eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 51/101

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0018
0120
2025
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La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle : les vicissitudes de la réception outre-Rhin de l'oeuvre de Madame de Lafayette

0120
2025
Rainer Zaiser
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PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne à la fin du XVII e et au XVIII e siècle : les vicissitudes de la réception outre-Rhin de l’œuvre de Madame de Lafayette R AINER Z AISER C HRISTIAN -A LBRECHTS -U NIVERSITÄT ZU K IEL Vu le petit nombre de traductions allemandes que La Princesse de Clèves a connues au XVIII e siècle et qu’Andrea Grewe a répertoriées et comparées dans un article publié en 2014 1 , la réception de ce roman de Madame de Lafayette semble très faible dans l’Allemagne du siècle des Lumières. La première traduction de 1711, diffusée à Francfort et à Leipzig par Johann Pauli, libraire à Amsterdam, ne laisse pas seulement à désirer en ce qui concerne le style et la fidélité au texte original, mais elle passe aussi sous silence le nom du traducteur. Il faudra attendre la fin du XVIII e siècle pour qu’une nouvelle traduction voie le jour. En effet, ce n’est qu’en 1790 que le romancier Friedrich Schulz fait publier aux éditions Vieweg à Berlin sa traduction du roman de Madame de Lafayette. À celle-ci succède en 1799 une édition de La Princesse de Clèves traduite en allemand par l’écrivaine romantique Sophie Mereau-Brentano. Pour une analyse de ces deux traductions je renvoie à la contribution d’Annette Keilhauer et de Lieselotte Steinbrügge dans ce volume. Mais la fortune d’une œuvre littéraire à l’étranger ne se mesure pas seulement à l’aune des activités de traducteurs et de traductrices, et ceci d’autant plus que la francophonie et la francophilie sont largement répandues parmi les gens cultivés dans l’Allemagne du XVIII e siècle. On parlait et lisait couramment le français dans les cours des nombreux duchés, principautés et électorats qui constituaient politiquement l’Allemagne à l’époque. Selon les 1 Andrea Grewe, « Où sont les dames d’antan - Erinnerungslücken im literarischen Gedächtnis. Das Werk Marie-Madeleine de Lafayettes im deutschen Sprachraum », dans Gebundene Zeit. Zeitlichkeit in Literatur, Philologie und Wissenschaftsgeschichte, Festschrift für Wolfgang Adam, éd. Jan Standke, avec la collaboration de Holger Dainat, Heidelberg, Winter, 2014, p. 529-541. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 284 recherches d’Andrea Grewe, il existe aujourd’hui dans les bibliothèques allemandes quarante-quatre exemplaires de La Princesse de Clèves dans des éditions françaises qui sont parues aux XVII e et XVIII e siècles, y compris un bon nombre de contrefaçons et des éditions publiées à Amsterdam et venues par ce biais en Allemagne 2 . Mais qu’est-ce qu’on peut conclure de cette présence matérielle du roman de Madame de Lafayette dans des bibliothèques privées et sur le marché du livre dans l’Allemagne du XVIII e siècle ? Une telle présence des belles lettres françaises, soit en original ou en traduction, en dit beaucoup sur l’intérêt que les cours allemandes du XVIII e siècle portaient à la culture française, mais peu en effet sur la véritable lecture de ces livres et sur leur importance dans l’histoire de la littérature allemande du XVIII e siècle. La question qui nous intéresse et qui se trouve au centre de nos réflexions est donc de savoir si la connaissance de l’œuvre de Madame de Lafayette, que ce soit par ouï-dire ou par la lecture, a influé ou non sur l’évolution du genre romanesque dans l’Allemagne des Lumières. Pour répondre à cette question, nous nous proposons d’explorer les réflexions théoriques sur le roman telles qu’elles se manifestent à l’époque dans les écrits consacrés à la poétique des genres, notamment chez Christian Thomasius, August Bohse, Johann Christoph Gottsched et Christian Friedrich von Blanckenburg. Une des premières traces de la réception de La Princesse de Clèves en Allemagne date de 1689. C’est en février de cette année que Christian Thomasius fait publier à Halle chez l’imprimeur Christoph Salfeld le deuxième volet de ses Pensées franches, mais tout de même conformes à la raison et aux lois, sur toutes sortes de livres et notamment sur ceux qui sont récemment parus. Ce long titre traduit de l’allemand 3 se rapporte à une revue mensuelle 2 Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Claudine Nédelec et Marine Roussillon dir., Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Narr Francke Attempto, « Biblio 17, 227 », 2023, p. 367-384, p. 380. 3 Voir l’intitulé allemand du fascicule de février : Freymüthige jedoch Vernunfft-und Gesetzmäßige Gedanken/ über allerhand/ fürnemlich aber Neue Bücher durch alle zwölf Monat des 1689. Jahrs. Durchgeführet und allen seinen Feinden inbesonderheit aber Herrn Hector Gottfried Masio zugeeignet von Christian Thomas. Halle, Gedruckt und verlegt von Christoph Salfelden, Chur=Fürstl. Brandenb. Hoff=und Regierungs=Buchdrucker, 1689. Voir en ligne : https: / / www.deutsche-digitalebibliothek.de/ item/ GLSGVTEYB7SGRFI7TOZT7TO2ZWKNFWI3. L’imprimeur Salfeld a rassemblé les fascicules parus séparément de 1689 à 1690 dans une édition intégrale sortie de presse en 1690 dans son atelier. Une édition en fac-similé en est La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 285 que Thomasius a éditée et dont il était le seul auteur. Son objectif était d’informer régulièrement le public savant en Allemagne sur les nouvelles parutions dans les domaines de la philosophie, de la morale, de la théologie et des belles lettres. Les livraisons du mensuel ne sont parues que de janvier 1689 à avril 1690. Mais ce qui est surtout important pour notre propos, c’est que Thomasius a scruté aussi les nouveaux livres sortis en France dans le champ de la prose narrative. C’est ainsi qu’il a réservé une bonne partie du cahier de février 1689 à la présentation de quatre nouvelles françaises qu’il résume, commente, explique et critique pour les porter à la connaissance de ses lecteurs et lectrices. Dans le compte rendu d’une des nouvelles en question, intitulée Agnes 4 de Castro, Nouvelle portugaise et publiée à Amsterdam en 1688 chez Pierre Savouret sous l’anonymat d’une écrivaine camouflant son nom à l’aide de six astérisques 5 , Thomasius souligne dès le début de aujourd’hui disponible : Christian Thomasius, Freimütige, lustige und ernsthafte, jedoch vernunftmässige Gedanken oder Monatsgespräche über allerhand, fürnemlich aber neue Bücher [Pensées franches, drôles et sérieuses, mais tout de même conformes à la raison ou Causeries mensuelles sur toutes sortes de livres et notamment sur ceux récemment parus], Francfort-sur-le-Main, Athenäum, 1972, 5 vol. Nous nous référons par la suite au volume III, janvier-juin 1689 de cette édition en fac-similé (1972). 4 Nous modernisons par la suite l’orthographe du prénom qui s’écrit avec « e » sans accent grave dans les éditions de 1688 et de 1710. 5 Voir le frontispice de l’édition princeps (https: / / biblio.com.au/ book/ agnes-castronouvelle-portugaise-mil-jean/ d/ 1461319596#gallery-1) Voir aussi celui de la « Nouvelle Edition corrigée » de 1710 (https: / / www.digitalesammlungen.de/ de/ view/ bsb10089162? page=7). Les quelques études qui existent aujourd’hui sur Agnès de Castro et qui sont notamment consacrées à la traduction anglaise de 1688 identifient l’auteur anonyme de l’original à une certaine S. B. de Brillac ou à un certain J.-B. [Jean- Baptiste] de Brilhac sans pourtant expliquer pourquoi l’un ou l’autre de ces noms s’impose comme auteur de cet ouvrage. Toujours est-il que les variantes du nom, si minimes qu’elles paraissent, et l’incertitude concernant le sexe de l’auteur supposé laissent dans le doute au sujet de l’identité de cette personne. Ce qui est sûr et certain en revanche, c’est que la traduction anglaise est née sous la plume d’une femme, l’écrivaine Aphra Behn, qui a publié sa traduction sous le titre Agnes de Castro, or the Force of Generous Love. Voir à ce sujet : « Introduction [to Agnes de Castro] », dans The Works of Aphra Behn, edited by Montague Summers, vol. V, London, William Heinemann / Stratford-on-Aven, A. H. Bullen, 1915, p. 209 : « The ‘sweet sentimental tragedy’ of Agnes de Castro was founded by Mrs. Behn upon a work by Mlle S. B. de Brillac […] (à consulter en ligne sous la référence « The Project Gutenberg eBook of The Works of Aphra Behn, Volume V », gutenberg.org) ; Sonia Villegas-López, « Aphra Behn’s Sentimental History : The Case of Study of Agnes de Castro, or the Force of Generous Love (1688) », Yearbook of the Spanish and Portuguese Society of English Renaissance Studies, 14 (2004), p. 239-246 : « Textually speaking, Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 286 sa présentation que tous les lecteurs et lectrices susceptibles d’éprouver de la tendresse prendront plaisir à la lecture de cette nouvelle 6 . Aphra Behn’s novella follows probably a French account of the story by S. B. de Brillac (1688) […] » (p. 240) ; Deborah Uman, Women as Translators in Early Modern England, Newark, University of Delaware Press / Lanham, MD, The Rowman & Littlefield Publishing Group, 2012 : « […] the plot of Agnes de Castro, a translation of a novella by S. B. de Brillac […]. » (p. 118) ; Jocelyn Hargrave, « Aphra Behn : Cultural Translator and Editorial Intermediary », Cera: An Australasian Journal of Medieval and Early Modern Studies, 4 (2017) : « In regard to the French original, Behn’s title page proffers only that Agnes de Castro has been ‘Written in French by a Lady of Quality’ ; however, the author is acknowledged to be Jean-Baptiste de Brilhac. », (search.informit.org/ doi/ 10.3316/ informit.711846791983735 ; p. 4). L’auteur du dernier article renvoie aux contributions précédentes pour confirmer Jean-Baptiste de Brilhac comme auteur de l’original de la nouvelle sans prêter attention aux petites différences qu’on remarque visiblement dans les contributions de ses prédécesseurs par rapport aux initiales du prénom, à l’orthographe du nom et au sexe de l’auteur, différences qui remettent en doute cette identification plutôt que de la corroborer. Il est en outre intéressant de noter que le bref article de Wikipedia sur Agnès de Castro est avant tout consacré à la traduction d’Aphra Behn et reprend sans hésiter le nom de Jean-Baptiste de Brilhac comme auteur de l’original. Ceci n’est pas surprenant parce que l’auteur de l’article de Wikipedia s’appuie surtout sur les contributions de Sonia Villegas-López et de Jocelyn Hargrave qui, entre autres, ont fait entrer en jeu ce nom comme auteur de l’original français, d’ailleurs avec deux variantes légèrement différentes l’une de l’autre : « S. B. de Brillac » et « Jean-Baptiste de Brilhac ». Les catalogues des bibliothèques qui possèdent aujourd’hui un exemplaire de l’édition princeps ou de celle de 1710 (voir https: / / search.worldcat.org/ de/ title/ 959277876) identifient également l’auteur d’Agnès de Castro à Jean-Baptiste de Brilhac. Il semble donc que les bibliothécaires se sont fiés aux informations données sur ce point par Wikipedia ou par les articles tournant autour de la traduction anglaise de la nouvelle. Les bibliothécaires de la Bibliothèque Nationale de France, par contre, signalent que la question de l’auteur d’Agnes de Castro n’est pas encore résolue. Ils/ elles citent, certes, à leur tour le nom de J.-B. de Brilhac, mais le mettent entre crochets en ajoutant la notice « Fonction [d’auteur] indéterminée ». (https: / / catalogue.bnf.fr/ ark: / 12148/ cb39335335f). La question de savoir qui est le véritable auteur ou la véritable autrice d’Agnès de Castro reste donc en suspens. Mais cette incertitude n’a aucune importance pour notre argument. 6 Voir Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 137-138 : « [ich bin] gewiß versichert / daß alle diejenigen / die zu der Weichherzigkeit / oder viel mehr deutlicher zu reden / zu dem affect, den die Franzosen tendresse zu nennen pflegen / incliniren, ein großes Vergnügen an Lesung dieser Geschichte finden werden ». ([je suis] en tout cas sûr que tous ceux qui sont enclins à la sensibilité ou, pour le dire plus clairement, à l’affect que les Français ont coutume de nommer tendresse, auront un grand plaisir à lire cette histoire.) La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 287 Le récit se focalise sur une histoire d’amour 7 qui est marquée non seulement par une passion véhémente d’un jeune prince marié pour une dame de son entourage, mais aussi par un code social et moral qui l’empêche de s’adonner à cet amour. Pour des raisons politiques, Alfonse IV, roi du Portugal au XIV e siècle, souhaite marier Dom Pedre, son fils, à la princesse Constance de Castille. Dom Pedre ne s’y oppose pas, mais c’est avec peu d’enthousiasme qu’il épousera la jeune femme choisie par son père. Quelque temps après le mariage, il tombe amoureux d’une autre dame qui fait partie de la suite de son épouse et s’appelle Agnès. Constance se rend alors compte que son mari est devenu réservé à son égard, mais n’ose pas lui demander des explications. En revanche, elle confie les inquiétudes qu’elle a à propos de la conduite de son mari à Agnès avec qui elle est liée d’amitié. Elvire, une ancienne maîtresse de Dom Pedre, se doute de l’amour de ce dernier pour Agnès et profite d’une occasion pour lui dérober un poème né sous sa plume et témoignant de son amour pour une dame anonyme. Elvire ajoute à ce poème quelques vers dévoilant l’identité de son auteur et celle de sa bien-aimée. Voulant trahir perfidement son ancien amant, elle montre ce texte falsifié à Constance. Mais celle-ci réagit de façon inattendue à cette révélation. La lecture des vers de son mari lui fait découvrir non seulement son infidélité, mais aussi le chagrin dont il souffre à cause de sa passion immorale pour une autre femme. C’est ainsi que Constance, encore pleine de tendresse pour son époux, promet à ce dernier de ne jamais lui reprocher son infidélité et de ne jamais en vouloir à Agnès. Celle-ci est surprise de l’amour que le prince éprouve pour elle, mais elle est loin de répondre à ses sentiments, parce qu’elle ne veut aucunement troubler son amitié avec la princesse. Cette dernière se montre enfin si généreuse à l’égard de son époux qu’elle l’invite à l’abandonner et à vivre son bonheur avec Agnès. Mais le prince repousse cette proposition sachant que son épouse désespérerait s’il la quittait pour une autre femme. De cette manière, les trois protagonistes témoignent d’une grandeur morale qui se manifeste dans l’amitié fidèle des deux femmes, dans la générosité de Constance et dans les sentiments de culpabilité qui retiennent Dom Pedre de quitter son épouse. De ce point de vue, ces trois personnages forment au sens figuré une espèce de triptyque des vertus de la Princesse de Clèves. Ces réminiscences du roman de Madame de Lafayette n’ont pas échappé non plus à Christian Thomasius qui, impressionné par la probité des protagonistes de la nouvelle, se rappelle une autre histoire d’amour parue quelques années avant celle qu’il a présentée dans son mensuel. L’héroïne de cette histoire montre, selon ses dires, une honnêteté pareille à celle de Constance, 7 Voir la trame de l’histoire tantôt en résumé, tantôt en traduction littérale, Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 138-148. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 288 de Dom Pedre et d’Agnès. Il s’agit là, on s’en doute, de la Princesse de Clèves 8 . Thomasius prétend que ce personnage a reçu en France des éloges presque unanimes pour son comportement vertueux en amour. En même temps, il avoue avoir seulement lu une petite partie de cet ouvrage, car les premières pages consacrées à la description circonstanciée de la vie à la Cour de Henri II l’ont tellement gêné qu’il n’a jamais réussi à avancer dans sa lecture au-delà du début du roman 9 . Malgré cette lecture lacunaire, il n’hésite pas à préférer Agnès de Castro à La Princesse de Clèves en ce qui concerne le traitement du sujet de l’« honnête tendresse 10 ». On peut donc conclure que les quelques remarques de Thomasius sur La Princesse de Clèves ne montrent qu’une connaissance superficielle du roman de Madame de Lafayette 11 . Mais tout en méconnaissant l’importance de cette dernière comme fondatrice du modèle de la nouvelle historique et galante, sa curiosité littéraire l’a amené à choisir 8 Voir Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 149 : « Constance, Don Petro und Agnes lassen alle drey die honeteté ihre Richtschnur seyn. […] Für etlichen Jahren kame eine dergleichen Liebes=historie unter dem Titul la Princesse de Cleve heraus/ die wegen ihrer Artigkeit fast ein allgemeines Lobe erwurbe. » (Constance, Dom Pedre et Agnès se laissent guider tous les trois par l’honnêteté. […] Il y a plusieurs années, une histoire d’amour similaire parut sous le titre La Princesse de Clèves. L’héroïne éponyme fut louée presque à l’unanimité à cause de son honnêteté.) 9 Voir Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 149-150 : « So sehr ich aber sonst dergleichen Bücher zu lesen incliniere, so habe ich mich doch etlichemahl abhalten lassen / dieselbe durchzulesen / weil mir die ersten 18. Blätter / in denen der Autor den damahligen Französische Hoff sehr weitläufftig beschreibet / viel zu verdrießlich fürkamen […]. » (Même si je suis enclin à lire avec plaisir ce genre de livres, j’ai arrêté à plusieurs reprises de lire cette histoire d’un bout à l’autre, parce que les dix-huit premières pages dans lesquelles l’auteur décrit de manière très circonstanciée la Cour de France de ce temps-là me paraissaient trop ennuyeuses.) 10 Voir Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 150 : « Jedoch wollte ich fast darauff pariren [wetten], daß diejenigen / die die Princesse de Cleves gelobt / weil Sie mir allezeit erwehnet / daß eine sonderliche honnête tendresse darinnen abgebildet wäre / gar leichte gegenwärtiger Geschichte der Agnes de Castro den Vorzug für jener geben würden. » (Cependant, je serais presque prêt à parier que ceux et celles qui ont loué la Princesse, parce qu’ils/ elles ne cessaient de remarquer que ce personnage représentait une honnête tendresse exceptionnelle, préféreraient sans problèmes l’histoire d’Agnès de Castro à celle [de la Princesse de Clèves].) 11 Voir à ce propos également Volker Kapp « Barbon und Tartuffe. Thomasius und die französische Literatur », dans Manfred Beetz, Herbert Jaumann dir., Thomasius im literarischen Feld. Neue Beiträge zur Erforschung seines Werkes im historischen Kontext, Tübingen, Niemeyer, 2003, p. 61-76. Dans cet article, l’auteur souligne l’ignorance avec laquelle Thomasius exprime parfois son jugement sur les œuvres littéraires françaises, comme dans le cas de La Princesse de Clèves (p. 69). La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 289 avec Agnès de Castro une nouvelle historique qui signale l’impact de La Princesse de Clèves. L’intérêt que Thomasius porte à ce nouveau genre narratif se manifeste aussi dans son choix d’une autre nouvelle qu’il présente dans le même cahier dans lequel a paru sa recension d’Agnès de Castro. Il s’agit là de la nouvelle Éléonor d’Yvrée, premier texte d’un recueil de nouvelles intitulé Les Malheurs de l’Amour. Son auteur, on le sait, est Catherine Bernard. Éléonor d’Yvrée est parue pour la première fois en 1687 à Paris 12 . Il est remarquable que cette nouvelle est encore plus nettement calquée sur le modèle de La Princesse de Clèves qu’Agnès de Castro, car elle suit plus pertinemment la poétique de l’amour spécifique de l’ouvrage de Madame de Lafayette, comme le souligne Monique Vincent, l’une des coéditrices de l’édition de la Pléiade consacrée aux Nouvelles du XVII e siècle : « La lecture d’Éléonor d’Yvrée aujourd’hui, écritelle, devrait permettre de redécouvrir les mérites injustement oubliés d’un récit maîtrisé qui, dans le sillage de La Princesse de Clèves, a su allier l’intelligence du cœur à l’expression sensible des passions 13 . » Je renonce ici à regarder de plus près cette nouvelle 14 , parce que le constat de Monique Vincent confirme de fait ma thèse développée à partir de l’histoire d’Agnès de Castro, à savoir que Thomasius, grâce à son intérêt pour la littérature française de son époque, a mis en avant un genre narratif à l’origine duquel se trouve comme modèle le roman de Madame de Lafayette. Ce qui est donc notamment à retenir dans le contexte de notre argument, c’est que Thomasius s’est aperçu que la nouvelle historique et galante est un genre qui compte en France dans le dernier tiers du XVII e siècle. C’est la raison pour laquelle il en a présenté quelques exemples à ses lecteurs et lectrices en Allemagne sans prêter pourtant une attention particulière à La Princesse de Clèves. Il mentionne, certes, 12 Voir l’édition originale en ligne : Les Malheurs de l’Amour, Première nouvelle, Éléonor d’Yvrée, A Paris, chez Michel Guerot, 1687, Avec Privilege du Roy (https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bd6t53773564). 13 Nouvelles du XVII e siècle, introduction par Jean Lafond, édition publiée sous la direction de Raymond Picard et de Jean Lafond assisté de Jacques Chupeau, avec la collaboration de Micheline Cuénin, Jean Lombard, Lucie Picard et Monique Vincent, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1649. Le texte d’Éléonor d’Yvrée se trouve aux pages 929-960 ; la présentation et les annotations de Monique Vincent sont à consulter aux pages 1649-1657. Nous citerons la nouvelle de Catherine Bernard d’après cette édition. 14 Pour une analyse des relations intertextuelles entre Éléonor d’Yvrée et La Princesse de Clèves, voir mon article « Théorie masculine, écriture féminine : critique et réécriture de La Princesse de Clèves. Les Lettres de Valincour versus la nouvelle Éléonor d’Yvrée de Catherine Bernard », dans Femmes-Théâtre-Religions. Actes de la journée d’études virtuelle du 28 juillet 2023 en l’honneur de Perry Gethner, EricTurcat dir., Paris, L’Harmattan, coll. « L’Orizzonte », vol. 218, 2023, p. 49-70. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 290 cet ouvrage, mais il ne le tient pas pour un exemple vraiment réussi du genre. L’impact de la nouvelle historique de Madame de Lafayette est tout de même perceptible dans les récits de ses épigones qui ont suscité l’intérêt de Thomasius et il ne restera pas le seul à découvrir ce genre à la fin du XVII e siècle en Allemagne. En 1696, un certain August Bohse (1661-1742), auteur de romans galants et connu à l’époque sous le pseudonyme de Talander, a publié une série de cahiers dans le style d’un mensuel ayant pour titre - je traduis de l’allemand - Les fruits mensuels de l’Hélicon français 15 . Le sous-titre indique que cette revue est soucieuse de présenter à son public des textes d’origine française traduits en allemand, soit intégralement, soit en extrait ou en résumé. Les genres des textes choisis sont variés : on trouvera parmi eux des écrits politiques, moraux et géographiques aussi bien que des histoires d’amour. Il est donc évident que les « fruits de l’Hélicon » sont ici à entendre dans le sens le plus large du mot latin litterae qui implique toutes sortes de textes mis en circulation à l’usage d’un public savant et cultivé. L’exemplaire des « fruits mensuels » de Bohse, que nous avons pu consulter en ligne, comporte les fascicules parus de janvier à mai 1696 et réunis dans un seul volume 16 . Ce ne sont que deux histoires d’amour que le traducteur Bohse présente au public allemand en ces cinq mois, mais ces exemples sont révélateurs dans le contexte de notre propos. Pour le cahier d’avril, il a traduit l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA, ou l’Amour Réciproque, parue en 1694 à La Haye sous l’anonymat et pour le fascicule de mai l’Histoire secrète des Amours de Henry IV, Roy de Castille, surnommé l’Impuissant, née sous la plume de Charlotte Rose de Caumont de La Force et parue également à La Haye en 1695 17 . Il suffit de jeter un bref coup d’œil sur les premières pages de ces deux nouvelles pour se rendre compte que leurs auteurs ne cachent pas le modèle qu’ils imitent. Au début de l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA, le narrateur présente de nombreux personnages en accablant les 15 August Bohse, Des Französischen Helicons Monat=Früchte Oder getreue Übersetzungen und Auszüge allerhand curiöser und auserlesener Französischen Schrifften/ Von Staats- Welt-und Liebes-Händeln/ wie auch andern Moralischen/ Geographischen und dergleichen lesenswürdigen Materien/ zu vergönnter Gemüths-Ergötzung überreichet im Januario 1696 von Talandern (Les fruits mensuels de l’Hélicon français ou Traductions et extraits de toutes sortes d’écrits français, étranges et choisis, traitant de querelles politiques, mondaines et amoureuses ainsi que d’autres sujets moraux ou géographiques et de pareilles choses qui méritent d’être lues, présentés par Talander en janvier 1696 pour le plaisir [du public]), Leipzig, Johann Ludwig Gleditsch, 1696. 16 Voir https: / / www.deutschestextarchiv.de/ book/ view/ bohse_helicon_1696? p=7. 17 Voir ibid., p. 305-361 pour la première histoire et p. 420-472 pour la seconde. La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 291 lecteurs et lectrices d’innombrables noms et de titres de noblesse. Les circonstances dans lesquelles le Duc d’Arione et la Comtesse Victoria se rencontrent pour la première fois sont un peu différentes de celles qui ont mis en contact la Princesse de Clèves et le duc de Nemours. Mais toujours est-il que l’événement qui occasionne la première rencontre des deux couples est similaire : leurs chemins se croisent respectivement pour la première fois lors des préparatifs d’un mariage royal. Le Prince des Asturies et la Princesse de Navarre sont en train de préparer leurs noces et rendent pour cela visite au Comte Haro connu pour ses talents d’organisateur de fêtes somptueuses. Victoria est la fille du Comte qui accueille dans sa « belle maison 18 » de campagne la Princesse de Navarre avec une suite de dames ainsi que le Prince des Asturies avec ses plus fidèles amis parmi lesquels se trouve le Duc d’Arione. Le jour de l’arrivée du Prince, les dames de Navarre, déjà présentes dans la maison du Comte, partent à la chasse dans une forêt voisine. Quand le Prince des Asturies s’approche de la contrée où réside le Comte, il envoie le Duc d’Arione pour annoncer sa venue à ce dernier. Le Duc part au galop pour accomplir avec diligence sa mission et entre dans la forêt où les dames de Navarre se divertissent à la chasse. C’est là qu’il voit soudain une belle inconnue sur un cheval galopant à bride abattue. Heureusement, il réussit à rattraper le cheval et à l’arrêter. La cavalière est la Comtesse Victoria. Quand son sauveur l’aide à descendre du cheval, elle s’évanouit « entre ses bras 19 », ce qui le laisse le temps de la contempler plus attentivement et de tomber tout de suite amoureux d’elle : Dès qu’il eut vu sa beauté extraordinaire, il agit par intérêt, comme il avait déjà fait par générosité. Elle était pâle, et avait les yeux fermés ; mais il lui restait encore assez de charmes pour enchaîner des cœurs plus difficiles à vaincre que celui du Duc d’Arione. L’amour se vit mêlé en un instant avec la crainte et la pitié. […] Trouvant heureusement de l’eau, il en jeta sur ce visage admirable, qu’il regardait déjà avec des mouvements si tendres. Victoria ouvrit les yeux, et toute languissante qu’elle était, il en sortit des feux qui éblouirent le Duc d’Arione […] 20 . La naissance subite de l’amour, dont témoigne ce passage, rappelle d’emblée les attraits réciproques auxquels succombent soudainement le Duc de 18 Voir l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA, ou l’Amour Reciproque, à La Haye, chez Abraham Troyel, Marchand Libraire dans la grând’ Sale de la Cour, 1694, p. 7. Nous citons le texte mis en ligne : https: / / books.google.de/ books? id=r9E9AAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=de &source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false (nous modernisons l’orthographe). 19 Voir ibid., p. 15. 20 Ibid., p. 15-16. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 292 Nemours et la Princesse de Clèves au bal des fiançailles de la fille du Roi 21 . Et d’autres parallèles s’imposent dès les premiers paragraphes de cette nouvelle. À l’instar de Madame de Chartres qui a fait éduquer sa fille loin de la Cour avant de l’y emmener à l’âge de seize ans, les parents de Victoria ont veillé à ce que leur fille ne fréquente pas « une Cour qui n’[est] jamais tranquille 22 » jusqu’au moment où elle a atteint l’âge de dix-huit ans. Tout comme la mère de la Princesse de Clèves, celle de Victoria a bien préparé sa fille aux us et coutumes de la société de cour : Victoria élevée par une mère habile, avait toute la politesse de la Cour, quoiqu’elle n’y eût jamais été. Elle ne parut ni surprise ni embarrassée en voyant ce qu’elle n’avait point encore vu ; mais sa prodigieuse beauté étonna si fort tout le monde qu’on ne pouvait parler d’autre chose 23 . La beauté extraordinaire de Victoria attire donc les gentilshommes de la Cour espagnole de la même manière que le fait la « beauté parfaite » de la Princesse auprès des galants hommes à la Cour de Henri II 24 . Les exemples cités suffisent pour montrer que les premiers paragraphes du récit de l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA sont nettement inspirés du début de La Princesse de Clèves. Ceci vaut aussi pour la seconde histoire d’amour que Bohse a traduite pour son mensuel. Nous nous contentons ici de regarder quelques passages tirés des premières pages de ce récit : Le Roi était un Prince magnifique ; il n’épargna rien pour bien recevoir sa nouvelle épouse ; il lui fit faire à Leon la plus superbe entrée dont l’Histoire d’Espagne ait jamais parlé ; […] et par une galanterie qui était en usage en ce temps-là, il fit servir dans un festin magnifique, deux grands bassins remplis de bagues d’or de toutes sortes de pierreries d’un travail admirable […] ; la Reine en fit la distribution : mais le Roi voulant porter la galanterie 21 Voir Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 350-351 : « Elle se tourna, et vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelque siège, pour arriver où l’on dansait. Ce Prince était fait d’une sorte, qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu […]. M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. » 22 Voir l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA, p. 8. 23 Ibid., p. 9. 24 Voir Lafayette, La Princesse de Clèves, Œuvres complètes, éd. Esmein-Sarrazin, p. 337 : « Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. » La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 293 plus loin, commanda à la Reine de faire présent de sa bague à celui de tous les Cavaliers qui lui plairait le plus ; ordonnant aux autres Dames de faire la même chose 25 . Cette scène initiale rappelle immédiatement à la mémoire « la magnificence et la galanterie 26 » avec laquelle le narrateur de La Princesse de Clèves décrit au début de son récit la vie à la Cour de Henri II. La suite de la nouvelle en question, il est vrai, ne présente que le jeu de l’amour galant et néglige la mise en discours d’un amour passionnel antagoniste à l’instar de celui de la Princesse, mais Charlotte Rose de Caumont de La Force paraît en tout cas vouloir renvoyer à l’incipit du roman de Madame de Lafayette pour reprendre et consolider le genre de la nouvelle historique et galante que cette dernière a fondé. August Bohse, lui, a, selon toute apparence, apprécié ce genre narratif, et par-là indirectement et sans doute inconsciemment l’écriture de Madame de Lafayette. On peut donc conclure que la forme et le sujet de La Princesse de Clèves ont été reçus avec bienveillance dans la critique allemande à la fin du XVII e siècle bien que cette réception repose quasi exclusivement sur quelques nouvelles des imitateurs et imitatrices de l’ouvrage de Madame de Lafayette. Or, il nous faut poser la question de savoir si la prédilection de Bohse et de Thomasius pour la nouvelle historique et galante se manifeste encore dans les réflexions des théoriciens des genres narratifs du premier XVIII e siècle en Allemagne. Nos recherches à ce propos ont mené à un résultat formel : ni la nouvelle historique en général ni La Princesse de Clèves en particulier ne joue un rôle important dans les poétiques du roman en Allemagne au siècle des Lumières. Mais comment expliquer le déclin de la fortune de ce genre après son succès modéré à la fin du XVII e siècle ? Pour comprendre ce changement, rappelons-nous que la littérature allemande a connu au XVIII e siècle une tendance considérable au classicisme, initiée surtout par le chef de file des théoriciens allemands dans le domaine de l’art poétique, Johann Christoph Gottsched. Celui-ci a fait publier en 1730 à Leipzig son Essai d’un art poétique critique, précédé par l’Art poétique d’Horace mis en vers allemands et annoté 25 Histoire secrète des Amours de Henry IV, Roy de Castille, surnommé l’Impuissant, à La Haye, chez Louis et Henry van Dole, Marchands Libraires, dans le Pooten, à l’enseigne du Port-Royal, 1695, p. 2-3. Nous citons le texte mis en ligne : https: / / books.google.de/ books? id=AKYa77315o0C&printsec=frontcover&hl=de &source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false (nous modernisons l’orthographe). 26 Nous nous permettons de rappeler que ce sont les premiers mots du roman de Madame de Lafayette, voir La Princesse de Clèves, Œuvres complètes, éd. Esmein- Sarrazin p. 331. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 294 par l’auteur de cet Essai 27 . Cet hommage rendu à l’un des deux arts poétiques les plus importants de l’Antiquité s’entend comme une ambition programmatique, à savoir comme une espèce de mise en exergue d’un texte qui est le symbole du classicisme tout court. C’est ainsi que Gottsched part régulièrement dans ses réflexions d’un ou de plusieurs exemples de la littérature des Anciens pour réglementer la forme ou le contenu de leurs genres littéraires à l’usage des auteurs de son temps. En ce qui concerne le genre narratif, c’est notamment le poème épique qu’il souhaite faire revivre à son époque, qu’il soit en vers ou en prose 28 . Gottsched préfère donc une narration longue et un héros ou une héroïne de haut rang 29 . Il faut que ce héros ou cette héroïne soit, selon lui, une personnalité connue, voire célèbre, dont les actions deviennent l’objet d’une imitation poétique dans un récit circonstancié 30 . En outre, il 27 Faute d’une traduction française de cet ouvrage, nous citerons le texte original d’après l’édition princeps en ligne, suivi d’une traduction française qui est la nôtre. Voici le titre intégral de l’Essai de Gottsched : Versuch einer Critischen Dichtkunst vor die Deutschen ; / Darinnen erstlich die allgemeinen Regeln der Poesie,/ hernach alle besondere Gattungen der Gedichte,/ abgehandelt und mit Exempeln erläutert werden : / Überall aber gezeiget wird/ Daß das innere Wesen der Poesie/ in einer Nachahmung der Natur/ bestehe./ Anstatt einer Einleitung ist Horatii Dichtkunst/ in deutsche Verße übersetzt, und mit/ Anmerckungen erläutert/ von/ M. Joh. Christoph Gottsched (Essai d’un art poétique critique à l’usage des Allemands, traitant tout d’abord des règles générales de la poésie et ensuite de celles de tous ses genres particuliers, illustrés à partir de quelques exemples. On montrera toutefois partout que le caractère inhérent de toute la poésie consiste dans une imitation du monde naturel. Au lieu d’une introduction [le lecteur/ la lectrice] trouvera l’Art poétique d’Horace, traduit en vers allemands et commenté par M. Joh. Christoph Gottsched), Leipzig, Bernhard Christoph Breitkopf, 1730, https: / / www.deutschestextarchiv.de/ book/ show/ gottsched_versuch_1730. 28 Voir ibid., p. 137 (Première partie générale, Chapitre IV) : « Endlich folgt die Epische Fabel, so [sie] sich vor alle Heldengedichte und Romane schicket. Diese ist das fürtrefflichste, was die ganze Poesie zu Stande bringen kann […]. » (Enfin, nous en venons à parler de la fable épique telle qu’elle est propre aux poèmes héroïques et aux romans. C’est le genre le plus excellent que la poésie puisse créer.) 29 Voir ibid., p. 552 (Deuxième partie, chapitre IX [le chiffre XI dans le titre courant de la page est erroné]) : « Eine Handlung setzt allezeit jemanden […] voraus, der sie verrichtet ; und das sind hier ausdrücklich die Grossen der Welt, Könige und Fürsten, Helden und Kriegs-Obersten […] ». (Une action présuppose toujours quelqu’un qui l’accomplit ; ce sont ici [dans le cas de la fable épique] les grandes personnalités du monde : rois et princes, héros et chefs d’armées). 30 Voir ibid, p. 548 (Deuxième partie, chapitre IX [le chiffre XI dans le titre courant de la page est erroné]) : « Ein Helden-Gedicht […] sey die Nachahmung einer berühmten Handlung, die so wichtig ist, daß sie ein ganzes Volck, ja wo möglich mehr als eins angehet. » (Que le poème héroïque soit défini comme l’imitation d’une action La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 295 exige que l’histoire racontée soit vraisemblable 31 et bien structurée conformément à l’économie d’un début, d’une partie intermédiaire et d’une fin 32 , et tout ceci dans le dessein de donner une leçon morale aux lecteurs et aux lectrices 33 . En principe, il reprend ici la définition aristotélicienne de l’épopée 34 , complétée par les effets qu’Horace veut que les poètes suscitent auprès des lecteurs et lectrices : « prodesse et delectare » ou bien « plaire et inillustre qui est tant importante qu’elle concerne tout un peuple, voire peut-être plusieurs peuples). 31 Voir ibid, p. 558 (Deuxième partie, chapitre IX) : « Zweytens muß die Erzehlung wahrscheinlich seyn. Offt ist die Wahrheit selbst unwahrscheinlich ; und offt ist hergegen die Unwahrheit, ja selbst das Unmögliche sehr wahrscheinlich. Der Poet will mit seiner Fabel Glauben finden : Also muß er lieber wahrscheinliche Dinge erzehlen, […] als die Wahrheit sagen, wenn man sie nicht glauben würde. » (Deuxièmement, il faut que la narration soit vraisemblable. Souvent la vérité est invraisemblable, et souvent le mensonge, voire l’impossible, sont très vraisemblables. Mais le poète veut que son récit soit crédible. C’est pourquoi il lui faut présenter les choses comme vraisemblables, […] plutôt que de dire la vérité à laquelle personne ne croirait). 32 Voir ibid, p. 550 (Deuxième partie, chapitre IX) : « […] eine ganze Fabel machen, die ihren Anfang, ihr Mittel und ihr Ende hat ; so daß nichts daran fehlet. » ([…] composer une fable qui a un commencement, un milieu et une fin, de sorte que rien n’y manque). 33 Voir ibid, p. 548 (Deuxième partie, chapitre IX [le chiffre XI dans le titre courant de la page est erroné]) : « Und die Absicht dieser ganzen Nachahmung ist die sinnliche Vorstellung einer wichtigen moralischen Wahrheit, die aus der ganzen Fabel auch mittelmäßigen Lesern in die Augen leuchtet. » (Et l’intention de toute cette imitation [des activités humaines] consiste à créer l’image d’une vérité morale importante qui résulte de la fable en instruisant même les lecteurs moins doués pour appréhender la signification d’un ouvrage de la fiction littéraire). 34 Il renvoie à maintes reprises au fait qu’il a puisé ses idées sur l’épopée dans La Poétique d’Aristote et dans les poèmes épiques d’Homère et de Virgile. Voir ibid, p. 542 (Deuxième partie, chapitre IX) : « Unter den Römern haben sich noch Statius und Lucanus in der epischen Poesie versuchen wollen ; aber mit sehr ungleichem Fortgange : und das zwar wieder aus Unwissenheit der Regeln, die sie doch in Aristotelis Poetik und im Homero und Virgilio als ihren Vorgängern, leichtlich hätten finden können. » (Parmi les Romains, Stace et Lucain ont tenté de composer des poèmes épiques, mais avec très peu de succès, et ceci par ignorance des règles qu’ils auraient pu facilement trouver dans La Poétique d’Aristote et dans les œuvres épiques d’Homère et de Virgile qui étaient leurs prédécesseurs à ce propos). Voir également ibid. p. 548 : « Man muß Aristotelis Poetic mit Daciers Noten, und den Pater le Bossu selbst lesen, wenn man alles ausführlich [über die alten Helden- Gedichte] wissen will. » (Il faut lire La Poétique d’Aristote avec les remarques de Madame Dacier et du Père Le Bossu quand on veut tout savoir en détail [sur les anciens poèmes héroïques]). Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 296 struire 35 ». De plus, Gottsched voit dans les poèmes épiques d’Homère 36 et de Virgile 37 les parfaites réalisations du genre narratif qu’il envisage de réactualiser en son temps. Il va donc de soi que Gottsched ne mentionne nulle part dans son traité la nouvelle historique, car selon la logique de ses réflexions poétiques ce genre narratif s’éloigne de l’épopée non seulement par la brièveté de son récit, mais aussi par l’absence des gestes héroïques dans le sens des anciennes res gestae. Ce n’est que dans la quatrième édition de 1751 qu’il ajoute à son Essai de poétique critique un nouveau chapitre où il traite de manière plus approfondie « Des fables milésiennes, des livres de chevalerie et des romans 38 ». Le terme « milésienne » réfère à la ville de Milet en Asie Mineure, dont les habitants étaient réputés d’être d’excellents conteurs d’histoires d’amour 39 . Malheu- 35 Voir Quintus Horatius Flaccus, Epistula ad Pisones de arte poetica, vers 333 : « aut prodesse volunt aut delectare poetae ». 36 Dès le début de son chapitre sur « l’épopée ou le poème épique », Gottsched confère à l’œuvre épique d’Homère la fonction d’éternel modèle du genre. Voir Versuch einer Critischen Dichtkunst, 1730, p. 537 (Deuxième partie, chapitre IX) : « Nunmehro kommen wir an das rechte Haupt-Werck und Meister-Stück der ganzen Poesie, ich meyne die Epopee oder das Helden-Gedichte. Homerus ist der allererste, der dergleichen Werck unternommen, und mit solchem Glücke, oder vielmehr mit solcher Geschicklichkeit ausgeführet hat ; daß er bis auf den heutigen Tag den Beyfall aller Verständigen verdienet hat, und allen seinen Nachfolgern zum Muster vorgeleget wird ». (Nous en venons à parler du genre principal et du chef-d’œuvre de toute la poésie, à savoir l’épopée ou le poème héroïque. Homère était le tout premier à créer un tel ouvrage, et ceci avec tant de fortune, ou plutôt avec tant d’adresse, qu’il a mérité d’être applaudi jusqu’à présent par tous ceux et toutes celles qui s’y connaissent en poésie épique. Par conséquent, il a depuis servi de modèle à tous ses successeurs.) 37 Virgile est, selon Gottsched, le poète épique le plus digne des successeurs d’Homère et parfois même supérieur à ce dernier. Voir ibid., p. 541 (Deuxième partie, chapitre IX) : « Unter den Römern hat Virgil das Hertz gehabt, sich an die Epopee zu wagen ; und die Geschicklichkeit besessen, dem Homer so vernünftig nachzuahmen, daß er ihn in vielen Stücken übertroffen ». (Parmi les Romains, Virgile a eu le courage de se consacrer à l’épopée et l’habileté d’imiter Homère si parfaitement qu’il l’a même surpassé à maints égards). 38 Nous citons ce chapitre de l’édition de 1751 d’après Johann Christoph Gottsched, Ausgewählte Werke [Œuvres choisies], Joachim Birke, Brigitte Birke éds., tome 6, deuxième partie, Versuch einer critischen Dichtkunst [Essai d’un art poétique critique], Berlin, New York, 1973, p. 453-477 (« Von milesischen Fabeln, Ritterbüchern und Romanen »). 39 Voir Gottsched 1973, tome 6, 2 e partie, p. 454 : « Doch die Milesier übertrafen in allen diesen Künsten ihre übrigen Landesleute noch : und sie waren die ersten, die auch solche verliebte Fabeln zu schreiben begunnten [begannen]. » (Mais les La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 297 reusement, ces histoires se sont perdues depuis l’Antiquité 40 , mais Gottsched prend soin de faire d’elles le lieu de mémoire par excellence de l’origine du roman d’amour en prose qui a connu, selon lui, son premier apogée à l’Antiquité tardive avec Théagène et Chariclée d’Héliodore 41 et Daphnis et Chloé de Longus 42 . Entrent dans cette filiation également les romans chevaleresques du Moyen Âge 43 et ceux de la Renaissance à l’instar de l’Amadis de Gaule espagnol 44 , ainsi que les romans pastoraux à la manière de L’Astrée de « Monsieur d’Urfé 45 ». Après avoir énuméré toute une série d’auteurs et de titres qui témoignent d’une production considérable d’imitations, d’adaptations et de traductions des romans en question dans la littérature allemande des XVII e et XVIII e siècles Gottsched termine son tour d’horizon par une question étonnante. « Quoi dire », se demande-t-il, « des traductions de la Clélie et de La Milésiens surpassaient leurs compatriotes [de l’Asie Mineure] dans tous ces arts et ils étaient les premiers à se mettre à composer de telles fables amoureuses). 40 Voir ibid., p. 455 : « Indessen sind alle diejenigen, die zwischen dem Cyrus und Alexandern dem Großen geschrieben worden, gänzlich verlohren gegangen. » (Toutes ces fables, qui avaient été écrites entre le règne de Cyrus et celui d’Alexandre le Grand, se sont complètement perdues). 41 Voir ibid., p. 457 : « Das vollkommenste Stück in dieser Art aber, hat uns Heliodor, in seiner äthiopischen Historie von Theagenes und der Chariklea hinterlassen. » (Héliodore nous a laissé l’ouvrage le plus parfait de ce genre avec son histoire éthiopique de Théagène et de Chariclée). 42 Voir ibid., p. 459 : « [Ich setze] des Longus seinen Schäferroman hierher, ob er wohl dem Heliodor gar nicht gleich zu schätzen ist. Die Tugend ist bey weitem nicht so geschonet, obwohl die Wahrscheinlichkeit und Abwechslung ziemlich darinn herschet. » (Je cite ici le roman pastoral de Longus même si je ne l’estime pas de la même façon que le roman d’Héliodore. La vertu n’est pas traitée [dans le roman de Longus] avec tant de respect [que dans celui d’Héliodore], bien que la vraisemblance et la variété y règnent suffisamment). 43 Voir ibid., p. 470 : « Allein was schrieb man damals viel anders, als Ritterbücher und Liebesgeschichte ? Diese Schriften bekamen daher unver[…]merkt diesen Namen ; und daher wurden hernach alle fabelhafte Helden und Liebesbegebenheiten Romane genennet. » (Mais est-ce qu’on avait alors écrit bien autre chose que des livres de chevalerie et des histoires amoureuses ? C’est pourquoi on attribua ces noms à ces écrits et ensuite on appela romans tous les récits ayant pour sujet des héros fabuleux et des affaires amoureuses). 44 Gottsched parle de l’Amadis traduit en allemand (« des verdeutschten Amadis », ibid., p. 473). 45 Voir ibid., p. 474 : « Des Herrn von Urfe Schäferroman von der schönen Diana, haben wir auch deutsch bekommen. » (Le roman pastoral de Monsieur d’Urfé sur la belle Diane a été traduit en allemand aussi). Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 298 Princesse de Clèves 46 ? » Cette question demeure sans réponse et exprime une certaine perplexité de Gottsched vis-à-vis de ces deux ouvrages, parce qu’il est, à vrai dire, peu passionné par le roman d’amour. Effectivement, il n’apprécie que ceux qui racontent une histoire véritable et sont nettement moralisateurs grâce à la mise en place d’un amour vertueux. Mais même les histoires d’amour qui remplissent cette condition n’égalent pas, d’après lui, la dignité poétique de l’épopée qu’il estime en tout cas supérieure à toute sorte de romans. C’est pourquoi le meilleur roman est d’après lui celui qui applique le plus complètement que possible les règles du poème épique 47 . 46 Voir ibid., p. 474: « Was soll ich von der aus dem Französischen übersetzten Clelia, und Prinzessinn von Cleve sagen? » 47 Ces règles peuvent se résumer aux critères suivants : la réduction des événements à une seule action principale, le choix d’un héros ou d’une héroïne de notoriété publique, l’exigence de la vraisemblance, l’organisation cohérente du temps et de l’action sans bifurcations inutiles dans le récit. Voir les citations suivantes, Gottsched 1973, tome 6, 2 e partie, p. 463 : « Ich weis wohl, daß viele sich wundern werden, daß ich den Liebesgeschichten eben das Joch auflegen wolle, welches die Heldendichter so drücket. […] Eine einzige Haupthandlung, die auf die Liebe hinausläuft, ist derjenige Zweck, wohin alles abzielet ». (Je sais bien que beaucoup de gens s’étonneront de ce que je veuille imposer aux histoires d’amour le joug qui pèse tant sur les poèmes héroïques. […] Une seule action principale qui se focalise sur un amour est l’objectif auquel tous les événements doivent viser). P. 475 : « Was den Inhalt anbetrifft, so darf […] ein Roman eben nicht nach Art der Heldengedichte, einen berühmten Namen aus den Geschichten haben. Denn Liebesbegebenheiten können auch Leuten aus dem Mittelstande begegnen […]. Indessen schadet es nicht, daß man in der Geschichte einen berühmten Held wählet, um seine Erzählungen desto wichtiger zu machen […] ; denn wenn man dergestalt einen bekannten Helden hat, dessen Begebenheiten mit anderen Geschichten seiner Zeiten in eine Verbindung kommen : so erlangt der Roman einen weit größeren Grad der Wahrscheinlichkeit, als wenn man lauter erdichtete Namen nennet ». (En ce qui concerne le contenu, un roman [d’amour] ne doit pas faire voir dans son titre, comme le font les poèmes héroïques, un nom illustre de l’Histoire, parce que les gens de la classe moyenne peuvent également succomber aux charmes de l’amour. Cependant, le fait qu’un auteur fait figurer dans son récit un héros connu pour rendre sa narration plus importante n’est pas gênant ; car grâce à un tel héros dont les faits et gestes s’inscrivent dans d’autres histoires [véritables] du temps, un roman atteindra un plus haut degré de vraisemblance qu’au cas où [l’auteur] ne présenterait que des personnages qui portent des noms inventés). P. 476 : « Was nun […] die Ordnung der romanhaften Erzählung betrifft […] führt der Dichter seinen Leser gleich in die Mitte der Geschichte, und holet im folgenden das vorhergegangene nach ; indem er es von jemanden erzählen läßt. Dadurch kann auch ein Poet den […] Umfang seiner Geschichte verkürzen, die ihn sonst zu weit führen würde. » (Pour ce qui est de l’ordre [chronologique] de la narration romanesque […], le poète présente d’emblée à son lecteur le milieu de l’histoire et regagne par La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 299 Quoi qu’il en soit, le simple fait que Gottsched ne mentionne que très brièvement La Princesse de Clèves, comme si elle ne méritait aucune considération particulière, a sans doute contribué à ce que cet ouvrage soit tombé dans l’oubli au cours de la deuxième moitié du XVIII e siècle en Allemagne. C’est ainsi que Christian Friedrich von Blanckenburg passe complètement sous silence La Princesse de Clèves dans son Essai sur le roman paru en 1774, et ceci d’autant plus qu’il voit, tout comme Gottsched, dans l’épopée des Anciens le modèle du roman moderne. Toutefois, contrairement à ce dernier, von Blanckenburg ne croit pas à l’universalité de l’héroïsme épique considéré par Gottsched comme une valeur immuable qui vaut pour toujours. Von Blanckenburg est convaincu que les us et coutumes des sociétés se modifient au fil du temps et il regarde le roman comme un genre susceptible d’enregistrer ce changement des mœurs 48 . En outre, il affirme que les mœurs de son temps sont déterminées par les sensations et les affects de l’homme qui fournissent aux romanciers, explorateurs profonds du cœur humain d’après lui 49 , la matière sublime de leurs œuvres. Même si von Blanckenburg ne prête aucune attention particulière au sentiment de l’amour dans ses réflexions sur la matière du roman, il reprend par son intérêt pour les passions humaines en général le côté sensualiste que le siècle des Lumières a connu en France. C’est ainsi qu’il prépare en Allemagne le terrain pour des tendances préromantiques qui ont été propices à la redécouverte de La Princesse de Clèves. Et en effet, dans la dernière décennie du XVIII e siècle paraissent en Allemagne, comme je l’ai déjà la suite les événements qui se sont produits dans le passé par un personnage qui les raconte. C’est grâce à cette analepse que le poète est en mesure de raccourcir son histoire qui, sinon, serait trop longue). 48 Christian Friedrich von Blanckenburg, Versuch über den Roman, Leipzig/ Liegnitz, bey David Siegerts Witwe, 1774 (Facsimilé, éd. Eberhard Lämmert, Stuttgart, Metzler, 1965), « Vorbericht », non numéroté [p. 11]. Nous citons le texte mis en ligne : https: / / archive.org/ details/ versuchberdenro00blangoog/ page/ n18/ mode/ 2up : « Die Romane entstanden nicht aus dem Genie der Autoren allein ; die Sitten der Zeit gaben ihnen das Daseyn. » (Les romans ne sont pas issus du seul génie des auteurs. Les mœurs du temps ont occasionné leur existence). 49 Voir von Blanckenburg, Versuch über den Roman, 1774, p. 242, en ligne : https: / / archive.org/ details/ versuchberdenro00blangoog/ page/ 242/ mode/ 2up : « [Die Themen des Romans bedürfen] einer solchen sorgfältigen Arbeit, einer so richtigen Kenntniß des menschlichen Herzens, daß es dem Dichter nicht zu verdenken ist, wenn er Jahre lang an seinen Werken feilet. » ([Les sujets du roman demandent] un travail tellement soigné et des connaissances tellement profondes du cœur humain qu’on ne peut en vouloir au poète quand il est soucieux de peaufiner son œuvre des années durant). Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 300 mentionné au début de cet article, les traductions de Friedrich Schulz et de Sophie Mereau-Brentano.