Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0019
0120
2025
51101
Les traductions de La Princesse de Clèves par Friedrich Schulz (1790) et Sophie Mereau (1799)
0120
2025
Annette Keilhauer
Lieselotte Steinbrügge
pfscl511010301
PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves par Friedrich Schulz (1790) et Sophie Mereau (1799) A NNETTE K EILHAUER F RIEDRICH -A LEXANDER -U NIVERSITÄT E RLANGEN -N ÜRNBERG L IESELOTTE S TEINBRÜGGE R UHR -U NIVERSITÄT B OCHUM En mai 2023, Olivier Le Lay diagnostique une nouvelle floraison de retraductions sur le marché du livre français. Il lance la thèse que même les classiques ont besoin d’une nouvelle monture tous les 50 ans 1 . Loin d’aller de soi, comme l’article de Le Lay le suggère - la langue évolue et la traduction doit s’adapter naturellement - une retraduction pose des questions assez complexes. Chaque traduction doit être considérée comme un texte indépendant qui fonctionne de façon variable selon le public visé dans un contexte historique particulier. La simple opposition entre traduction fidèle et ce qu’on a longtemps appelé la « belle infidèle » - donc la traduction libre qui s’éloigne du texte original pour l’adapter à la culture et la langue accueillantes - ne satisfait plus en traductologie pour décrire le jeu complexe qui se joue dans le transfert culturel par la traduction. De tels questionnements se compliquent davantage avec le phénomène que nous allons approcher dans cette contribution, à savoir les deux retraductions presque simultanées d’un même texte. Que Friedrich Schulz et Sophie Mereau aient pris l’initiative de retraduire La Princesse de Clèves à neuf 1 Cité dans Florence Noiville (avec Nicolas Weill), « Retraduire les œuvres littéraires classiques, un jeu merveilleux pour l’intelligence », Le Monde des livres, 5 mai 2023, p. 2. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 302 ans d’intervalle seulement, en 1790 2 et 1799 3 , cela pourrait d’abord s’expliquer par le marché du livre et de la traduction dans les pays allemands de l’époque. Les recherches de Hans-Jürgen Lüsebrink, René Nohr et Rolf Reichardt sur le transfert culturel franco-allemand au XVIII e siècle ont bien démontré que dès les années 1770 le nombre de traductions du français en allemand augmente de façon impressionnante, tendance qui se renforce avec le début de la Révolution 4 . Le français perd son statut de langue universelle de communication dans les pays allemands tandis que, parallèlement, se constituent de nouveaux publics de lecteurs et lectrices bourgeois qui ont davantage besoin de traductions. En même temps, les pays allemands restent éparpillés et indépendants autant que les marchés éditoriaux régionaux, ce qui amène régulièrement à plusieurs traductions d’un même texte dans différents états et maisons d’édition 5 . Mais cette première explication serait trop simple et d’autres différences plus profondes existent entre ces deux traductions, différences qui s’expliquent par le profil du traducteur et de la traductrice, par le contexte éditorial de la publication, mais également par une réfraction du texte dans le prisme de deux visions du monde et par sa recontextualisation dans deux cadres discursifs différents et pourtant contemporains. 2 Die Prinzessin von Cleves. Ein Seitenstück zur Zaide von Friedrich Schulz. Berlin, Friedrich Vieweg, der ältere, 1790. 3 Die Prinzessinn von Cleves. Frei nach dem Französischen bearbeitet. Von Sophie Mereau, dans Romanen-Kalender für das Jahr 1799, Karl Reinhard dir., Göttingen, Johann Christian Dieterich, 1799, p. 227-312. 4 Hans-Jürgen Lüsebrink, René Nohr, Rolf Reichardt, « Kulturtransfer im Epochenumbruch - Entwicklung und Inhalte der französisch-deutschen Übersetzungsbibliothek 1770-1815 im Überblick », dans Kulturtransfer im Epochenumbruch Frankreich - Deutschland 1770-1815, Hans-Jürgen Lüsebrink, Rolf Reichardt dir., Leipzig, Leipziger Universitätsverlag 1997, p. 29-87 ; voir notamment les statistiques p. 32-33. 5 René Nohr, « Von Amberg bis Zweibrücken, von Arnstadt bis Zofingen. Verlagsorte und Verleger französisch-deutscher Übersetzungen », dans Lüsebrink, Reichardt dir., Kulturtransfer im Epochenumbruch, p. 361-402. 6 Pour la notion de réfraction, voir Andrea Pagni, Annette Keilhauer, « Introducción : Aproximaciones a una historia de la traducción en perspectiva de género », dans Refracciones/ Réfractions. Traducción y género en las literaturas románicas, Traduction et genre dans les littératures romanes, Annette Keilhauer, Andrea Pagni dir., Wien, Lit- Verlag, 2017, p. 1-22, ici p. 7-9. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 303 Friedrich Schulz, le francophile éclairé Friedrich Schulz est l’exemple paradigmatique du littérateur autodidacte des Lumières qui acquiert le respect de ses contemporains 7 . Il est pourtant complètement oublié de nos jours - sauf peut-être comme auteur d’un récit historique sur la Révolution française 8 . Schulz est né en 1760 dans un milieu négociant et il a la chance de profiter d’une bonne éducation scolaire qui lui permet d’acquérir des connaissances approfondies de la langue française. Son père meurt quand il a 17 ans et il doit alors gagner son pain par l’écriture et la traduction, ce qui, après des débuts difficiles, lui réussit de mieux en mieux. Quand il meurt en 1796 à l’âge de 36 ans seulement, il a publié un nombre impressionnant de narrations pour enfants et adultes, de textes didactiques d’histoire et de géographie, de récits de voyage et de traductions notamment du français, mais également de l’anglais et de l’italien. Parmi ses contemporains il est connu avant tout par ses deux romans Moritz (1783) et Léopoldine (1788-1789), le premier traduit en français, anglais et danois de son vivant. Il acquiert une célébrité particulière avec son récit sur les débuts de la Révolution française qu’il donne en tant que témoin oculaire à la suite d’un séjour prolongé à Paris à l’été 1789. Aujourd’hui, ce témoignage est estimé être le plus étoffé et neutre dans le large éventail de récits sur la Révolution produits par les voyageurs allemands de l’époque 9 . L’auteur s’y présente en vrai enfant des Lumières et ne cache pas son enthousiasme devant la défaite de l’Ancien Régime, qu’il juge corrompu et décadent. 7 Concernant les informations biobibliographiques, voir Adolf Heinrich Friedrich von Schlichtegroll, « Nekrolog auf Friedrich Schulz », dans Nekrolog auf das Jahr 1797. Enthaltend Nachrichten von dem Leben merkwürdiger in diesem Jahr verstorbener Personen, Gotha, 1801, Justus Perthes, vol. 10, n° 2, p. 115-144 ; Karl Heinrich Jördens, « Joachim Christoph Friedrich Schulz », dans Lexikon deutscher Dichter und Prosaisten, Karl Heinrich Jördens dir., Leipzig, Weidmannische Buchhandlung, 1809, p. 658-673 ; Karl Eduard Napiersky, « Schulz (Joachim Christoph Friedrich) », dans Allgemeines Schriftsteller- und Gelehrten-Lexikon der Provinzen Livland, Esthland und Kurland, Karl Eduard Napiersky dir., Mitau, Steffenhagen und Sohn, 1832, vol. 4, p. 141-152 ; Franz Brümmer, « Schulz, Joachim Christoph Friedrich S. » dans Allgemeine deutsche Bibliothek, vol. 32, 1891, p. 742-744 ; G. von Hartmann, « Ein vergessener Kritiker des 18. Jahrhunderts », Jahrbuch des freien Deutschen Hochstifts, Frankfurt, Gebrüder Knauer, 1906, p. 239-259 ; Michael Schreiber, « Joachim Christian Friedrich Schulz, 1762-1798 », dans Germersheimer Übersetzerlexikon UeLEX (online), 29. November 2023 [consulté le 13/ 04/ 2024]. 8 Friedrich Schulz, Geschichte der großen Revolution in Frankreich, Berlin, Friedrich Vieweg, der ältere, 1790. 9 Gerard Koziełek, « Nachwort », dans Friedrich Schulz, Geschichte der großen Revolution in Frankreich, Frankfurt/ M., Fischer, 1989, p. 320. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 304 Entre 1780 et 1796 Schulz n’a pas effectué moins de dix traductions du français, trois de l’anglais et deux de l’italien. Schulz traduit notamment une pièce d’Imbert 10 , une partie de la Vie de Marianne de Marivaux 11 , des romans historiques de Charles Joseph de Mayer 12 et un recueil de Maximes de La Rochefoucauld 13 . Parmi ces traductions, Madame de Lafayette joue un rôle exceptionnel ; en effet Schulz ne traduit pas seulement La Princesse de Clèves en 1790 mais commence déjà en 1789 par Zaïde 14 et continue dans la suite en 1794 par Henriette d’Angleterre 15 . Qu’est-ce qui justifie son intérêt particulier pour Lafayette ? Quand on regarde la longue liste de ses publications et plus particulièrement de ses traductions, on peut repérer au moins trois raisons possibles. Premièrement, son intérêt général pour la France et sa littérature, deuxièmement, sa curiosité pour les histoires scandaleuses des rois de France et troisièmement, son penchant pour le courant de la sensibilité littéraire. Si l’on en croit la critique de l’ouvrage dans la Allgemeine deutsche Bibliothek de 1791, La Princesse de Clèves est encore bien connue à l’époque ; dans son compte rendu de la traduction, l’auteur constate qu’il s’agit d’un « roman généralement lu et non pas oublié même maintenant » 16 - roman qui mérite pourtant une nouvelle traduction. Il faudrait ajouter que l’écrivaine Lafayette est rappelée à la conscience des contemporains par une nouvelle édition française de ses œuvres en 1786 17 . 10 Friedrich Schulz, Der Wittwer zweyer Frauen - nach Imbert, Berlin, Sigismund Friedrich Hesse, 1788. 11 Friedrich Schulz, Josephe, Weimar, Leipzig, Hoffmann, 1791. 12 [Charles Joseph de Mayer], Historische Romane. Aus dem Französischen des Herrn von Mayer, Weimar, Hoffmanns Wittwe und Erben, 1789. 13 De La Rochefoucault’s Sätze aus der höhern Welt- und Menschenkunde. Französisch und deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz, Breslau, Korn, 1790. 14 [Madame de Lafayette], Zaide von Friedrich Schulz, Berlin, Vieweg, 1789. 15 [Madame de Lafayette], Henriette von England. Deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz, Berlin, Vieweg, 1794. 16 « […] allgemein gelesenen und auch jetzt noch nicht vergessenen Roman », Allgemeine deutsche Bibliothek, vol. 104, n° 1, 1791, p. 415 [Toutes les traductions en français par A.K. et L.S.]. 17 Voir déjà l’observation d’Andrea Grewe dans « “Où sont les dames d’antan” - Erinnerungslücken im literarischen Gedächtnis. Das Werk Marie-Madeleine de Lafayettes im deutschen Sprachraum », dans Gebundene Zeit. Zeitlichkeit in Literatur, Philologie und Wissenschaftsgeschichte, Jan Standke dir., Heidelberg, Winter, 2014, p. 533. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 305 - Le cadre paratextuel Si par ailleurs l’éditeur vend ces romans également sous le titre général : romans complets de F.S., même s’ils ne sont pas de mon invention, on l’excusera. Il a pensé que mon nom serait, pour ces quelques années, pendant lesquelles je pourrais être nommé comme auteur de romans, plus connu que le nom de La Fayette, et il a espéré qu’il pourrait mettre ces ouvrages dans plus de mains 19 . Schulz justifie son choix moins par l’intention de donner au public général une belle lecture, que de donner aux auteurs allemands des modèles de roman qui se caractériseraient par les qualités de « vérité, simplicité et goût 20 ». Il regrette plus loin que la production allemande ne se soit pas encore orientée sur ce modèle puisque les nouveaux romans historiques restent médiocres 21 ; 18 Henriette von England, Deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz, Berlin, Friedrich Vieweg, der ältere, 1794, p. XIII. En ligne: https: / / leopard.tubraunschweig.de/ receive/ dbbs_mods_00069520. 19 « Wenn ferner der Verleger diese Romane auch unter dem allgemeinen Titel : Gesammelte Romane von F.S. verkauft, ob sie gleich nicht von meiner Erfindung sind: so verzeihe man dieß ihm. Er glaubte, mein Name sey, für die paar Jahre, während welcher ich als Romanenschreiber genannt werden dürfte, bekannter, als der Name de la Fayette, und hoffte, daß derselbe deßhalb diese Werke in mehr Hände bringen würde. » Ibid., p. XXIII. 20 « Wahrheit, Einfalt und Geschmack », ibid, p. XV. 21 Ibid, p. XVII. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 306 il oppose plus généralement les romans historiques de Lafayette à une mode allemande caractérisée par le goût pour des romans de chevalerie, condamnés comme des « romans de malédiction, de curetons, de tribunal vehmique et de sorcières 22 ». Dès sa préface de Die Prinzessin von Cleves, le traducteur justifie son choix et donne quelques indications concernant la traduction et ses objectifs tout en appelant La Princesse de Clèves « la sœur » de Zaïde. En s’adressant exclusivement aux lectrices allemandes 23 , il loue les deux ouvrages pour leurs « sensibilité, vertu, moralité stricte, simplicité et noblesse 24 ». Tandis que Zaïde a d’après lui un cadre plus coloré et romantique (« romantisch »), il concède à La Princesse « un tableau doux, simple mais accompli d’un cœur tendre et noble […] dans lequel amour et vertu se disputent la priorité 25 ». L’objectif serait donc une réflexion morale sur l’amour et il définit le roman comme « commentaire mis en action sur cette passion 26 ». Ce qui impressionne par ailleurs le traducteur, c’est d’abord la véracité historique du roman qui pourrait tromper les plus sévères historiographes 27 . Dans Die Prinzessin von Cleves, il valorise particulièrement la trame narrative, qui reste simple, sans sauts logiques, où tous les récits enchâssés jouent un rôle dans l’ensemble 28 . Pour l’écrivain Schulz, ce roman français vaut 22 « Fluch- Pfaffen- Vehmgerichts- und Hexen-Romane », ibid., p. XVIII. L’allusion à la vehme renvoie à une « organisation instituée en Allemagne du XI e au XVI e siècle. pour se substituer aux institutions défaillantes, et qui s’érigeait en tribunal secret où des juges masqués jugeaient sans témoins et sans procédure et faisaient exécuter leurs sentences par des initiés », CNRTL, Article « Vehme » (en ligne : https: / / www.cnrtl.fr). 23 « Landsmänninnen », Schulz, Die Prinzessin von Cleves, p. 1. 24 « Gefühl, Tugend, strenge Moralität, Einfalt und Adel », ibid., p. 1-2. 25 Ibid., p. 2. 26 « in Handlung gesetzten Kommentar über jene Leidenschaft », ibid., p. 3. 27 Ibid., p. 3-4 : « Die Einfassung […] ist mit großer Einsicht und mit der tiefsten Kenntniß der wahren historischen Charakteristik jener Zeiten und jener Menschen abgefaßt und mit einer Täuschung um das eigentliche romantische Gemählde geschlungen, die selbst den ernsthaften Geschichtsforscher verleiten könnte, die nähern Umstände der Liebschaft […] in den Annalen jener Zeiten aufzusuchen. Denn keine einzige historische Angabe ist entstellt, kein einziger Charakter verschoben oder der Dichtung auch nur in dem kleinsten Zuge angepaßt worden. » (Le cadre a été rédigé avec la meilleure compréhension et la plus profonde connaissance du caractère historique de cette époque et de ces personnes et il est entrelacé autour du tableau en verité romantique avec une habileté qui pourrait inciter le plus sérieux historien à chercher les détails de cette histoire d’amour dans les annales du temps. Car aucun détail historique n’est défiguré, aucun caractère changé ou adapté à la fiction dans le moindre détail.) 28 Ibid., p. 4. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 307 clairement comme modèle pour la production romanesque allemande et devrait être retenu dans les traités théoriques allemands, comme celui de Blanckenburg 29 . Le dernier aspect que Schulz loue particulièrement est le style naturel de la langue, ce qui le mène vers une réflexion prolongée sur les difficultés de la traduction et la différence entre les deux langues concernant le lexique et le ton de la galanterie : Je me suis efforcé de perdre aussi peu que possible de l’original, même si des ouvrages de ce genre, qui parlent dans le ton du beau monde, de l’amour et de la galanterie, doivent constamment perdre quelque chose dans notre langue 30 . Il poursuit avec une confrontation entre langue française et allemande qui se lit comme une description du caractère des nations. L’allemand ne disposerait d’après lui que de peu d’expressions qui se prêtent à la conversation galante, tandis que le français manquerait d’expressions pour des sujets qui demandent « du cœur, de la simplicité, de la majesté et de l’audace 31 ». Cette réflexion oscille entre d’un côté l’admiration pour le « Ton der feinen Welt » (« ton du beau monde »), notamment le langage galant français, qui ne peut pas être rendu de façon adéquate par la traduction allemande, et de l’autre côté une prise de distance par rapport à la pratique culturelle française de la galanterie qui valorise en même temps la probité et solennité de la langue et des mœurs allemandes : Tant que nous n’aurons pas de mots allemands pour galanterie, frivolité, conversation, bon mot etc., nous n’aurons pas non plus de femmes qui soient infidèles à leurs maris seulement pour suivre la mode, nous ne prendrons pas pour importants des jolis riens, nous ne connaîtrons pas la médisance systématique ni l’art de l’insulte, de l’offense et de l’humiliation enjouées. Je dirais presque : personne ne peut faire quelque chose qu’il ne peut pas nommer. Et si ce principe était juste, je souhaiterais qu’il y ait beaucoup de choses dans la langue française que nous ne puissions pas redire en allemand, et beaucoup d’autres où cela fût possible 32 . 29 Ibid. Il s’agit du traité Versuch über den Roman de Christian Friedrich von Blanckenburg, publié en 1774. 30 « Ich habe mich bestrebt, das Original so wenig verlieren zu lassen, als Werke dieser Art, die im Tone der feinen Welt, der Liebe und Galanterie sprechen, in unserer Sprache beständig verlieren müssen. » Ibid., p. 5. 31 « […] ; aber es ist gewiß, daß sie [die deutsche Sprache] in Absicht der raschen, feinen, schmeichelnden Wendungen in der höhern und galanten Konversation, gerade so arm ist, als die Französische in der Absicht der Gegenstände, die für ihre Schilderung Herz, Einfalt, Erhabenheit und Kühnheit verlangen. » Ibid. 32 « So lange wir für Galanterie, Frivolität, Konversation, Bonmot, etc. keine eigenen Wörter haben, so lange werden wir auch keine Weiber, die bloß aus Mode ihren Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 308 Dans ce dernier paragraphe de la préface, Schulz prend donc explicitement ses distances par rapport à la tradition française de la galanterie et fait allusion à une autre France qui, elle, peut servir de modèle. En décembre 1789 il pense évidemment au bouleversement révolutionnaire et aux pratiques politiques participatives initiées dans la France contemporaine 33 . - La traduction Il est donc peu surprenant que la traduction reste assez proche du texte original. L’incipit, modifié substantiellement, établit pourtant une distance assez nette par rapport au texte original et son cadre historique en remplaçant la fameuse première phrase « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat, que dans les dernières années du règne de Henri second 34 » par : Lors des dernières années du règne de Henri II, la cour française était un monde de fées peuplé par des humains. Splendeur, galanterie, chevalerie et intérêts esthétiques convergeaient et offraient un spectacle, dont l’éclat aveuglait même celui qui savait que mille cabales existaient dans ce labyrinthe 35 . Cet incipit du roman diverge remarquablement de l’original. La cour de Henri II est jugée comme un monde féerique qui cache derrière sa splendeur aveuglante une société caractérisée par l’hypocrisie et des rivalités sousjacentes, dans laquelle on pouvait se perdre comme dans un labyrinthe. Par ailleurs, Schulz annonce dès la préface qu’il a omis un certain nombre de descriptions du cadre historique et politique, qui ne lui semblaient pas essentielles pour suivre la trame et estimer la qualité esthétique du roman 36 . Männern untreu sind, keine niedlichen Wichtigkeiten, keine in System gebrachte Afterrede und keine lachende Beleidungs- Schmäh- und Demüthigungskunst haben. Fast möchte ich sagen: kein Mensch kann etwas thun, was er nicht nennen kann; und wäre dieser Grundsatz ganz wahr, so wünschte ich, daß wir eine Menge Dinge den Franzosen nicht, eine Menge anderer aber, ihnen pünktlich Deutsch nachsagen könnten. » Ibid., p. 7-8. 33 Voir aussi Koziełek, « Nachwort », p. 324. 34 Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 331. 35 « In den letzten Jahren der Regierung Heinrichs des Zweyten war der Französische Hof eine Feenwelt mit Menschen bevölkert. Pracht, Galanterie, Ritterwesen und Schöngeisterey liefen in einen Punkt zusammen, und gewährten ein Schauspiel, dessen Glanz auch den blendete, der es wußte, daß es in dem Labyrinthe tausendfacher Kabalen gegeben wurde », Schulz, Prinzessin, p. 9. 36 Schulz, Prinzessin, p. 3. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 309 Ainsi, dès le début, l’arrière-plan de la cour de Henri II, avec les intrigues galantes et la politique des mariages dynastiques, est raccourci, sinon coupé. C’est pareil pour un certain nombre de digressions, comme l’histoire de la relation amoureuse entre le roi et sa favorite Madame de Valentinois - qui en fait constitue une leçon historique de Madame de Chartres à sa fille, non sans importance dans le texte original. Le discours de la reine est tout autant supprimé, ainsi que plus tard un paragraphe sur les négociations de paix, aussi bien que l’histoire d’Anne de Boulen. À l’occasion, des explications historiques éliminées se révèlent importantes après coup et sont réinsérées plus loin en version raccourcie, comme c’est le cas pour le projet de mariage de Nemours en Angleterre ou pour le tournoi qui cause la mort du roi. Restent pourtant dans la traduction deux digressions qui jouent un rôle important dans la trame principale, notamment l’histoire de Madame de Tournon et l’histoire de Madame de Thémines, y compris l’histoire de la lettre perdue dans son intégralité. Un aspect intéressant de la traduction est la transposition changeante de notions-clé du roman de Lafayette, notamment celles de galanterie, passion, honnêteté ou bienséance, notions essentielles pour la critique de la galanterie dans la société française du XVII e siècle. À l’époque, les gallicismes sont plutôt critiqués dans les traductions allemandes. Mais que faire si la langue allemande ne dispose pas d’un seul mot qui correspondrait à la notion de galanterie ? Dans la traduction de Schulz on trouve en effet différentes traductions de ce mot dépendant du contexte : « Liebe », « Galanterie », « Liebe und Galanterie », mais également « Liebschaften » et parfois la traduction de galant par « romantisch ». Ainsi le Vidame de Chartres est décrit comme étant « in der Kunst des Krieges wie der Liebe gleich geübt und berühmt » 37 (« également distingué dans la guerre, et dans la galanterie 38 ») ; l’avertissement de Madame de Chartres qui prévient sa fille de « toutes les galanteries » qu’on lui dirait, devient en allemand « was man ihr von Liebe sagte » 39 . Et quand le Duc de Guise parle de la rencontre entre Nemours et la princesse de Clèves, il en parle comme d’« une aventure qui avait quelque chose de galant et d’extraordinaire 40 », ce qui en allemand devient des circonstances « romantiques et inhabituelles 41 ». L’intention du texte original de critiquer la galanterie comme superficielle, malhonnête et manipulatrice est ainsi indirectement affaiblie dans la traduction qui rapproche plutôt amour et galanterie. 37 Schulz, Prinzessin, p. 13. 38 Lafayette, Œuvres complètes, p. 333. 39 Schulz, Prinzessin, p. 26. 40 Lafayette, Œuvres complètes, p. 352. 41 « […] unter Umständen […], die so viel romantisches und ungewöhnliches hätten. » Schulz, Prinzessin, p. 44. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 310 Pour Schulz, l’expérience du renversement révolutionnaire et la traduction du roman semblent aller main dans la main : vertu morale et révolutionnaire s’associent dans la pratique de l’écriture et de la traduction. L’admiration de la tradition culturelle et littéraire française n’exclut pas le combat contre les abus et la déchéance morale de l’absolutisme. L’intérêt particulier de Schulz pour les Maximes de La Rochefoucauld confirme cette vision critique des mœurs de la France de l’Ancien Régime. Mais ses traductions du français témoignent aussi d’une évolution vers une conscience professionnelle de traducteur. En 1788, il souligne encore dans la préface de sa traduction partielle de la Vie de Marianne de Marivaux la légitimité de raccourcir les quatre volumes de Marivaux dans un seul, en critiquant le bavardage des Français qui ont un langage et une syntaxe à part pour tout sentiment et ont quasiment remplacé leurs sentiments par des belles paroles 42 . Sa traduction des Maximes de La Rochefoucauld en 1793 est précédée d’une réflexion plus mûre - passée par l’expérience de la traduction de Lafayette - sur la difficulté générale de toute traduction et donne une maxime pour la bonne traduction : Pour donc prouver la justesse d’une traduction on devrait observer ce qu’on pense et ressent en la faisant et ce qu’on pense et ressent en lisant l’original sans comparer les mots français et allemands 43 . Sophie Mereau : La Princesse romantique Quelques informations biographiques concernant Sophie Mereau, née Schubart. Née en 1770, elle se marie à l’âge de 23 ans, en 1793, à Friedrich Ernst Carl Mereau, professeur de droit à l’université de Iéna 44 . Elle vit dans 42 Friedrich Schulz, Josephe. Weimar und Leipzig, Hoffmansche Buchhandlung, 1791, « Vorerinnerung », n. p. [p. 3-4] : « Wir Deutsche haben für unsre Liebe, Herz ; für unsern Kummer, Thränen; für unsern Zorn, Fäuste. Die Franzosen haben für das alles - Zunge. » (Nous Allemands avons pour notre amour : le cœur, pour notre chagrin : des larmes, pour notre rage : des poings. Les Français ont pour tout cela : la langue. ») 43 « So wäre die Probe, auf die man die Richtigkeit seiner Uebersetzung stellen müsste, die: dass man zusähe, ob man gerade das dabey dächte und fühlte, was man beym Original denkt und fühlt, ohne die französischen und deutschen Worte gegen einander aufzureihen. De la Rochefoucault’s Saetze aus der höhern Welt- und Menschenkunde, deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz, Wien, Rudolph Sammer, 1793, p. 8-9. 44 En ce qui concerne les informations biographiques, voir Dagmar von Gersdorff, Dich zu lieben, kann ich nicht verlernen. Das Leben der Sophie Mereau-Brentano, Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 311 cette ville dans les années 1790-1800, années cruciales marquées par le fameux mouvement romantique de Iéna, période essentielle de l’histoire littéraire et artistique allemande. Les écrivains et artistes les plus marquants de ce mouvement comprenaient Friedrich von Hardenberg (plus connu sous le nom de Novalis), Ludwig Tieck, Clemens Brentano et les frères August Wilhelm et Friedrich Schlegel avec leurs femmes Caroline et Dorothea. Sophie fait leur connaissance dans le salon qu’elle tient avec son mari. En même temps, elle est très amie avec Schiller qui reconnaît son talent et l’encourage à écrire. Déjà en 1794, elle publie sous un pseudonyme son premier roman Das Blüthenalter der Empfindung, suivi, en 1803, de son deuxième roman Amanda und Eduard. Schiller, lecteur critique et assidu de ses écrits, publie plusieurs de ses poèmes dans ses revues Die Horen et Der Musenalmanach, malgré ses réserves envers les écrivaines. Le mariage avec son premier mari, le professeur Mereau, n’est pas très heureux. Elle tombe amoureuse du poète Clemens Brentano et obtient le divorce en 1801, divorce qui passe pour être le tout premier dans le royaume de Saxe. Elle se construit une nouvelle vie avec sa fille, d’abord à Camburg chez sa sœur et à partir de 1803 avec Brentano, dont elle tombe enceinte et qu’elle épouse. Elle est financièrement indépendante, pouvant vivre de ses écrits et de ses traductions 45 . Le couple vit à Marburg, à Iéna et à Heidelberg. La vie n’a pas dû être facile avec un Brentano lunatique, capricieux, labile et pathologiquement jaloux. En trois ans, elle fait une fausse couche et a trois enfants - tous les trois meurent peu après leur naissance. Elle meurt à l’âge de 36 ans en 1806 après la naissance de son cinquième enfant. Brentano se marie trois mois après sa mort avec Auguste Bußmann. La Princesse de Clèves est loin d’être sa seule traduction. Elle a traduit de l’italien, de l’espagnol et du français 46 . À trois reprises (1797, 1803 et 1805) elle traduit des lettres attribuées à Ninon de Lenclos. En général, on peut constater qu’elle préfère des textes écrits par des femmes ou qui ont un rapport avec la condition féminine. D’ailleurs, un de ses projets de traduction - jamais réalisé puisqu’il a été refusé par l’éditeur - portait sur le livre de Gabriel Legouvé : Le Mérite des femmes (1800) 47 . Quant à Die Prinzessinn von Cleves 48 , ce n’est pas une traduction, mais une adaptation - le titre le dit clairement - « frei nach dem Französischen bear- Frankfurt/ M., Insel, 1990 ; Britta Hannemann, Weltliteratur für Bürgertöchter. Die Übersetzerin Sophie Mereau-Brentano, Göttingen, Wallstein, 2005. 45 Hannemann, Weltliteratur für Bürgertöchter, p. 10. 46 Pour la liste complète des traductions voir ibid., p. 287 sq. 47 Ibid., p. 44-51. 48 Voir note 3. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 312 beitet », donc librement travaillé d’après le texte français. Le texte de Mereau contient un peu plus de 80 pages 49 . Sa Prinzessinn von Cleves paraît avec d’autres textes dans le Romanen-Kalender für das Jahr 1799 (Calendrier des romans pour l’année 1799) qui est une anthologie de textes narratifs et porte, pour cette raison, en même temps le titre Kleine Romanen-Bibliothek (Petite Bibliothèque des romans). Il s’agit d’une épaisse publication annuelle de plus de 400 pages, éditée par la maison Dieterich à Göttingen et parue entre 1798 et 1803. La Romanen-Bibliothek est précédée d’un calendrier qui note les jours fériés, les éclipses, etc. et qui est une sorte de prétexte pour avoir une raison de s’amuser avec des petits romans. Ce qui est intéressant, c’est que dans le numéro qui nous concerne, on explique le fonctionnement du calendrier révolutionnaire français et on donne jour par jour l’équivalent du calendrier allemand (julien), et ceci de façon tout à fait neutre 50 , contrairement à l’année 1798, où n’apparaît que le calendrier julien. On a l’impression que le public avait non seulement un réel besoin d’orientation, mais qu’il était également intéressé par la littérature d’outre-Rhin. Ceci se traduit aussi par la préface de l’éditeur Karl Reinhard 51 , qui se réfère par exemple à l’Almanach des Muses, ou par la publication d’une nouvelle d’une autre autrice française, « Das Lamm » (« L’Agneau ») de Mademoiselle Levesque 52 . À part le texte de La Princesse de Clèves et la nouvelle de Levesque, il y a encore quatre autres nouvelles dans le Romanen-Kalender de cette année 53 . Au niveau de la typographie, on voit à première vue que l’éditeur a apparemment imposé à tout le monde des contraintes d’espace. Il y a très peu de paragraphes en général - dans le texte de Mereau c’est particulièrement visible, puisqu’elle ne respecte pas du tout les paragraphes que Lafayette a inscrits dans son texte. Les cinq autres nouvelles du volume ne sont pas d’une qualité littéraire extraordinaire. Mais ce qui est très intéressant, c’est d’abord qu’on discute dans toutes les nouvelles des relations des sexes, et ensuite qu’une voix moralisante vient mettre l’accent sur une morale bourgeoise. Pour ne donner qu’un seul exemple : dans la nouvelle « Glück aus Unglück », il est question 49 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, sa réécriture ne suit pas le résumé du roman, publié dans la revue La Bibliothèque universelle des romans, janvier 1776, p. 119-188. Nous remercions Rainer Zaiser d’avoir attiré notre attention sur ce texte. 50 Romanen-Kalender 1799, s. p. 51 « Vorrede des Herausgebers », dans Romanen-Kalender, p. III-VI. 52 Mademoiselle R. Levesque, Das Lamm. Eine Schäfererzählung, dans Romanen- Kalender 1799, p. 315-325. 53 August Lafontaine, Glück aus Unglück, p. 3-52 ; B****, Therese die Einsiedlerin, p. 53- 178 ; G.W. K. Starke, Der Gewinn in der Lotterie, p. 179-191 ; Karl Reinhard, Die Erscheinung, p. 191-228. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 313 d’un jeune homme en Irlande « incroyablement imprudent 54 », qui dénonce son oncle, bienfaisant tuteur, auprès d’un gouvernement autoritaire. Finalement, par amour pour une jeune fille, éduquée dans un « isolement sage 55 » par cet oncle même et que le jeune homme épouse à la fin, il retrouve le chemin de la vertu. Il s’exile avec cette femme dans un pays allemand, plus libéral que l’Irlande, (« un petit domaine en Basse-Saxe 56 »). La dernière phrase de la nouvelle : « L’unité de cette [...] famille, [...] leur charité peu opulente [...] sont un si beau tableau que leurs voisins [...], même s’ils n'imitent pas leurs vertus, sentent néanmoins avec bienveillance la valeur des cœurs aimants et vertueux 57 . » - Les omissions de Mereau Mereau omet tout ce qui met le récit de Lafayette dans un contexte historique. C’est très visible au début. Lafayette, avant d’introduire Mlle de Chartres dans son roman, décrit de long en large, sur sept pages, la situation politique du temps de Henri II, le personnel de la Cour, les différents partis, les intrigues etc. 58 . En revanche, le texte de Mereau commence par : « Dans sa seizième année, Marie de Chartres apparut pour la première fois à la cour d’Henri II, où tout respirait les plaisirs et l’amour 59 . » Cette phrase montre encore deux autres particularités - d’abord, contrairement à Lafayette, Mereau donne un prénom à son héroïne, et ensuite, elle traduit galanterie par « Liebe » (amour). Enfin, par cette décision d’omettre le contexte historique, non seulement le début change considérablement, mais un grand nombre de phrases ou passages clés manquent. Par exemple le passage suivant : L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette Cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêts et tant de cabales différentes, et les Dames y avaient tant de part, que l’Amour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à l’Amour. Personne n’était 54 « unbeschreiblich leichtsinnig », Lafontaine, Glück aus Unglück, p. 6. 55 « züchtige Zurückgezogenheit », ibid., p. 10. 56 « ein Güthchen in Niedersachsen », ibid., p. 51. 57 « Die Einigkeit dieser […] Familie, […] ihre prunklose Wohlthätigkeit […] sind ein so schönes Gemählde, daß ihre Nachbarn […], wenn sie auch ihre Tugenden nicht nachahmen, doch voll Wohlwollen den Werth liebender und tugendhafter Herzen fühlen. » Ibid. 58 Lafayette, Œuvres complètes, p. 331-337. 59 Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 229 : « In ihrem sechzehnten Jahre erschien Marie von Chartres zuerst am Hofe Heinrich’s des Zweiten, wo alles Vergnügen und Liebe athmete. » Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 314 tranquille, ni indifférent ; on songeait à s’élever, à plaire, à servir, ou à nuire ; on ne connaissait ni l’ennui, ni l’oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs, ou des intrigues 60 . Cette citation n’est qu’un des nombreux exemples dans le texte original qui témoignent de l’amalgame entre la vie de cour et la « galanterie », voire entre les relations des sexes et la politique. Dans l’exemple suivant, on voit que la différence entre amant et mari, fondamentale dans l’éthique curiale est adoucie par Nemours (et la princesse de Clèves). Ce changement de valeurs est important pour rendre plausible notamment la scène de l’aveu : Comment, reprit Madame la Dauphine, M. de Nemours ne veut pas que sa maîtresse aille au bal ? J’avais bien cru que les maris pouvaient souhaiter que leurs femmes n’y allassent pas ; mais pour les amants je n’avais jamais pensé qu’ils pussent être de ce sentiment 61 . Par ailleurs Mereau omet trois digressions centrales : l’histoire de la duchesse de Valentinois, la maîtresse du Roi, que Madame de Chartres raconte à sa fille 62 ; l’histoire de Madme de Tournon, que Monsieur de Clèves raconte à sa femme 63 et l’histoire de Madame de Thémines et de la lettre perdue 64 . Chacune de ces digressions a une fonction diégétique importante chez Lafayette. Toutes ont en commun d’illustrer les lois de la vie à la Cour et toutes sont de petites mises en abyme du roman. Tandis que la première digression (histoire de la duchesse de Valentinois) démontre combien il est important pour la survie à la Cour de bien connaître les intérêts des différentes factions et leur rapport de force, la deuxième (histoire de Madame de Tournon) révèle le grand décalage entre être et paraître et illustre cette faculté des courtisans de dissimuler leurs émotions. Mais c’est surtout le manque de l’épisode de la lettre perdue qui fait que la version de Mereau prend un caractère différent de l’original. Cet épisode, maintes fois commenté dans la littérature critique 65 , se trouve au milieu du roman. Pierre Malandain 60 Lafayette, Œuvres complètes, p. 341-342. 61 Ibid., p. 360. 62 Ibid., p. 352-358. 63 Ibid., p. 367-377. 64 Ibid., p. 393-415. 65 Voir entre autres Pierre Malandain, Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Paris, PUF, 1985, p. 109-111 ; Jean Morel, « Sur l’histoire de la lettre perdue dans La Princesse de Clèves », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. 10, n° 19, 1983, p. 701-709 ; Wolfgang Matzat, « Affektrepräsentation im klassischen Diskurs : La Princesse de Clèves », dans Fritz Nies, Karlheinz Stierle dir., Französische Klassik. Theorie, Literatur, Malerei, München, Fink, 1985, p. 231-266 ; Lieselotte Steinbrügge, « Marie-Madeleine de Lafayette, E. A. Poe und der zirkulierende Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 315 soutient que c’est cette lettre qui provoque un tournant dans l’action : « Il [le texte] constitue le creux du roman, dont il inverse, en son centre, les lignes de force 66 . » Pour la première fois depuis qu’elle est tombée amoureuse, la princesse de Clèves commence à douter de la sincérité de Nemours. Elle voit que cet homme n’est non seulement l’être aimé, mais également un courtisan, intégré dans la vie de cour et soumis à ses lois. C’est cette lettre qui la fait douter qu’un homme tel que Nemours puisse être capable de vivre une relation amoureuse durable. - Raccourcissements et résumés Plus on compare les deux textes, plus on admire le travail de réduction de Mereau, parce qu’elle a très précisément lu le texte de Lafayette. Ne mentionnons qu’un exemple pour ce travail par rapport à un détail. Au début du roman, il est question des différents efforts de Madame de Chartres pour marier sa fille. Comme sa fille est « un des plus grands partis qu’il y eût en France 67 », elle veut la marier à quelqu’un de premier plan. Toute cette histoire - le projet de marier Mlle de Chartres au dauphin, l’échec de ce plan et les conséquences - prend presque cinq pages chez Lafayette et quatorze lignes chez Mereau 68 . Pourtant, un fait important pourrait échapper à la lecture, puisqu’il n’est mentionné par Lafayette que par une seule phrase : « Personne n’osait plus penser à Mlle de Chartres, par la crainte de déplaire au Roi ou par la pensée de ne pas réussir auprès d’une personne qui avait espéré un Prince du Sang 69 . » Donc Mlle de Chartres, qui avait eu tant de prétendants pour l’épouser, ne paraît finalement plus être un parti désirable. Sa mère a rencontré un problème - elle a apparemment misé trop gros. Mereau tient compte de cette phrase par une demie-phrase : « et ceci [le mécontement du roi] a bientôt fait rebuter toutes les candidatures 70 » - phrase très importante au niveau diégétique pour rendre plausible la décision de Madame de Chartres de marier sa fille au duc de Clèves. Pourtant, certains passages modifient substantiellement l’histoire : Dans la fameuse scène, cruciale, de la mort de la mère, le texte de Mereau donne Brief », dans Irmela von der Lühe, Angelika Runge dir., Wechsel der Orte. Studien zum Wandel des literarischen Geschichtsbewußtseins, Göttingen, Wallstein, 1997, p. 231-241. 66 Malandain, Madame de Lafayette, p. 111. 67 Lafayette, Œuvres complètes, p. 338. 68 Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 232. 69 Lafayette, Œuvres complètes, p. 346. 70 Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 232 : « und dieß schreckte bald alle Anträge zurück ». Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 316 l’impression que la princesse peut parler avec sa mère jusqu’au dernier moment. La mère s’éteint chez Mereau « bald nachher 71 » (bientôt après). Chez Lafayette elle meurt deux jours après l’entretien qui est plutôt un monologue. Ce monologue n’est pas sans cruauté chez Lafayette si l’on tient compte de la phrase : « […] mais si ce malheur vous doit arriver [l’infidélité envers son mari], je reçois la mort avec joie, pour n’en être pas le témoin 72 » ‒ phrase qui manque chez Mereau. Elle parle plutôt de « rührendster Zärtlichkeit 73 » (tendresse la plus émouvante). La relation entre fille et mère acquiert ainsi une coloration sentimentale qu’elle n’a pas du tout dans le texte original. Chez Lafayette, Madame de Chartres est une mère calculatrice et sévère. Elle est surtout la seule capable de guider sa fille dans la jungle curiale. Chez Mereau, c’est une mère dont l’amour maternel répond à l’amour filial. - Intervention de la voix narrative Ce troisième aspect du travail de Mereau nous paraît le plus important. Le fait qu’elle raccourcisse en résumant fait que la voix narrative est beaucoup plus marquée chez elle que chez Lafayette. D’abord, elle supprime la grande majorité des discours directs - et comme on le sait, il y en a beaucoup chez Lafayette. Cela change complètement le mode de la narration. Dans la fameuse scène de la mort de Madame de Chartres par exemple, c’est la mère qui parle ; nous avons de longs passages de discours direct chez Lafayette, c’est donc plutôt une focalisation interne. Mereau, qui transforme toute la scène en narration, écrit dans un mode de focalisation zéro. Un autre exemple est la scène de la première rencontre au bal entre la princesse et Nemours 74 . Chez Lafayette, c’est à travers la figure du chevalier de Guise que le coup de foudre entre Nemours et la princesse est décrit, parce que seul Guise s’aperçoit que Nemours est tombé amoureux d’elle et vice versa. Personne d’autre ne s’en aperçoit. Chez Mereau, plusieurs personnes s’en rendent compte, par exemple « certains amants dont l’amour n’était pas partagé 75 ». Comme Mereau omet Guise comme personnage, elle doit intervenir en tant que narratrice. Et elle qualifie cette rencontre par le 71 Ibid., p. 248. 72 Lafayette, Œuvres complètes, p. 366. 73 Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 247. 74 Lafayette, Œuvres complètes, p. 351-352. 75 « mancher unerhörte Liebhaber », Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 239. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 317 terme « romantisch 76 » - terme qui ne fait pas du tout partie du vocabulaire de Marie-Madeleine de Lafayette. Cette intervention de la voix narrative se traduit également par le fait qu’elle donne un prénom à son héroïne - Marie. Chez Lafayette, Mlle de Chartres n’a pas de prénom. C’est d’autant plus intéressant que, chez Mereau, le nom Marie apparaît souvent, et on peut se demander pourquoi. Britta Hannemann avance la thèse convaincante qu’elle l’aurait fait pour que ses lectrices bourgeoises du début du XIX e siècle puissent s’identifier plus facilement avec l’héroïne 77 ; pour elle c’est donc une sorte d’embourgeoisement. Mais il nous semble remarquable que Mereau a publié un an avant cette traduction une nouvelle, titrée « Marie », où il est question d’une femme partagée entre deux hommes 78 . Pour finir, il y a un autre mot, qui apparaît souvent chez Lafayette : le terme « galant » et tous ses dérivés (galanterie, vie galante etc.). Contrairement à Friedrich Schulz, Sophie Mereau évite ce mot (comme par exemple dans la scène de la première rencontre au bal) par ses raccourcissements, ou bien elle le traduit par « Liebe » comme nous l’avons vu au début. C’est absolument cohérent vu qu’elle omet tout le contexte de cour. Conclusion Le roman de Lafayette est non seulement une histoire d’amour, mais également une histoire de la cour royale et un roman sur le rapport entre amour et cour, ou plus généralement sur le rapport entre relations amoureuses et relations sociales. Les lectures féministes par exemple de Nancy 76 Ibid., p. 239. 77 Hannemann, Weltliteratur für Bürgertöchter, p. 128. 78 Sophie Mereau, Marie, Tübingen, Cotta, 1789. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 318 Miller 79 , Joan DeJean 80 , Elizabeth Goldsmith 81 , Nathalie Grande 82 et autres 83 , mettent l’accent sur l’importance des descriptions de la vie de cour, les implications de la société aristocratique pour les relations entre hommes et femmes. Nancy Miller, dans son fameux article « Emphasis Added : Plots and Plausibility in Women’s Fiction », soutient la thèse selon laquelle la fin du roman, qui paraît invraisemblable et qui a déclenché tant de discussions, n’a de vraisemblance que si on prend en compte les fameuses digressions dans le texte, notamment l’histoire de la lettre perdue de Madame de Thémines. Elle parle de « plausibility en abyme 84 ». Schulz, en suivant assez fidèlement l’original, préserve ce contexte. Plus encore, pour lui, les descriptions de la société de cour fournissent même la matière pour critiquer l’Ancien Régime. Ses critiques de la galanterie, des relations sociales en général, des relations entre les sexes en particulier, telles qu’il les exprime dans sa préface, sont avant tout des critiques de l’Ancien Régime par un adepte de la Révolution française qui traduit en 1790, avant la Terreur. Tout cela manque chez Mereau. Elle omet complètement toute critique directe et indirecte de la vie de cour. Nul besoin de mentionner que la fameuse phrase de Madame de Chartres avant de mourir : « Retirez-vous de la Cour 85 » manque également chez Mereau. La psychologie des amants n’est pas teintée des conditions sociales et historiques ; elle ne semble pas soumise 79 Nancy Miller [1981], « Emphasis Added: Plots and Plausibilities in Women’s Fictions », dans Nancy Miller, Subject to change, New York, Columbia University Press, 1988, p. 25-46. 80 Joan DeJean, Tender geographies. Women and the Origin of the Novel in France, New York, Columbia University Press, 1991. 81 Elizabeth Goldsmith, « Madame de Lafayette et les lieux de l’écriture féminine : Une revue de la critique récente », dans Brigitte Heymann et Lieselotte Steinbrügge dir., Genre - Sexe ‒ Roman. De Scudéry à Cixous, Frankfurt/ M., Peter Lang, p. 33-46. 82 Nathalie Grande, « Une “défiance naturelle de tous les hommesˮ : Mme de Lafayette misandre ? », Caroline Biron, Anne Boiron & Nathalie Grande dir., Regards genrés : des hommes sous le regard des femmes, Atlantide, n° 12, 2021, p. 73-82, https: / / atlantide.univ-nantes.fr/ -Regards-genres-des-hommes-sous-le- 83 Par exemple, Miao Li, « La naissance de l’agentivité romanesque : une lecture féministe de La Princesse de Clèves », Convergences francophones 1, 2014, p. 51-69 ; François-Ronan Dubois, « Pertinences et apories d’une lecture féministe de La Princesse de Clèves au regard de la théorie queer », Romanica Silesiana 8.1, 2013, p. 129-137 ; Lieselotte Steinbrügge, « Genus und Genre. Gattungspoetik und Geschlechterdifferenz am Beispiel der Debatte um La Princesse de Clèves », Feministische Studien, vol. 18, n° 2, 2000, p. 119-130. 84 Miller, « Emphasis Added », p. 31. 85 Lafayette, Œuvres complètes, p. 366. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 319 aux contraintes sociales d’une société aristocratique. Le mode de narration change complètement chez elle, puisqu’elle omet la plupart des discours directs et les remplace par une voix narrative. Ainsi, son texte devient l’histoire d’un amour malheureux et tragique. Mereau a métamorphosé la nouvelle de Lafayette en une histoire d’amour romantique. Il est enfin intéressant de comparer les traductions respectives par Schulz et Mereau de l’explicit de la nouvelle. Schulz reste comme toujours bien fidèle au texte original et nous ne trouvons que deux modifications légères, mais tout de même signifiantes. Dans l’original, les derniers mots du texte soulignent avec une expression hyperbolique l’exemplarité de la vie de la princesse. Schulz affaiblit l’hyperbole, tendance générale dans sa traduction, également pour des descriptions de personnes 86 . Cet affaiblissement modifie la perspective générale : La « vertu inimitable » du texte original est remplacée par des « exemples d’une vertu difficile à imiter 87 » et met en scène une vie exemplaire qui invite à être imitée par une bourgeoise vertueuse. En revanche, chez Mereau, Madame de Clèves ne meurt pas, mais elle continue sa vie en tant que dame de charité : Marie continua à jouir d’une existence spirituelle pendant un certain temps ; son âme se déversait en amour envers le ciel et les hommes, et le nombre de personnes heureuses augmentait dans la région où elle vivait 88 . 86 Voir par exemple la description de la princesse : […] une peau d’une blancheur inhabituelle, des cheveux blonds, des traits réguliers et un certain charme dans sa nature formaient un tout éblouissant et resté unique. « […] eine Haut von ungewöhnlicher Weiße, ein blondes Haar, regelmäßige Züge und ein gewisser Reitz in ihrem Wesen gaben ein Ganzes, das blendend ausfiel, und ihr ausschließend eigen blieb. » Schulz, Die Prinzessin von Cleves, p. 17. 87 Ibid., p. 278 : « Beyspiele einer schwer nachzuahmenden Tugend ». 88 « Marie genoß noch eine Zeit lang ein geistiges Daseyn; ihre Seele ergoß sich in Liebe gegen den Himmel und die Menschen, und die Zahl der Glücklichen mehrte sich in der Gegend, wo sie lebte. » Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 312.
