eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 51/100

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0014
81
2024
51100

Julien Goeury (éd.) : Agrippa d’Aubigné, Œuvres, Tome IX. Le Printemps, 2 vols. Paris, Classiques Garnier, coll. « Textes de la Renaissance, 248 », 2023.

81
2024
Maxime Cartron
pfscl511000244
Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0014 244 Julien Goeury (éd.) : Agrippa d’Aubigné, Œuvres, Tome IX. Le Printemps, 2 vols. Paris, Classiques Garnier, coll. « Textes de la Renaissance, 248 », 2023. « Il y a une forme de donjuanisme éditorial dans cette façon de multiplier les conquêtes manuscrites en les abandonnant aussitôt à leur triste sort », écrit Julien Goeury à propos des éditions de la fin du XIX e siècle du Printemps d’Agrippa d’Aubigné (p. 69). Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa propre édition est l’antithèse d’une telle pratique, tant le travail présenté ici apparaît titanesque : deux volumes de plus de 1500 pages comportant une introduction de quelques 200 pages, mais aussi, pour chacun des poèmes édités, une notice, des notes, les variantes complètes ainsi qu’un mot sur la ponctuation ; c’est une édition critique dont les gages de scientificité sont considérables qui s’annonce de la sorte. L’approche de J. Goeury est en effet génétique dans le meilleur sens du terme : se saisissant des archives Tronchin de la Bibliothèque de Genève, le spécialiste des milieux réformés aux XVI e et XVII e siècles étudie avec une méticulosité impressionnante les manuscrits du Printemps, de nombreuses photographies rendant compte de ce travail d’archive, qui sert notamment à présenter une « typologie des mains » (p. 8), c’est-à-dire des copistes et secrétaires, afin de proposer une datation plus fine des différentes étapes de la gestation de ce recueil pour le moins complexe, qui constitue « une véritable énigme sur le plan génétique » (p. 7). En effet, on dénombre plusieurs « états du recueil » tous différents et posant toutes sortes de problèmes bien aptes à donner des maux de crâne au généticien. J. Goeury distingue de la sorte : un « Printemps précoce (c. 1580-1583) » que l’on retrouve « dissimulé » dans « l’album de poésies de Marguerite de Valois conservé à Paris, à la Bibliothèque du protestantisme français » (p. 7) ; un « Printemps tardif » (c. 1602-1605) » (p. 7) (archives Tronchin T159) ; un « dernier Printemps (c. 1623-1624) » (p.7) que l’on retrouve aux archives Tronchin sous la côte T157 ; - « quelques fleurettes printanières, dispersées ici ou là sur plusieurs décennies (1576-1630) » (p. 7). A cet éclatement s’ajoute le rôle capital des éditions critiques précédentes du Printemps dans le brouillage d’une œuvre qui en réalité n’existe pas, ou en tout cas pas sous ce titre puisque ce dernier « renvoie à un recueil à la fois introuvable sous forme imprimée, très largement inachevé sous forme manuscrite, et au sujet duquel Aubigné ne nous donne en réalité que très peu d’indications précises » (p. 20). J. Goeury est par conséquent amené à distinguer « un Printemps imaginé par Aubigné lui-même, mais jamais achevé, et Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0014 245 un Printemps ensuite largement réinventé par tous ses éditeurs depuis 1874 » (p. 7), ces deux dimensions se superposant, entraînant une difficulté supplémentaire dans l’appréhension d’un objet qui s’affiche par excellence comme mouvant, et dont l’on ferait volontiers de ce fait, si l’on voulait donner dans la mode des années 1970, le recueil paradigmatique du « baroque ». J. Goeury s’attache, avec une patience et une méthode irréprochables, à montrer pourquoi les éditions du Printemps depuis 1874 sont en réalité « des montages habiles, certes séduisants pour l’œil, mais réalisés à partir de données beaucoup trop parcellaires et contradictoires pour être jugées suffisamment fiables sur le plan scientifique » (p. 22). Développant une véritable herméneutique éditoriale, il note que cette insuffisance est imputable à leur nature de « restaurations monumentales » dans le style de Viollet-le-Duc : « rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » (p. 22). Ceci correspond à la quête d’une « forme idéale » du recueil, laquelle entretient « une représentation figée du recueil de poésies » aux XVI e et XVII e siècles » (p. 22), ce qui révèle la force d’imprégnation des schémas mentaux de la critique dix-neuvièmiste jusqu’à nos jours. Mais pourquoi conserver le titre du Printemps alors ? Pour procéder à une « dérestauration » (p. 23). Il s’agit pour J. Goeury, de « laisser apparaître les états successifs d’un monument inachevé », de « respecter la stratification des époques et surtout » de « faire resurgir des agencements primitifs, que certaines reconstructions avaient dissimulés pour donner un aspect plus “achevé”, plus monumental » (p. 23). De sorte que « ce n’est plus un Printemps entièrement reconstruit que nous donnons à lire (comme tous ceux qui le précèdent), ce n’est pas non plus un Printemps en partie déconstruit (comme notre table des matières pourrait le faire craindre un instant), mais bien un Printemps en construction (work in progress) fidèle aux sources manuscrites et imprimées » (p. 23). Un tel choix, très fort, conduit à une série de principes éditoriaux tout aussi fermes : « reconstitution des trajectoires éditoriales de certaines pièces manuscrites » (p. 8), « respect de la localisation exacte de chacun des poèmes au sein de leurs manuscrits d’origine » (p. 8), mais aussi élimination de la table des matières autographe qui selon J. Goeury a permis aux éditeurs d’inventer le Printemps tout en les fourvoyant. Selon lui, elle est « incomplète », n’a « jamais été relue, et en tout cas jamais corrigée par son auteur » (p. 75) et constitue « un document très tardif » (p. 81). Il faut donc « changer de paradigme éditorial » (p. 82) et pour ce faire mettre en branle une autre pensée du temps de l’écriture, ce qui implique de rejeter « l’illusion d’une complétude figée dans le temps » (p. 8). Pour J. Goeury « une œuvre n’existe pas en soi, mais à travers chacune de ses actualisations imprimées » (p. 64-65), ce qui l’incite à appréhender les éditions du Printemps de 1874 à 2020 comme une « série d’énonciations imprimées », selon la terminologie Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0014 246 forgée par Alain Cantillon à propos du pari de Pascal et de ses éditeurs. Une telle approche, qui engage un tempo de l’enquête à la fois efficace et captivant, a l’avantage de nous permettre d’« observer un moment décisif du travail de l’écrivain » et d’« assister à l’émergence d’un recueil en train de se faire » (p. 173). L’instabilité est par-là érigée en principe herméneutique d’étude de la poésie des XVI e et XVII e siècles, dans la lignée du De main en main de Guillaume Peureux 1 , que J. Goeury cite. L’objectif visé est similaire : atteindre « la vie réelle des poèmes » (p. 173) en prenant en considération ce fait crucial : au tournant du XVI e et du XVII e « un poème n’est jamais fini » (G. Peureux cité p. 174). J. Goeury prolonge cette intuition en ajoutant : « un recueil non plus n’est jamais fini, car les formes de socialisation du poème rencontrent aussi, mais à une tout autre échelle, celles des recueils » (p. 174). Cette réflexion mène à un vigoureux - et justifié - plaidoyer contre le statisme de certaines pratiques éditoriales qui tiennent absolument à l’idée d’un texte achevé et clos sur lui-même 2 . J. Goeury procède de la sorte à un renversement des perspectives usuelles, en affirmant que l’instabilité du Printemps est « sa force constitutive » (p. 174) et non une faiblesse par rapport au caractère « fixe, fini » (p. 174) d’autres recueils de la même époque. Les apports de cette édition critique à l’histoire de l’histoire littéraire sont conséquents : J. Goeury corrige des idées reçues à la vie dure, comme celle voulant que l’invention du Printemps soit due à Réaume et Caussade en 1874, alors qu’elle est en réalité due à Charles Read la même année. Il s’oppose également de manière convaincante à la lecture téléologique faisant du Printemps un simple premier crayon du chef-d’œuvre qu’est Les Tragiques, en mettant en avant leur rapport de spécularité : la première de ces deux œuvres est composée « pour plaire et pour plaire à tout prix », tandis que la seconde l’est « pour déplaire et pour déplaire à tout prix » (p. 18). J. Goeury signale également l’importance capitale de l’édition Gagnebin-Droz (1948-1952) pour « la réception du recueil dans la seconde moitié du XXe siècle » (p. 70). En raison de son succès dans « les réseaux universitaires, le recueil va pouvoir irriguer les histoires littéraires, les anthologies et toutes les études consacrées à Aubigné et plus généralement à la poésie baroque, qui connaissent un essor à partir des années 1950 » (p. 70). Cette remarque est très importante car elle permet de comprendre à quel point les interprétations d’une œuvre peuvent dépendre de l’édition dans laquelle les exégètes en ont eu connaissance et de remonter par ce biais la chaîne herméneutique les conduisant à formuler leurs 1 Dont j’ai rendu compte dans le vol. XLVIII, n o 94, 2021, p. 204-210 des Papers. 2 Signalons que l’on rejoint ici par la bande un autre courant critique contemporain, dont les travaux de Marc Escola sont emblématiques - et dont la méthode et les fins sont au demeurant tout autres : la théorie des textes possibles. Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0014 247 hypothèses, lesquelles se fondent bien souvent sur des déterminations éditoriales inconscientes. On ajoutera par ailleurs qu’une telle réflexion donne à espérer une étude du rôle des anthologies dans la construction du Printemps comme recueil. J. Goeury apporte également une contribution majeure à l’étude de la carrière littéraire d’Aubigné, en montrant comment ce dernier « répond à la demande, ou fait comme si » (p. 15) tout en construisant son « mythe personnel » (p. 34), avec notamment le choix de Diane Salviati comme muse car elle est la nièce de la Cassandre de Ronsard (p. 32 et sq.). Mais ce n’est pas tout : d’Aubigné cherche aussi à « faire en sorte que ses poèmes entrent progressivement en recueil, c’est-à-dire échappent au temps qui passe, aux circonstances, pour s’inscrire dans une autre temporalité » (p. 13), ce qui le conduit à éliminer « le social, le politique et l’institutionnel » (p. 13). A l’aide de « pièces très majoritairement déterritorialisées et déshistoricisées » (p. 12), d’Aubigné « privilégi(e) la permanence par rapport à la contingence, la simultanéité par rapport à la succession, et surtout l’éternité par rapport à la fugacité des moments où cette poésie vaine, frivole, aura été écrite au cours des années » (p. 13). On signalera également une belle analyse d’Aubigné poète satyrique, de façon « passive » notamment, par l’apport des recueils collectifs (voir sur ce point p. 171 et sq.). Enfin, il est notable que cette édition ne se contente pas de réaliser une génétique du Printemps, elle en propose une véritable poétique : J. Goeury parle de l’« énergie créatrice sans pareille, qui continue de circuler dans tous ces manuscrits » (p. 174), affirme que « l’essentiel » est « le choc esthétique que constitue encore aujourd’hui la lecture de ces vers » (p. 8), et déploie une ébauche d’analyse de la figuration du « poète amant » tantôt comme « victime entièrement passive livrée aux mains d’une femme dont le pouvoir est (presque) entièrement fantasmé » ; tantôt comme « soudard, violemment misogyne » (p. 15), qui pourrait s’avérer d’une grande utilité pour de prochaines études sur les rapports masculin/ féminin dans la poésie dite « baroque ». En somme, on là une édition d’une rare complétude, qui éclaire d’un nouveau jour les opérations éditoriales ayant donné lieu à l’invention d’un recueil capital pour l’étude de la poésie du tournant des XVI e et XVII e siècles. Maxime Cartron