétuelle mort fait de l’homme un être toujours en proie à la douleur et à la perte de soi. […] Que la mélancolie soit en fait intimement liée à l’homme dès sa naissance, nous fait comprendre que la perte à venir de l’objet est pour toujours irrémédiable. À cette mélancolie primitive s’ajoute une autre douleur : l’humain n’en finit pas de se perdre et de perdre ce qui lui est intimement nécessaire […] 65 . L’avancée de la fatalité dramatique s’ordonne autour de cette perte « irrémédiable » qui est celle de l’objet aimé, en régime poétique, mais se trouve élargie à une même perte des repères, qu’ils soient politiques ou existentiels, en régime tragique : Osman avance d’une perte de confiance de ses soldats à la perte de la vie au cœur de sa fuite (achevant d’ailleurs la perte de sa crédibilité de souverain) ; la Fille du mufti est entraînée dans une chute allant de la perte de l’espoir matrimonial à la perte de sa propre vie sur le corps de l’amant lui-même physiquement perdu ; Sélim lui-même, pourtant acteur secondaire, va vers une perte imprévue et même contraire à ses attentes. Si la structure des intrigues autour d’un songe et de la crédibilité que ce rêve sait ou non inspirer à chaque personnage instaurait déjà ce régime d’équilibre précaire qui caractérisait le climat mélancolique et dont le réseau poétique sait ici entériner la valeur anthropologique fondamentale, le déroulement de l’intrigue tragique veut encore qu’à toute énonciation mélancolique soit liée la perte de soi, ce qu’affirme par excellence l’écart du verbe tragique versant dans la rêverie poétique. 65 Véronique Adam, Images fanées et matières vives, op. cit., p. 284. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 221 - La construction rhétorique d’une figure martyre : l’hagiographie mélancolique Au demeurant, ce propos lyrique du personnage tragique pourrait bien encore et ailleurs appesantir l’intrigue lorsque l’élancée poétique vient aussi nuancer la distinction de surface entre personnage tyrannique et victime innocente que le canevas d’une tragédie de la grâce tendrait cette fois à instaurer. L’observation en Sélim d’une posture lyrique nous renvoie en effet à l’archétype tristanien du mélancolique érotique qu’est Hérode, dans La Mariane. Tyran sanguinaire parvenu au trône par ses crimes, sombrant dans une jalousie folle qui l’amène à faire exécuter son épouse et le moindre suspect, le personnage assombrit certes violemment la langueur d’un Acante. Toutefois, c’est bien ce dernier dont le roi de Judée prolonge la faconde humorale en proposant au dénouement de la pièce un blason poétique spiritualisé de Mariane morte. Par cette illustration de son forcènement, on passe des plaintes d’Acante à celles d’Hérode, et du poète mélancolique au mélancolique poétisé. Il faut certes convenir qu’il s’agit là d’une mélancolie plus théâtralisée qui, si elle donne lieu à des descriptions ou à la reprise de formules poétiques, trouve bien sa place et sa mise en scène dans l’engrenage dramatique. En effet, c’est par exemple à travers la folie du roi (entérinée par sa vision) que Mariane accède à une assomption de martyre. Pas plus que cette folie n’est accidentelle dans l’intrigue (elle procède de l’humeur d’Hérode), la vision de Mariane en martyre n’est indépendante de l’amour d’Hérode (elle n’est pas le simple ressort d’un genre, celui de la tragédie de la grâce). Si l’apothéose de Mariane procède aussi (sinon surtout) de cet amour, Hérode devient alors lyrique en devenant fou - en une métamorphose de soi qui est moins un devenir que la révélation d’un tempérament latent, de telle sorte qu’au dévoilement de la mélancolie correspond une mutation du verbe tragique en logorrhée poétique. Répondant à l’hypotypose hyperbolique de Narbal racontant l’exécution de Mariane, en une structure symétrique où le récit tragique davantage destiné au public (le récit de la mort physique hors scène du personnage-titre) produit un récit poétique suggérant une arrière-scène plus subtile (le récit de la mort psychique sur scène du personnage principal), Hérode propose un tableautin gravé qui se présente comme un autre morceau poétique tristanien : Mais j’aperçois la Reine, elle est dans cette nue, On voit un tour de sang dessus sa gorge nue, Elle s’élève au Ciel pleine de Majesté, Sa grâce est augmentée ainsi que sa beauté. Des esprits bienheureux la troupe l’environne, L’un lui tend une Palme & l’autre une Couronne, Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 222 Elle tourne vers moi ses regards innocents, Pour observer l’excès des peines que je sens. (LM V, 3, 1763-1770) On rencontre en ces vers une description pétrarquisante dont le lyrisme quasi allégorique entremêle au blason amoureux un portrait de martyr par ailleurs dans le goût de ceux que proposera par la suite Tristan dans L’Office de la Vierge (1646) : dans la « nue », s’élevant « au Ciel », entourée d’anges qui lui tendent l’un « une Palme », « l’autre une Couronne », en une symétrie relevant à la fois de la poésie maniériste et de la gravure pieuse, et tournant « ses regards innocents » vers le fidèle, Mariane mobilise à son compte un discours théologique topique qui consacre sa mort exceptionnelle par une augmentation de « grâce » (la syllepse sur le terme, à la fois galant et théologique, vient en outre spiritualiser la « beauté » qui s’y conjoint). Cette éthopée post mortem est un complet renversement de la Mariane terrestre, puisque Mariane n’y est plus « ingrate » mais « pleine de majesté ». Or la contamination humorale du propos vient miner l’hagiographie : d’une part, les nuages, image du songe mélancolique pour Phérore (« Ces apparitions sont comme les images / Qu’un mélange confus forme dans les nuages », I, 2 ; v. 31-32), deviennent la « nue » où s’élève la reine ; d’autre part, au « fantôme injurieux » assaillant Hérode à l’ouverture de la pièce se substituent des « esprits bienheureux » qui couronnent Mariane, nous laissant soupçonner la présence, dans l’atmosphère spectrale, d’une vision mélancolique définitivement avérée par les « regards » tournés vers Hérode, qui, bien qu’« innocents », n’enlèvent étonnamment rien à « l’excès des peines » qu’il ressent. La vision de Mariane reviendrait donc moins à en faire une martyre désormais spiritualisée qu’à consacrer le poids de rigueur (très matériel quant à lui) dont elle charge Hérode par sa transformation en spectre - comme Aristobule. En fin de compte, la pièce avance vers la confirmation de l’humeur d’Hérode : Tristan semble préférer à l’apothéose qui consacre une tragédie de la grâce la « noire vision » (selon les mots de Phérore) qui clôt une tragédie de l’humeur. Ce choix passe paradoxalement par une stylisation poétique où la pratique de la miniature tient une place essentielle : Hérode y confirme qu’il idolâtre l’objet même de ses maux, spectre ou épouse récalcitrante, en un paradoxe propre aux états d’âme poétiques d’un « je » mélancolique. Ainsi autre successeur d’Acante en régime tragique, le roi de Judée trouvera d’ailleurs un écho en la Fille du mufti, qui narrait sa fascination pour Osman en des termes picturaux redoublant la « fatale et funeste peinture » à l’initiative de l’intrigue turque : Un bruit avantageux en ma triste mémoire Avait déjà tracé mille traits à sa gloire, Lorsque par sa présence et sans aucun dessein Il se grava lui-même au milieu de mon sein. (Os V, 3, v. 1440-1443 ; nous soulignons) La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 223 Ce réinvestissement du vocabulaire pictural en régime tragique ne se contente pas de reprendre le procédé de la miniature rhétorique déjà employé par un Hérode hanté par sa femme : il produit encore, dans l’intrigue d’Osman, une conjuration (entendue, cette fois, non plus comme complot politique mais comme rejet symbolique) du portrait réel offert par le mufti au sultan. Ce dernier en ayant repoussé le modèle, la peinture se trouve donc reprise en miroir dans le discours de la Fille du mufti offensée, qui, tout en redisant sa passion pour le sultan glorieux, tente de reproduire le même geste de mépris en suscitant l’objet de transfert qu’est cette nouvelle « gravure ». On retrouve alors la tragique tentative d’un Hérode tour à tour suppliant et rejetant son épouse au visage de spectre, en une Fille du mufti adorant puis maudissant un bourreau à la posture de dieu solaire. Par le biais d’un objet qu’on pourrait dire ici transitionnel, puisqu’il opère un transfert à plusieurs niveaux (la Fille du mufti y projette la violence de sa passion et Tristan y investit l’intensité du discours poétique), sont ainsi mis au jour les « indices secrets » (LM I, 2, v. 62) du tempérament de la jeune femme : partant d’une humeur poétique, « l’entrée dans la sphère du tragique s’identifie ainsi à la chute dans l’abîme de ses propres conflits » 66 . - La représentation poétique de l’obsession : l’hypotypose mélancolique De fait, cette prégnance de l’image fascinante par laquelle se dit la manie poétique du personnage mélancolique en tragédie culmine dans la dernière tragédie de Tristan, où la Fille du mufti entérine l’incorporation de la figure du sultan en elle par son propre suicide : Il nage dans mon sang, il court dans mes esprits ; […] Il subsiste en mon cœur […] (Os V, 4, v. 1599-1601) Si le recours à la métaphore « il nage dans mon sang » lie très concrètement la vision au champ médical de l’humeur, le pendant juxtaposé « il court dans mes esprits » n’est pas seulement topique en tant qu’il formulerait dans le texte une obsession psychologique, mais encore poétique en tant qu’il anime sur scène une fantaisie onirique - et s’inspire d’une autre folie érotique initiée 66 Benedetta Papasogli, « Erfahrung des Tragischen im Warnungstraum », in Béatrice Jakobs et Volker Kapp [dir.], Seelengespräche, op. cit., p. 156 : « Für diesen kommt der Eintritt in die Sphäre des Tragischen dem Sturz in den Abgrund der eigenen Konflikte gleich » (trad. Philippe Richard). Elle propose encore, pour prolonger la formule d’objet transitionnel, de préférer celle des « indices secrets » au terme moderne d’« inconscient » (id.). Nous souscrivons à ce choix élégant. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 224 en Didon abandonnée par son amant, dans les vers de Virgile 67 . La transposition de la poésie latine en régime tragique opère en effet un déplacement énonciatif projetant sur la scène la psychè mélancolique : la Fille du mufti, assumant désormais la narration, intériorise sa propre attitude lorsque, folle amoureuse, elle était partie consulter des « démons » au sujet de sa passion. En de tranquilles nuits vingt fois je suis allée Conduite de l’amour, nus pieds, échevelée, En des antres obscurs, aux entrailles des monts, Pour demander avis et secours aux démons (Os V, 3, v. 1472-1475) Ne semble-t-il pas, en ces vers, que cette nouvelle Didon « court dans [ses propres] esprits » ? Tandis que la mention nocturne (« de tranquilles nuits ») se fait moins décor hyperbolique qu’« indice secret » (LM I, 2, v. 62) d’une mélancolie en acte, l’hypotypose est saisissante : le rejet de l’apposition « Conduite de l’amour » mime cette course éperdue, tandis que l’anaphore des circonstants temporel (« En de tranquilles nuits ») et spatial (« En des antres obscurs ») accuse le contraste de leurs climats tour à tour calme et inquiétant, en un clair-obscur encore souligné par la structure du chiasme (« tranquilles nuits », « antres obscurs »). Le monde ne s’accorde d’ailleurs pas non plus à la passion tourmentée : les nuits demeurent « tranquilles » quand le personnage est « échevelé ». Le récit se déploie en outre selon une forte symétrie binaire : « en des antres obscurs, aux entrailles des monts », « avis et secours » sont demandés, ce qui contribue aussi à révéler la recherche désespérée de soutien en divers lieux, redoublés parce qu’insatisfaisants, pour une passion brûlante. On peut même identifier un bel encadrement sonore de cette double sollicitation, puisque « demander » trouve un écho en « démons », d’un bout à l’autre du vers 1475, de telle sorte qu’on se demande si ces figures inquiétantes sont réelles ou simplement imaginées. De fait, cette image du conseiller pernicieux et maléfique qu’incarnait pour Hérode son propre « démon » intérieur ne se déplace qu’apparemment à l’extérieur de la psychè de la Fille du mufti, dans ce décor inquiétant : le retour du terme de « démon » en contexte amoureux mais aussi en contexte d’égarement psychologique signale bien que les « antres obscurs » et les « entrailles des monts » où s’élance la Fille du mufti sont en fait des figurations métaphoriques de son esprit tourmenté - à la perte des repères s’adjoint ainsi une perte des repaires. Entraînée par une course où le physiologique (« nus pieds, échevelée ») conduit le métaphorique (« aux entrailles des monts »), en une incarnation du propos qui sait nous ancrer en une pure figuration mélancolique, le personnage convoque sur scène la persona ficta du démon, comme Hérode celle de son double spectre (Aristobule et sa jalousie). Ainsi s’établit un portrait de la 67 Virgile, Énéide, IV, 54-82. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 225 psychè qui donne lieu à une authentique psychomachie - si la mélancolie est la marque d’une existence humaine soumise au vacillement du monde, la descente en l’état mélancolique s’identifie en ce passage à une catabase, qui vaut plongée poétique et tragique dans ce trouble profond de l’être. Le choix de Tristan est alors d’incarner cette anthropologie dans un éthos amoureux dont on reconnaît, pour le dire avec Barthes, le discours : Dis-cursus, c’est, originellement, l’action de courir çà et là, ce sont des allées et venues, des “démarches”, des “intrigues”. L’amoureux ne cesse en effet de courir dans sa tête, d’entreprendre de nouvelles démarches et d’intriguer contre lui-même 68 . L’afflux d’images sombres et la construction maniériste de l’hypotypose produit chez Tristan un discours de mélancolie érotique où les « démons » condamnent par avance celle qui fera de sa passion le moteur de sa vengeance. La fureur amoureuse de l’amante pourrait bien alors détrôner le « forcènement » des tyrans, en ravivant le thème éminemment poétique de l’amant désemparé pour lequel le monde devient un espace de signes où se plonger « pour demander avis et secours ». Or ces démons sont précisément ceux que consulte l’illustre pasteur de Tristan en sa « Plainte », recueillie dans La Lyre : Ministres des choses funebres, Demons, noirs Amis des ténèbres, Qui voyez la peine où je suis ; Dite moy de mon sort l’Ordonnance future, Ne dois-je plus goûter apres cette avanture, Ny la douceur des jours, ny le repos des nuits ? Auray-je tousjours l’humeur noire Dans le soin d’élever la gloire De l’Ingrate qui me détruit ? […] (v. 97-102) Le propos des deux personnages, théâtral et poétique, est identique : il s’agit de quêter un repos rendu impossible par l’obsession amoureuse. Si le discours de la Fille du mufti aux démons n’est pas rapporté, dans la tragédie d’Osman, on peut supposer que « l’illustre pasteur » l’a prononcé pour elle (qui eût certes parlé de « l’Ingrat qui [la] détruit »). L’hypotypose que la Fille du mufti offre au spectateur investit alors l’élégie plaintive du pasteur tristanien d’une forte dynamique théâtrale : elle reproduit au plan rhétorique (dans le rythme haletant des vers hachés et des redoublements binaires) la somatisation de sa désorientation psychique (en une course éperdue et un état de désemparement physique), et si « l’humeur noire » n’est plus explicitement évoquée, elle 68 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1977, p. 7. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 226 semble bien régir cette course éperdue dans une nature dès lors non plus seulement axiologique (en tant qu’elle dit l’état d’âme du personnage) mais bien aussi artialisée (en tant qu’elle convoque un imaginaire dramatique et, cette fois, poétique). On n’a d’ailleurs garde d’oublier, en ce sens, que la Fille du mufti avait reçu la vision d’Osman comme d’un burin d’aquafortiste (« Il se grava lui-même au milieu de mon sein » ; Os V, 3, v. 1443) : la description du sultan qui suit cette remarque se fait donc moins simple hypotypose qu’ekphrasis dramatisée et la jeune femme, de relais dramaturgique d’une situation anté-fabulaire, se fait orateur poétique d’une expérience infrascénique au même titre que l’illustre pasteur chante les remous de son humeur. Par ailleurs, l’artialisation du lieu naturel des « antres » et des « monts » repose bien sur une poétique tragique puisque c’est une même désorientation qui conduit Hérode à consulter Salomé et Phérore sur la conduite à tenir à l’égard de Mariane - ce dont il se dégagera en un ultime élan de lucidité à la fin de la pièce : Ministres de mes maux à me nuire obstinés ! Vous m’osez consoler, vous qui m’assassinez ? (LM V, 3, v. 1709-1710) Les « ministres des choses funèbres » de « l’illustre pasteur » étaient donc déjà présents dans La Mariane, tandis que Salomé figurait le « Démon » intérieur sous la protection duquel se place Hérode à l’ouverture de l’acte III 69 . La reformulation prend une tournure plus poétique dans le sombre tableau tourmenté de la Fille du mufti, et les motifs mélancoliques se rassemblent pour appesantir la parole tragique. Les plaintes de l’âme ou les stances d’Acante Dès lors, la mélancolie se fait véritable étymon tragique, pour reformuler Carine Luccioni, tant il est vrai qu’elle n’est pas seulement cause d’une réalité déformée mais encore symptôme d’un réel déformant, ce que sait rendre chez Tristan la modulation fantaisiste voire onirique de la vision et du discours. Comme leur nom l’indique, les stances se font alors le lieu d’une mélancolie qui se tient verbalement devant le spectateur. Avec le songe, de tradition ancienne, Jacques Morel voit dans le monologue en stances, de facture plus moderne, un des deux « genres intérieurs » auxquels recourt l’écriture tragique de Tristan, rappelant d’ailleurs ainsi la figure baroque de l’enchâssement 70 . Reprenons l’heureuse justesse de l’appellation « genre intérieur » qui 69 « Un Démon diligent […] veille pour mon salut » (LM III, 1, v. 1087-1089). 70 Jacques Morel, Agréables mensonges. Essais sur le théâtre français du XVII e siècle, Paris, Klincksieck, coll. « Bibliothèque de l’âge classique », 1991, section « Tristan poète tragique » (p. 197-204). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 227 désigne la forme verbale donnée à un état d’âme, ainsi particulièrement adaptée à la poétique tristanienne. Si tout usage des stances en tragédie tend à proposer une mise en forme poétique de la parole tragique 71 , leur insertion relève donc à la fois du goût d’une époque (on peut en circonscrire l’usage au théâtre de l’époque Richelieu) et du goût d’un auteur (on y lirait un certain souci de la stylisation du verbe tragique, à travers des morceaux choisis, prenant occasion auprès des états d’âme d’un héros). Lieu probable d’une déclinaison de la mélancolie érotique, les stances manifestent en effet une parole introspective qui atteint une acmé pathétique particulièrement travaillée, relayant le simple monologue 72 . Il est notamment significatif, en ce sens, qu’en suivant le parcours tragique de l’écriture tristanienne, l’on passe d’une attribution des stances au personnage principal, innocent persécuté à l’orée de son exécution et du dénouement de l’intrigue (Mariane et Sénèque), à un double usage du procédé, dans Osman, qui complexifie l’adhésion affective du spectateur au personnage (Osman et la Fille du mufti, en formulant chacun des stances, se disputent la prééminence héroïque) et relaie la structure anaphorique des actes, qui s’ouvrent tous par un « seul en scène » (la Sultane sœur ouvre les deux premiers actes, Osman les deux derniers et la Fille du mufti celui du milieu) 73 . On peut sans doute lire la poétique tristanienne à l’aune de cette progression esthétique vers un approfondissement des conflits de l’âme qui saisissent le personnage dramatique, où l’on voudra entendre le choix résolu d’une expression poétique de la psychomachie 74 . Or si l’on considère que cette variation mobilise une stylisation 71 Comme l’entend d’ailleurs François d’Aubignac, pour qui les stances sont aux alexandrins ce que, dans la vie courante, les vers ou la chanson sont à la prose (François d’Aubignac, La Pratique du théâtre [1657], Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », n° 26, 2001, section « Des stances », p. 383-385). 72 Guillaume Peureux relevait déjà que le schéma strophique choisi par Tristan pour faire parler ses personnages dramatiques se rapproche de plusieurs de ses poèmes recueillis dans La Lyre (1641) ou dans Les Vers héroïques (1648). Voir en ce sens son article intitulé « Stances poétiques et stances dramatiques : les enjeux d’une réécriture » (Littérales, numéro spécial n° 3 [« Actualités de Tristan »], op. cit., 2003, p. 153-165). 73 Tristan semble avoir été conquis par cet effet spectaculaire du monologue inaugural, qui scandait déjà La Mort de Chrispe (1644) où quatre actes sur cinq sont ouverts par un personnage seul (voir notamment l’étude de Clotilde Thouret, Seul en scène. Le monologue dans le théâtre européen de la première modernité (1580-1640), Genève, Droz, 2010, p. 169-172). 74 Aurélia Sort-Jacoto souligne cette évolution de l’usage des stances chez Tristan en la rapprochant de l’évolution des pratiques dramaturgiques du temps, des conventionnelles stances en prison ou en captivité, dans La Mariane et La Mort de Sénèque, à une « esthétique tragique renouvelée » dans Osman où elles trouvent une « parole Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 228 particulière des mots et, partant, de l’état d’âme qu’ils expriment et incarnent, on rejoint alors l’hypothèse d’une détermination de l’attitude tragique par le verbe qui la porte 75 . Non que la Fille du mufti et Osman se changent en Acante ou en « illustres pasteurs » - bien que la première exprime sa passion dans sa tirade - mais le travail de l’expression amoureuse confère à Tristan une acuité particulière dans la verbalisation de la désorientation de l’âme, état éminemment lié au climat mélancolique dont on va retrouver quelques motifs. - Le clair-obscur de la conscience : Osman au royaume des ombres Tout d’abord, Osman, pris dans les rets de la passion guidant les mots de la Fille du mufti, n’en est-il pas réduit à formuler sa déchéance en une forme poétique (les stances) entendue par la poésie Louis XIII comme un mode d’expression privilégié de l’amant mélancolique ? La chute dans « la nuit la plus obscure » du fait de sa passion transforme en effet « l’illustre pasteur » en précurseur d’Osman : Durant la nuit la plus obscure, Le vif éclat de sa peinture Vient de nouveau m’inquiéter, Je voy mon beau Soleil dans l’ombre la plus noire ; Car mille esprits de flame ocupans ma mémoire, Empruntent ses apas pour me venir tanter 76 . Le sultan est certes obsédé par l’ombre qui envahit le lumineux périmètre de sa gloire : du songe de sa sœur, « la solidité n’est rien qu’ombre et que vent » (Os II, 2, v. 372), et le souverain demande aux mutins : « L’ombre est-elle en état d’éclairer le soleil ? » (Os IV, 4, v. 1084). Mais l’on a pu voir qu’en incitant sa sœur à se tenir « assurée à l’ombre de [s]a gloire », le sultan ne croyait pas dire parole à la fois si juste et si risquée : si juste, car sa gloire ne plus agissante » avec le sultan et la Fille du mufti (Aurélia Sort-Jacoto, « Poésie et dramaturgie : les scènes en stances dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, Hors-série Agrégation 2023, 2022, p. 241-244). 75 Aurélia Sort-Jacoto relève notamment, avec les stances de la Fille du mufti, « la volonté nette de Tristan de conjuguer un rôle rythmique et tonal de ces passages poétiques avec un enjeu dramatique et éthique plus appuyé ; l’action se trouve en partie relancée dans ce moment poétique, du fait de l’exposé moral » (Aurélia Sort- Jacoto, « Poésie et dramaturgie : les scènes en stances dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman », art. cit., p. 244). Il nous semble cependant qu’il s’agit moins d’exposer un caractère face à un dilemme, comme elle le suggère plus loin, que de plonger dans « l’abîme » des conflits intérieurs (pour reprendre la formule de B. Papasogli) pour mieux envisager une situation existentielle exemplaire étouffant dans le cadre d’un monde aux repères déstabilisés. 76 Tristan L’Hermite, « La Plainte de l’illustre pasteur », v. 67-72 (La Lyre). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 229 sera plus qu’ombre dans ses stances (V, 1), et si risquée, car celui ou celle qui « s’y tient » se trouve justement rien moins qu’assuré. En ouvrant l’acte final, les stances du conquérant déchu confirment donc à la fois cette dynamique d’obscurcissement de son habitus et de sa posture, et leur cause tragique qu’est la mélancolie fanatique de la Fille du mufti. Intervenue précisément dans l’action par le « vif éclat [d’une] peinture » qui « vient de nouveau [l’]inquiéter », cette passion provoque chez le sultan le rejet que l’on a vu et qui tente de profiter de la transposition théâtrale de la vision de l’illustre pasteur pour s’en dégager : Cieux ! Qu’est-ce que je vois ! Cette fille importune Accroît par son objet ma mauvaise fortune. Ne prenons pas la route où ses pas sont tournés. (Os V, 1, v. 1315-1317) « Durant la nuit la plus obscure » (sa chute politique), Osman transpose la « peinture » inquiétant l’illustre pasteur dans l’« objet » de sa « mauvaise fortune », énonçant son dégoût autour du même recours au regard (« Je voy », « Qu’est-ce que je vois ») nous indiquant sans doute qu’à travers les yeux de la Fille du mufti se manifeste pour lui sa propre chute (« Je voy [en elle] mon beau Soleil dans l’ombre la plus noire » dit la rhétorique précocement osmanienne du pasteur). L’issue de la pièce révèle que cette fuite avorte, ce qui tend à affirmer le pouvoir supérieur de l’apparition dérangeante et obsédante (puisée à une source poétique) sur le choix épistémique d’une pure confrontation physique (traditionnellement présentée en contexte théâtral) qui, pour s’accorder au caractère toujours frontal et direct de l’action d’Osman, en révèle en fait l’inadéquation au monde (tel que mis en scène par Tristan). Ainsi le sultan se trouve-t-il réduit à vivre ce que le pasteur formule en ces termes : « Je voy mon beau Soleil dans l’ombre la plus noire ». L’expression du paradoxe consistant à voir dans le noir est en fait parfaitement adaptée à cette vision particulière qu’est l’introspection mélancolique : l’ombre qui s’y associe produit la vision d’un monde à double-fond, auquel on a accès par l’acuité que permet l’intensité d’un sentiment, qu’il soit amour - comme pour l’illustre pasteur - ou déréliction - comme pour Osman -, les deux allant d’ailleurs souvent de pair - comme pour la Fille du mufti. En outre, le motif de la vision frappante qui décide de l’attitude de la jeune femme à l’égard d’Osman ouvre la voie à un déploiement verbal qui confirme une obsession là encore accordée aux « Plaintes de l’illustre pasteur » : Ses regards dont la vive flame Sçait penetrer jusques dans l’ame Sont la cause de ma langueur (v. 37-39) O qu’il m’eust été desirable Pour n’estre pas si miserable Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 230 […] que j’eusse esprouvé les éclats de la foudre Alors que je soutins l’éclat de ses beaux yeux ! (v. 109-114) Nous ne reviendrons pas sur les vers explicitement tournés vers ce regret d’avoir « ouvert les yeux » (Os V, 3, v. 1439), abordés dans le deuxième moment de cette étude, mais nous pouvons nous rappeler le monologue qui suit les stances de la Fille du mufti pour comprendre qu’elle est bien plus pesamment enfermée dans sa vision que « l’illustre pasteur » : Je trouve que sa mine éblouit tous les yeux, Qu’il semble que ce prince est descendu des cieux, Comme un brillant éclair, comme un foudre de guerre. (Os III, 1, v. 669-671) Si l’on compare les deux discours, on observe qu’à la différence de son modèle poétique qui souhaite (et parvient donc rhétoriquement à) s’échapper d’un regard brûlant en se jetant dans la métaphore des « éclats de la foudre », le personnage tragique ne peut pas même espérer un autre régime d’image (la « foudre ») pour échapper à celui qui l’obsède (l’éclat des yeux), car les deux régimes se confondent pour elle (Osman est « un foudre de guerre », happant donc aussi en ce sens figuré le sens littéral endossé par la métaphore poétique) en un monde où la dynamique hallucinatoire referme tous les points de fuite. Si Carine Luccioni attribuait au poète mélancolique la capacité de s’extraire de son mal en se pensant autre (ce que saurait réaliser l’illustre pasteur en introduisant une échappatoire métaphorique par la formule du souhait au subjonctif, « j’eusse esprouvé… »), l’impossible refuge de la métaphore n’instaure-t-il pas pour la Fille du mufti, en sa désorientation tragique, une plus authentique « dramatisation lyrique » de l’humeur que la posture consciente de la mise en abyme 77 ? L’inimaginable mise à distance de son propre conflit intérieur qui caractérise l’être mélancolique surgit donc au cœur de la transposition tragique d’un motif poétique : paradoxalement, le sens figuré du mot (« un foudre de guerre ») réintroduit plus efficacement le sens littéral (la Fille du mufti est foudroyée par le sultan), puisque l’image n’est pas employée en un sens topique (les « éclats de la foudre » reproduisant pour l’illustre pasteur les éclats des yeux) mais passe par l’oblique détour d’un sens belliqueux (par ailleurs souvent employé pour Osman en sa posture de combattant) - ainsi le véritable combat est-il amoureux et la passion est-elle authentiquement agonistique. La reprise d’un même hypotexte poétique entre deux personnages opposés dans l’intrigue tend finalement à manifester la mise en tension tragique d’un motif verbal. 77 Carine Luccioni, Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, op. cit., p. 27-29. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 231 - Les palinodies de la passion : le récit psychomachique de la Fille du mufti Au demeurant, les stances de la Fille du mufti modulent de manière plus frappante encore son obsession, au point qu’elle ne se réduit plus à un système d’images ou à un récit narratif mais rencontre le mode poétique dans sa capacité à exposer sur scène l’état du personnage. Il faut ici redire que, si la Fille du mufti précipite la chute d’Osman, elle ne l’étoffe en rien d’une critique dont se satisfont ailleurs les mutins, puisque le sultan est à jamais consacré en son cœur et son âme. Les stances de la jeune femme, prononcées à l’ouverture de l’acte III, sont une preuve éclatante de la tension intérieure où se trouve celle qui veut se venger d’un homme qu’elle ne cesse de porter au pinacle, comme en témoigne le portrait glorieux qui s’y retrace et que n’amenuisent pas les menaces : Prince grand, mais trop orgueilleux Des dons rares et merveilleux Que le Ciel fit à ta naissance, Ne présume pas tant d’un glorieux destin ! Tu connais ta valeur, tu connais ta puissance, Mais tu ne connais pas ta fin. (Os III, 1, v. 613-618) L’invocation initiale prend la double allure d’un « Envoi » de poème, lieu d’évocation de l’enseignement poétique à tirer des vers qui précédaient, et d’une exclamation propitiatoire du type de celle que prononce la Sultane sœur à l’ouverture de l’acte II : « Songe plein de terreur, épouvantable histoire… » (Os II, 1, v. 313). Or le propos de la Fille du mufti se veut justement à la fois un avertissement et une répétition monomaniaque de la vision glorieuse qui ne saurait la quitter. Ainsi, la menace de ces premiers vers (« Mais tu ne connais pas ta fin ») ne peut intervenir qu’en chute d’une strophe réaffirmant pourtant sans cesse l’éthopée d’Osman : un « Prince grand », plein de « dons rares et merveilleux » du Ciel, pourvu d’un « glorieux destin » que manifestent sa « valeur » et sa « puissance ». Or par une ironie tragique, si sa « fin » surprend effectivement le sultan en pleine tentative d’extradition, elle confirme aussi l’aveuglement de la Fille du mufti dont la menace réalisée se retourne en quelque sorte contre elle-même, puisqu’elle non plus « ne connaî[t] pas [sa] fin » à ce moment de la pièce : elle ne réalisera qu’ensuite qu’elle ne peut supporter la mort du sultan et souhaitera l’y accompagner en se poignardant. Son obsession la mène ainsi dans ses stances à se réfugier derrière des vers gnomiques pour mieux assurer une menace qui peine à étouffer sa passion : Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 232 […] Le Ciel abhorre les superbes. C’est avec trop d’orgueil aujourd’hui t’élever. La foudre bien souvent met plus bas que les herbes Les cèdres qui la vont braver. (Os III, 1, v. 621-624) […] Le bonheur des plus grands dont on craint le pouvoir Peut être traversé par les plus misérables, S’ils sont armés du désespoir. (Os III, 1, v. 628-630) Le refuge dans un discours sententiaire, tout en dupliquant le refuge derrière la « Loi » que nous observions plus haut, dit la fragilité d’un verbe inquisiteur qui manque moins de mots pour accuser que d’énergie rhétorique pour s’assumer. Ainsi habitée par sa passion, la Fille du mufti ne peut que la ressasser en usant de ses propres mots, ou faire le choix d’un discours commun pour tenter de sortir du cercle obsédant de l’image et de la parole. En ce sens, elle désaxe aussi (par anticipation) le propos théorique de Corneille : « Un homme de bien agit et raisonne en homme de bien, un méchant agit et raisonne en méchant, et l’un et l’autre étale de diverses maximes de morale suivant cette diverse habitude » 78 . La maxime n’est plus « morale » mais devient cette fois un masque, ce qui n’invalide certes pas sa signification mais réoriente son usage pour la charger d’une pesanteur tragique plus forte : sa destination rhétorique (avertir Osman) se double d’une valeur stylistique qui n’est pas loin de l’antiphrase, puisque l’amante formule à travers un discours gnomique les mots qu’elle ne peut et ne veut elle-même proférer 79 . Le déploiement des stances la guidera ainsi jusqu’à l’explicite palinodie qui les clôt en manifestant la désorientation profonde suscitée par l’hallucination : Cieux ! Des sentiments incertains Font secrètement que je crains Un effet que je sollicite. Puisqu'au destin d'Osman mon triste sort est joint, Faites qu'absolument il ait ce qu'il mérite. Ou ce qu'il ne mérite point. (Os III, 1, v. 649-654) 78 Pierre Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique [1660], op. cit., p. 84. 79 Si la sentence était d’ailleurs à la mode dans le théâtre humaniste, elle perd moins en vigueur qu’elle ne gagne en cohérence dramatique avec le théâtre des années 1630 (cf. François d’Aubignac, La Pratique du théâtre, op. cit., p. 313 [IV, 5]). Le lien des sentences à l’action vaut également pour révéler les sentiments du personnage, sans recourir toujours à une référence extérieure et générale (cf. Jacques Scherer, La Dramaturgie classique, Paris, Armand Colin, 2014, p. 463). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 233 La pointe, attendue à la fin d’une strophe en stances, crée subitement une alternative là où le personnage voulait dire sa détermination vengeresse. Ce retournement final opère comme un pivot à partir duquel Nicole Mallet peut relever la « fragilité » de la rhétorique développée tout au long du monologue qui s’ensuit 80 . Or il faut se rappeler que l’intrigue est ici à son acmé : l’acte III s’ouvre sur cet aveu spectaculaire de la passion, comme et surtout de la tension interne qui affecte dès lors tout un discours et troublera ainsi toute réplique susceptible de condamner Osman à première lecture. D’ailleurs, la Fille du mufti délègue même le geste meurtrier, lorsqu’elle se fait simple complément dans la phrase qui réaffirme l’action à venir de Sélim : Une assez grande passion, Va faire à ma discrétion Cette vengeance désirée. (Os III, 1, v. 631-633) L’action à venir se trouve à nouveau énoncée car le spectateur la connaît déjà : Sélim a non seulement fomenté son coup avec Mamud et Orcan à l’acte précédent (II, 4) mais il en a aussi informé la Fille du mufti sur scène (II, 3), profitant de cette proposition pour demander des faveurs spéciales en récompense ; il s’agit donc ici d’un approfondissement qui révèle une posture de ressassement et sème donc un indice sur la manie qui caractérise la Fille du mufti. Nous avons du reste déjà commenté, dans les vers qui suivent ce passage, la crudité du « cœur » tiré des « entrailles » du sultan qui engendre l’antanaclase entre cet organe physique et le « cœur » de la Fille du mufti, en un sens plus figuré (et désigné par le possessif « le mien »), auquel aspire vainement Sélim : « Il faut qu’il ait tiré ton cœur de tes entrailles / Pour avoir quelque part au mien » (Os III, 1, v. 641-642). Toutefois, la réunion, même en syllepse, des deux « cœurs » en une seule strophe, prolonge aussi l’imaginaire halluciné des épousailles avortées, tout en retirant à Sélim le droit d’y accéder puisque la Fille du mufti n’évoque son cœur qu’en une désignation possessive : « le mien ». Ce cœur appartient certes à un autre et l’évocation 80 Nicole Mallet, « Les plaintes de la mal aimée… », art. cit., p. 23 : « Mais n’essaie-telle pas surtout de se convaincre de la noblesse de son dessein ? L’aria s’achève sur un singulier point d’orgue : une suite d’imprécations martelées par neuf fois (689- 704) par la répétition de la conjonction “que” et qui résonnent comme autant de malédictions solennelles mais dont les harmoniques sont loin d’être pures. On sent percer sous la rhétorique grandiloquente une certaine fragilité, une vulnérabilité, une conviction tragiquement ouverte à la souffrance. Il suffira qu’elle se trouve en présence d’Osman pour que ce bel échafaudage moral s’effondre ». Le titre de l’article, rappelant les intitulés des poèmes de Tristan, fait heureusement écho à ce trouble permanent du discours tragique : à partir de la rupture qu’opère la scène du portrait, tout peut de fait s’entendre, dans la bouche de la Fille du mufti, comme une « plainte » d’amante délaissée. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 234 morbide des « entrailles », tout à fait dans le ton d’un verbe mélancolique n’éludant pas les formules crues, vient en outre situer le cœur d’Osman en cet endroit même où, pour la Fille du mufti, il palpite : l’épigastre, lieu de l’humeur et des remous mélancoliques. On se rappelle encore qu’elle racontera à l’acte V sa course « aux entrailles des monts » (Os V, 3, v. 1474) : cette coïncidence d’image entre le littéral (les entrailles d’Osman) et le métaphorique (les entrailles des monts) convoque à chaque fois un lieu intérieur par lequel se dit la manie du personnage (d’origine physique) et en lequel le sultan se trouve donc inscrit de force. En ce transfert d’image obsessionnel et d’après nos observations précédentes, il semble ainsi que les stances de la Fille du mufti, plus encore que ses évocations d’Osman dans le reste de la tragédie, se donnent comme une répétition monomaniaque de sa vision première du sultan (narrée, rappelonsle, en V, 3). Il s’agirait alors d’un récit dramatique intérieur qu’elle ne peut que redire, en un discours mélancolique itératif confinant à la folie. Or le « drame » du discours amoureux est justement d’être, selon Roland Barthes, une manie narrative : Comme Récit (Roman, Passion), l’amour est une histoire qui s’accomplit, au sens sacré : c’est un programme, qui doit être parcouru. Pour moi [l’amoureux], au contraire, cette histoire a déjà eu lieu ; car ce qui est événement, c’est le seul ravissement dont j’ai été l’objet et dont je répète (et rate) l’aprèscoup. L’énamoration est un drame, si l’on veut bien rendre à ce mot le sens archaïque que Nietzsche lui donne : "Le drame antique avait en vue de grandes scènes déclamatoires, ce qui excluait l’action (celle-ci avait lieu avant ou derrière la scène)." Le rapt amoureux (pur moment hypnotique) a lieu avant le discours et derrière le proscenium de la conscience : l’"événement" amoureux est d’ordre hiératique : c’est ma propre légende locale, ma petite histoire sainte que je me déclame à moi-même, et cette déclamation d’un fait accompli (figé, embaumé, retiré de tout faire) est le discours amoureux 81 . La transposition du « Récit » en « drame », par le biais de « grandes scènes déclamatoires » où l’action se joue à l’arrière-plan (« derrière le proscenium de la conscience »), c’est tout l’enjeu d’une mélancolie éminemment dramatique dont la théâtralité se fait avant tout verbale et poétique : c’est la répétition incessante (« je me déclame à moi-même », ce qui est le propre des stances) d’un « fait accompli », ainsi érigé au rang d’événement sacré en un rituel déclamatoire confinant à la manie, comme on pouvait le lire plus haut à travers le schème du sacrilège (la Fille du mufti s’offusquait de ce qui conduisait Osman à « se moquer ainsi du Ciel et de la Loi », v. 480) et la fixation obsessionnelle sur l’instant de la vision du sultan glorieux. Il est donc 81 Roland Barthes, « Drame », Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 109-110. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 235 patent que l’usage des stances évolue de La Mariane à Osman : d’une insertion souvent identifiée comme formelle souhaitant souligner le port majestueux d’une victime de l’injustice (Mariane en prison) et de la mélopée philosophique d’un sage impatient de fuir un monde qui le déstabilise (Sénèque au seuil de la mort), on parvient aux plaintes existentielles de personnages où les ennuis poétiques d’un « je » mélancolique deviennent le mode d’expression de la psychomachie sur scène. Tout écart de langage rend alors compte de l’intériorité d’un personnage tourmenté, celle-là même qui fait sa personnalité tout en le replaçant dans le sort commun aux hommes décrits par Ariste comme des « vaisseau[x] plein[s] d’esprits et de mouvements / Qui se mine[nt] à toute heure et se détrui[sen]t sans cesse ». À lire cette transcription d’un régime en un autre, non par la reprise de topoï à la mode mais par l’infusion de motifs accommodés au monde tragique, on comprend que l’enjeu poétique de la tragédie ne relève plus tant de l’inventio (rassembler des formes littéraires connues pour enrichir le texte tragique) ou de la dispositio (affiner la réplique en un morceau poétique éclatant) que de l’elocutio (susciter par l’intrigue l’émergence de l’émotion proprement liée à l’univers mélancolique, dans le discours du personnage) voire de l’actio (animer un topos jusque-là figé, en une dramatisation de la figure convoquée) : c’est l’attitude du texte et du personnage qui retient l’auditeur. Or le caractère, pour n’être plus en amont de cette dramaturgie concentrée sur le dessin d’une action, revient finalement en aval de cette élaboration puisque l’on quitte le substantif - le mélancolique comme caractère singulier et type pathologique - pour mieux revenir à l’adjectif - l’homme mélancolique comme caractère universel et potentialité intrinsèquement humaine. Conclusion générale : du topos dramatique à la poétique tragique Au terme de ce billet d’humeur, on peut comprendre pourquoi, dans le panégyrique de Tristan formulé dans L’Autre Monde ou Les États et Empires de la Lune (1657), Cyrano de Bergerac ne fait aucune référence au dramaturge, ne pouvant « rien ajouter à l’éloge de ce grand homme, si ce n’est que c’est le seul poète, le seul philosophe et le seul homme libre que vous ayez 82 ». Jamais, en effet, la tragédie n’aura sans doute mieux mérité son appellation classique de « poème dramatique », puisque la stylisation de l’imaginaire atteint un point qui fait du théâtre tristanien le digne héritier du maniérisme et de ses pointes, comme l’annonciateur du théâtre racinien et de ses chutes. En pleine époque d’élaboration des règles dramaturgiques tour à tour affirmées par l’abbé d’Aubignac (La Pratique du théâtre, en 1657) et Corneille (ses 82 Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2004, p. 79. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 236 trois Discours, en 1660), l’écriture dramatique de Tristan témoigne de manière exemplaire de la fluctuation esthétique de cette régulation. Tenons-nous-en aux fameuses « trois unités » : l’espace perd de sa clarté avec une arrière-scène hallucinatoire, formant un espace intérieur vampirisant ou tyrannique qui culmine dans Osman par sa mise en tension avec le mouvement de fuite ; l’action est troublée par un bouillonnement humoral qui vient affecter jusqu’au geste politique de confidents (Sabine et Salomé) ou de conjurés (Soesme et Sélim), suscitant presque une intrigue seconde ; le temps, enfin, se trouve parfois singulièrement figé dès lors que, en une tragique manie, le personnage fixe incessamment un passé qui l’obsède. De ce fait, dramaturgie de l’ombre ou du clair-obscur, tragédie de l’enfermement ou de l’humeur visionnaire, intrigue de sérail physiologique ou d’obsession psychologique, le théâtre tragique de Tristan L’Hermite se pose moins comme un ordonnancement rationnel des passions en vue de parler des vertus, à l’imitation de Corneille, que comme une poétique de l’imaginaire en vue de dire un monde vacillant. Le passage par la mélancolie en est une illustration spectaculaire : en glissant de la reproduction topique d’un caractère (mos) préétabli, dramaturgique ou poétique, à la construction endogène d’une attitude (habitus) du personnage, l’écriture tristanienne emmène la mélancolie « de la métaphore obsédante au mythe personnel », pour reprendre des termes de Charles Mauron 83 . En ce sens, si ce motif se partage traditionnellement entre un tempérament (de sage, de poète) et une pathologie (d’un personnage atrabilaire, flegmatique, sanguin ou triste), il revient à Tristan d’avoir su en faire le tempérament de son écriture tragique et une pathologie aussi verbale susceptible de contaminer tous les personnages. Finalement, on peut remarquer que ce choix poétique annonce déjà un autre écrivain classique qui se ressaisira de l’atrabile pour couronner une « hypothèse substantielle » formulée sur l’homme 84 : Molière pose en effet, dans son théâtre en général, mais dans 83 Charles Mauron propose dans sa thèse Des métaphores obsédantes au mythe personnel (1962) une étude psychocritique de la littérature, au sein de laquelle on peut notamment trouver une lecture de Racine et du schéma structurel de l’oppression du père dans ses tragédies. En ce qui nous occupe, s’il n’est pas toujours nécessaire d’en venir jusqu’à l’inconscient de l’écrivain, il reste qu’on a souvent associé la mélancolie à la posture personnelle de l’auteur de La Mariane en poète qui choisit son pseudonyme de « Tristan » pour mieux incarner son tempérament (cf. notamment l’article de Sandrine Berrégard intitulé « Tristan ou le poète mélancolique », Cahiers Tristan L’Hermite, n° XXIV [« Le quatrième centenaire »], 2002, p. 15). 84 Thomas Pavel avance cette idée dans le champ du roman mais elle nous semble convenir pour toute œuvre littéraire si l’on en croit son propos : « Étant donné que les œuvres narratives en général et les romans en particulier ne se contentent pas de décrire la réalité mais la réinventent toujours dans une certaine mesure afin de mieux la comprendre, […] l’intérêt de chaque œuvre vient de ce qu’elle propose […] La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 237 Le Misanthrope (1666) en particulier, l’équation fondamentale que nous sommes tous des êtres d’imagination 85 . À travers Alceste, véritable Hérode en comédie pour son obsession unique (la nouvelle Mariane, certes plus coquette, qu’est Célimène), censeur du monde aux maximes hallucinées (comme un Ariste pris de délires), maniaque poursuivi par ses marottes vertueuses (comme un Néron par ses furies), et chevalier des Temps modernes taillant dans le « monde » des marquis qui, auprès de son amante, font de l’ombre au soleil noir de son amour (comme un Osman héroïque), Molière pourrait bien avoir transposé dans le champ comique, par une « esthétique du ridicule », ce que Tristan avait instillé dans le champ tragique, par une poétique de la mélancolie 86 . une hypothèse substantielle sur la nature et l’organisation du monde humain » (La Pensée du roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2003, p. 46-47). 85 L’auteur du Misanthrope a d’ailleurs créé La Mort de Sénèque en 1644, avec Madeleine Béjart et « l’Illustre Théâtre ». 86 La première formule est due à l’éminent ouvrage de Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, coll. « Bibliothèque d’histoire du théâtre », 1992.
