Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0020
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2025
51101
L’oeuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne aux XVIIe et XVIIIe siècles — étapes et formes du transfert culturel
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Andrea Grewe
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PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne aux XVII e et XVIII e siècles — étapes et formes du transfert culturel A NDREA G REWE U NIVERSITÄT O SNABRÜCK Avec le terme de « transfert culturel », les études littéraires désignent des phénomènes divers liés à la réception d’une œuvre littéraire dans un espace linguistique et culturel différent de son contexte originel. Les recherches portant sur le transfert culturel analysent les voies par lesquelles les œuvres étrangères arrivent dans la culture d’accueil, pour comprendre quels sont les acteurs de ce transfert et, surtout, de quelle manière et à quelle fin les ouvrages sont adaptés et intégrés à la culture d’accueil. Dans le cadre de recherches sur la réception internationale de Madame de Lafayette, je me suis proposée de dresser d’abord un inventaire des différentes formes et voies à travers lesquelles son œuvre a été reçue dans les pays germanophones. Une telle approche doit tenir compte du dynamisme du champ littéraire au XVIII e siècle, champ alors caractérisé par un marché du livre en pleine expansion dont les traductions sont une partie considérable, ainsi que par l’arrivée de nouveaux groupes de lecteurs et lectrices moins experts en langues étrangères. Pour saisir la présence de Madame de Lafayette en langue allemande, il s’agit donc, d’un côté, de répertorier les traductions et, de l’autre, de tenir compte des nouveaux acteurs de la communication littéraire nationale et internationale que sont les périodiques littéraires, les ouvrages de références à caractère encyclopédique et, enfin, les nombreux recueils ou anthologies romanesques. Et il ne faut pas non plus oublier l’écho que les ouvrages de Marie-Madeleine de Lafayette trouvent dans l’œuvre même d’auteurs et d’autrices de langue allemande. Dans ce qui suit, je voudrais donc présenter d’abord cet inventaire sans doute encore provisoire de la présence de Madame de Lafayette dans le champ littéraire allemand. Ensuite, je vais systématiser ces données assez diverses pour faire ressortir certains mécanismes du processus de transfert mais aussi pour mieux cerner les conjonctures et les points forts de la Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 322 réception de cette œuvre. La contribution est subdivisée selon les grandes étapes de la réception en fonction des dates des traductions. Les années 1680 à 1730 - l’époque du discours galant En 1680 paraît, avec la traduction anonyme de La Princesse de Montpensier (1662), pour la première fois un ouvrage de Madame de Lafayette en langue allemande 1 . Cette traduction parue avec un retard de 18 ans sur l’original, est suivie par la première traduction également tardive de La Princesse de Clèves, publiée en 1711 par le libraire Johann Pauli d’Amsterdam et s’intitulant Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve. Cette première période de réception se termine avec une deuxième traduction du même ouvrage, composée vraisemblablement à la fin des années 1720, mais qui n’a pas été publiée et dont il n’y a plus que de traces indirectes aujourd’hui. Entre ces dates, on trouve une série de témoignages hautement significatifs qui attestent de la réception de Lafayette. Une place particulière revient aux remarques de Christian Thomasius (1655-1728), philosophe, professeur de droit et critique littéraire qui est considéré aujourd’hui comme un des médiateurs les plus importants du discours galant français en l’Allemagne 2 . Entre 1688 et 1690, il a publié le premier périodique de critique littéraire en langue allemande connu aujourd’hui sous le nom de Monatsgespräche (Conversations mensuelles), dans lequel il présente et examine différents genres de publications récentes. Dans le fascicule de février de 1689, il passe en revue plusieurs nouvelles françaises publiées récemment à La Haye et Amsterdam, dont Philadelpe. Nouvelle égyptienne (1687) de Girault de Sainville, Éléonor d’Yvrée (1688) de Catherine Bernard, Le Mary jaloux (1688) de Louise- Geneviève Gomès de Vasconcelles et Agnès de Castro. Nouvelle portugaise (1688). À propos d’Agnès de Castro, Thomasius revient sur La Princesse de Clèves et sur la discussion que ce roman a déclenchée au moment de sa publication. Tout en avouant son « inclination » pour les histoires d’amour, il déclare avoir été rebuté par la description détaillée de la cour d’Henri II et être persuadé que ceux et celles qui auraient loué La Princesse de Clèves pour 1 Die Fürstinn von Monpensier, Warhafftige LiebesGeschichte. Aus dem Frantzösischen ins Teutsche übersetzet, Gedruckt im Jahr 1680, s.l. Pour une analyse de cette traduction, voir la contribution de Miriam Speyer dans ce numéro. 2 Pour le rôle de Thomasius, voir Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011, p. 217-339, et Isabelle Stauffer, Verführung zur Galanterie. Benehmen, Körperlichkeit und Gefühlsinszenierungen im literarischen Kulturtransfer 1664-1772, Wiesbaden, Harrassowitz, 2018, p. 73-107. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 323 sa peinture d’une certaine « honnéte [sic] tendresse » préféreraient maintenant Agnès de Castro 3 . En effet, l’aveu de la princesse tout comme son amourpassion pour le duc doivent paraître invraisemblables, voire condamnables à un représentant de la Frühaufklärung allemande tel que Thomasius qui propage la conception d’un amour « raisonnable et galant » qui est toujours redevable à Madeleine de Scudéry 4 . Le fait que, dans un volume consacré aux nouveautés littéraires, Thomasius revienne sur un roman paru dix ans plus tôt, prouve, en tout cas, le retentissement que l’ouvrage a connu en Allemagne, et, en même temps, l’obligation ressentie par Thomasius de distinguer sa propre conception de la galanterie et de l’amour du modèle représenté par le roman de Lafayette. La connaissance de La Princesse de Clèves auprès du public allemand est confirmée par d’autres exemples qui se réfèrent justement au comportement controversé de la protagoniste et prolongent le débat concernant la vertu féminine. C’est le cas de la nouvelle galante Les Agréemens et les chagrins du ménage de Jacques Dubois de Chastenay publiée en 1692 à La Haye dont la traduction allemande d’Immanuel Weber paraît en 1693 à Leipzig chez Christoph Fleischer ayant pour titre Lust und Unlust des Ehelichen Lebens. Dans une conversation enjouée entre Antigame, Philogame et la jeune épouse d’un financier, la question de l’aveu de l’héroïne est tranchée dans un esprit plutôt libertin. Tandis que Philogame prétend estimer son épouse davantage pour une telle confidence, la jeune femme voit, dans le comportement de la princesse, la manifestation d’« une ingénuité » (« Einfalt 5 ») digne de l’Agnès de Molière et lui conseille, par conséquent, de déclarer ses sentiments au duc de Nemours tout en les tenant secrets pour son mari. Un enseignement moral opposé est tiré du roman lafayettien dans les Conseils d’Ariste A Celimene, Sur Les Moyens de conserver sa Reputation (1666) de l’abbé d’Aubignac, dont la traduction allemande a été publiée en 1696 et en 1711 à Leipzig par Johann Thomas Fritsch et s’intitule Des galanten 3 Voir Christian Thomasius, Freimütige, lustige und ernsthafte, jedoch vernunftmässige Gedanken oder Monatsgespräche über allerhand, fürnehmlich aber neue Bücher, vol. 3 : janvier à juin 1689. Frankfurt/ M., Athenäum, « Athenäum Reprints », 1972, p. 149- 150. Pour Thomasius et Bohse, voir aussi la contribution de Rainer Zaiser dans ce numéro. 4 Voir Steigerwald, Galanterie, p. 291 ; Stauffer, Verführung zur Galanterie, p. 97-107. 5 Voir Jacques Dubois de Chastenay, Les Agréemens et les chagrins du mariage. Nouvelle Galante. Dédiée aux Dames, A La Haye, Chez Jacob van Ellinkhuysen Marchand Libraire sur la Grande Sale de la Cour, au Dauphin, 1692, p. 20 ; Lust und Unlust des Ehelichen Lebens In einer galanten/ Nouvelle Denen jenigen So den Ehestand lediger Weise führen/ Zu weiteren Nachsinnen ausgefertiget von I. W. v. L. Leipzig Druckts Christoph Fleischer / 1693, p. 36. Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 324 Frauenzimmers kluge Hofmeisterin (La dame d’honneur honnête de la femme galante). Dans ce traité de conduite écrit pour un public féminin qui a la forme d’un dialogue entre un précepteur, Ariste, et une jeune femme, Célimène, prête à se marier, l’auteur met en garde contre les dangers du commerce galant entre hommes et femmes et exhorte sa pupille à suivre le chemin de la vertu, celui-ci étant le seul garant de la réputation. Dans la section III « Que la vertu est le fondement de la reputation », il explique : ce n’est pas assez qu’une femme évite le désordre, il faut qu’elle aime l’honnesteté […] sa reputation ne se pourra jamais conserver si la vertu ne s’est pas renduë maistresse de ses sens, que toutes ses actions ne soient animées de ce beau feu 6 . Dans la traduction allemande dont le titre situe l’œuvre dans le contexte galant et où le précepteur masculin est remplacé par une dame d’honneur, cet enseignement moral est encore renforcé. Pour illustrer l’importance d’une vie vertueuse, la gouvernante insère dans le dialogue une véritable nouvelle galante dont la protagoniste, la comtesse N.N., est un modèle de conduite vertueuse. Dans son cas, nous reconnaissons facilement celui de la princesse de Clèves même si le personnage du mari a été changé : face à l’amour de sa femme pour un autre homme, il se sent en droit de la tromper. Mais l’essence du récit est la même : l’amour combattu de la femme mariée pour un autre homme, l’aveu de cet amour fait au mari et épié par l’amant, la mort du mari et le refus de l’héroïne d’épouser l’homme aimé suivi par sa retraite hors du monde 7 . Comme l’a remarqué Helga Meise dans son étude du transfert des Conseils d’Ariste à Célimène dans l’espace allemand, l’histoire suit l’intrigue de La Princesse de Clèves ; l’auteur-traducteur renchérit même sur le texte de Lafayette en présentant la « vertu invincible d’une épouse face aux souffrances les plus infâmes et les plus injustes 8 » qui lui sont infligées par son 6 Les Conseils dʼAriste à Celimene, Sur Les Moyens De conserver sa Reputation. Seconde Edition. A Paris, Chez N. Pepingué, ruë de la Huchette, dans la petite Ruelle des trois Chandeliers, devant la ruë Zacarie. Et en sa Boutique au premier pilier de la grande Salle du Palais, vis-à-vis les Consultations, au Soleil d’or. 1667, Avec Privilège du Roy, p. 19-20. Nous citons à partir de la seconde édition. En ligne : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k87040187/ f17.item 7 Des Galanten Frauenzimmers kluge Hofmeisterin aus dem Französischen ins Teutsche übersetzt. Leipzig/ bey J. Thomas Fritsch. 1696. La nouvelle insérée se trouve aux pages 17-35 ; nous avons consulté l’exemplaire de l’Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt. En ligne : http: / / dx.doi.org/ 10.25673/ opendata2- 18809 8 Helga Meise, « “Ruiner la galanterieˮ. D’Aubignac’s Les Conseils d’Ariste à Celimene, sur les moyens de conserver sa réputation (1666) and its Transfer to the German- Speaking Countries », dans From Press to Readers. Studies in the Materiality of Print L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 325 mari. En même temps, l’insertion de ce récit dans le dialogue entre la jeune femme et sa dame d’honneur prouve que, dans les années 1690, en Allemagne, on a bien assimilé la leçon de la nouvelle galante française et qu’on sait en manier les ingrédients. Parmi les écrivains allemands, c’est notamment August Bohse (1661- 1742), juriste, publiciste et romancier connu sous le pseudonyme de Talander, qui montre une grande familiarité avec le nouveau genre romanesque d’origine française dont il se fait le héraut en Allemagne. Dans la suite de Thomasius, il publie, en 1696, un périodique intitulé Des Frantzösischen Helicons Monat-Früchte (Les Fruits mensuels de l’Hélicon français) qui a pour but explicite de faire connaître au public allemand la production littéraire française actuelle et dans lequel il publie régulièrement des abrégés en allemand des nouveaux romans galants. Ainsi, il présente au fil de l’année, en février, Die Würckung der Eyfersucht, oder die Gräfin von Château-Briant de Pierre de Lesconvel (Les Effets de la Jalousie, ou la Comtesse de Château-Briant), en avril, Des Hertzogs von Arione und der Gräfin Victoria Liebes-Geschichte oder die Wechsel-Liebe (Histoire des amours du Duc d’Arione & de la Comtesse Victoria ou l’Amour reciproque, La Haye, 1694 ), en mai, Geheime Liebes-Geschichte Heinrich des Vierdten Königes von Castilien genannt der Unvermögende de Charlotte-Rose de Caumont La Force (Histoire Secrète des Amours de Henry IV. Roy de Castille, surnommé l’Impuissant, La Haye, 1695) et dans les fascicules d’octobre et de novembre Eduard Englische Liebes-Geschichte de Henri de Juvenel (Eduard Historie d’Angleterre [sic], Paris, 1696). Depuis le XIX e siècle, on lui attribue régulièrement la traduction de La Princesse de Montpensier de 1680, encore que cette attribution manque de fondement 9 . Selon la critique Culture, Jean-Louis Haquette et Helga Meise dir., Reims, Épure, 2024, p. 107-141, p. 115. Je remercie Helga Meise de m’avoir signalé cette occurrence. 9 L’attribution de cette traduction à Bohse se trouve encore dans de nombreux ouvrages d’histoire littéraire modernes, tels que Herbert Singer, Der galante Roman, Stuttgart, Metzler, 1961, p. 33 ; Volker Meid, Der deutsche Barockroman, Stuttgart, Metzler, 1974, p. 65 ; Thomas Bürger, Deutsche Schriftsteller im Porträt, München, Beck, 1979, p. 43. La première occurrence de cette attribution se trouve dans un manuel d’histoire littéraire générale composé par Johann Georg Theodor Gräße, Lehrbuch einer allgemeinen Literärgeschichte aller bekannten Völker der Welt, von der ältesten bis auf die neueste Zeit. Vol. 3, 2 : Das siebzehnte Jahrhundert in seinen Schriftstellern und in ihren Werken auf den verschiedensten Gebieten der Wissenschaften und der schönen Künste, Leipzig, Arnold, 1853, p. 255. Dans la bibliographie des romans de Bohse, figure le titre Die Fürstin von Montpensier, s.l., 1680, précédé d’un autre titre qui n’est pas non plus une œuvre de Bohse : Die auferstandene Eva, s.l., 1684. La source de cette indication bibliographique pourrait être un catalogue de vente aux enchères comme par exemple le Catalogue d’une collection précieuse de livres parfaitement bien conservés, paru à Halle en 1846 où se trouve mentionné sous Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 326 récente, il aurait même traduit La Princesse de Clèves et cette traduction aurait parue, en 1703, dans un autre périodique publié par Bohse, Des Frantzösischen Helicons auserlesene Frühlings-, Sommer-, Herbst- und Winter-Früchte (Les Fruits choisis de printemps, d’été, d’automne et d’hiver de l’Hélicon français). L’attribution se fonde pourtant sur une lecture fautive de la littérature secondaire qui, apparemment, n’a jamais été vérifiée 10 . Mais même si nous pouvons exclure qu’August Bohse-Talander soit le traducteur anonyme des célèbres nouvelles de Lafayette, son œuvre narrative démontre une connaissance parfaite du roman galant français dans le sillage de Lafayette ainsi que des ouvrages de l’autrice même. Comme l’a signalé Otto Heinlein dans sa thèse consacrée à Bohse-Talander, son œuvre romanesque porte l’empreinte de sa lecture des romans de Lafayette 11 . Il a repris les motifs de la jalousie et de l’aveu de la femme mariée à son époux, et il a même employé des noms tels que celui du duc de Nemours, de Zayde et de Consalve dans ses propres romans : peut-être une sorte d’hommage rendu au modèle français admiré 12 . Pourtant, tout comme Thomasius, il fait aussi preuve d’une appropriation novatrice du modèle français, car, en général, ses romans finissent bien, la le numéro 6949, p. 369, un volume dans lequel est relié un ouvrage de Bohse, le Liebes-Cabinet der Damen, avec Die auferstandene Eva et Die Fürstin von Montpensier. 10 La première occurrence de cette attribution se trouve dans Florian Gelzer, « Nachahmung, Plagiat und Stil. Zum Roman zwischen Barock und Aufklärung am Beispiel von August Bohses Amazoninnen aus dem Kloster (1685/ 96) », Daphnis, n° 1-2, 2005, p. 255-286, p. 258 : « In Des Frantzösischen Helicons auserlesene Frühlings-Früchte (1703) brachte er zudem Auszüge zeitgenössischer französischer Autoren in deutscher Übersetzung, darunter auch Mme de Lafayettes Princesse de Clèves (1678) ». (Dans Des Frantzösischen Helicons auserlesene Frühlings-Früchte (1703), il présentait en outre des extraits d’auteurs français contemporains traduits en allemand, dont aussi La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette. Trad. A.G.). Katja Barthel reprend cette attribution dans son étude Gattung und Geschlecht. Weiblichkeitsnarrative im galanten Roman um 1700, Berlin/ Boston, De Gruyter, 2016, p. 49. L’erreur est due à une lecture erronée d’une remarque d’Elizabeth Brewer (The Novel of Entertainment during the Gallant Era. A Study of the Novels of August Bohse, Bern/ Frankfurt a.M./ New York, Peter Lang, 1983, p. 102 note 2) qui, en se référant à « La Fayette’s first novel », donc à La Princesse de Montpensier, suggère que la traduction de Bohse serait parue dans un des numéros des « Fruits choisis » de 1703. L’examen de tous les numéros de 1703 a montré qu’ils ne contiennent ni une traduction de La Princesse de Montpensier ni de La Princesse de Clèves. 11 Voir Otto Heinlein, August Bohse=Talander als Romanschriftsteller der galanten Zeit, Inaugural-Dissertation zur Erlangung des Doktorgrades der Philosophischen Fakultät der Ernst-Moritz-Arndt-Universität zu Greifswald, Bochum-Langendreer, Pöppinghaus, 1939, p. 23. 12 Ibid., p. 24-26. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 327 vertu étant récompensée par l’amour heureux et les héroïnes étant converties au mariage 13 . Ce n’est qu’en 1711 que paraît enfin la première traduction de La Princesse de Clèves : Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve 14 . Le titre a considérablement été modifié pour mettre en relief l’appartenance au nouveau genre de la nouvelle galante signalé par la traduction comme Liebes-Geschichte (« histoire d’amour ») 15 . Il renvoie en outre à une contrefaçon néerlandaise, parue en 1695 et 1698 à Amsterdam chez Jean Wolters, qui était intitulée Amourettes du duc de Nemours et princesse de Clèves, titre calqué sur celui de la première traduction néerlandaise (1679) 16 . Le fait qu’un libraire d’Amsterdam, Jean Pauli, publie une traduction allemande de cet ouvrage met en relief le rôle éminent que les libraires-imprimeurs néerlandais jouent à ce moment dans la diffusion du nouveau genre de la nouvelle galante française en Europe. En Allemagne, le centre de la production du nouveau genre est Leipzig où les libraires-imprimeurs vendent aussi bien les traductions des nouvelles françaises que les nouveaux romans galants allemands 17 . Avant de prendre définitivement fin, cette première période de la réception nous réserve encore un dernier témoignage de l’intérêt suscité par l’œuvre de Lafayette. Il est dû à Luise Kulmus (1713-1762), la future femme de Johann Gottfried Gottsched (1700-1766), qui, après avoir seulement été considérée, et ce pendant longtemps, comme la collaboratrice de son mari, est reconnue aujourd’hui comme autrice d’une œuvre dramatique, poétique et satirique variée et aussi comme traductrice talentueuse 18 . Parmi les auteurs 13 Ibid., p. 30. Voir, à ce sujet, Bethany Wiggin (Novel Translations. The European Novel and the German Book, 1680-1703, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2011, p. 148) qui voit dans les romans galants de Bohse une adaptation du modèle français qui va dans le sens d’une « domestication » (« taming of the novel »). 14 Liebes=Geschichte Des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve/ Wegen seiner ungemeinen Anmuth. Aus dem Frantzösischen ins Teutsche übersetzet, Leipzig und Franckfurth verlegts Johann Pauli/ Buchhändler in Amsterdam. 1711. En ligne : https: / / www.digitale-sammlungen.de/ de/ view/ bsb10093899? page=,1 15 Voir Wiggin, Novel Translations, p. 151. 16 Pour le rôle des libraires-éditeurs néerlandais dans la diffusion de La Princesse de Clèves et les liens entre les différentes éditions et traductions du roman, voir Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Claudine Nédelec, Marine Roussillon dir., Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Narr/ Francke/ Attempto, « Biblio 17, 227 », 2023, p. 367-384. 17 Voir Wiggin, Novel Translations, p. 7, p. 123-124. 18 Pour les traductions, voir Hilary Brown, Luise Gottsched the Translator, Rochester, New York, Camden House, 2012. Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 328 qu’elle a traduits, nous trouvons Pope et Voltaire, mais aussi des autrices telles que Madame Deshoulières, Madame de Gomez et Françoise de Grafigny. L’une de ses premières traductions a été celle des Réflexions nouvelles sur les femmes (1727) de la marquise de Lambert que la traductrice estimait pour ses idées sur l’éducation des filles et le rôle que la raison y tenait 19 . Dans cette traduction qui est parue en 1731 et s’intitule Der Markgräfin Neue Betrachtungen über das Frauenzimmer, la traductrice se réfère, dans une note, à La Princesse de Clèves. Pour elle, la protagoniste du roman sert à prouver que la femme n’est pas soumise à ses passions mais capable de les maîtriser à l’aide de la raison 20 . De plus, comme le souligne Angela Sanmann, cette note est aussi, pour la traductrice, un moyen indirect pour renvoyer à sa première traduction, celle du roman de Lafayette qui, au moment de la publication des Neue Betrachtungen en 1731, était déjà achevée mais pas encore publiée 21 et à laquelle elle se réfère encore dans la postface à sa traduction de l’ouvrage de la marquise de Lambert 22 . Quatre ans plus tard, en 1735, dans une lettre adressée à Gottsched, elle déclare que, mécontente de son travail, elle aurait fini par brûler sa traduction de La Princesse de Clèves 23 . Le lien étroit entre les 19 Voir Angela Sanmann, Die andere Kreativität. Übersetzerinnen im 18. Jahrhundert und die Problematik weiblicher Autorschaft, Heidelberg, Winter, 2021, p. 52. 20 Ibid., p. 53-54. Kulmus commente ainsi le texte de Lambert dans Der Markgräfin Neue Betrachtungen über das Frauenzimmer, aus dem Französischen übersetzt durch ein junges Frauenzimmer […], und herausgegeben von einem Mitgliede der Deutschen Gesellschaft in Leipzig. Leipzig druckts Bernh. Christoph Breitkopf, 1731, p. 33 note : « Der Herr von Montagne ist ohne Zweifel nicht von der Meynung gewesen, daß ein Philosoph Herr seiner Leidenschaften seyn soll ; […] In diesem Stücke, übertrifft ihn die Prinzessin von Cleve. Sie spricht “L’amour me sçait conduire ; mais il ne sçaurait m’aveugler.ˮ Die Liebe, kan mich zwar leiten ; aber verblenden kann sie mich nicht. Gewiß ein Ausdruck, den man eher von einem Philosophen als von einer Dame vermuthen sollte ». (Sans doute, M. de Montaigne n’a pas été de l’avis qu’un philosophe doit être le maître de ses passions ; […] Sur ce point, la princesse de Clèves le surpasse. Elle dit : “L’amour me sçait conduire ; mais il ne sçaurait m’aveugler.ˮ Un propos qu’on attendrait certainement plutôt d’un philosophe que d’une dame. Trad. A.G.) 21 Voir Sanmann, Die andere Kreativität, p. 54. 22 « Schreiben der Ubersetzerin an den Herausgeber », dans Der Markgräfin Neue Betrachtungen, p. 78-80, p. 80 : « Wie wohl ist doch meine Princesse von Cleves daran, daß ich sie hier behalten: und wiewohl wäre es der Frau von Lambert gegangen, wenn ich es mit ihr ebenso gemacht hätte ! » (Que ma Princesse de Clèves se porte bien du fait que je l’ai gardée avec moi : et que Madame de Lambert se serait bien portée si je l’avais traitée de la même manière ! Trad. A.G.) 23 Voir Johann Christoph Gottsched, Briefwechsel - Historisch-kritische Ausgabe, éds. Detlef Döring, Rüdiger Otto et Michael Schlott, Band 3 1734-1735 : Unter Einschluß L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 329 deux premières traductions de Luise Kulmus illustre, en tout cas, dans quel contexte elles ont été entreprises : c’est la réflexion d’une jeune femme avec des ambitions intellectuelles sur la condition de la femme, sa nature raisonnable, son droit à l’accès aux sciences et à l’écriture, un contexte où la référence à l’ouvrage de Madame de Lafayette sert à justifier l’aspiration de la femme à être la maîtresse de son existence. Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces observations ? Les divers témoignages de la présence de Madame de Lafayette dans l’espace allemand montrent que sa réception fait partie intégrante du phénomène plus vaste qu’est la réception de la galanterie française en Allemagne, phénomène longtemps négligé par la recherche allemande, mais étudié avec intensité depuis une vingtaine d’années. Même si la périodisation exacte est toujours controversée, le discours galant est reconnu aujourd’hui comme la marque caractéristique de la période entre 1680 et 1730 environ, entre l’époque baroque et le début des Lumières en Allemagne 24 , qui influence les pratiques sociales et les modèles de comportement - entre autres les relations entre hommes et femmes - aussi bien que la communication littéraire et les formes esthétiques ; tout en étant le résultat du transfert culturel du modèle galant français, celui-ci devient, en Allemagne, l’objet d’une appropriation ou acculturation qui en modifie le caractère 25 . Dans le champ littéraire, la réception du discours galant coïncide avec la création de nouveaux médias littéraires tels que les périodiques littéraires, et la transformation des genres existants tels que la lettre et, notamment, le roman 26 . Lorsque, en 1680, paraissent, simultanément, les traductions allemandes des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière de Madame de Villedieu, de L’Illustre Parisienne. Histoire galante et véritable de Préchac et de La Princesse de Montpensier de Madame de Lafayette, elles marquent le début d’une nouvelle ère de l’histoire du roman en Allemagne, caractérisée par l’avènement de la nouvelle galante, genre plus bref que le roman baroque, moins savant et plus accessible à un lectorat plus large, pratiqué de préférence par des femmes et présentant, souvent, des intrigues d’un type nouveau : des histoires d’amour fondées sur le marital plot, mettant en doute l’institution du mariage et présentant des héroïnes désireuses de se libérer de leurs chaînes et de décider elles-mêmes des Briefwechsels von Luise Adelgunde Victorie Gottsched, Berlin/ New York, De Gruyter, 2009, p. 328. En ligne: https: / / doi.org/ 10.1515/ 9783110217759 24 Voir Steigerwald, Galanterie, p. 9-12. 25 Voir, à titre d’exemple, la transformation de l’éthique amoureuse galante par Thomasius dans Steigerwald, Galanterie, p. 335-339. 26 Voir Stauffer, Verführung zur Galanterie, p. 12. Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 330 de leur sort 27 . Les traductions des deux nouvelles de Lafayette, de même que les différentes références qui y sont faites dans le discours littéraire et critique, situent sa réception au cœur de l’époque galante. Même le fait que, après la traduction de Luise Kulmus, il n’y ait plus de nouvelle traduction de Lafayette pendant cinquante ans, est en phase avec l’évolution du discours galant en Allemagne. Car, même s’il continue à exercer une influence souterraine, il perd, au moins dans le domaine romanesque, sensiblement de l’importance après 1720, moment où commence en Allemagne l’histoire du succès du nouveau roman anglais 28 . Les années 1730 à 1780 - une époque de transition Jusqu’en 1780, l’œuvre de Madame de Lafayette joue un rôle mineur dans le discours littéraire sans pour autant disparaître du discours public. Au contraire, l’autrice fait alors son entrée dans les ouvrages de référence et cela déjà à partir de 1715. Ainsi, la première encyclopédie allemande destinée aux femmes, le Frauenzimmer-Lexicon de Gottlieb Siegmund Corvinus (qui prend pour pseudonyme Amaranthes), présente « Mlle de la Vergne, comtesse de La Fayette », comme « une dame savante, galante et exquise qui parle grec, latin, italien et français et qui est aussi une poétesse agréable. Elle a publié une histoire d’amour intitulée La Princesse de Monpensieur [sic] 29 ». En 1732, un périodique qui présente les « Dernières Nouvelles des choses savantes » (Neue Zeitungen von Gelehrten Sachen) annonce la parution des « Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 & 1689, par la Comtesse de la Fayette, publiés à Amsterdam en 1731 30 ». Nonobstant quelques remarques critiques concernant le caractère fragmentaire et désordonné des Mémoires, l’auteur loue le 27 Pour l’impact de la nouvelle galante sur le discours concernant la condition féminine, voir Wiggin, Novel Translations, p. 155-158. 28 Voir ibid., p. 195-205. À noter que La Saxe galante (1734) de Karl Ludwig Pöllnitz, dont les premières pages constituent un pastiche du début de La Princesse de Clèves où la cour de Henri II est remplacée par celle d’Auguste de Saxe, témoigne certes de la connaissance de l’ouvrage lafayettien par le public allemand, mais appartient plutôt au genre des histoires secrètes (La Saxe galante, A Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1734). 29 Article « de la Vergne », dans Nutzbares/ galantes und curiöses Frauenzimmer-Lexicon […] Dem weiblichen Geschlechte insgesamt zu sonderbaren Nutzen, Nachricht und Ergötzlichkeit auff Begehren ausgestellet von Amaranthes. Leipzig, 1715. bey Joh. Friedrich Gleditsch und Sohn, colonne 2069. Dans la seconde édition de 1739 l’article est le même. Dans la troisième édition de 1773, les articles biographiques sont supprimés. 30 Neue Zeitungen von Gelehrten Sachen. Auf das Jahr 1732, Leipzig, den 10. Mart, n° XX, p. 173-175. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 331 style et le goût de Lafayette qui est présentée comme l’autrice de Zayde, de La Princesse de Clèves et d’autres écrits qu’on lit « avec tant de plaisir 31 ». À ce moment-là, le nom de Lafayette est donc déjà synonyme d’une œuvre littéraire appréciée en Allemagne pour l’« exactitude de l’écriture », « le feu du récit » et « le goût pour la bienséance » qui conviennent au style des mémoires 32 . Cette annonce de la première publication des Mémoires en français prouve, en outre, que l’œuvre est certainement lue dans sa langue originale par le public allemand. En 1755, Madame de Lafayette est mentionnée comme autrice de Zayde et co-autrice de La Princesse de Clèves, avec La Rochefoucauld et Segrais, dans une notice consacrée à Segrais dans la traduction allemande des Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la république des lettres (1727-1745) du compilateur Jean-Pierre Niceron qui paraît entre 1749 et 1757 33 . En 1767, La Princesse de Clèves fait son entrée dans la Theorie der Poesie de Christian Heinrich Schmid, un ouvrage à michemin entre le traité poétologique et l’histoire littéraire, qui propose non seulement un nouveau système des genres mais, en même temps, aussi une histoire des différents genres. Dans le chapitre dédié au roman français, Schmid présente La Princesse de Clèves comme l’œuvre qui aurait mis fin « au goût pour les romans aventureux et monstrueux » de l’époque précédente et qui se distinguerait de tous les autres exemples de ce genre dont les ouvrages les plus remarquables auraient été écrits par des autrices telles que Gomez, Aulnoy ou Lussan 34 . Un jugement radicalement différent de celui du théoricien et historien de la littérature Schmid se trouve, au même moment, dans le discours moral. Dans un article discutant « Von Lesung der Romane, besonders in Absicht auf das Frauenzimmer » (De la lecture des romans, notamment à l’égard de la femme) et publié dans l’hebdomadaire moral Das Reich der Natur und der Sitten (L’Empire de la nature et des mœurs), l’auteur anonyme met en garde contre la lecture de ce qu’il appelle les « nouveaux romans moraux » (« neue 31 Ibid., p. 174. 32 Ibid., p. 174-175. C’est notre traduction. 33 Johann Peter Nicerons Nachrichten von den Begebenheiten und Schriften berümter Gelehrten mit einigen Zusätzen herausgegeben von Siegm. Jacob Baumgarten. Zwölfter Theil. Halle, Verlag und Druck Christoph Peter Franckens, 1755, p. 19-20. 34 Theorie der Poesie nach den neuesten Grundsätzen und Nachricht von den besten Dichtern nach den angenommenen Urtheilen von M. Christian Heinrich Schmid. Leipzig, 1767. bei Siegfried Lebrecht Crusius, Reprint Frankfurt/ M., 1972, vol. 1, p. 421 : « Princeßinn von Cleve. […] Der Beifall, den sie erhielt, stürzte den Geschmack an jenen abentheuerlichen und ungeheuren Romanen. Sie zeichnet sich […] vor allen andern aus, die in diese Klasse gehören, in welchen die merkwürdigsten Arbeiten von lauter Frauenzimmern sind, von einer Gomez, d’Aulnoy, Lüßan etc. » Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 332 moralische Romane ») parmi lesquels figurent Pamela, Clarissa et, bien que plus vieux que les autres titres cités, La Princesse de Clèves. Ennemi de l’imitation des mœurs françaises par les Allemands, l’auteur dénonce la fausse apparence de la vertu qui se dégagerait de ces romans et jette l’anathème sur La Princesse de Clèves dont la protagoniste est, à ses yeux, « une vicieuse » (« eine lasterhafte 35 »). Même s’il n’y a pas de nouvelles traductions, l’œuvre de Madame de Lafayette ne tombe pas dans l’oubli dans la première moitié du XVIII e siècle. Tout au contraire, comme le prouve justement la remarque de cet ennemi des romans, La Princesse de Clèves a su maintenir la faveur du public allemand, et cela malgré la concurrence des nouveaux romans anglais à la manière de Richardson, et elle a même conquis droit de cité dans la théorie esthétique et l’histoire littéraire allemandes pendant cette période. Les années 1780 à 1815 - la bibliothèque de traduction francoallemande - Les traductions La troisième période de réception qu’on peut identifier se distingue des précédentes à deux égards : d’une part, par le nombre croissant de traductions, d’autre part par le fait qu’on s’intéresse maintenant à l’intégralité de l’œuvre de l’autrice. Les premières traductions en témoignent : En 1780, une traduction intitulée Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette (Divers ouvrages de la comtesse de la Fayette) paraît chez Johann Andreas Lübeck à Bayreuth. Elle contient Die Merkwürdigkeiten des französischen Hofes in den Jahren 1688 und 1689, une traduction des Mémoires de la cour de France pour les années 1688 et 1689 36 , et Die Geschichte der Madam Heinriette von England der ersten Gemahlin Philipps von Frankreich Herzogs zu Orleans, qui est la traduction de l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre Première femme de Philippe de France Duc d’Orléans 37 . En 1779, une édition 35 Voir « Von Lesung der Romane, besonders in Absicht auf das Frauenzimmer », dans Das Reich der Natur und der Sittten, eine moralische Wochenschrift. Achter Theil, Halle, 1760, p. 177-191, p. 183-184 et p. 186-187. 36 Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette in zween Theilen, davon der zweyte die Merkwürdigkeiten des französischen Hofes in den Jahren 1688 und 1689 enthält. Aus dem Französischen übersetzt. Zweyter Theil. Bayreuth, bey Johann Andreas Lübeck, 1780. 37 Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette in zween Theilen, davon der erste die Geschichte der Madam Heinriette von England der ersten Gemahlin Philipps von Frankreich Herzogs zu Orleans enthält. Aus dem Französischen übersetzt. Erster Theil. Bayreuth, bey Johann Andreas Lübeck, 1780. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 333 française qui comprenait les deux ouvrages a été publiée à Maastricht. Il s’agit des Œuvres diverses de Madame la Comtesse de la Fayette, qui ont certainement servi de source au volume allemand. À partir de 1789, les traductions se suivent presque à rythme annuel. En 1789, le traducteur et romancier Friedrich Schulz (1762-1798) publie la première traduction allemande de Zayde (Zaide) qui sera suivie, en 1790, par sa traduction de La Princesse de Clèves (Die Prinzessin von Cleves. Ein Seitenstück zur Zaide) et, en 1794, par son Henriette von England (Histoire de Madame Henriette d’Angleterre), toutes les trois parues à Berlin chez Vieweg 38 . Une contrefaçon de Zaide, publiée en 1790 à Francfort et Leipzig sans nom d’éditeur, et les réimpressions de la Prinzessin von Cleves en 1801 et de Henriette von England en 1801 et 1802 à Mannheim témoignent de leur succès auprès du public allemand. Schulz fait précéder chacune de ses traductions d’une préface circonstanciée dans laquelle il explique les raisons qui l’ont poussé à ce travail, de même que les principes qu’il a appliqués. En 1792 et en 1797, l’un des plus importants périodiques de critique littéraire de l’époque, l’Allgemeine Literatur-Zeitung (1785-1849), rend compte de la traduction de La Princesse de Clèves et de l’Histoire d’Henriette d’Angleterre. Je reviendrai plus tard sur ses commentaires. Quelques années plus tôt, en 1786, l’Allgemeine Literatur-Zeitung avait annoncé la parution de la première édition complète des Œuvres de Madame de la Fayette (Amsterdam et Paris) en parlant dans la notice « des œuvres de cette fameuse Comtesse 39 ». Il me paraît possible que l’existence d’une édition récente des Œuvres ait contribué à ce que Schulz décide de traduire ses œuvres majeures 40 . En 1796, le bibliothécaire et traducteur Friedrich Wilhelm Rönnberg (1771-1833) publie le premier volume d’un projet destiné à présenter « La cour de Louis XIV, dépeinte par des témoins oculaires ». Ce volume qui restera le seul, contient, outre une traduction des Mémoires de la Duchesse de Nemours, une nouvelle traduction de l’Histoire de Madame Henriette 38 Zaide. von Friedrich Schulz. Berlin, 1789. bey Friedrich Vieweg dem Aeltern ; Die Prinzessin von Cleves. Ein Seitenstück zur Zaide von Friedrich Schulz. Berlin, 1790, bey Friedrich Vieweg, dem älteren; Henriette von England Deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz. Berlin 1794. bei Friedrich Vieweg, dem älteren [= Gesammlete Romane von Friedrich Schulz. Dritter Theil. Henriette von England. Berlin, 1794. bei Friedrich Vieweg, dem älteren.]. 39 Allgemeine Literatur-Zeitung, n° 211, lundi, le 4 septembre, 1786, p. 456. 40 Pour l’étude des traductions de Friedrich Schulz et de Sophie Mereau, voir la contribution d’Annette Keilhauer et de Lieselotte Steinbrügge dans ce numéro. Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 334 d’Angleterre et des Mémoires de la cour de France. Dans une préface programmatique, l’éditeur explique ses intentions 41 . La série des traductions publiées au XVIII e siècle se termine avec le retour aux œuvres fictionnelles de Lafayette. En 1799 paraît une nouvelle traduction de La Princesse de Clèves due à l’autrice et traductrice Sophie Mereau (1770- 1806) 42 . Et en 1815, la journaliste et traductrice Betty Sendtner (1792-1840) publie sa traduction de La Princesse de Montpensier qui paraît en feuilleton dans le Gesellschaftsblatt für gebildete Stände à Munich, un « journal de société qui s’adresse aux personnes cultiveés 43 ». Mais avec cette traduction, nous nous trouvons déjà au XIX e siècle. Avant d’analyser ces dates plus en détail, nous pouvons retenir quelques traits saillants. Ce qui frappe, c’est le nombre élevé de traductions qui paraissent d’une manière très rapprochée entre 1789 et 1799, comprenant même plusieurs traductions du même ouvrage. Ce fait reflète une tendance générale pour les années comprises entre 1770 et 1815 qui a été analysé dans le cadre d’un grand projet de recherche sous la direction de Hans-Jürgen Lüsebrink et Rolf Reichardt. L’ensemble des traductions franco-allemandes montre une croissance nette, avec des pics autour de 1790 et 1798, et qui retombe ensuite 44 . Représentant 36%, le secteur « art et culture » auquel 41 Geschichte Henriettens von England erster Gemahlin Philipps von Frankreich, Herzogs von Orleans beschrieben durch Marie de la Vergne, Gräfinn de la Fayette. Aus dem Französischen, dans Der Hof Ludwigs XIV. von Augenzeugen geschildert. Erster Band, Göttingen. Mit einem Kupfer. bey Johann Christian Dieterich, 1796, p. 245-416 ; Memoiren des Französischen Hofs für die Jahre 1688 und 1689 von Marie de la Vergne, Gräfinn de la Fayette. Aus dem Französischen, dans Der Hof Ludwigs XIV. von Augenzeugen geschildert. Erster Band, Göttingen. Mit einem Kupfer, bey Johann Christian Dieterich, 1796, p. 417-560. En ligne : https: / / mdz-nbnresolving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10417848-3 42 « Die Prinzessinn von Cleves. Frei nach dem Französischen bearbeitet. Von Sophie Mereau », dans Romanen-Kalender für das Jahr 1799. Von B****, August Lafontaine, Mademoiselle Levesque, Sophie Mereau, Karl Reinhard, und G.W.K. Starke. Mit Kupferstichen. Göttingen, bei Johann Christian Dieterich [= Kleine Romanen- Bibliothek. Von B****, August Lafontaine, Mademoiselle Levesque, Sophie Mereau, Karl Reinhard, und G.W.K. Starke. Jahrgang 1799. Mit Kupferstichen. Göttingen, bei Johann Christian Dieterich, 1799], p. 227-312. 43 « Die Prinzessin von Montpensier. Aus dem Französischen der Madame La Fayette, von Betty Sendtner, geb. Wolf », dans Gesellschaftsblatt für gebildete Stände, München, vol. 16, 1815 : n° 10, 4 févr., colonne 77-79 ; n° 11, 8 févr., colonne 82-88 ; n° 13, 15 févr., colonne 97-103 ; n° 14, 18 févr., colonne 106-110 ; n° 17, 1 er mars, colonne 129-133. En ligne : urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10335901-1 44 Voir Hans-Jürgen Lüsebrink, René Nohr, Rolf Reichardt, « Kulturtransfer im Epochenumbruch - Entwicklung und Inhalte der französisch-deutschen Übersetzungsbibliothek 1770-1815 im Überblick », dans Hans-Jürgen Lüsebrink, Rolf L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 335 appartiennent les romans de Madame de Lafayette, constitue la partie la plus importante de l’ensemble mais, dans le contexte de la Révolution française, on constate également un intérêt croissant du public allemand pour l’histoire et la politique françaises ce qui pourrait expliquer l’attention portée maintenant aux ouvrages historiques de Madame de Lafayette. La mention des traductions dans les périodiques de critique littéraire est en phase avec l’essor de la presse allemande dans la seconde moitié du XVIII e siècle ; elle montre le besoin d’orientation éprouvé par le public allemand à l’égard de l’expansion de la littérature traduite 45 . - Un cas particulier de traduction et de transfert culturel : la Bibliothek der Romane Avant de clore le paragraphe sur les traductions, nous voudrions nous pencher sur un acteur du transfert culturel négligé jusqu’à maintenant : la Bibliothek der Romane (Bibliothèque des romans) publiée par August Heinrich Ottokar Reichard (1751-1828), l’un des médiateurs culturels importants entre la France et l’Allemagne du dernier quart du XVIII e siècle 46 . Directeur du théâtre de cour de Gotha et bibliothécaire de la bibliothèque ducale, Reichard représente l’esprit des Lumières qui régnait à la cour de Sachsen-Gotha- Altenburg. Ses activités journalistiques visent à faire connaître l’actualité culturelle française en Allemagne, entre autres à l’aide de journaux tels que le Journal de lecture (1782-1783) et les Cahiers de lecture (1784-1794), rédigés en français et présentant des extraits d’ouvrages français au public allemand 47 . Pour la Bibliothek der Romane qui paraît entre 1778 et 1794, Reichard Reichardt zusammen mit Annette Keilhauer und René Nohr dir., Kulturtransfer im Epochenumbruch. Frankreich - Deutschland 1770 bis 1815, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1997, p. 29-86, p. 35-44. 45 Voir René Nohr, Ellen Papacek, Andreas Vetter, « “Das richtige Urtheil über den Zustand der vaterländischen Literaturˮ ? Zum Anteil des Rezensionswesens an der französisch-deutschen Kulturvermittlung im Zeitalter der Aufklärung », dans Lüsebrink, Reichardt dir., Kulturtransfer im Epochenumbruch, p. 499-535, p. 499-501. 46 Voir Werner Greiling, « Hofbibliothekar und frankophiler Publizist: Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828) », dans Michel Espagne, Werner Greiling dir., Frankreichfreunde. Mittler des französisch-deutschen Kulturtransfers (1750-1850), Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1996, p. 151-176 ; Kathrin Paasch dir., “Unter die Preße und ins Publikumˮ. Der Schriftsteller, Publizist, Theaterintendant und Bibliothekar Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828), Katalog zur Ausstellung der Universitäts- und Forschungsbibliothek Erfurt/ Gotha, Gotha, « Veröffentlichungen der Forschungsbibliothek Gotha, 44 », 2008. 47 Voir Jean Sgard dir., Dictionnaire des journaux, n° 0663 : Journal de lecture ; n° 0191 : Cahiers de lecture. En ligne : https: / / dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/ journaux Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 336 s’inspire de la célèbre Bibliothèque universelle des romans, comme il le déclare dans l’« Avis de l’éditeur à son public » 48 . À l’instar de la B.U.R, la Bibliothek der Romane ne présente pas de textes entiers mais en donne des versions abrégées, des « miniatures 49 ». L’accent y est mis sur la tradition romanesque allemande, mais Reichard se propose aussi de présenter un choix de romans étrangers dans la section « Romane des Auslands ». La plupart des romans français modernes datent du XVIII e siècle (Cazotte, Restif de la Bretonne, Madame Le Marchand) 50 ; du XVII e siècle, Reichard ne retient que Madame de Lafayette. C’est aussi le seul cas où sont présentés plusieurs ouvrages d’un même auteur. L’article suit le texte publié dans la B.U.R. à quelques modifications près. Ainsi, le rédacteur de la Bibliothek a coupé le passage consacré aux Mémoires de la cour de France et supprimé l’abrégé de La Princesse de Montpensier. À part cela, on constate quelques coupures dans les paratextes qui servent d’introduction aux extraits. Pour la partie centrale, il traduit le texte de la B.U.R. 51 . Il présente donc d’abord l’extrait de Zayde qu’il enrichit de l’histoire d’Alphonse et de Bélasire, preuve qu’il connaît lui-même le texte. Ensuite il présente, sur cinquante pages, un résumé de La Princesse de Clèves. Et à la fin, il fournit une traduction intégrale de La Comtesse de Tende, la B.U.R. ayant également reproduit le texte entier de cette nouvelle. Il s’agit de la première traduction allemande de ce texte restée inaperçue jusqu’à aujourd’hui. Dix ans avant Schulz et parallèlement à la première traduction des ouvrages mémorialistes, la Bibliothek met à disposition du public allemand l’œuvre de fiction de Madame de Lafayette en allemand. En reproduisant, au moins en partie, les commentaires critiques et philologiques de la B.U.R., l’œuvre est en même temps située dans l’histoire littéraire comme ayant mis fin « aux intrigues merveilleusement enchaînées, aux entretiens 48 Voir « Der Herausgeber an sein Publikum », dans Bibliothek der Romane, vol. 1, Berlin, 1778, bey Christian Friedrich Himburg, p. 5-10, p. 5 : « Die Idee zu dieser Sammlung hat die Bibliothèque universelle des Romans gegeben, die seit einigen Jahren zu Paris mit dem größten Beyfall herauskommt ». (La Bibliothèque universelle des romans qui paraît depuis quelques années à Paris avec le plus grand succès, a fourni l’idée de cette collection. Trad. A.G.) 49 Roger Poirion, La Bibliothèque universelle des romans. Rédacteurs, Textes, Public, Genève, Droz, 1976, p. 71 sq. 50 Il s’agit de : Le Diable amoureux de Cazotte, Le Paysan perverti de Restif de la Bretonne, Boca, ou La vertu récompensée de Madame Le Marchand. 51 La première partie consacrée aux romans de Madame de Lafayette commence avec une brève « Geschichte dieser Romane und der Verfasserin » (Histoire de ces romans et de l’autrice), suivie par l’extrait de Zaide et la première partie de Die Prinzeßin von Cleves : Bibliothek der Romane, vol. 5, 1780, p. 256-261 ; p. 261-289 ; p. 289- 314. Dans le vol. 6, 1780, p. 226-250, la suite de La Princesse de Clèves est présentée. Die Gräfin von Tende se trouve dans le vol. 7, 1781, p. 73-98. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 337 d’une longueur éternelle et aux détails froids qu’on avait admirés auparavant dans les romans de Scudéry 52 ». L’image de Lafayette dans le discours littéraire allemand à la fin du XVIII e siècle Pour terminer ce tour d’horizon, nous voudrions revenir sur les témoignages du dernier quart du XVIII e siècle qui permettent de saisir l’image qu’on se fait alors de l’autrice. Cette image est double : d’un côté, c’est la femme qu’elle a été qui intéresse ; de l’autre, c’est l’autrice et son œuvre. Ce dernier aspect se manifeste surtout dans les paratextes des traductions et dans les comptes rendus de la presse littéraire. L’intérêt pour la femme historique se reflète notamment dans les écrits destinés au public féminin qui visent l’éducation des femmes. Parmi ceux-ci, le journal intitulé Pomona für Teutschlands Töchter (Pomona pour les filles de l’Allemagne, 1783-1784) occupe une place particulière, car il compte parmi les premiers publiés par une femme, à savoir la célèbre autrice allemande Sophie von La Roche (1730-1807). Dans le deuxième numéro de 1783, elle publie un long essai intitulé Über Frankreich (De la France) dans lequel elle présente une véritable galerie de femmes illustres, c’est-à-dire des femmes françaises qui se sont distinguées dans les lettres et les sciences. Ces portraits sont un plaidoyer fervent pour l’accès de la femme à la lecture et à la culture, car, comme le démontre l’exemple de Madame de Sévigné, c’est le fait que celle-ci ait pu enrichir et cultiver son esprit par la lecture qui a fait d’elle l’épistolière dont les lettres et la vie illustrent les mérites de son sexe 53 . Madame de Lafayette figure dans cette galerie, avec son amie Sévigné, comme une femme estimée pour l’« esprit fin et judicieux » qui distinguait ses écrits 52 Bibliothek der Romane, vol. 5, p. 189 : « jene wunderbar ineinander verwebten Begebenheiten, jene ewiglange Unterredungen, jene frostige Details, die man in den Scuderyschen Romanen bewundert hatte ». 53 Sophie von La Roche, « Über Frankreich », Pomona für Teutschlands Töchter, vol. 1, n° 2, 1783, p. 131-163. Nachdruck der Originalausgabe Speyer 1783-1784, hrsg. m. e. Vorwort v. Jürgen Vorderstemann, München etc., : Saur, 1987, p. 137-138 : « Diese Frau würde die vortrefflichen Briefe nicht geschrieben haben, wenn sie ihren Geist nicht vorher durch ernsthafte und schöne Schriften bereichert und ausgebildet hätte : […] Ihre Briefe und ihr Leben sind ein ewig nachahmenswürdiges Beyspiel der Verdienste ihres Geschlechts ». (Cette femme n’aurait pas écrit des lettres excellentes si elle n’avait pas auparavant enrichi et formé son esprit par la lecture de textes sérieux et bien écrits : […] Ses lettres et sa vie sont un exemple des mérites de son sexe à imiter éternellement. Trad. A.G.) Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 338 et sa société et comme exemple des services que les femmes peuvent rendre à la nation 54 . Quant à la signification littéraire de Madame de Lafayette, on constate une certaine ambivalence dans les jugements de la critique allemande. Schulz, le traducteur acharné, considère Zayde et La Princesse de Clèves comme modèles du roman historique qu’il conseille aux romanciers allemands de suivre 55 , même s’il a dû raccourcir Zayde de moitié pour adapter ce roman vieux plus de cent ans au goût allemand 56 . Mais la composition et le style, notamment de La Princesse de Clèves, sont, pour lui, si réussis qu’il regrette que Friedrich von Blanckenburg (1744-1796), le grand théoricien du roman, n’en ait pas tenu compte dans son Versuch über den Roman (1774, Essai sur le roman) 57 . Mais, il y a aussi des voix moins enthousiastes. Si, pour l’éditeur Rönnberg, l’Histoire d’Henriette d’Angleterre et les Mémoires de la cour de France promettent aux lecteurs une connaissance approfondie de la cour de Louis XIV et du spectacle qu’elle offrait, aussi bien utile pour l’historien et le philosophe moral que divertissant pour le dilettante 58 , le critique de la Neue allgemeine deutsche Bibliothek (1797) trouve que les deux ouvrages « se ressentent un peu 54 Ibid., p. 138-139 : « Madame de la Fayette, Urälter Mutter des so ruhmwürdigen Helden und Vertheidigers der Amerikaner, ‒ eine Frau, deren Umgang und Schriften wegen des feinen richtigen Verstands, der darin herrschte, ohnendlich geschätzt worden […] Würde nun von der Hofmeisterin dabey gesagt, daß der Herzog [von La Rochefoucauld] diese vortrefflichen Maximen in der Gesellschaft der Madame Sévigné und la Fayette ausarbeitete, so läßt sich auch dabey zeigen, daß der Verstand dieser zwey Damen gewiß Antheil daran hatte, welche sich also auch um die ganze Nation verdient gemacht haben ». (Madame de la Fayette, l’ancêtre du héros glorieux et défenseur des Américains, ‒ une femme dont la société et les écrits ont été infiniment estimés pour l’esprit fin et judicieux qui y régnait […] Si la dame d’honneur alors expliquait [à son élève] que le duc [de La Rochefoucauld] concevait ces maximes excellentes dans la compagnie de Mesdames Sévigné et la Fayette, elle pouvait montrer que l’esprit des deux dames y avait indubitablement sa part et qu’elles avaient ainsi rendu des services à la nation. Trad. A.G.). 55 « Vorerinnerung des Uebersetzers », dans Henriette von England Von Friedrich Schulz. Neue Auflage, Mannheim 1801, p. X-XVI, p. XI-XII. 56 « Vorerinnerung », dans Zaide. Von Friedrich Schulz. Berlin, 1789, bey Friedrich Vieweg dem aelteren, p. 1-4, p. 3-4. 57 « Vorerinnerung », dans Die Prinzessin von Cleves Von Friedrich Schulz. Neue Auflage. Mannheim, 1801, p. III-X, p. VI. 58 « Vorrede des deutschen Herausgebers », dans Der Hof Ludwig des Vierzehnten, p. III- XII, p. III-VI. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 339 du talent romanesque de l’autrice de La Princesse de Clèves 59 ». Le compte rendu des Œuvres de Friedrich Schulz qui paraît en 1797 dans l’Allgemeine Literatur-Zeitung et qui est attribué aujourd’hui à Caroline Schlegel-Schelling (et non plus à son premier mari August Wilhelm Schlegel) 60 est plus sévère encore. L’autrice aussi semble irritée du caractère hétérogène d’Henriette d’Angleterre qui, pour elle, n’est pas un roman du tout. Selon elle, l’ouvrage est utile comme source historique, mais elle reproche à l’autrice d’avoir peint surtout les intrigues de cour et d’avoir négligé les relations amoureuses. Pour elle, le grand mérite de La Princesse de Clèves consiste dans la peinture « de la passion et de la vertu des personnages qui touchent chaque cœur sensible », effet qui manquerait dans Henriette d’Angleterre 61 . Zaide, en revanche, ressemblerait plutôt à une nouvelle espagnole et serait ennuyeuse malgré les raccourcissements de Schulz 62 . Cet avis négatif est partagé par d’autres critiques. Ce qui semble irriter les critiques, c’est le caractère composite de l’œuvre de Madame de Lafayette, qui n’appartient pas seulement à des genres différents mais où chaque texte oscille aussi entre fiction et histoire. Mais, il y a aussi le regard de l’écrivain et éminent connaisseur du roman français Christoph Martin Wieland (1733-1813). En 1768, dans une lettre à Sophie von La Roche, il déclare admirer Madame Riccoboni qu’il préférerait « à tout le reste, sans excepter l’aimable La Fayette », en ajoutant pourtant que celle-ci « vaut infiniment mieux que toutes les Dames Tencin et Gomez de l’Univers 63 ». Et encore vingt-cinq ans plus tard, dans sa « Préface » à la traduction des Veillées de Thessalie de Mlle de Lussan, il évoque « die berühmte Gräfin La Fayette » (« la célèbre comtesse La Fayette ») qui, avec Zayde et La Princesse de Clèves, aurait ouvert une nouvelle voie au roman et fourni des modèles inégalés du genre en s’approchant de l’idéal de la vertu sans négliger, au contraire de La Calprenède et de Madeleine de Scudéry, la nature véritable de l’homme 64 . Ces multiples renvois à Lafayette romancière dans le discours 59 Neue Allgemeine deutsche Bibliothek, vol. XXXIII, n° 2, fascicule 5-8, 1797, p. 381- 382 : « […] schmecken ein wenig nach dem Romanentalent der Verfasserin der Prinzessin von Cleve ». 60 Voir Martin Reulecke, Caroline Schlegel-Schelling. Rezeptionsgeschichte und Bibliographie, 2ième éd., Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018, p. 93. 61 Allgemeine Literatur-Zeitung, vol. II, avril-juin 1797, colonnes 226-232, colonne 227 : « ihre Leidenschaft und Tugend [i.e. der Hauptfiguren] müssen jedes empfängliche Herz theilnehmend beschäftigen ». 62 Ibid. 63 Christoph Martin Wieland, Neue Briefe, vornehmlich an Sophie von La Roche, éd. Robert Hassencamp, Stuttgart, Cotta, 1894, p. 168. 64 Christoph Martin Wieland, « Vorrede. (Zu Thessalische Zauber- und Geistermärchen) », dans Christoph Martin Wieland, Von der Freiheit der Literatur. Kritische Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 340 littéraire de l’époque soulignent sa fonction de point de référence à un moment où la réflexion sur le genre du roman est particulièrement fort et où la production romanesque atteint une ampleur jusque-là inconnue en Allemagne. Conclusion En guise de conclusion, je voudrais brièvement résumer mes résultats : 1. Comme le met en évidence le tableau suivant, il y a deux moments forts de la réception de Madame de Lafayette dans l’espace germanophone : La Princesse de Montpensier 1662 Paris Zayde 1670/ 1671 Paris La Princesse de Clèves 1678 Paris La Comtesse de Tende 1718 Paris Histoire d’Henriette d’Angleterre 1720 Amsterdam Mémoires de la cour de France 1731 Amsterdam 1680 1700 1720 1740 1760 1780 1680 1711 [avant 1730] 1780 A 1780 A 1781 A 1780 B 1780 B 1789 C 1790 C 1794 C 1799 D 1796 D 1796 D 1800 1815 A - Bibliothek der Romane 1780/ 81 B - Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette 1780 C - Gesammlete Romane von Friedrich Schulz 1789-1794 D - Der Hof Ludwigs des Vierzehnten 1796 Schriften und Publizistik, éd. Wolfgang Albrecht, vol. 1, Frankfurt/ M./ Leipzig, Insel, 1997, p. 135-137, p. 136. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 341 Une première période, autour de 1700, est marquée par la réception et l’appropriation du discours galant en Allemagne et, dans l’histoire (européenne) du roman, par le triomphe de la nouvelle galante d’origine française ; la traduction de La Princesse de Montpensier et de La Princesse de Clèves de même que les différentes formes de référence à La Princesse de Clèves situent les œuvres de Lafayette dans le contexte galant. Une deuxième période, allant de 1780 à 1800 environ, voit la publication de nombreuses traductions aussi bien des œuvres de fiction que des œuvres mémorialistes ; cette phase coïncide avec un moment de forte activité de traduction, notamment entre la France et l’Allemagne, et avec une période importante dans l’évolution du roman en Allemagne. 2. Les ouvrages de vulgarisation tels que la presse périodique ou les bibliothèques des romans qui présentent les œuvres sous forme d’abrégés ou d’extraits, jouent un rôle de premier ordre dans le processus de transfert ; ils permettent une information rapide et servent à une diffusion élargie. 3. La réception de Lafayette connaît une filiation féminine double : d’une part, l’autrice est mentionnée régulièrement dans les ouvrages destinés à l’éducation des femmes ; d’autre part, l’autrice française est une référence pour les autrices allemandes plus jeunes comme Luise Kulmus-Gottsched, Sophie von La Roche, Sophie Mereau et Betty Sendtner. 4. Vers la fin du XVIII e siècle, Madame de Lafayette a acquis une place dans l’histoire littéraire ; La Princesse de Clèves est considérée comme une étape décisive dans l’évolution du roman (français) et comme modèle international du genre du roman historique. Les autres ouvrages sont soit jugés mineurs (Zayde, La Princesse de Montpensier), soit exclus comme étant des ouvrages mémorialistes (Histoire d’Henriette d’Angleterre, Mémoires de la cour de France). Une première étape dans le processus de classicisation et de canonisation est ainsi accomplie.
