Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0016
0120
2025
51101
La première réception de Madame de Lafayette hors de France
0120
2025
Nathalie Grande
Andrea Grewe
pfscl511010261
PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 La première réception de Madame de Lafayette hors de France N ATHALIE G RANDE (N ANTES U NIVERSITÉ ) A NDREA G REWE (U NIVERSITÄT O SNABRÜCK ) Alors que la réception de l’œuvre de Madame de Lafayette en France a fait l’objet de plusieurs travaux importants, et encore tout récemment 1 , la diffusion internationale de son œuvre et l’extension de son aura dans le monde restent encore largement à explorer. Or, les traductions de La Princesse de Clèves publiées à Londres et à Amsterdam en 1679 et à Venise en 1691, ou encore une version dramatique représentée à Londres en 1681, témoignent de l’intérêt que cette œuvre a très rapidement rencontré hors de France. Il est vrai qu’au temps des « Belles infidèles », traduire fait partie des usages savants aussi bien que mondains 2 . Il n’est pas sans intérêt à cet égard de rappeler que les premiers travaux littéraires de celle qui allait devenir par son mariage comtesse de Lafayette ont vraisemblablement été des travaux de traductions. Car si c’est la lecture (des romans de Madeleine de Scudéry en particulier) qui a formé sa première culture de lectrice, c’est l’apprentissage des langues qui lui a donné les premières occasions d’exercer sa plume. C’est en tout cas ce que l’on peut déduire de la lecture des premières lettres qu’elle échange avec Gilles Ménage 3 . On a une autre trace de l’intérêt de Madame de Lafayette pour le genre des traductions grâce à Pierre-Joseph d’Olivet (1682-1768), savant abbé et académicien, traducteur de Cicéron et Démosthène et ami de Nicolas Boileau, qui s’est régulièrement intéressé dans son Histoire de l’Académie française à la question des traductions. Par son truchement, on apprend 1 Maurice Laugaa, Lectures de Mme de Lafayette, Paris, Armand Colin, 1971 ; Camille Esmein-Sarrazin, La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans de 1700 à 1900, Paris, Classiques Garnier, 2023. 2 Voir à cet égard l’Histoire des traductions en langue française 1610-1815, Yves Chevrel, Annie Cointre et Yen-Maï Tran-Gervat dir., Paris, Verdier, 2014. 3 Voir Nathalie Grande, Madame de Lafayette ou les passions subjuguées, 2021, p. 14- 15. En ligne : https: / / lamo.univ-nantes.fr/ IMG/ pdf/ pdf_bio_lafayette.pdf, consulté le 9 juillet 2024. Nathalie Grande et Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 262 que Boileau se serait référé à Madame de Lafayette pour dire son insatisfaction vis-à-vis de bien des traductions : Savez-vous […] pourquoi les Anciens ont si peu d’admirateurs ? C’est parce que les trois quarts tout au moins de ceux qui les ont traduits, étaient des ignorants ou des sots. Madame de Lafayette, la femme de France qui avait le plus d’esprit, et qui écrivait le mieux, comparait un sot Traducteur à un laquais que sa maîtresse envoie faire un compliment à quelqu’un. Ce que la maîtresse lui aura dit en termes polis, il va le rendre grossièrement, il l’estropie : plus il y avait de délicatesse dans le compliment, moins ce laquais s’en tire bien ; et voilà en un mot la plus parfaite image d’un mauvais Traducteur 4 . Il semble donc, si l’on en croit ce témoignage tardif, que Madame de Lafayette se méfiait des traductions. Et, quand on découvre la manière dont son œuvre a été parfois interprétée, on peut sans doute comprendre pourquoi. En même temps, l’anecdote révèle aussi le besoin profond qu’on a ressenti en tous temps de connaître ce que d’autres civilisations ont produit et l’urgence de se l’approprier. Étudier les voies dont cette appropriation par d’autres cultures s’est faite dans le cas de l’œuvre de Madame de Lafayette est l’objectif de ce volume. Partant du constat de la lacune critique à l’égard de la diffusion internationale de son œuvre, ce volume s’est donc donné pour ambition de proposer un premier tour d’horizon de l’impact suscité par la publication des œuvres de Madame de Lafayette en Europe, en se limitant dans un premier temps aux XVII e et XVIII e siècles. L’étude de l’étendue et de la diversité de sa réception en Europe amène d’abord à tenter d’en mesurer l’expansion et les contours, et pour cela tenter de répertorier les principales éditions à l’étranger 5 et traductions de l’œuvre de Madame de Lafayette ainsi qu’à recenser les discours critiques sur celle-ci. L’aire germanique s’avère à cet égard particulièrement riche. Miriam Speyer, par son étude de la première traduction allemande de La Princesse de Montpensier en 1680 (« Une première princesse “ins Teutsche übersetzetˮ ») et sa comparaison avec son équivalent pour La Princesse de Clèves (1711) pose les premiers jalons de cette réception. Mais l’étude des traductions n’épuise évidemment pas la question de la réception, comme le montre Rainer Zaiser en analysant « la fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne à la fin du 4 Abbé d’Olivet, Histoire de l’Académie française depuis 1652 jusqu’à 1700, Paris, Jean- Baptiste Coignard, 1729, tome II, p. 104. 5 Voir Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Claudine Nédelec, Marine Roussillon dir., Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Narr/ Francke/ Attempto, « Biblio 17, 227 », 2023, p. 367-384. La première réception de Madame de Lafayette hors de France PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 263 XVII e et au XVIII e siècle » comme une suite de « vicissitudes » : si, dans un premier temps, certains critiques comme Christian Thomasius et Talander (pseudonyme d’August Bohse) apprécient l’œuvre de Madame de Lafayette en tant que fiction galante, le discours critique allemand, bientôt porté vers le classicisme sous la plume de Johann Christoph Gottsched, ne sait visiblement plus quoi en faire faute d’y trouver de quoi répondre à ses attentes. Il faut alors attendre les années 1780 pour voir se manifester un renouveau massif de l’intérêt pour l’œuvre de Madame de Lafayette outre-Rhin, intérêt qui comprend alors aussi bien ses ouvrages historiques que fictionnels. À la fin du XVIII e siècle, à moins de dix ans de distance, paraissent deux nouvelles traductions de La Princesse de Clèves, analysées et comparées par Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge (« Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves par Friedrich Schulz (1790) et Sophie Mereau (1799) »). Leur étude met en évidence comment de nouveaux enjeux, politiques et sociaux, ont pu mettre la romancière française au service d’une nouvelle vision du monde : vision politiquement critique de la société de cour d’Ancien Régime pour Schulz, vision avant tout romantique pour Mereau. Enfin, Andrea Grewe propose un premier bilan des « étapes et formes » de la réception de l’œuvre de Lafayette en Allemagne en montrant en particulier le rôle joué par « les ouvrages de vulgarisation tels que la presse périodique ou les bibliothèques des romans » : par l’usage d’abrégés et de choix d’extraits, ils favorisent une diffusion à la fois rapide et élargie, en particulier auprès du public féminin pour lequel l’œuvre de Madame de Lafayette peut devenir une référence tant littéraire que morale, bien loin de la première réception « galante » qu’avaient d’abord suscitée ses nouvelles. L’aire de langue anglaise semble par ordre d’importance la deuxième pour mesurer l’expansion de la réception lafayettienne. Traduite dès 1679 en anglais, soit un an après la parution de l’original, La Princesse de Clèves est en effet adaptée pour la scène par Nathaniel Lee dès 1689. Aurélie Griffin (« Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution ») montre comment cette adaptation tient d’une « révision satirique de l’original qui relève de la caricature » plus que de l’hommage : un Nemours libertin sans scrupule, un comique volontiers grivois, la transposition des querelles politiques et religieuses anglaises dans l’intrigue, autant d’éléments d’acculturation qui défigurent La Princesse française, même si cette « transformation radicale », et peut-être ratée, n’en dit pas moins quelque chose d’une lecture possible de l’oeuvre. Autre transposition, moins perturbante sans doute, celle proposée par Elisabeth Griffith qui, avant même de traduire La Princesse de Clèves (1777), s’en inspire assez directement comme romancière, en particulier dans The history of Lady Barton, roman épistolaire publié en 1771. Malgré des différences notables (mode de narration, absence d’éléments historiques, Nathalie Grande et Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 264 pathétique omniprésent…), Camille Esmein-Sarrazin (« Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith ») met en évidence comment de nombreux détails et surtout la représentation du combat entre passion et vertu au sein d’une conscience malheureuse montrent l’influence d’une lecture de Madame de Lafayette. Enfin, Nicholas Paige, par ses « méditations méthodologiques sur une réception manquée » s’appuie sur l’histoire de la réception de Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle pour proposer une réflexion sur la fabrique de l’histoire littéraire. En se demandant si on peut imaginer une histoire du roman sans Madame de Lafayette (et en répondant par l’affirmative ! ) ou si ses œuvres ont changé le « système du roman » (et en répondant par la négative ! ), Paige secoue les révérences usuelles pour amener à distinguer la valeur d’un roman de son rôle dans l’histoire du genre. Madame de Lafayette n’a sans doute pas marqué l’histoire de la fiction de son empreinte par une forme nouvelle de narration, quoiqu’on puisse argumenter du côté de la nouvelle historique, car ce n’est pas à une œuvre isolée qu’on peut imputer une telle révolution, mais à une vague d’ouvrages de même type. Ce qui n’empêche pas au demeurant que ses textes continuent à marquer lecteurs et lectrices. Dernière forme d’approche de la présence de Madame de Lafayette dans les sociétés du nord de l’Europe, Alicia Montoya en cherche les traces dans les bibliothèques privées disparues de trois pays : France, Pays-Bas et Angleterre. Grâce à la base de données MEDIATE (Measuring Enlightenment : Disseminating Ideas, Authors, and Texts in Europe, 1665 - 1830), qui s’appuie sur les catalogues de vente des bibliothèques privées, elle est en effet capable de reconstituer présence et absence des œuvres de Madame de Lafayette en original et en traduction dans les bibliothèques européennes au XVIII e siècle, au moment de leur dispersion. En croisant les données propres à Lafayette avec d’autres critères (tels que la fréquence de leur apparition dans les catalogues, leur répartition géographique, l’identité des acheteurs, la présence simultanée d’autres textes…), elle multiplie les angles de vue pour cerner les caractéristiques spécifiques de Lafayette, ce qui l’amène par exemple à constater que la nature de son œuvre est saisie prioritairement comme historique plutôt que comme fictionnelle. Deux autres études permettent de découvrir l’influence de Mme de Lafayette du côté du sud de l’Europe. Laura Rescia analyse ainsi la « première réception italienne de l’œuvre de Mme de Lafayette » à l’aune de la riche tradition italienne de la fiction romanesque. Si Madame de Lafayette est « très peu remarquée au-delà des Alpes, comme coincée entre le déclin du modèle baroque, l’apparition du roman anglais et une attention tournée vers la production des philosophes des Lumières », deux traductions particulièrement fidèles témoignent néanmoins de sa réception : La Principessa di Cleves, La première réception de Madame de Lafayette hors de France PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 265 publiée à Venise en 1691, et Zaida, toujours à Venise en 1740. En 1776, Lafayette entre en outre dans la Biblioteca galante avec un abrégé en italien de La Princesse de Clèves et une traduction intégrale de La Comtesse de Tende. Jean-Luc Nardone élargit encore le cercle de cette réception en présentant sa découverte d’un manuscrit inédit d’une traduction de La Princesse de Montpensier conservé à Padoue. Le traducteur, Sertorio Orsato (1617-1678), membre de l’académie padouane des Ricoverati, est connu comme « historien, philosophe, archéologue, professeur en sciences physiques à l’Université de Padoue » : son travail, d’une grande qualité 6 , témoigne de l’intérêt d’un savant pour la fiction française contemporaine. Il confirme d’une certaine façon la fameuse phrase de Fontenelle : « un géomètre comme moi, l’esprit tout rempli de mesures et de proportions, ne quitte point son Euclide pour lire quatre fois une Nouvelle galante, à moins qu’elle n’ait des charmes assez forts pour se faire sentir à des Mathématiciens mêmes, qui sont peut-être les gens du monde sur lesquels ces sortes de beautés trop fines et trop délicates, font le moins d’effet » (« Lettre sur La Princesse de Clèves », Le Mercure galant, mai 1678). Martina Stemberger ouvre enfin une perspective vers d’autres horizons en s’intéressant à « la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle » : une réception originale dans la mesure où c’est Zayde qui bénéficie de l’attention du public, d’abord grâce à une traduction anonyme publiée par l’imprimerie de l’Université impériale de Moscou en 1765, puis par une version abrégée (Moscou, 1785) qui confirme encore le rôle joué par le genre des bibliothèques des romans pour la connaissance des œuvres. Comme elle l’explique, la focalisation sur ce roman n’est pas sans faire écho au goût pour « un orientalisme encore plus prononcé que celui de l’original », « la Russie [étant] elle-même l’objet d’un “euro-orientalismeˮ ». À ce rapide tour d’Europe par les textes, Nathalie Grande ajoute pour finir un complément par l’image. En effet, alors que les éditions originales françaises des œuvres de Madame de Lafayette n’ont pas donné lieu à iconographie, sa diffusion (dans des éditions en langue française parues en dehors de France ou dans des traductions) laisse place régulièrement à des illustrations. Fonctionnant souvent par allégorie ou par synthèse, elles en apprennent beaucoup sur les publics visés par ces éditions et sur la manière dont l’œuvre de l’autrice a pu répondre à l’évolution des goûts. Comme on le voit, les objets d’étude ici rassemblés ressortissent à quatre domaines distincts : l’inventaire éditorial et l’étude stylistique des traductions ; la présence ou l’absence de Madame de Lafayette dans les discours critiques comme dans les histoires littéraires hors de France ; le repérage de 6 Jean-Luc Nardone en propose la transcription en annexe de son article. Nathalie Grande et Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 266 la présence ou de l’absence de ses œuvres dans le commerce du livre et les bibliothèques ; le rôle de ses œuvres comme éventuel modèle littéraire ou comme occasion de détournement parodique. Nous ne suivons pourtant pas cette organisation dans le plan adopté par ce volume. En effet, selon qu’on s’intéresse aux aires linguistiques où la présence de l’autrice s’est déployée, ou bien selon qu’on privilégie une lecture chronologique pour construire une approche diachronique ou synchronique, ou bien encore selon qu’on choisisse de s’intéresser à la réception d’un titre particulier, la question de la réception se prête à bien des lectures. Nous avons adopté un choix qui permet de parcourir la diversité de cette réception en privilégiant une saisie plutôt spatiale que temporelle et plutôt générale que particulière, dans l’objectif de souligner l’expansion internationale de la présence de Madame de Lafayette qui, à l’époque de la première modernité, est encore une présence exclusivement européenne. Cela met particulièrement en évidence que l’expansion de son œuvre se fait plutôt vers le nord et vers l’est de l’Europe : l’Espagne et le Portugal par exemple semblent l’ignorer. Une enquête portant sur sa présence en langue originale dans les bibliothèques privées pourrait pourtant modifier ce constat, remarque qui vaut aussi pour d’autres pays non représentés ici comme les pays scandinaves. Mais une saisie chronologique amène par exemple à s’interroger sur la flambée d’intérêt pour son œuvre en Allemagne à la fin du XVIII e siècle. Et une enquête selon les différents titres met vite en évidence que Madame de Lafayette a aussi bien été lue, comprise et appréciée comme une historienne que comme romancière. Ainsi les travaux ici rassemblés 7 , qui ne visent aucune exhaustivité, doivent être compris comme autant d’invitations à poursuivre une passionnante enquête, qui ne fait qu’être ébauchée. Un bilan bibliographique des éditions parues à l’étranger et des traductions des œuvres de Madame de Lafayette, établi grâce aux contributions de ce volume et complété par une enquête dans les catalogues des grandes bibliothèques mondiales, vient enfin clore ce dossier en donnant une première idée de l’étendue de la première réception de Madame de Lafayette, ainsi que de son intensité selon les différentes aires culturelles. Un second volume, toujours publié dans les Papers on French Seventeenth Century Literature, viendra prochainement prendre en charge la période moderne de la réception internationale de Madame de Lafayette, du XIX e siècle jusqu’à nos jours. 7 Le volume est issu d’un colloque qui s’est tenu à Nantes en juin 2023.
