Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0017
0120
2025
51101
Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » : étude de Die Fürstinn von Monpensier (1680)
0120
2025
Miriam Speyer
pfscl511010267
PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » : étude de Die Fürstinn von Monpensier (1680) M IRIAM S PEYER U NIVERSITÉ DE R OUEN - C ÉRÉDI Œuvre-clé pour le développement de la nouvelle historique et galante en France, et plus généralement pour le renouveau de la fiction narrative qui s’accomplit dans les années 1660, La Princesse de Montpensier jouit d’une fortune éditoriale remarquable en langue française. Du vivant de son autrice, elle est rééditée au moins six fois en France, essentiellement à Paris, mais aussi en 1679 à Lyon. À partir de 1684, elle est, de plus, intégrée au fameux recueil « La Suze-Pellisson » dont les rééditions se succèdent jusque dans les années 1740. En 1671, neuf ans après la première publication à Paris, paraît aussi une édition pirate en Hollande qui connaîtra une diffusion notable en Allemagne. La fortune éditoriale sous forme de traductions, en revanche, est plus inégale : si le texte a été traduit quasi immédiatement en anglais 1 , une traduction imprimée en italien ne verra le jour qu’au XIX e siècle 2 . En allemand, c’est en 1680 qu’est publié le texte, dix-huit ans après la publication de la nouvelle en France. La traduction se fait donc un peu attendre, mais elle est bien plus rapide que celle de La Princesse de Clèves, puisque, en dépit du grand intérêt que suscite le roman dès sa parution en 1678 en France, la première traduction en langue allemande ne paraît qu’en 1711 3 . 1 The Princess of Monpensier, Written Originally in French, and now newly rendered into English, London, s. n., 1666. 2 Au sujet de la fortune de La Princesse de Montpensier en Italie, voir, dans le présent volume, les contributions de Laura Rescia et de Jean-Luc Nardone. 3 Le texte de Lafayette n’était cependant pas inconnu, comme le montre Rainer Zaiser dans sa contribution au présent volume. Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 268 La nouvelle Die Fürstinn von Monpensier ne semble, jusqu’à présent, guère avoir retenu l’intérêt de la critique 4 . Peu remarquable d’un point de vue matériel, le petit ouvrage l’est cependant pour la traduction - anonyme 5 . L’étude des spécificités de cette traduction de la première œuvre de Lafayette, sur laquelle nous allons centrer notre réflexion, sera précédée d’une brève présentation de l’édition et des exemplaires connus aujourd’hui. Elle sera complétée ensuite par une comparaison avec la première traduction allemande de La Princesse de Clèves, parue en 1711 à Amsterdam. Une édition peu remarquable L’œuvre, un petit in-12 de 72 pages (trois cahiers complets) imprimé en caractères gothiques, paraît sans nom d’éditeur en 1680. Elle n’est pourvue que d’un faux-titre, sur lequel on lit Die Fürstinn von Monpensier, Warhafftige LiebesGeschichte. Aus dem Französischen ins Teutsche übersetzet. Le titre de noblesse « Fürstin » est une traduction possible de « Princesse », les emprunts français « Prinz » et « Prinzessin » existent cependant également dans l’allemand de l’époque 6 . Ce titre est complété par l’indication générique 4 Une recherche du titre Die Fürstinn von Monpensier sur google books donne peu de résultats. Il apparaît seulement dans quelques catalogues de vente aux enchères ou des bibliographies, par exemple le Catalogue d’une collection précieuse de livres parfaitement bien conservés (Halle, 1846, n° 6949 [relié avec d’autres ouvrages]) ; Hugo Hayn, Bibliotheca Germanorum Erotica (Leipzig, A. Unflad, 1885, p. 207). La traduction est aussi mentionnée dans un manuel d’histoire littéraire de 1853 (Johann G.T. Gräße, Lehrbuch einer allgemeinen Literaturgeschichte […] Das siebzehnte Jahrhundert…, Leipzig, Arnold’sche Buchhandlung, 1853, t. 3, p. 253). Il est en outre intéressant de constater que la traduction allemande de1680 n’est pas mentionnée sur les pages allemandes de wikipedia consacrées au film et à la nouvelle (consultée le 05/ 06/ 23). 5 Dans le Lehrbuch einer allgemeinen Literaturgeschichte […] Das siebzehnte Jahrhundert (p. 250), Johann G.T. Gräße attribue la traduction à August Bohse, dit aussi Talander (1661-1730), qui s’est fait un nom à la fin du XVII e siècle comme auteur et traducteur de romans galants. Cette attribution, qui semble apparaître au XIX e siècle et que l’on retrouve dans l’édition de 1912-1913 de la Bibliotheca Germanorum Erotica de Hugo Hayn et Alfred Gotendorf (München, G. Müller, t. V, p. 164), n’est toutefois confirmée nulle part. Il est possible qu’il s’agisse d’une généralisation faite à partir d’un exemplaire de la Fürstinn relié avec le Liebes-Cabinet der Damen (1685), qui provient bien pour sa part de la plume de Talander, qui est mentionné dans le Catalogue de livres rares et curieux d’A. Asher &co. (2 nde partie, 1847, n° 7750). 6 Dès le XIII e siècle existe « Prinz » comme emprunt au français. Il se spécialise au cours du XVI e siècle pour désigner notamment l’héritier d’une couronne. « Fürst », quant à lui, désigne un souverain (cf. Deutsches Wörterbuch von Jacob Grimm und Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 269 et thématique « Histoire d’amour véritable », visant sans doute à attiser la curiosité des lecteurs potentiels - la maison de Montpensier n’étant pas inconnue en Allemagne. Mais ce sous-titre est tout à fait remarquable dans la mesure où il contredit explicitement l’avis « Le Libraire au lecteur » que l’on trouve dans les éditions françaises, et qui insiste, lui, sur le caractère « fabuleux » et « invent[é] à plaisir » 7 du récit. Le titre allemand se termine par la mention de la traduction, assez habituelle à l’époque. Deux exemplaires de la nouvelle sont aujourd’hui connus, l’un conservé à Munich, l’autre à Hanovre. En raison de sa brièveté, l’œuvre a été reliée, dès le XVII e siècle 8 , avec d’autres ouvrages dans des recueils factices. Exemplaire 1 (Bayerische Staatsbibliothek (BSB) Munich, cote : RAR 4082 [2]) : le bref texte de Madame de Lafayette clôt un recueil qui réunit au total trois œuvres. Il s’ouvre sur une fiction narrative en trois parties (472 pages) intitulée Der Helden-mässigen Carbinen-Reuterin warhafftigen Begebniß, parue à Nürnberg en 1679, qui est en fait la traduction allemande de L’Héroïne Mousquetaire, histoire véritable de Jean de Préchac (1677). L’œuvre est suivie du roman picaresque Jucundi Jucundissimi Wunderliche Lebensbeschreibung 9 , attribuée à Johann Beer et publiée sans nom d’éditeur en 1680. Les trois œuvres sont présentées comme des histoires véritables. Exemplaire 2 (Gottfried Wilhelm Leibniz Bibliothek - Niedersächsische Landesbibliothek Hannover, cote Lh 5062 [2]) : la nouvelle est reliée avec trois autres œuvres, dont deux de nature facétieuse et une brève histoire pastorale 10 . Contrairement à l’exemplaire de Munich, la Fürstinn est la seule Wilhelm Grimm, DWB. En ligne : http: / / dwb.uni-trier.de/ de/ , articles « Prinz » und « Fürst »). 7 La Princesse de Monpensier, Paris, T. Jolly, 1662, « Le Libraire au lecteur », n. p. Pour renvoyer à cette édition, nous nous servirons dans la suite seulement du sigle PdM, suivi de la page. 8 Je remercie Sabine Brügmann (GWLB Hannover) et Claudia Bubenik (BSB München) pour les renseignements sur la reliure des deux exemplaires. 9 [Johann Beer], Jucundi Jucundissimi Wunderliche Lebensbeschreibung / Das ist : Eine kurzweilige Historieines / von dem Glückwunderlicherhabenen Menschens, welchererzehlet / wieundaufwas Weis er in der Welt / unterlauterabentheurlich- und seltsamen Begebenheiten herumgewallet / bis er endlich zur Ruhe gekommen […], s. l., 1680. L’œuvre, écrite à la première personne, s’étend sur cinq parties, chacune illustrée par une gravure (212 pages au total). Selon le catalogue de la bibliothèque de Regensburg (cote 999/ Germ.57 angeb.), l’ouvrage provient de l’atelier de Hoffmann à Nuremberg. 10 Le recueil réunit : (1) [Johann Talitz von Liechtensee,] Viel vermehrter Kurtzweiliger Reÿßgespan, darinnen Schöne Schimpffliche Historien und -geschichten von allenständten der Weltbegriffen […], Ulm, Görlin, 1668 ; (3) Warhafftiger Lebens- und Liebes-Roman gewisser Standes-Persohnen Unter den Namen Chrysanders und Magdalis, s. l., 1687 ; Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 270 œuvre traduite dans ce recueil. Au XVII e siècle, ce volume a appartenu à Wolter Molanus, abbé de Loccum. Il est cependant difficile à dire si Molanus a fait relier lui-même les quatre œuvres, ou s’il a acheté le recueil tel quel. Les particularités d’une traduction peu canonique La Fürstinn von Monpensier propose une traduction intégrale de la nouvelle française dans un allemand fluide et aisément compréhensible, le traducteur anonyme favorisant la clarté du sens à la fidélité exacte au texte. Son point de départ est la version imprimée du texte de Lafayette : l’analyse de la traduction des passages relevés par Camille Esmein-Sarrazin 11 , qui varient entre les versions manuscrites et le texte imprimé, montre que le traducteur a fidèlement suivi les leçons de la version imprimée 12 . Étant donné que les éditions françaises imprimées du vivant de l’autrice donnent toutes le même texte 13 , il est impossible de dire avec certitude sur quelle édition le traducteur a travaillé. On peut toutefois avancer l’hypothèse qu’il s’agit de l’édition pirate de 1671 (« jouxte la copie »). Celle-ci, bien qu’elle porte l’adresse de Thomas Jolly à Paris sur sa page de titre, est le fait d’un libraire hollandais 14 , et c’est l’édition la mieux représentée dans les bibliothèques allemandes 15 . S’il reste, dans les grandes lignes, fidèle au texte original, le traducteur prend certaines libertés qui témoignent de deux tendances : d’une part, il travaille à faire davantage ressortir le pathos de l’histoire, à la fois du côté des personnages et de celui du lecteur ; de l’autre, ses choix contribuent à créer un texte transparent, facile à comprendre par le lecteur allemand. (4) [Johannes Praetorius], Dulc-amarus Ancillariolus : Das ist süß-wurtzligteund saurampferigte Mägde-Tröster, […], s. l., 1663. 11 Voir Camille Esmein-Sarrazin, « Ménage lecteur et correcteur de La Princesse de Montpensier de Madame de Lafayette », Littératures classiques, n° 88, 2015, p. 85-86 ainsi que la notice consacrée à la nouvelle dans Madame de Lafayette, Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 1211-1213. 12 Voir à ce sujet PdM, p. 24, Fürstinn, p. 15 ou PdM, p. 35, Fürstinn, p. 20. 13 Voir Esmein-Sarrazin, « Note sur le texte », dans Lafayette, Œuvres complètes, p. 1211. 14 Voir Alphonse Willems, Les Elzevier et annales typographiques, Bruxelles/ La Haye/ Paris, van Tritt / Nijhoff / Labitte, 1880, n° 1857. 15 Cette édition se trouve dans cinq bibliothèques allemandes (Universitätsbibliothek Erlangen-Nürnberg, Provinzialbibliothek Amberg, Staats- und Universitätsbibliothek Hamburg, Herzogin Anna Amalia Bibliothek Weimar, Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel). L’édition originale, en revanche, n’est conservée qu’à la GWLB de Hanovre, et à la HAB de Wolfenbüttel. Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 271 - Accentuer le pathos L’accentuation du pathos et des émotions des personnages passe tantôt par l’ajout d’épithètes de formes adverbiales ou d’adverbes d’intensité, tantôt par le choix de termes ou d’expressions plus explicites : … bien occupée des aventures qui lui étaient arrivées ce jour-là. (56) … dachte dem so ihr diesen Tag wieder fahren ängstiglich (= avec inquiétude) nach. (30) … le voyant troublé (108) … das er ganz bestürzet (= si troublé) war (56) … il y avait quelque mystère dans cette aventure (126) … es müsste ein erschrecklich Geheimnis (= un terrible secret) hierunter stecken (64) …la surprise de trouver & seul & la nuit dans la chambre de sa Femme l’homme du monde qu’il aimoit le mieux, le mit hors d’estat de pouvoir parler (124) kunte nicht ein Wort reden / für grossen entsetzen (= grande horreur) daß er den jenigenbey Nacht und zwar alleine bey seiner Gemahlin finden sollte / auff den er am meisten in der Welt hielte. Les scènes relatées, plus pathétiques en allemand, font de plus parfois l’objet d’une dramatisation. Cet effet est souligné par l’ajout d’épithètes (que nous soulignons ici en gras) pour qualifier les personnages, tout particulièrement la princesse et Chabannes : cette dame (30) diese schöne (= belle) Frau (18) Le dernier [Chabannes] entendant la voix du Prince comprit d’abord… (120) Biß endlich der unglücksehlige (= malheureux) Grafe bey sich selbst bedachte… (62) … donnèrent de mauvaises heures à la Princesse de Monpensier (46) … muste die arme (= pauvre) Fürstinn viel Verdruß außstehen (25) Ces épithètes sont aussi des commentaires du narrateur, qui signale ainsi à son lecteur les personnages à prendre en pitié. En même temps, le traducteur a tendance à supprimer les éléments conférant une certaine théâtralité au texte. Dans plusieurs passages en effet, il omet de traduire des passages qui peuvent se lire comme des didascalies (signalés ici en gras) : Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 272 Mais quand il ne vit que le Comte de Chabannes, & qu’il le vit immobile, appuié sur la table, avec un visage où la tristesse estoit peinte, il demeura immobile luy-mesme […] (123-124) Als er aber niemand fand / als allein den Grafen von Chabanes, der sich auff den Tisch gelehnet hatte und ganz unbeweglich war / verging ihn selbst gleichfals alle Bewegung […] (63) Et vous, Madame, dit-il à la Princesse, en se tournant de son costé, n’estoitce point assez de m’oster vostre cœur, & mon honneur, sans m’oster le seul Homme qui me pouvoit consoler de ces malheurs. (124-126) Und eure Liebden / sagte er zu der Fürstinn / lassen sie sich nit begnügen mir dero Herze und meine Ehre zu entwenden / wenn sie mich nicht auch noch des Menschen beraubten / der mich allein in dergleichen Unglücke hätte trösten können? (64) - Pour un texte aisément compréhensible Les épithètes ajoutées permettent au lecteur de s’orienter aisément parmi les personnages. Mais ce n’est là qu’une stratégie du traducteur parmi d’autres pour proposer à son lecteur un texte transparent, facile à comprendre et confortable à lire. Ainsi la présentation de la traduction frappe-t-elle d’abord par la présence de paragraphes. Tandis que le texte original français se compose de seulement trois paragraphes 16 , le texte allemand présente des passages à la ligne bien plus réguliers. Ces paragraphes, d’une longueur de deux pages en moyenne, contribuent à aérer le texte et à en rendre la lecture plus aisée. Le traducteur veille aussi à assurer la compréhension de son texte. Dans l’incipit, le texte français fait référence au surnom « le balafré » pour identifier clairement le duc de Guise (« Duc de Guise, que l’on a depuis appellé le Balafré », PdM, p. 4), le traducteur allemand ajoute (ici en gras) : Die einige Tochter des Marggrafen von Mesiere […] war dem Herzoge von Maine versprochen / welcher des Herzogs von Guise jungerer Bruder war / und hernach wegen einer Wunde die er in das Gesichte bekam (= à cause d’une blessure qu’il reçut au visage) / der Geschrammete genandt wurde. (Fürstinn, p. 3-4) Pour le lecteur français de l’époque, le surnom du fameux duc n’a pas besoin d’explications, contrairement au lecteur allemand à qui s’adresse le traducteur. En vue d’une plus grande clarté du texte, le traducteur privilégie des formules explicites. Deux passages du milieu du roman, lors du séjour de la princesse à la cour, sont parlants à ce sujet : 16 PdM, p. 3, p. 23 et p. 49 (p. 7, p. 22 et p. 42 dans l’édition de 1671). Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 273 Quelque temps apres voiant le Duc d’Anjou avec son masque & son habit de Maure, qui venoit pour luy parler, troublée de son inquietude, elle crut que c’estoit encore le Duc de Guise : & s’approchant de luy, N’ayez des yeux ce soir que pour Madame, luy dit-elle […] » (PdM, p. 70) Kurz hernach kam der Herzog von Anjou mit seiner Larve und Mohrenkleide / und wolte mit ihr reden ; aber sie / die noch voll Unruhe war / und ihn für den Herzog von Guise hielte / sagte ihm heimlich (= de manière cachée / clandestinement) : diesen Abend dürffen E. L. auff niemand als auff die Prinzessin sehen […] (Fürstinn, p. 37) Il obtint qu’elle se trouveroit chez la Duchesse de Monpensier sa Sœur à une heure… (PdM, p. 86) Nach langem Bitten versprach sie ihm (= Après qu’il l’eut longuement suppliée, elle lui promit…) / daß sie sich in der Herzoginn von Monpensier seiner Schwester Wohnung zu einer solchen Zeit wolte finden lassen… (Fürstinn, p. 45) Là où le texte français demande au lecteur de collaborer à la construction du sens, le texte allemand le rend évident. Mais ces précisions frappent aussi pour une autre raison : dans les deux cas, le texte allemand souligne la prudence et l’hésitation de la princesse et la présente comme agente de ses actions : le rendez-vous secret entre les deux amants n’apparaît pas comme une réussite du seul duc de Guise (« il obtint que… ») face à une figure féminine (quasi) passive, mais devient une action consentie, et autorisée par la princesse (« elle lui promit… »). Ces éléments, invitant à émettre l’hypothèse d’une traduction plus valorisante pour le sexe féminin, se confirment dans d’autres passages. À propos de la scène dans laquelle le duc de Guise et le duc d’Anjou observent la princesse du bord de la rivière, par exemple, le traducteur souligne la volonté propre de l’héroïne, là où le texte français réifie celle-ci : « [Le prince de Montpensier] trouvoit mauvais que sa femme se fust trouvée dans ce bateau » (PdM, p. 44-45, nos italiques) devient « es verdroß ihn / daß seine Gemahlinn ins Schiff gestiegen war (= le fait que sa femme était montée dans le bateau le contrariait) » (Fürstinn, p. 25, nos italiques) 17 . La traduction se distingue aussi par l’absence totale de gallicismes. À l’époque, les textes allemands, les traductions mais même les compositions 17 Voir aussi l’incipit : tandis que le texte français présente la princesse surtout comme un bon parti, et insiste, en répétant le terme « Héritière », sur les raisons matérielles du mariage (« La fille unique du Marquis de Mezière, Heritiere tres-considerable, & par ses grands biens, & par l’illustre Maison d’Anjou dont elle descenduë […] L’extrême jeunesse de cette grande Heritiere […] » (PdM, p. 3-4, nos italiques), le traducteur ne l’évoque qu’une fois, et privilégie à la deuxième occurrence le terme « Fräulein » (= Mademoiselle), plus neutre, (« die allzugrosse Jugend dieses Fräuleins », Fürstinn, p. 4, nos italiques). Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 274 originellement en allemand, contiennent des gallicismes, marqués explicitement comme tels par la typographie : les mots sont imprimés en caractères romains, tandis que le reste du texte est composé en caractères gothiques. On trouve ainsi régulièrement dans les textes allemands des mots comme « mérite », « renom », « estime », « qualité » ou encore « galanterie » ou leurs dérivés 18 , les verbes en particulier complétés par des désinences allemandes (« meritieren », « estimiert »). La traduction de La Princesse de Montpensier toutefois est dépourvue de ce lexique français, et le traducteur s’efforce au contraire à trouver des mots ou des périphrases correspondants en allemand. Comme le montrent ces quelques exemples, ce travail mène à des résultats tout à fait satisfaisants : Et comme Madame de Noirmoustier estoit une personne qui prenoit autant de soin à faire éclater ses galanteries (PdM, p. 141) Und weilen die Marggräfin von Noirmoûtier einen so freyen Sinn hatte / daß sie sich eben so sehre bemühete ihre Liebes-händel unter die Leuthe zu bringen (Fürstinn, p. 72) […] & la Renommée commençant alors à publier les grandes qualitez qui paroissoient en ce Prince (PdM, p. 19-20) […] und weilen gleich damahls jedermann von den hohen Vollkommenheiten redete / so dieser Fürste [Guise] an sich hätte (Fürstinn, p. 12) […] & deux jours après l’on fit cet horrible massacre si renommé par toute l’Europe. (PdM, p. 135) […] und zwey Tage darauff geschahe das Grausame und in ganz Europa gnugsambekante Bluthbad. (Fürstinn, p. 69) […] l’estime de son mari (PdM, p. 142) […] ihres Gemahles Gunst (Fürstinn, p. 70) Enfin, le travail de recherche lexicologique le plus remarquable s’observe à propos de quelques termes à sens multiples très fréquents dans le texte de Lafayette. Les mots « aventure » (11 occurrences) et « fortune » (8 occurrences) se caractérisent, en français, par une polysémie considérable. Furetière le confirme, comme le font aussi les occurrences dans la nouvelle. Les dictionnaires bilingues du XVII e siècle, en revanche, sont relativement muets à ce sujet et traduisent « aventure » par « Abenthewer / oder zufällig 18 Dans Von der Nachahmung der Frantzosen (1687), Christian Thomasius aborde la question de la traduction : il admet l’utilisation de certains mots français, étant donné que la langue française est devenue commune en Allemagne, et critique les traductions mot à mot qui peuvent, notamment lorsqu’il s’agit d’expressions métaphoriques ou de mots polysémiques, mener à des non-sens ridicules (éd. August Sauer, Stuttgart, Göschen’sche Verlagshandlung, 1894, p. 17). Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 275 Ding » (= accident, événement fortuit) 19 , et « fortune » essentiellement par « Glück », qui peut être positif ou négatif 20 . Tous deux, « Glück » et « Abenteuer », n’ont pas la même richesse de sens que les termes français correspondants, un fait que prouve aussi la traduction moderne de Hardekopf de 1957 21 . Dans la Fürstinn von Monpensier, le traducteur veille à saisir le sens en contexte et choisit sa traduction en fonction. Pour les onze occurrences du mot « aventure », on trouve ainsi dans le roman sept traductions différentes, tantôt par un terme, tantôt par des périphrases, mais toujours choisies afin de rendre au mieux le sens français exprimé : (1) Répondez-moi l’un ou l’autre, leur dit-il, et éclaircissez-moi d’une aventure que je ne puis croire telle qu’elle me paraît. […] Ces paroles, prononcées avec une douleur mortelle et avec un air qui marquait son innocence, au lieu d’éclaircir le prince de Montpensier, lui persuadaient de plus en plus qu’il y avait quelque mystère dans cette aventure, qu’il ne pouvait deviner […] (PdM,p. 126-128) Antwortet mir doch / sagte er zu allen beyden / und gebt mir Unterricht in diesem Handel (= commerce) / den ich mir ganz nicht so einbilden kan wie er mir vorkomment. […] Diese Worte / so der Grafe mit Tödlichen Schmerzen herfür brachte / und darauß man seine Unschuld klährlich abnehmen kunte / gaben den Fürsten von Monpensier vielmehr Verwirrung als er zuvor hatte / und er argwohnete / es müste ein erschrecklich Geheimnis hierunter stecken (= un terrible secret devait s’y cacher) […]. (Fürstinn, p. 64) (2) Cette aventure donna une nouvelle joie à ces jeunes princes, et à tous ceux de leur suite. Elle leur parut une chose de roman. […] Enfin, voulant 19 A DVENTURE , « Ein Abenthewer / oder zufällig Ding / casus, fors » (Nathanael Duez, Dictionnaire françois-allemand-latin, Genève, S. de Tournes, 1684) ; AVENTURE , « zufällige / seltsame Geschicht, Zufall, V. evenement, accident », « Abenteuer / i. e. Wagnis […] gewagtes Glück, V. hazard » (Matthias Kramer, Das rechtvollkommen Königliche Dictionarium Frantzösisch-Teutsch, Nürnberg, Fils et héritiers J. A. Endter, 1712, t. 4, article « venir »). 20 F ORTUNE , « Glück und Unglück / Fortuna » (N. Duez, Dictionnaire françois-allemandlatin). Au début du XVIII e siècle, la polysémie ressort davantage : F ORTUNE , B ONNE FORTUNE , « Glück / Gutes Glück / i. e. Amt / Dienst / Heirat, Nahrung / Fortkommen (V. bonheur, etablissement, affaires &c. » (M. Kramer, Dictionarium Frantzösisch- Teutsch, t. 2, article « fortune »). 21 Voir Madame de Lafayette, Die Prinzessin von Clèves und die Prinzessin von Montpensier, trad. Ferdinand Hardekopf, Zurich, Manesse Verlag, 1957. La traduction de Betty Sendtner, parue dans le Gesellschaftsblatt für gebildete Stände (München, 1815) fait exception : aventure est systématiquement traduit par « Abentheuer » ; fortune souvent, mais pas toujours, par « Glück ». Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 276 pousser l’aventure à bout, ils firent avancer dans la rivière de leurs gens à cheval, le plus avant qu’il se pût, pour crier à cette dame que c’était M. d’Anjou, qui eût bien voulu passer de l’autre côté de l’eau, et qui priait qu’on le vînt prendre. […] Le duc de Guise la reconnut d’abord, malgré le changement avantageux qui s’était fait en elle depuis les trois années qu’il ne l’avait vue. Il dit au duc d’Anjou qui elle était, qui fut honteux d’abord de la liberté qu’il avait prise ; mais, voyant madame de Montpensier si belle, et cette aventure lui plaisant si fort, il se résolut de l’achever ; et, après mille excuses et mille compliments, il inventa une affaire considérable, qu’il disait avoir au-delà de la rivière, et accepta l’offre qu’elle lui fit de le passer dans son bateau. (PdM, p. 29-32) Diese Sache (= chose, affaire) verursachete den jungen Fürsten sambt allen Anwesenden noch mehr Lust / und kahm ihnen wie ein Gedichte für. […] Endlich, weil sie erfahren wollten was ihr Glücke vermöchte (= puisqu’ils voulurent savoir jusqu’où leur fortune pourrait les mener / de quoi leur fortune serait capable) / so liessen sie etliche von ihren Leuten ins Wasser reiten / so weit als sie kunten / die musten dem Frauenzimmer zuschreyen / der Herzog von Anjou wäre da / und wollte gern über das Wasser / ließ sie derhalben bitten / ob sie ihm wollten hinüber helffen. […] Aber weil sie so überschöne war / und ihm dannenhero nicht unlieb seynkonte / daß er sie gesehen / entschloß er [der Herzog von Guise] sich das angefangene Werck zu vollenden (= mener au bout l’œuvre commencée) / entschuldigte seine Unhöfligkeit mit vielen Ehrerbiethigen Worten gegen ihr / und sagte er hätte gern einer sehr nothwendigen Sache halben über das Wasser gewolt […] (Fürstinn, p. 18) Ce deuxième exemple est particulièrement remarquable pour le travail du traducteur. En allemand, plus encore qu’en français, l’« aventure » désigne un événement qui se produit de manière fortuite et dont le déroulement échappe (du moins en partie) à celui qui y est impliqué. Or, si la rencontre entre les deux ducs et la princesse de Montpensier est un fait du hasard, la manière dont elle se déroule par la suite l’est bien moins : les princes veulent « pousser l’aventure à bout », avant de l’« achever ». Le texte allemand rend précisément compte de l’implication croissante des princes : l’événement fortuit est présenté comme un pari sur la fortune (« jusqu’où leur fortune pourrait les mener ») avant de devenir proprement l’œuvre du duc de Guise (« mener à bout l’œuvre commencée »), qui, comme le précise le texte, invente en fait un prétexte pour traverser la rivière et se rapprocher ainsi de la princesse. On observe le même travail sur les traductions de « fortune ». Le traducteur choisit tantôt « Glück 22 », par exemple lorsque le comte de Chabannes renonce à la princesse en disant : « je ne m’opposerai pas à une fortune que 22 Fürstinn, p. 41. Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 277 je méritais sans doute mieux que lui 23 . » Pour l’expression « il m’en coûtera ma fortune 24 », il privilégie « Wohlfahrt » 25 , que l’on peut traduire par « salut ». Enfin, lorsque le terme, par référence à la déesse Fortuna, désigne le destin, il choisit la traduction allemande qui convient, « Schickung ». C’est ce terme qui est par exemple employé lorsque le prince de Montpensier découvre le cadavre de Chabannes : […] mais le souvenir de l’offense qu’il croyait avoir reçue du comte lui donna enfin de la joie, et il fut bien aise de se voir vengé par les mains de la fortune. (PdM, p. 137) […] da er aber bedachte / wie hoch ihn der Grafe (seiner Meinung nach) beleidiget hätte / ward er recht froh / daß ihn die Schickung so wohl gerochen hätte. (Fürstinn, p. 70) Cette attention au lexique est un autre indice de la volonté du traducteur de créer un texte compréhensible sans effort. À la lumière de ces observations, l’absence de l’avis « Le Libraire au lecteur » dans la traduction allemande est tout à fait éloquente. Dans cet avis, le libraire insiste sur le caractère « inventé à plaisir » de l’histoire et semble ainsi, à première vue, chercher à dissuader le lecteur d’une lecture à clé par trop tentante. Comme l’ont montré plusieurs études cependant 26 , cet avis peut se lire comme un discours factice : présenter l’histoire comme fictive n’est qu’une stratégie pour inviter le lecteur à faire exactement le contraire. Dès lors, l’ajout du sous-titre « Warhafftige LiebesGeschichte » (= Histoire d’amour véritable) dans la Fürstinn parachève l’entreprise d’explicitation qui s’observe dans la traduction. Nul besoin de lire entre les lignes ici, le traducteur offre à son lecteur son interprétation de l’avis 27 . Le choix du titre, Fürstinn à la place de Prinzessin, résume en quelque sorte le projet de cette traduction. Ce choix est aussi emblématique pour les différences entre les traductions allemandes des deux Princesses de Lafayette. 23 PdM, p. 79. 24 PdM, p. 83. 25 Fürstinn, p. 44. 26 Voir à ce sujet Hendrik Schlieper, Lieselotte Steinbrügge, « The Female Threshold: On Paratext and Gender in Lafayette’s La Princesse de Montpensier », Papers on French Seventeenth Century Literature, n° 76, 2012, p. 141-158. 27 L’ajout du sous-titre « Warhafftige LiebesGeschichte » peut également être une manière de répondre à la méfiance vis-à-vis de la fiction romanesque, dont le roman pâtit en Allemagne encore jusqu’au tournant du siècle (voir Ruth Florack, « Galanterie und Spiel », Colloquium Helveticum, n° 43, 2012, p. 134-146). Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 278 D’une princesse à l’autre : comparaison des traductions de La Princesse de Clèves et de La Princesse de Montpensier En 1711 paraît la traduction allemande de La Princesse de Clèves sous le titre Liebes-Geschichte Des Hertzogs von Nemours und der Printzeßin von Cleve. La page de titre mentionne les villes des traditionnelles foires au livre, Francfort et Leipzig, ainsi que le libraire Jean Pauli à Amsterdam, chez qui le livre paraît. Dans cette même ville paraît en 1695 chez Jean Wolters une édition de La Princesse de Clèves sous le titre d’Amourettes du duc de Nemours et princesse de Clèves (rééditée en 1698). La parenté éditoriale des deux publications est évidente. Non seulement elles sont pourvues du même frontispice gravé 28 mais leurs titres sont proches : le titre allemand général (Liebes- Geschichte…) est la traduction du titre de l’édition française (Amourettes…), et les deux présentent, comme titres des parties, respectivement « La Princesse de Clèves » / « Die Printzessin von Cleve ». À cela s’ajoute la parenté des éditeurs : Pauli est le successeur de Wolters 29 . Contrairement à la Fürstinn von Monpensier, la Liebes-Geschichte se lit quasi comme un calque du texte français. Ainsi, la traduction reproduit exactement les paragraphes de l’original et contient, elle, les habituels gallicismes comme « carrosse », « meritieren », « estimieren », etc. Le choix de Printzeßin, calque du français princesse, dans le titre souligne lui-aussi la proximité avec la culture française. Le traitement des termes polysémiques « aventure » et « fortune » est lui aussi significatif. Tandis que dans la Fürstinn von Monpensier, les termes choisis varient de manière importante en fonction du contexte, « fortune » est toujours traduite par « Glück », quel que soit le contexte de l’emploi. Quant à « aventure », on en trouve deux traductions, plus ou moins réussies : « Begebenheit », lorsqu’il s’agit d’évoquer une chose qui est arrivée, qui s’est produite, « Historie » quand il s’agit de la raconter : 28 Pour une analyse de la gravure, voir dans ce volume la contribution de Nathalie Grande. 29 Comme le suggère Andrea Grewe, les deux titres, Amourettes et Liebes-Geschichte s’inspirent peut-être du titre de la première traduction néerlandaise du roman de Lafayette (De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen van den Hertog van Nemours en de Prinses van Kleef, Amsterdam, Jan ten Hoorn, 1679). Sur les liens entre les éditeurs, et ces éditions de La Princesse de Clèves, voir Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Claudine Nédelec, Marine Roussillon dir., Tübingen, Gunter Narr, « Biblio 17 », 2023, p. 377-379. Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 279 Amourettes du duc de Nemours Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours… l’avanture de cette lettre 30 Die Begebenheit mit dem Briefe 31 Madame la Dauphine vient de me conter toute cette avanture […] (279) Die Gemahlin des Dauphins hat mir die ganze Begebenheit erzehlet […] (315) […] je veux vous apprendre une avan ture que je suis assurée que vous serez bien aise de sçavoir (267) dann ich will euch eine solche Historie erzehlen / welche euch zu wissen sehr lieb seyn wird (301) Il ne s’en faut guére, continua-t-elle, que je ne sois de l’avis de Madame de Cléves, qui soutient que cette avanture ne peut être veritable. (275) Es fehlet nicht viel / fuhr sie fort / daß ich nicht fast der Meynung der Prin ceßin von Cleve wäre / welche behaup ten wollen / daß diese Historie gewiß nicht wahrhaftig wäre. (309) Dans la plupart des cas, ces choix de traduction ne détonnent pas. Il y a cependant quelques endroits où le nombre restreint de termes allemands employés pour ces mots polysémiques en français crée au moins un sentiment d’étrangeté : Ce prince […] tomba dans une imprudence assez ordinaire, qui est de parler en termes généraux de ses sentiments particuliers, & de conter ses propres avantures sous des noms empruntez. (Amourettes, p. 252) Dieser Prinz […] [geriet] in diesen Unverstand […], daß er überhaupt von seinen geheimen Gedancken zu reden anfieng / auch seine eigenen Begebenheiten unter verdecktem Nahmen zu erzählen. (Liebes-Geschichte, p. 283) L’expression « seine eigenen Begebenheiten » paraît peu idiomatique en allemand, la « Begebenheit » désignant un événement qui se produit a priori sans que l’homme y contribue activement 32 . 30 Amourettes du duc de Nemours et princesse de Clèves, Amsterdam, J. Wolters, 1695, p. 230. Pour les citations à venir, nous utiliserons l’abréviation Amourettes, et n’indiquerons que la page. Au moins dans les extraits cités, cette édition reproduit fidèlement les leçons de l’édition originale de 1678. 31 Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours und der Printzeßin von Cleve, Amsterdam, Jean Pauli, 1711, p. 258. Pour les citations à venir, nous utiliserons l’abréviation Liebes-Geschichte, suivie de la page. 32 Dans le Dictionnaire françois-allemand-latin et allemand-françois-latin de 1663, Begebenheit est traduit par « occurrence, occasion » en français, par « casus, occasio » en latin. Une traduction semblable se trouve dans le Nouveau dictionnaire des passagers françois-allemand et allemand-françois paru une soixantaine d’années plus tard : « occurrence, occasion, incident, accident » (Johann L. Frisch éd., Leipzig, J. D. Gleditschensseel. Sohn, 1725, art. « Begebenheit »). Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 280 Plus curieux encore apparaît la traduction d’un discours que le prince de Clèves adresse à sa future épouse : […] vous n’avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ; vous n’étes pas plus touchée de ma passion, que vous le seriez d’un attachement qui ne seroit fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes de votre personne. (Amourettes, p. 49) […] ihr habet weder Unruhe / noch Ungedult / noch Verdruß. Ihr lasset zwar zu unserer Vermählung einige Zuneigung verspüren / so aber nicht aus Liebe zu meiner Person / sondern wegen des Vortheils eures Glückes geschiehet. (Liebes-Geschichte, p. 53) En français, les « avantages de votre fortune » désignent explicitement le gain matériel et/ ou social que représente le mariage à cette époque. La traduction littérale en allemand (« Vortheils eures Glückes ») ne rend guère compte de ces implications pratiques, et très prosaïques. Le texte allemand, de plus, raccourcit le discours du prince de Clèves et le rend, d’un point de vue stylistique, plus pauvre : la structure comparative et les deux rythmes binaires enchâssés l’un dans l’autre disparaissent et sont remplacés par une formule plus directe, plus plate que l’on pourrait traduire par : « Vous témoignez certes de quelque inclination pour notre mariage, mais ce non par amour de ma personne, mais par l’avantage de votre fortune ». La fluidité et la clarté de la traduction de La Princesse de Montpensier font ainsi défaut dans La Princesse de Clèves. Au vu de la faible variation lexicologique, on peut émettre l’hypothèse que le traducteur n’était pas un locuteur allemand natif, ou que la traduction était destinée à un public qui préférait certes lire en allemand, mais qui était familier du français 33 . Derrière le terme « Glück », ce public pouvait ainsi déployer toute la polysémie du terme « fortune », de même que derrière « Begebenheit » « aventure », et ses multiples sens en français. Mais la présentation matérielle de la traduction - page de titre bicolore, frontispice gravé - tout comme le maintien du terme « Printzessin » dans le 33 Au tournant du XVIII e siècle, ce public est nombreux. À ce moment-là, la langue de communication universelle est le français (voir Johannes Süßmann, « Wurde der deutsche Adel galant ? Vorüberlegungen zu den unerforschten Wegen des Galanterietransfers in der Adelserziehung des frühen 18. Jahrhunderts », dans Die Kunst der Galanterie, Ruth Florack, Rüdiger Singer dir., Göttingen, De Gruyter, 2012, p. 320). Christian Thomasius, dans Von der Nachahmung (p. 19), va jusqu’à affirmer que « bei uns Teutschen ist die Frantzösische Sprache so gemein worden, daß an vielen Ortenbereits Schuster und Schneider, Kinder und Gesinde dieselbige gut genung reden (= chez nous Allemands, la langue française est devenue si commune, qu’il y a de nombreux lieux dans lesquels elle est maîtrisée assez bien jusque par des cordonniers et des tailleurs, des enfants et des domestiques) ». Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 281 titre invitent aussi à une autre conclusion : avec la Liebes-Geschichte, nous avons affaire à une traduction commerciale, présentée dans une édition à même d’attirer l’attention des acheteurs potentiels. Le texte allemand est alors vraisemblablement le résultat d’un travail rapide, et pas forcément accompli par la personne la plus compétente 34 . En effet, une recherche dans les catalogues des bibliothèques allemandes montre que le terme « Fürstin(n) » dans le titre est réservé à des textes de circonstance composés à l’occasion d’un décès ou d’un mariage d’un ou d’une noble qui porte le titre de Fürst ou Fürstin. Les titres « Prinz » / « Prinzessin », en revanche, sont régulièrement utilisés pour des œuvres de fiction. On trouve ainsi une comédie avec le titre Der Vermeinte Printz (« Le prince imaginaire », 1665), ainsi que plusieurs romans, comme Mirame oder die unglück- und glückseelig verliebte Printzessin aus Bythinien (1662), Printz Adimantus, und der Königlichen Princeßin Ormizella Liebes-Geschicht (1680) ou Die Liebes-Geschichte der Durchlauchtigsten Prinzessin Medea aus Cypern (1719). La Fürstinn von Monpensier se lit ainsi comme un ballon d’essai, fait par un traducteur non professionnel ou débutant, et dont le travail n’était peut-être pas même destiné à la publication. Au vu du travail sur le sens du texte, il peut encore s’agir d’une traduction faite dans le cadre familial, afin de donner à des proches ne sachant pas le français la possibilité de lire le roman. La Printzeßin von Cleve, en revanche, se présente comme une œuvre commerciale destinée à un public large - éditée à Amsterdam, elle bénéficie d’une diffusion large en Allemagne à travers les foires de Francfort et de Leipzig. Ce public se compose certainement de personnes attirées par la culture galante française, et qui disposent au moins de rudiments en français. En 1711, de plus, c’est un public établi : la vague de la Galanterey bat son plein, ce qui n’est pas encore le cas en 1680, au moment de la parution de la Fürstinn von Monpensier 35 . 34 De telles stratégies ne sont, somme toute, pas inconnues dans le monde de l’édition aujourd’hui, où des logiciels de traduction ou l’intelligence artificielle, plus rapides, mais pas forcément meilleurs, viennent remplacer parfois les traducteurs humains. 35 La « galanterie » comme courant éthique et artistique commence à se développer en Allemagne dans les années 1670, mais prend surtout son envol dans les années 1680 à 1700 (voir Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrik einer natürlichen Ethik einer höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011, p. 90). Aussi, le texte fondateur de la galanterie en Allemagne, l’essai Von der Nachahmung der Frantzosen de Christian Thomasius, paraît-il en 1687. Les œuvres d’auteurs allemands galants comme August Bohse (Talan-der) et de Christian Hunold (Menantes) paraissent notamment dans les vingt-cinq années qui suivent (1685-1710).
