Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0015
81
2024
51100
Pierre Lyraud : Figures de la finitude chez Pascal. La fin et le passage. Paris, Champion, « Lumières classiques 122 », 2022. 698 p.
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2024
Volker Kapp
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Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 248 Pierre Lyraud : Figures de la finitude chez Pascal. La fin et le passage. Paris, Champion, « Lumières classiques 122 », 2022. 698 p. Cette analyse des figures de la finitude commence par des propos qui pourraient surprendre le lecteur familier de Pascal. L’Introduction (13-42) confronte une analyse d’Ibsen par le psychiatre Binswanger avec le fragment 229 des Pensées (citées d’après l’édition Sellier-Ferreyrolles en abrégeant fr., suivi du numéro du fragment). L’auteur le rapproche d’un dispositif familier des Pères de l’Église, par exemple d’un dossier sur Jean Chrysostome réuni par Laurence Brothier, et de Montaigne dont les Essais sont cités abondamment dans ce livre. D’après lui, l’étude consacrée à la fascination dans le fr. 653 est « irréductible à son seul intertexte biblique, puisqu’il incorpore une analyse, via Montaigne, de l’imagination » (305) et « Pascal rejoint Montaigne […] sans le rejoindre sur l’attitude qu’il faut en tirer » (307). L’auteur des Essais « s’avère le plus décisif pour la pensée pascalienne de la finitude : Pascal et Montaigne pourrait être un autre titre de [son] étude » (32). Les analyses de cet ouvrage se basent souvent sur des catégories linguistiques, par exemple dans la remarque : « la linguistique contemporaine valide doublement la pénétration de Pascal, qui insiste sur ce que la métaphore doit au corps » (99). Lyraud constate « la rareté du lexique de la limite et de toutes ses dérivations chez Pascal […] mais qu’il trouve d’autre voies pour se dire » (19). L’Entretien avec M. de Sacy garantit son « hypothèse » concernant le fr. 457, qui ne lui semble « métalittéraire que de façon oblique, renvoyant non pas à la propre écriture pascalienne, mais à celle de Montaigne » (147). Grâce aux « filtres interposés de Montaigne et de Descartes » et tenant compte « de l’importance de l’intertextualité » (31), il reconnaît « l’ambiguïté de la figure » et propose « un ‘portrait de la finitude’, explorant à la fois l’acuité philosophique de Pascal dans la considération des fins de l’homme, et l’investissement argumentatif de ces dernières dans le corpus pascalien » (34). Les vues pascaliennes ne sont pas seulement rapprochées de celle des théologiens, surtout de saint Augustin, mais aussi de la phénoménologie du XX e siècle, surtout de Merleau-Ponty, qualifié par Sartre de « pascalien avant d’avoir lu Pascal » (cité p. 268). Lyraud soutient que Pascal retient « de Montaigne son écriture pour ainsi dire phénoménologique » (145). Il se distancie de Foucault interprétant la finitude selon l’épistémé classique « comme une chose entièrement négative » (30) à l’opposé de la vision positive dans la modernité et il rapproche, d’autre part, la doctrine selon laquelle « l’homme […] ne saura jamais passer l’homme » d’une vision du corps en tant que « ‘topie impitoyable’, selon le mot parfaitement pascalien de Michel Foucault » (42). Mettant en évidence les efforts de l’anthropologie pascalienne « pour ne pas en rester à sa finitude constitutive » en vue de saisir Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 249 « l’oscillation insulaire entre fermeture et ouverture, entre horizontalité et verticalité, entre impossibilité et possibilité » (24-25), il dépiste le sens rhétorique des figures « à tous les niveaux de textualité » (32) et explore moins les convictions religieuses que « l’acuité philosophique de Pascal dans la considération des fins de l’homme, et l’investissement argumentatif de ces dernières dans le corpus pascalien » (34). L’ouvrage est divisé en cinq parties. Il commence par l’étude de la finitude du corps : « Le discours du vrai homme. L’union et son langage » (43-168), et poursuit par celle de l’esprit : « La finitude de l’esprit. Pascal aux limites du dicible » (169-274) et de la volonté : « La fuite et la découverte. La finitude et sa destination » (275-398). La quatrième partie s’occupe de sa dimension collective « La finitude partagée. Vers une lecture amicale des Pensées » (399- 506), et la cinquième de sa dimension chrétienne « La finitude transfigurée. Rhétorique de l’humilité et de l’histoire » (507-626). Lyraud confronte les écrits spirituels avec une optique philosophique et les associe à l’œuvre scientifique dans laquelle il découvre les présupposés de la dimension religieuse de sa réflexion. Le lecteur qui n’a pas le loisir d’étudier toutes les 698 pages de ce livre volumineux, peut consulter ses interprétations grâce à l’« Index des œuvres commentées » (685-687). L’analyse part du corps, qui distingue l’homme de la bête et de l’ange, pour se concentrer sur un « premier visage de la finitude […] entendue comme mélange d’une âme et d’un corps désormais périssable […] qu’il faut, malgré tout, tenter de dire » (42). C’est l’occasion de situer Pascal dans la discussion qui oppose Montaigne à Descartes en redéfinissant « l’homme comme substantiellement différent de l’animal » (48). La liasse « Grandeur » soutient que ce qui sépare l’homme de l’animal n‘est pas tant « la substance pensante cartésienne que la pensée consciente de la misère » (55). Cette même liasse évoque « le fantasme d’une nature angélique » de l’homme en insistant sur sa « faculté intuitive » (66). « L’ange, la bête et Adam constituent chacun trois figures importantes » qui lient « l’élément physique (le corps) et l’élément moral (la déchéance), en ne permettant pas d’oublier la composition et l’histoire de l’homme » (84). Tandis que l’expérience remplace chez Descartes « la nécessité de la compréhension », elle est, chez Pascal, « le mieux auquel nous pouvons prétendre » (106). Cette divergence marque également la réflexion sur la machine : « Descartes, en physicienmédecin mécaniste, opère une machine pour en montrer scientifiquement la composition ; Pascal, lui, décèle les effets de la machine » (109). Lyraud postule une « grammaire du discontinu » qui « renforce l’effet visuel de la fragmentation, ajoutant des blancs virtuels au blancs typographiques […] en donnant à lire autant de fragments à la fois dialogiquement mis en rapport les uns avec les autres » (157). Il refuse de « confondre Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 250 l’énonciateur avec l’auteur » au lieu d’« exploiter l’ambiguïté de la figure, au carrefour du concept, de la représentation sensible, de l’événement rhétorique et stylistique » (34). Selon lui, « les Pensées se veulent réparatrices autant qu’accusatrices » (160) et cette poétique de la finitude subvertit ce qu’il qualifie de cliché d’un Pascal lugubre. Passant à l’esprit, Lyraud note que « Pascal insiste sur l’impossibilité logique qui habite au cœur du réel, qui met en présence […] de l’énigme d’une présence elle-même énigmatique » (177). Selon le fr. 164, le verbe « passer » annonce que « quelque chose en l’homme échappe logiquement à l’homme » (184). De l’esprit géométrique fait « de l’incompréhensibilité un objet mathématique », c’est l’occasion pour l’auteur de constater que Pascal fixe « à la géométrie un nouvel horizon » (209). Les Écrits sur la grâce font sentir « au sein même des progrès de l’intelligence […] la fondamentale et indépassable dépendance à l’égard de Dieu » (214). La Préface sur le Traité du vide montre que « toute connaissance repose sur le témoignage, qu’elle soit acquise par autorité, ou par raisonnement » (230), mais le « témoignage de la révélation humilie la raison » (231) parce qu’elle apprend à l’homme à reconnaître « sa finitude, et tout ce qui l’excède, et les Pensées rendront très clair qu’il faut apprendre à recevoir l’autorité » (231). Dans ce contexte, Lyraud discute « la force de l’habitude » (239) et « l’union de l’âme et d’un corps dont le sentiment est donné par le cœur » (252). La connaissance du cœur, dont Pascal souligne sa limite « en nombre, et par nature » (260), invalide la raison tentée d’outrepasser la mesure d’homme. Toute l’œuvre pascalienne « semble tendue vers un même but : éduquer à l’accueil de ce qui nous dépasse, à l’exercice d’une raison humaine finie, régionalisée, et interroger ce qui fonde la raison, ce qui en constitue les conditions d’exercice » (266). Le fr. 181 s’occupe du désir de bonheur. L’homme et son expérience du monde sont marqués par l’antithèse entre privation de sa fin « par l’oubli ou par la mémoire, par la fuite ou par la découverte », donc par l’effort d’échapper « à ce qu’on est » ou de « chercher de tout son cœur sa fin » (273). C’est l’occasion d’analyser le concept de la paresse et du jeu avec l’indifférence qui se divertit avec la pensée de la mort dans une « vie attirée par l’inessentiel » (295). Les Lettres provinciales et les Écrits des curés de Paris sont l’objet d’une « lecture existentielle de l’isotopie de la dispersion » (309). Par son ambiguïté, la liste des souverains biens énumérés dans le fr. 181 est « la transcription stylistique de la forme que prend une vie abandonnée au mauvais infini du monde » (317). Il faut adhérer à la pensée de la fin, sinon le monde « perd sa forme, il se perd, à mesure qu’il devient excédentaire, trop fourmillant » (333). La liasse « Commencement » et le « Discours sur la Machine » présentent un « nouvel habitus de l’âme en vertu duquel un Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 251 nouveau monde se fait jour » (354). Le parcours des Pensées et leur « Conclusion » correspondent à l’effet de la grâce qui « ouvre à d’autres commencements, et est elle-même un perpétuel commencement » (356). Selon Pascal, l’homo viator « cherche la présence de Dieu dans le monde » et « voit le monde comme un ensemble d’images qu’il doit apprendre à lire » (366), mais « sans Dieu, le monde est privé de son sens » (378). Lyraud en déduit « un parcours paradoxal des Pensées » qui ramène l’homme « à sa source, comme l’image à son peintre » (390) et en conclut que « la finitude est bien le cœur brûlant de la poétique pascalienne » (391). La quatrième partie passe aux « relations intersubjectives » pour définir « une éthique et une politique de la finitude » (397). L’homme a besoin des autres mais, grâce au pronom « on », cette relation est « effacée » dans l’intention qu’une autre instance « parvient à faire pour nous ce que nous ne pouvons pas faire seuls » (416). C’est le paradoxe de l’amour propre de réclamer de l’amour des autres pour soi de la compléter mais cette exigence « l’aliène toujours un peu plus » (432). L’égoïsme peut dérégler l’amitié, risque contre lequel Pascal « suggère la possibilité d’une honnêteté éclairée » (444) qu’il relie à l’amitié du Christ et à sa « tendresse » (454). Selon Lyraud, il existe dans les Pensées « une juxtaposition de l’Évangile et de Montaigne » (468) parce que Pascal ne convie pas « à dialoguer avec Dieu » mais « à percevoir le dialogue comme rompu et comme réinstaurable » (469). Les Discours sur la condition des Grands propagent « l’anti-modèle » (490) des Provinciales quand ils instruisent le Grand du fait « que sa force lui vient de sa capacité à donner à l’homme ce qu’il désire » (498). Sous ce biais, la poétique pascalienne de la finitude est « une poétique qui, tout en étant entée sur la conscience de la faillibilité et de la fragilité de l’homme, espère pour lui et œuvre avec lui à sa réformation » (500). L’existence chrétienne est mise au premier plan dans la dernière partie dont l’objet est la « transfiguration » (504) de la finitude. L’Abrégé de la vie de Jésus-Christ exalte l’humiliation vécue à Gethsémani en procédant à une « narrativisation de la parole christique » (512) et accentue « la sublimité dans l’humiliation » (514) qui « invite à la découverte d’un autre homme, avec sa sensorialité propre » (522). La Résurrection donne à Pascal la possibilité de ramener, à travers le corps glorieux, « la finitude humaine à ce qu’elle est » (527). Le Mémorial « représente l’exemple le plus intense d’une écriture [… cherchant à] entretenir le rappel d’une joie tremblante, en même temps que le souvenir de sa précarité » (570). Il exprime « un sujet de réjouissance » mais ce moment d’enthousiasme ne se départit jamais, « au sein même de sa joie, du sentiment de sa précarité » (574). Tenant toujours compte « de la finitude intrinsèque des hommes et de leur parole » (583), Pascal reste fidèle à ce terrain quand il « choisit comme preuve admirable Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 252 […] le témoignage juif » (583). Selon lui, au lieu de donner au monde des qualités « selon sa propre imagination », il faut restituer « à l’événement son mystère » (615) et « penser à sa dernière fin, remise devant ses yeux dans la « Lettre pour porter à chercher Dieu » (619). D’après le Projet de Mandement, « c’est à la lumière de cette fin seulement que prend sens notre action présente » (619). La finitude chrétienne présuppose que l’homme, en restant « habitant de ce monde » acquiert « un désir transféré du monde vers Dieu », et les textes pascaliens, comme par exemple la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, « sont l’occasion de percevoir une autre poétique de la finitude » (622). Lyraud souligne que cette perception chrétienne du monde est « insuffisante pour en penser la plénitude » (623) et qualifie Pascal de « devancier de Saint John Perse […] qui oriente le regard de son lecteur sincère vers les merveilles à hauteur de ses tempes que sont les preuves historiques » (623). Selon lui, la poétique pascalienne de la finitude vise à faire réfléchir sur la lumière « qui lui avait été donnée pour que d’autres, de tout leur cœur, personnellement, se risquent à s’y exposer » (625). La formule pascalienne « L’homme passe l’homme », qui est un fil conducteur de cette analyse, est modifiée dans « La rage de vouloir conclure » (627-636) en : « L’homme est double : ce qu’il est (sujet) et ce qu’il peut comprendre » (634) pour conclure que la « labilité du texte de Pensées ne vient pas tant, alors, de l’aspect ruiniforme des papiers, que du principe endogène qu’il se fixe : pluraliser le monde » (634). Nous n’avons pas insisté sur la familiarité de Lyraud avec les spécialistes de Pascal auxquels il renvoie abondamment. Mais sa lecture accentue les affinités des développements pascaliens sur la finitude avec Montaigne afin de déplacer l’accent sur la philosophie pascalienne et de mettre en évidence celle avec des auteurs du XX e siècle qu’on ne lui rapproche pas. C’est ainsi qu’il cherche à libérer Pascal du cliché d’un personnage enfermé dans ses certitudes religieuses. Volker Kapp
