eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 51/101

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0021
0120
2025
51101

Une princesse française à l'aube de la Glorieuse Révolution : The Princess of Cleve de Nathaniel Lee (1680/1689)

0120
2025
Aurélie Griffin
pfscl511010343
PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution : The Princess of Cleve de Nathaniel Lee (1680/ 1689) A URÉLIE G RIFFIN U NIVERSITÉ S ORBONNE N OUVELLE , UR 4398 PRISMES La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, publiée en France en 1678, a été presque immédiatement traduite en anglais : une traduction « by a Person of Quality » est publiée dès 1679. À l’époque, de nombreux aristocrates parlent français ; certains (dont le roi Charles II lui-même) ont séjourné en France pendant la Guerre Civile de 1640 à 1660. La rapidité de la traduction en anglais témoigne de la vogue du roman précieux français, non seulement pour un lectorat aristocratique mais également pour un public plus large : les romans des Scudéry et de La Calprenède, par exemple, sont traduits dans les années qui suivent leur publication, en version intégrale ou sous forme de textes choisis 1 . La nouvelle de Madame de Lafayette était d’autant plus susceptible d’être diffusée dans les îles britanniques que l’Angleterre y joue un rôle non négligeable, quoiqu’en filigrane : Nemours est à l’origine un prétendant de la reine Elisabeth I ère et va se détourner d’elle en raison de son 1 Ibrahim ou l’Illustre Bassa, publié en France entre 1641 et 1644, est paru en Angleterre dans une traduction intégrale en 1652 (Ibrahim or the Illustrious Bassa, an Excellent New Romance, the whole work in four parts ; Written in French by Monsieur de Scudéry and now Englished by Henry Cogan, Londres, H. Moseley, 1652), tout comme Cassandre de La Calprenède (Cassandra the famed romance ; written originally in French and now rendered in English by an honorable person, Londres, H. Moseley, 1652) ; Le Grand Cyrus, publié entre 1649 et 1653, est traduit en 1653 (Artamenes, the Grand Cyrus an excellent new romance, written by that famous wit of France, Monsieur de Scudéry, and now Englished by F. G., Gent., Londres, H. Moseley et Th. Dring, 1653). On trouve aussi des publications sous forme d’extraits, comme The history of Philoxypes and Polycrite, as it was told by Leontides to the Great Cyrus, Englished out of French, by an honorable anti-Socordis, Londres, H. Moseley, 1652. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 344 amour pour Madame de Clèves 2 ; cette reine, ainsi que sa sœur Marie Tudor et sa rivale Marie Stuart, y sont évoquées, tandis que l’histoire d’Anne Boleyn est relatée en détail 3 . Les références à l’Angleterre et à ce qui était déjà perçu comme un âge d’or, avant la débâcle de la Guerre Civile, ne pouvaient que flatter les lecteurs anglais en leur permettant de renouer avec une tradition dynastique ancienne. Pourtant, l’histoire de la réception immédiate de La Princesse de Clèves en Angleterre est, selon Line Cottegnies, celle d’une « rencontre manquée », le texte ne rencontrant pas le succès attendu à cause du « brouillage » effectué par son adaptation à la scène 4 . En effet, la première traduction anglaise a très rapidement été suivie d’une adaptation pour la scène, probablement composée entre 1680 et 1683 : The Princess of Cleve par Nathaniel Lee 5 . L’existence d’une adaptation scénique n’a en soi rien de surprenant : la pratique était courante à l’époque, de part et d’autre de la Manche 6 . Le choix d’une adaptation pour la scène peut aussi apparaître comme une réponse à l’hybridité générique du roman et à son caractère implicitement théâtral, comme l’a écrit Simone Ackerman, affirmant que si l’on se concentre sur l’intrigue principale, « une pièce de théâtre en cinq actes émerge du roman 7 ». Ce qui est beaucoup plus étonnant, c’est la manière dont l’adaptation s’éloigne de l’original, en particulier en termes de ton et de genre : le texte y est, comme l’écrit Line Cottegnies, « adapt [ é ] spéci- 2 Voir La Princesse de Clèves dans Madame de Lafayette, Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 332, p. 358, p. 378. 3 Ibid., p. 332, p. 336, p. 387-389. 4 Line Cottegnies, « La réception de La Princesse de Clèves en Angleterre », Études Epistémè, n° 44, 2023, Varia. En ligne : DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ episteme.17853 5 Nathaniel Lee, The Princess of Cleve, as it was acted at the Queens Theatre in Dorset- Garden, Londres, [pas de nom d’éditeur], 1689. 6 D’autres romans français sont adaptés pour la scène en Angleterre, comme Ibrahim en 1677 (Ibrahim the illustrious Bassa A Tragedy, written by Elkenah Settle, Londres, T. M. pour W. Cademan, 1677). Nathaniel Lee est également l’auteur d’une tragédie inspirée de la Cassandre de La Calprenède, The Rival Queens, or the Death of Alexander the Great, jouée en 1677, publiée à Londres par R. Bentley, 1690. Sur les échanges culturels France-Angleterre, voir Les Théâtres français et anglais (XVI e -XVII e siècles) : contacts, circulations, influences, Bénédicte Louvat-Molozay et Florence March dir., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016. 7 Simone Ackerman, « La Princesse de Clèves : un théâtre de la vérité oblique », dans Actes de Davis, Claude Abraham dir., Paris, « Biblio 17 », 1988, p. 40-41. Une adaptation pour la scène par Edme Boursault avait également été jouée à Paris en 1678, mais n’a jamais été publiée. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 345 fiquement au goût de la Restauration 8 ». Loin de l’élégance et du style ciselé de Madame de Lafayette, la pièce affiche un libertinage qui n’a généralement rien d’érudit en recentrant l’intrigue sur un duc de Nemours caricaturé en séducteur impénitent, et en ajoutant des intrigues secondaires au caractère grotesque et bien souvent vulgaire. L’intrigue principale, à savoir le triangle amoureux entre le prince et la princesse de Clèves et Nemours, et le déchirement entre passions et devoir qui s’ensuit, sont relégués à une seconde place et n’occupent qu’une petite partie de la pièce. Si le prince et la princesse ne sont quant à eux pas caricaturés, le renversement des équilibres influe nécessairement sur la perception de leur histoire dont on peut se demander si le caractère pathétique est soit rehaussé, soit au contraire dévalué par la proximité avec des intrigues scabreuses. Ce mélange des genres n’a pas rencontré le succès du public, puisque la pièce a été rapidement retirée de la scène et ne sera publiée que plusieurs années plus tard, en 1689, sans doute à la faveur de la seconde édition française la même année 9 . La pièce sera pourtant réimprimée cinq fois entre 1689 et 1736 10 , preuve contre toute attente que cette pièce avait marqué les esprits. Par rapport à la nouvelle de Madame de Lafayette, The Princess of Cleve offre une intrigue resserrée et recentrée sur le personnage de Nemours, séducteur impénitent dont les conquêtes structurent la pièce. Outre les stratagèmes de Nemours pour séduire Madame de Clèves à l’insu du mari de celle-ci qui est pourtant présenté dans la pièce comme le meilleur ami de Nemours, la pièce contient également deux intrigues secondaires : dans l’une, il s’emploie à séduire deux femmes mariées, dont l’épouse de Saint-André ; dans l’autre, une des anciennes maîtresses de Nemours, Tournon (et non « Madame de Tournon ») est chargée par la reine de le détourner de la Princesse Marguerite. L’intrigue principale suit celle de la nouvelle dans les grandes lignes mais, comme l’écrit Line Cottegnies, n’en « conserve que quelques éléments : principalement l’épisode de la lettre perdue (qui est ici bien de Nemours), la scène de l’aveu de Madame de Clèves à son mari, en présence de Nemours embusqué (Acte II, scène 3), l’indiscrétion qu’il commet ensuite, la confrontation entre les amants et l’aveu de leur amour impossible (Acte V, scène 1) 11 ». Le prince de Clèves meurt de désespoir après avoir appris l’amour de son épouse pour son ami à la fin de l’acte IV ; celle-ci lui reste fidèle et, vêtue de noir, rejette un Nemours insistant, qui se console néanmoins bien vite et promet d’épouser Marguerite à la fin de l’acte V. 8 Cottegnies, « La réception ». 9 La Princesse de Clèves, Paris, Claude Barbin,1689. 10 Cottegnies, « La réception ». 11 Cottegnies, « La réception », paragraphe 8. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 346 Il s’agira ici d’interroger cette bizarrerie de l’histoire littéraire qu’est The Princess of Cleve comme exemple extrême de réception de l’œuvre de Madame de Lafayette, informé par une multitude d’exigences d’ordres divers, à la fois personnels, politiques et esthétiques, mais qui révèle aussi, peut-être, une lecture particulière du roman dont Lee aurait été sensible à l’ironie. Nathaniel Lee utilise le contexte français et donc catholique comme un repoussoir dans un contexte très troublé outre-Manche, ainsi que dans sa vie personnelle et littéraire. Il paraît occuper une position paradoxale, adoptant une « domestication » (à savoir l’adaptation du texte à la culture cible) 12 qui semble dans un premier temps mettre à distance la cour de France, mais qui pourrait de manière sous-jacente critiquer la cour et la société anglaise de la Restauration ; la transformation du personnage de Nemours, qui focalise généralement l’attention des quelques critiques qui se sont intéressés à cette pièce, et que nous chercherons également à évaluer, est emblématique de ce processus. En ce sens, The Princess of Cleve peut apparaître comme une œuvre de circonstance, écrite en réaction à un contexte politique bien particulier, dans laquelle l’œuvre de Madame de Lafayette devient une sorte de dommage collatéral. Les enjeux politiques d’une pièce d’inspiration française mais antifrançaise On s’interrogera dans un premier temps sur le paradoxe de cette pièce à sujet français, tiré d’une nouvelle française, mais qui semble véhiculer un sentiment anti-français. Autour des personnages vertueux du prince et de la princesse de Clèves, elle présente en effet une société largement dépravée, obsédée par le sexe et régie par des manigances où seul le désir fait loi. Les hommes, quels que soient leur rang, apparaissent comme des séducteurs impénitents et dépourvus de scrupules, tandis que les femmes ne peuvent être que victime (la princesse de Clèves) ou intrigante (Marguerite, une des maîtresses de Nemours) voire maquerelle (Tournon) 13 . Si les termes explicite- 12 Voir Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility: A History of Translation, Londres, New York, Routledge, 1995, p. 20. Venuti se base sur la distinction entre « domestication » et « foreignization » (« étrangéisation ») proposée par Friedrich Schleiermacher en 1813, traduite en anglais sous le titre de « On the different methods of translating », dans Translating Literature : The German Tradition from Luther to Rosenzweig, éd. et trad. André Lefevere, Assen, Von Gorcum, 1977, p. 67- 89. 13 Celle qui entretenait deux amants dans la nouvelle de Madame de Lafayette devient dans la pièce une vulgaire maquerelle livrant à Nemours et d’autres leurs proies ; son rôle dans l’intrigue et son statut social sont transformés, mais poussent à Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 347 ment liés à la religion ne sont jamais prononcés, les personnages se conforment aux clichés insulaires vis-à-vis des Continentaux, présentés comme des êtres soumis à leurs passions et ne faisant usage de la raison que pour assouvir leurs désirs. Ainsi, dès la première scène, Tournon explique pourquoi elle est devenue entremetteuse : Tour. She [ the Queen ] has made me Sacrifice my Honour, nay I’m become his [ Nemours’s ] Bawd, and ply him ev’ry day With some new face, to wean his heart From Marguerite’s Form 14 [.] Elle obéit aux ordres de la Reine qui doit elle-même avoir recours à des manigances pour obtenir ce qu’elle veut, à savoir le mariage du Dauphin avec Marguerite, promise à Nemours. Outre le commerce sexuel annoncé d’emblée ici, on voit bien que le complot s’impose dans les plus hautes sphères de l’État et que la Cour dans son ensemble est gangrenée par cet exercice détourné du pouvoir. Pour comprendre la pièce de Nathaniel Lee, il faut la replacer dans le contexte particulier de la Restauration anglaise et des bouleversements du XVII e siècle, avec la Guerre Civile qui renversa la monarchie anglicane au profit de protestants rigoristes dits « Puritains ». Le roi Charles I er avait été détrôné et exécuté pour une politique jugée trop autoritaire et trop proche du catholicisme ; politique et religion sont liées d’une manière particulièrement forte en Grande-Bretagne puisque le roi est chef de l’Église anglicane. L’anticatholicisme en Angleterre est une question de fierté nationale, visant à défendre une spécificité doctrinale, mais aussi culturelle et politique. Le sentiment anti-catholique connaît son apogée dans les îles britanniques en 1678- 1681 (soit la période comprenant ou précédant immédiatement la rédaction l’extrême sa caractérisation de femme inconstante et hypocrite qui entretient les espoirs de plusieurs amants à la fois. Voir Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 369- 377. Cette déchéance est bien manifestée par la disparition de son titre, « Madame de Tournon » étant réduite à « Tournon ». 14 Lee, The Princess of Cleve, I. 1, p. 3. Traduction française : Et donc, elle [ la reine ] sait que l’âme de Nemours a un penchant Pour la variété ; alors, pour arriver à ses fins Elle m’a fait sacrifier mon honneur, et même Je suis devenue sa maquerelle [ de Nemours ] , je lui présente chaque jour Quelque nouveau visage, pour sevrer son cœur De la forme de Marguerite[.] Toutes les traductions de l’anglais sont de notre fait. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 348 de la pièce) à cause du complot papiste (Popish Plot) 15 . En 1678 a été découvert un vrai-faux manuscrit qui aurait révélé un complot fomenté par des Jésuites anglais contre le roi. Ce manuscrit avait en réalité été rédigé par les prédicateurs Titus Oates et Israël Tonge. Une frénésie s’empara du pays qui mena à vingt-deux exécutions de personnes dont la culpabilité n’a jamais été prouvée. Cette prétendue conspiration aboutit également aux projets de loi d’exclusion (Exclusion Bill) de 1679-1680 qui visaient à exclure de la succession l’héritier du Trône, le frère de Charles II (celui-ci n’ayant pas d’héritier légitime), le duc d’York Jacques qui s’était officiellement converti au catholicisme dès 1669. Ces tentatives avortées ont affaibli la position de Jacques II comme héritier légitime puisqu’il ne sera roi que de 1685 à 1688, avant d’être détrôné sous l’impulsion du Parlement dans la Glorieuse Révolution, qui a vu lui succéder sa fille anglicane Marie et le mari de celle-ci, Guillaume d’Orange. Les conséquences de cette crise se sont donc fait sentir à long terme. À cause de son contexte français, situé plus d’un siècle plus tôt, la pièce ne fait directement référence à aucun de ces événements. Sa représentation exacerbée d’une cour dépravée renvoie toutefois aux préjugés anticatholiques de l’époque 16 . En outre, la critique du catholicisme dans la pièce n’est pas qu’une accusation morale généralisée. Les factions adverses des guerres de religion se voient en effet incarnées dans les personnages de Saint-André et Poltrot, pour lesquels le dramaturge reprend les noms de figures respectivement catholique (Saint-André) et protestant (Poltrot), comme l’a montré J. M. Armistead 17 . Mais le conflit entre Saint André et Poltrot n’a plus rien de religieux ni de politique ; il s’agit d’une rivalité amoureuse, l’un ayant commis l’adultère avec la femme de l’autre : ‒Enter [ Poltrot ] ‒ But here comes as very a Cuckold as my self, I am resolv’d to wake him, and we’ll fall upon ’em together‒ Allo, St. Andre, St. Andre. St. A. Ti‒ti‘tis im‒im‒im‒possible I-I-I shou’d be the Man, Fo-Fo-For I cannot speak a plain word. 15 Britannica, The Editors of Encyclopaedia. « Popish Plot ». Encyclopedia Britannica, 29 May, 2022. https: / / www.britannica.com/ event/ Popish-Plot. Consulté le 1 er mai 2024. 16 Robert Hume estime que Lee a pu écrire sa pièce « à l’apogée de l’hystérie anticatholique liée au complot papiste ». Voir « The Satiric Design of Nat. Lee’s The Princess of Cleve », Journal of English and Germanic Philology, n° 75, 1976, p. 117- 138, p. 120. 17 J. M. Armistead, Nathaniel Lee, Boston, Twayne, G. K. Hall, 1979, p. 144-162. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 349 Pol. You’re a Cuckold, a Cuckold, a Cuckold. St. A. Why lo-lo-look you, I said it co-co cou’d not be me, for Sir, I all the World knows I am no Cu-Cu-Cu-ckold 18 . Le terme de « cocu », répété de part et d’autre, et les bégaiements répétés qui indiquent l’état d’ivresse des personnages, relèvent de la farce. Cet extrait donne en effet un aperçu de la teneur de la réécriture, et du dévoiement de deux figures des guerres de religion. La lecture à donner de cette récupération diverge : selon Armistead, Lee détourne ses modèles historiques en libertins sans substance dont les tractations sexuelles ridicules dénoncent l’hypocrisie morale 19 ; mais pour les Collington, Lee démontre au contraire une juste connaissance historique de ces modèles 20 . Quoi qu’il en soit, l’onomastique est loin d’être laissée au hasard et suggère un propos politique latent. Dans ce contexte pesant, la pièce de Lee se fait donc le reflet d’un anticatholicisme virulent destiné sans doute à satisfaire les attentes du public sur un double plan : en satisfaisant le goût pour l’intrigue sentimentale de Madame de Lafayette (simplifiée et réduite à la portion congrue) tout en déculpabilisant ce plaisir qu’il réconcilie avec l’impératif nationaliste de mise à distance du catholicisme. Cette dualité permet de mieux comprendre les transformations du personnage de Nemours qui, comme l’explique notamment Robert Hume 21 , est une version transparente du plus célèbre des libertins anglais, le comte de Rochester. Nemours, libertin français ou roué anglais ? La courte et triste vie de Nathaniel Lee, dramaturge aujourd’hui largement oublié mais connu principalement pour plusieurs tragédies, l’a mis sur le 18 Lee, The Princess of Cleve, IV. 1, p. 55. Traduction française : - Entre [ Poltrot ] - Pol. Mais voici un homme aussi cocu que moi ! Je suis résolu à le réveiller, et nous allons les surprendre tous les deux. Bonjour, St. André, St. André. St. A. C’est c’est c’est imimimpossible que ce soit moi moi moi, car je ne peux pas dire un seul mot. Pol. Vous êtes un cocu, un cocu, un cocu ! 19 Armistead, Nathaniel Lee, p. 55. 20 Tara L. et Philip D. Collington, « Adulteration or Adaptation ? Nathaniel Lee’s Princess of Cleve and its Sources », Modern Philology, vol. 100, n° 2, Nov. 2002, p. 196-226, p. 224-225 en particulier. 21 Hume, « The Satiric Design », p. 124. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 350 chemin de John Wilmot, 2 e comte de Rochester. Lee avait été proche de Rochester au début de sa (jeune) carrière avant que celui-ci ne mette en doute publiquement son talent dans un poème de 1675, où il le traite de « idiot grandiloquent à esprit troublé » (« hot-brained fustian fool ») ; jugement sévère mais prophétique, puisque Lee passera plusieurs années interné à l’asile de Bedlam 22 . Rochester et ses proches étaient par ailleurs des athées ainsi que des Whigs déclarés 23 , opposés à la succession de Jacques II en raison de son catholicisme. Après avoir embrassé ces vues, Lee s’est mis brutalement à défendre la succession directe en dépit de la conversion de Jacques II. Robert Hume situe ce revirement au moment de la composition de The Princess of Cleve, qu’il situe vers 1683, et y voit une clé de lecture de cette pièce complexe 24 . Selon ce même critique, Lee aurait délibérément cherché à attaquer Rochester par vengeance alors que celui-ci était mort trois ans plus tôt. Le portrait de Nemours dans The Princess of Cleve correspond en effet à l’image d’Épinal du comte de Rochester, libertin bisexuel aux multiples conquêtes plaçant son plaisir personnel au-dessus de tout principe. L’idée de libertinage était certes déjà présente dans La Princesse de Clèves 25 , mais elle est présentée ici sans ambages et sous toutes ses facettes. Nemours fait luimême plusieurs fois références à son désir homoérotique pour son ami Bellamore qu’il nomme son « Ganymède » ; cette particularité qui n’était pas présente dans le roman invite à rapprocher le personnage du comte de Rochester 26 . Plus généralement, dès sa première mention dans la pièce, Nemours est présenté comme un séducteur versatile : « Nemours his Soul is bent / Upon variety 27 » (dans la réplique de Tournon citée plus haut), l’euphémisme étant contrebalancé par l’enjambement pour suggérer sans ambiguïté le nombre de ses conquêtes. La première apparition du duc ne fait que 22 Hume, « The Satiric Design », p. 120. 23 Le parti whig, créé à la fin du XVII e siècle en Angleterre, défendait un parlement fort contre la tentation de l’absolutisme royal. Il s’opposait au parti conservateur des Tories. 24 Hume, « The Satiric Design », p. 119. 25 Voir par exemple Nathalie Grande, Le Rire galant. Usage du comique dans les fictions narratives de la seconde moitié du XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 286, et son « Conscience, volonté et distance critique dans La Princesse de Clèves », Malice, n° 12, 2021. En ligne : DOI : 10.58048/ 2263-7664/ 3641 26 Lee, The Princess of Cleve, II. 3 : « Thou Dear Soft Rogue, my Spouse, my Hephestion, my Ganymed, nay, if I dye to night my Dukedom’s thine » ; traduction française : « Toi mon cher fripon, mon époux, mon Héphestion, mon Ganymède ; oui, si je meurs ce soir mon duché sera tien ». 27 « L’âme de Nemours/ a un penchant pour la variété » ; Lee, The Princess of Cleve, I. 1, p. 3. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 351 renforcer cette impression, lors d’un dialogue burlesque avec sa « maquerelle » Tournon : Tour. Ha, Ha‒ Well, I’ll swear you are such another man‒ who wou’d have thought you cou’d delude a Woman thus, and a Woman of Honour too, that resolv’d so much against it; Ah my Lord! your Grace has a cunning Tongue. Nem. No cunning Tournon, my way is downright, leaving Body, State and Spirit, all for a pretty Woman, and when gray Hairs, Gout and Impotence come, no more but this, drink away pain, and be gathered to my Fathers 28 . Nemours livre ici une définition caricaturale du libertinage, qui se limite à un règne sans partage du corps sans la moindre prétention érudite ou philosophique ; il n’est rien de plus qu’un séducteur prêt à tout pour parvenir à ses fins au point de risquer de tout perdre, âme et statut social compris (« leaving Body, State and Spirit » - l’âme étant la dernière de ses préoccupations). Le spectre de l’âge est représenté de manière concrète (« gray Hairs, Gout and Impotence ») pour désacraliser le motif du carpe diem et présente le personnage comme un opportuniste sans vergogne. Même si la victime de ses charmes n’est pas encore la princesse de Clèves, l’échange a une valeur programmatique, annonçant la destinée de celle-ci pour la faire apparaître comme la dernière d’une longue série de conquêtes (tout comme dans la nouvelle de Madame de Lafayette) sans que rien, si ce n’est la connaissance que le public était susceptible d’avoir du texte original, ne laisse présager la transformation de Nemours en amant sincère. Lee reprend ici les codes des comédies de la Restauration pour présenter Nemours comme un avatar du roué ou « rake », ce type de personnage de jeune aristocrate débauché qui fleurit alors sur scène, et a été notamment inspiré par le célèbre ami devenu ennemi du dramaturge, le comte de Rochester 29 . 28 Lee, The Princess of Cleve, I. 2, p. 5. Traduction française : Tour. Ha, ha ! Eh bien, je parierai que vous en êtes un autre [un libertin]. Qui aurait cru que vous puissiez tromper une femme ainsi, et une femme honorable, de surcroît, qui était si résolue contre [l’amour] ! Ah, seigneur ! votre Grâce a une langue rusée. Nem. Point de ruse, Tournon, ma vocation est claire : c’est de mourir en laissant mon corps, mon état et mon âme pour une jolie femme, et quand viendront les cheveux gris, la goutte et l’impuissance, je n’y songerai plus et ne voudrai que noyer mes souffrances dans l’alcool et être réuni avec mes ancêtres. 29 On peut citer pour point de comparaison le personnage de Dorimant dans The Man of Mode de George Etherege (1676), lui-même probablement inspiré par Rochester. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 352 Le point commun le plus remarquable est celui de la conversion finale de Nemours dans les derniers vers de la pièce, qui renvoie en miroir à la conversion de Rochester sur son lit de mort, virulent athée miraculeusement devenu anglican in extremis 30 : Nem. For my part, the Death of the Prince of Cleve, upon second thoughts, has so truly wrought a change in me, as nothing else but a Miracle cou’d ‒ For first I see, and loath my Debaucheries‒ Next, while I am in Health, I am resolv’d to give satisfaction to all I have wrong’d; and first to this Lady, whom I will make my Wife before all this Company e’er we part‒This, I hope, whenever I dye, will convince the World of the Ingenuity of my Repentance, because I had the power to go on. He well Repents that will not Sin, yet can, But Death-bed Sorrow rarely shews the Man 31 . Le distique final, qui s’apparente à une sentence, met fortement en doute la résolution de Nemours. Les opinions critiques quant à cette confession / conversion divergent là aussi : alors que Robert Hume la voit sous un angle purement satirique, comme une moquerie finale de Lee contre son ennemi dont il n’admet pas la transformation hagiographique, les Collington la prennent au contraire au sérieux, comme un double de la conversion de Nemours dans la nouvelle de Madame de Lafayette 32 . Il ne faut pas oublier que ce revirement a la valeur d’un coup de théâtre et que ceux-ci étaient fréquents dans le théâtre de l’époque. La puissance pathétique de la mort du prince et de la retraite de la princesse ne doit pas être sous-estimée, même dans un contexte où les spectateurs étaient très probablement déjà familiers 30 Gilbert Brunet en a fait le récit dans Some Passages on the Life and Death of the Right Honourable the Earl of Rochester, who died on the 26 th of July, 1680. Written by his Own Direction on his Death-Bed, Londres, R. Chiswel, 1680.Voir aussi Cottegnies, « La réception », et Hume, « The Satiric Design », p. 129. 31 Lee, The Princess of Cleve, V. 3, p. 71. Traduction française : Nem. Pour moi, la mort du prince de Clèves, finalement, m’a tellement bouleversé, que rien d’autre qu’un miracle n’aurait pu engendre ce changement. Pour la première fois je vois et déteste ma débauche. Désormais, puisque je suis en bonne santé, je suis résolu à apporter satisfaction à tous ceux à qui j’ai fait du tort ; et pour commencer à cette dame [ Marguerite ] , que je vais épouser devant cette compagnie avant que nous nous séparions. Ceci va, je l’espère, convaincre le monde de la sincérité de ma repentance au moment de ma mort, parce que j’avais la force de continuer. Celui qui se repent bien ne commettra pas de péché même s’il le peut, Mais l’affliction montrée sur un lit de mort prouve rarement l’homme. 32 Collington, « Adulteration or Adaptation ? », p. 208. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 353 de l’intrigue et de son dénouement - l’expectative pouvait même ajouter à la valeur sentimentale de celui-ci. On peut donc considérer que, plutôt que de trancher entre une conversion sincère ou au contraire artificielle et ironique, Lee ménage une fin ouverte qui autorise les deux interprétations. Le vers final lui-même n’est pas aussi assertif qu’il y paraît de prime abord : l’adverbe « rarely » peut être pris soit comme un euphémisme (signifiant « jamais »), soit au sens propre, suggérant la possibilité d’une conversion véritable pour un Nemours qui serait alors un homme entre mille. Le personnage se dédoublerait alors : en temps qu’alter ego de Rochester, sa conversion est mise en doute, mais en tant que Nemours, elle reste possible. Cette fin ouverte peut sembler contredire la visée satirique qui avait déterminé jusqu’alors le personnage, mais il pourrait s’agir là d’une stratégie pour déjouer la censure dont Lee avait déjà fait les frais pour une pièce précédente. En effet, Lee avait précédemment rédigé une pièce relatant la Saint- Barthélémy, comme il le rappelle lui-même dans sa préface : This Play, when it was Acted, in the Character of the Princess of Iainville, had a resemblance of Marguerite in the Massacre of Paris, Sister to Charles the Ninth, and Wife to Henry the Fourth King of Navar: That fatal Marriage which cost the Blood of so many Thousand Men, and the Lives of the best Commanders. What was borrowed in the Action is left out in the Print, and quite obliterated in the minds of Men. […] I was, I confess, through Indignation, forc’d to limb my own Child, which Time, the true Cure for all Maladies, and Injustice has set together again. The Play cost me much pains, the Story is true, and I hope the Object will display Treachery in its own Colours 33 . L’amertume de l’auteur est perceptible dans cette préface : loin de chercher à faire oublier cet échec précédent, il s’emploie au contraire à le légitimer et à en dénoncer l’injustice. Lee offre ainsi une clé de lecture à ses spectateurs en insistant sur la reprise du même contexte géographique et historique et sur la continuité entre certains personnages d’une pièce à l’autre, 33 Nathaniel Lee, The Princess of Cleve, « To the Right Honourable Charles Earl of Dorset and Middlesex », n.p. [ sig. A ] . Traduction française : « Cette pièce, lorsqu’elle a été représentée, avait parmi ces personnages une princesse de Jainville, qui avait une certaine ressemblance avec la Marguerite de la Saint-Barthélémy, sœur de Charles IX, et épouse d’Henri IV de Navarre, dans cette union fatale qui a versé le sang tant de milliers d’hommes, et a coûté la vie aux meilleurs commandants. Ce qui a été emprunté dans l’action a été effacé de la publication, et complètement oublié par les hommes. […] J’ai été, je le confesse, poussé par l’indignation à mutiler mon propre enfant, que le temps, le véritable remède à toutes les maladies, et l’injustice ont réparé. La pièce m’a coûté de grands efforts, l’histoire en est vraie, et j’espère que son sujet révèlera la trahison sous toutes ses formes ». Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 354 qu’il affirme sans ambiguïté avoir réutilisés et « transplantés », en d’autres termes « recyclés », d’une pièce à l’autre. Il situe également ses personnages historiquement en esquissant un arbre généalogique qui souligne leur statut noble voire royal et, par conséquent, élève implicitement sa pièce qui atteint à ce stade au genre de l’histoire ou de la tragédie. Le Massacre à Paris de Lee est présenté comme un filigrane que le spectateur est invité à déchiffrer à travers la surface déformée de cette réécriture de La Princesse de Clèves. On peut supposer que cette « pièce dans la pièce » ou plutôt « pièce sous la pièce » résiste et se manifeste comme une présence hétérogène à l’intérieur de The Princess of Cleve dont elle approfondit mais complique aussi la lecture en plaçant au cœur de son projet l’hybridité générique - en d’autres termes en cassant les codes : du roman au théâtre, de l’histoire à la tragicomédie. Lee identifie ensuite les raisons qui l’ont poussé à écrire The Princess : But this Farce, Comedy, Tragedy or meer Play, was a Revenge for the Refusal of the other; for when they expected the most polish’d Hero in Nemours, I gave ’em a Ruffian reeking from Whetstone’s-Park 34 [ . ] Mais contre qui Lee entend-il se venger ? contre le public coupable de son manque de discernement, dans le cas de sa précédente pièce aussi bien que de la nouvelle de Madame de Lafayette ? Les Collington soutiennent en effet que Lee - contrairement à ce qui est généralement avancé par les critiques - avait une fine connaissance de l’œuvre de Madame de Lafayette et de ses sources et cherchait à en promouvoir une lecture « vraie », ne se limitant pas à des clichés sentimentaux. Ou bien cherche-t-il à se venger des censeurs qui avaient retiré sa pièce pour des raisons politiques et personnelles liées à sa volte-face des Whigs vers les Tories ? Ceci pourrait expliquer sa tentative de démolition de Rochester à travers le personnage de Nemours, et pourrait justifier par conséquent le choix de ce sujet. Il est sans doute impossible d’apporter une réponse définitive à cette question du destinataire de la vengeance de Lee, mais il n’en reste pas moins que le dramaturge situe son projet théâtral à la croisée d’impératifs personnels et politiques qui semblent entremêlés et ajoutent un niveau de complexité supplémentaire à une œuvre déjà déroutante. La préface révèle une stratégie auctoriale de traduction et d’adaptation qui « domestique » le contexte de la nouvelle en confirmant les préjugés antifrançais des lecteurs anglais à une époque charnière de transition dynastique où la religion catholique était particulièrement sujette à caution pour des raisons politiques. Mais en faisant du personnage de Nemours, 34 Ibid. Traduction française : « Mais cette farce, comédie, tragédie ou simple pièce, était une vengeance pour le refus de l’autre ; car quand ils s’attendaient à voir en Nemours le héros le plus poli de tous, je leur ai donné un scélérat à l’odeur nauséabonde de Whetstone Park » (lieu connu pour ses prostituées). Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 355 libertin repenti par l’amour dans la nouvelle de Madame de Lafayette, un roué ou « rake », personnage-type indissociable des comédies de la Restauration et du XVIII e siècle, la pièce met en place une autre forme de domestication qui contribue à adapter sa source au contexte culturel de l’Angleterre de son époque tout en se montrant réceptif à l’ironie sous-jacente du roman. Ironie et travestissement burlesque Dans un des rares articles critiques sur cette pièce, consacré à la relation de Lee au texte de Madame de Lafayette et à ses sources, Tara et Philip Collington identifient la transformation radicale du roman par le dramaturge comme « un travestissement burlesque », selon les termes de Gérard Genette : Le travestissement burlesque modifie donc le style sans modifier le sujet ; inversement la ‘parodie’ modifie le sujet sans modifier le style 35 . Cette interprétation de The Princess of Cleve est convaincante puisque, de fait, Lee suit de près les principales étapes de l’intrigue principale. Le terme de « travestissement burlesque » est d’autant plus approprié que le travestissement joue directement un rôle dans cette pièce marquée par plusieurs scènes de bal masqué, et notamment par la dissimulation de Marguerite qui parvient à confondre Nemours grâce au travestissement. Toutefois, Lee ne se contente pas de modifier - voire de métamorphoser - le style. Au contraire, il révise la structure de l’œuvre en renversant l’équilibre entre intrigue principale et intrigues secondaires, et en ajoutant pour ces intrigues secondaires des personnages nouveaux ou en développant et en transformant des personnages secondaires existants dans l’œuvre de Madame de Lafayette. Ce renversement produit en réalité un déséquilibre en centrant la pièce sur le personnage de Nemours, d’une part, mais aussi, d’autre part, en donnant la priorité (dans l’ordre chronologique de présentation mais aussi dans le temps occupé) à ces intrigues secondaires grivoises et répétitives, puisqu’elles consistent à organiser les relations extra-conjugales par la dissimulation et la tromperie (comme les quatre histoires insérées dans la nouvelle). Toute la question est de savoir si la vertu du prince et de la princesse de Clèves s’en trouve rehaussée ou au contraire contaminée. Un exemple de ce travestissement burlesque peut être observé en comparant les premières pages de Madame de Lafayette au prologue qui occupe une fonction similaire dans la pièce. Le prologue de trente-deux vers semble commencer par un portrait élogieux de la société qui sera dépeinte dans la 35 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 355 (c’est lui qui souligne). Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 356 pièce, mais évolue rapidement vers une critique de l’hypocrisie et de la corruption : Trust was the Glory of the foremost Age, When Truth and Love with Friendship did engage; When Man to Man cou’d walk with Arms entwin’d, And vent their Griefs in spaces of the Wind; Express their minds, and speak their thoughts as clear, As Eastern Mornings op’ning to the year. But since that Law and Treachery came in, And open Honesty was made a Sin, Men wait for Men as Dogs for Foxes prey, And Women wait the closing of the day. There’s scarce a man that ventures to be good, For Truth by Knaves was never understood; For there’s the Curse, when Vice o’er Vertue rules, That all the World are Knaves or downright Fools. [ … ] Thus Times are turn’d upon a private end, There’s scarce a Man that’s generous to his Friend. But there’s a Monarch on a Throne sublime, That makes Truth Law, and gives the Poets Rhime; [ … ] William the Sovereign of our whole Affairs, Our Guide in Peace, and Council in the Wars 36 . 36 Lee, The Princess of Cleve, « The Prologue», n.p. [ sigAa ] . Traduction française : La confiance était la gloire de cet âge passé, Quand la vérité et l’amour s’unissaient à l’amitié ; Quand les hommes pouvaient marcher les bras enlacés, Et laisser leurs peines au vent s’envoler ; Exprimer leurs idées, dire leurs pensées avec la même clarté Que l’aurore à l’est commence chaque année. Mais depuis que la loi s’est alliée à la trahison, Et que la pure honnêteté est devenue un péché, L’homme observe l’homme comme le chien le renard Tandis que la femme attend que s’achève le jour. Il n’y a guère d’hommes qui se risquent à être bons, Car la vérité n’est jamais comprise par les coquins. Car voilà la malédiction : quand le vice règne sur la vertu, Le monde entier est plein de coquins, ou bien d’idiots. Ainsi les temps sont à la merci d’intérêts privés ; Un homme généreux envers son ami on peine à trouver. Mais sur le trône siège un monarque sublime, Qui fait de la vérité une loi, et donne aux poètes la rime ; Guillaume le souverain règne sur notre état et ses affaires, Notre guide dans la paix, notre conseiller dans la guerre. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 357 Bien qu’il ne s’agisse pas d’une traduction exacte ni même proche, les deux premiers vers peuvent rappeler la célèbre première phrase du roman : « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat, que dans les premières années du règne de Henri second 37 ». La connotation éminemment positive de ces deux premiers vers, la référence à un âge d’or passé (« the foremost Age »), leur rythme de balancier, les effets de sonorité (répétition de l’attaque consonantique « trust/ truth » et assonance en « o » en anglais, assonance en « a » en français) invitent à rapprocher les deux incipits. Dans les pages qui suivent, toutefois, Madame de Lafayette entreprend un portrait personnalisé de la cour d’Henri II, tandis que Lee s’en tient (du moins jusqu’à l’avant-dernier vers) à des généralisations morales. L’effet est déconcertant pour le lecteur qui pouvait s’attendre à une brève présentation historique de la cour de France ; et ce d’autant plus qu’il s’avère enfin, dans le distique final, que le dramaturge se livre à un panégyrique de la cour d’Angleterre nouvellement établie de Guillaume d’Orange : ces vers, si ce n’est tout le prologue, ont très certainement été ajoutés pour la publication puisque la pièce a été jouée pour la première fois sous le règne de Jacques II. Outre l’hommage habituel au souverain, ce prologue peut donc être vu comme la première étape de la mise en place d’une stratégie « à tiroirs » qui déjoue les attentes qu’elle crée elle-même pour le spectateur. Si la partie centrale du prologue s’éloigne de l’incipit de Madame de Lafayette, elle rejoint pourtant le texte qui apparaît quelques pages plus loin dans le roman, où le ton se fait plus moralisateur : L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette Cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêts et tant de cabales différentes, et les Dames y avaient tant de part, que l’Amour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à l’Amour. Personne n’était tranquille, ni indifférent ; on songeait à s’élever, à plaire, à servir, ou à nuire ; on ne connaissait ni l’ennui, ni l’oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs, ou des intrigues 38 . Le prologue reprend la symétrie introduite entre hommes et femmes dans ce passage, qui opère un retour à l’incipit par l’emploi du mot « galanterie » comme deuxième élément d’un syntagme, tandis que « l’ambition » ‒ terme bien plus négatif - s’est substituée à la « magnificence ». L’art de la litote de Madame de Lafayette 39 est remplacé par l’emploi de termes où la critique moralisatrice n’a plus rien de discret, termes qui s’opposent de manière 37 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 331. 38 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 341-342. 39 Voir par exemple Georges Molinié, « Approches stylistiques de La Princesse de Clèves », L’Information grammaticale, n° 43, 1989, p. 23-36, p. 23. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 358 beaucoup plus nette que dans le roman : « Law and Treachery », « Honesty was made a Sin », et qui culminent dans le cliché « Vice o’er Vertue rules ». L’ironie de Madame de Lafayette, basée notamment sur un jeu de négations et d’antanaclases qui rendent les termes « affaires » et par ricochet « plaisirs » et « intrigues » lourds de sens, cède la place à une censure pleine et entière qui semble tout droit sortie d’un sermon protestant. Si les « affaires » de la cour de France mêlaient amour et politique, celles évoquées dans le prologue font appel à un sens du mot « affaires » qui était sans doute plus sous-jacent chez Madame de Lafayette : celui du commerce. Là où Madame de Lafayette dénonçait une forme de corruption politique dans la collusion du privé et du public, Lee déplace sa critique vers une prostitution évoquée dans des termes crus : Women turn Vsurers with their own affright, And Want’s the Hag that rides ’em all the night. The little Mob, the City Wastcoateer, Will pinch the Back to make the Buttock bare, And drain the last poor Guinea from her Dear 40 . L’acte sexuel et la nudité sont évoqués sans détours et associés explicitement à une transaction. Les termes de « mob » et de « waist coateer » désignent des prostituées de bas étage 41 ; celui de « usurer » (« usurier ») complète l’image d’une société peu recommandable. Les références précises à ces professions et à la ville déplacent l’intrigue de la cour de France vers ce qui semble être les bas-fonds londoniens, le recours à des termes argotiques étant révélateur d’une stratégie de « domestication » qui consiste à faire oublier la France telle qu’elle est décrite par Madame de Lafayette au profit de clichés sur celles-ci ou d’un environnement plus familier (sans surprise, les comédies de la Restauration se situent d’ailleurs pour la plupart en ville). Le prologue met donc en place une stratégie paradoxale qui sera largement celle de la pièce : évoquer la nouvelle de Madame de Lafayette dans un mélange de grande distance et de précision pour la réinventer sous un autre jour tout en flattant le goût du public anglais. Si l’on reprend la terminologie genettienne, le « style » est modifié sans que le sujet le soit fondamentalement. En d’autres 40 Lee, The Princess of Cleve, « The Prologue», n.p. [ sig. Aa ] . Traduction française : Les femmes deviennent usurières de leur propre peur, La pauvreté est la sorcière qui les monte la nuit. La petite putain, la courtisane citadine Pincent le dos pour dénuder le derrière Et prendre à leur amant sa dernière pièce. 41 « Mob, N.(1) » Oxford English Dictionary, Oxford UP, July 2023. En ligne : https: / / doi.org/ 10.1093/ OED/ 3788728673 ; « Waistcoateer, N. », ibid., December 2023. En ligne : https: / / doi.org/ 10.1093/ OED/ 1494164547. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 359 termes, Lee a très largement forcé le trait - mais est-ce à dire qu’il a trahi l’œuvre de Madame de Lafayette ? Nathalie Grande a montré combien l’ironie, la satire et l’humour informaient La Princesse de Clèves, avec un doigté et une précision néanmoins bien étrangers à Lee dans cette pièce 42 . Tara et Philip Collington affirment combien la pièce doit à une lecture fine, quoique légèrement à contre-courant, du roman de la part du dramaturge 43 . Il nous semble que la transformation d’un humour généralement discret en un comique grivois confirme néanmoins la tentative d’une révision satirique de l’original qui relève de la caricature plus que de l’hommage. Toutefois, le travestissement que subit La Princesse de Clèves sous la plume de Lee ne doit pas nécessairement être vu comme un échec : il peut également apparaître comme une tentative positive d’un dramaturge de renouveler le théâtre par une pratique radicale du mélange des genres tout en cherchant à faire ressortir un propos sous-jacent dans sa source. Mais quel est donc l’objet de ce travestissement, de cette satire ? Apporter une réponse claire à cette question pourtant simple n’est pas évident. On pourrait se demander si Lee ne déteste pas la nouvelle de Madame de Lafayette (ou ce qu’elle représente) et ne cherche pas sciemment à lui faire subir une violente dégradation, anticipant de trois siècles la démarche d’auteurs tels que Edward Bond ou Tom Stoppard face à l’œuvre de Shakespeare, dans des pièces où l’admiration se mêle à la volonté de désacralisation, voire d’avilissement d’une œuvre. Cette comparaison peut sembler incongrue, mais de fait la Grande-Bretagne de la fin du XVII e siècle se trouvait dans une situation de profonds bouleversements aux niveaux politique, religieux et esthétique, bouleversements directement issus d’un questionnement sur sa place dans le monde et sur une reconfiguration des équilibres nationaux au niveau européen dans un contexte d’expansion coloniale. Face au dramaturge « maudit » Nathaniel Lee, l’œuvre de Madame de Lafayette pouvait sembler incarner une autorité et une position de force face à laquelle il se rebelle ouvertement - tout en reconnaissant sa beauté dans les scènes clés où le sacrifice de Monsieur et Madame de Clèves est présenté positivement. À une époque où les femmes publient et signent de plus en plus leurs œuvres de leurs propres noms, l’identité féminine de l’autrice ne serait pas forcément apparue comme un désavantage face à un auteur masculin de second plan ; sur le terrain national, Lee devait faire face à la concurrence non seulement de dramaturges masculins (tels les plus célèbres auteurs de la Restauration comme Congreve, Vanbrugh ou Otway), 42 Grande, Le Rire galant, p. 269-294. 43 Collington, « Adulteration or Adaptation ? », p. 223-225. Cette interprétation ne fait néanmoins pas l’unanimité : Line Cottegnies par exemple la juge « généreuse », « La réception », paragraphe 12. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 360 mais aussi d’autrices, à commencer par le « triumvirat féminin de l’esprit » 44 : Aphra Behn, Delarivier Manley et Eliza Haywood, dont les pièces et autres ouvrages connaissaient un franc succès. Il ne faut pas oublier non plus que la nouvelle avait d’abord été publiée anonymement et que les doutes sur sa « maternité » subsistaient au moment de la publication de la traduction anglaise, puisque celle-ci identifie plusieurs auteurs dont Segrais. Le traitement désacralisant dont fait l’objet La Princesse de Clèves pourrait signifier une réaction de rejet, voire de jalousie, d’un dramaturge n’ayant jamais triomphé et qui est en perte de vitesse face à des auteurs et autrices recevant davantage la faveur du public. The Princess of Cleve donne ainsi un exemple original de réception extrême, pour ne pas dire « ratée » de la nouvelle de Madame de Lafayette, qui peut tout juste être reconnue à l’aune de ce miroir déformant. C’est pourtant le propre de toute adaptation que de modifier sa source et de devoir négocier entre les critères de l’original et les exigences de sa réinvention. Sans doute sa plus grande originalité est-elle la métamorphose de Nemours en avatar du comte de Rochester, libertin sans scrupules ; mais cette transformation radicale rend l’amour de Madame de Clèves à son égard peu crédible et fait ainsi largement perdre à leur amour maudit la force pathétique qu’il a dans le roman. De plus, Lee cherche en vain à réconcilier le sujet français de sa pièce et le rejet anglais à l’égard du catholicisme en raison du contexte particulier du complot papiste. Plus encore, c’est aussi l’œuvre d’un dramaturge en crise, en perte de repères, qui se montre ici incapable de capitaliser sur ses succès précédents pour emporter l’adhésion du public dans sa tentative de réinvention des codes - tentative dont Madame de Clèves est la victime plutôt que la partenaire consentante. 44 « The Fair Triumvirate of Wit ». Ces trois autrices avaient été ainsi surnommées par James Stirling dans un poème dédicatoire publié en exergue de Secret Histories, Novels, and Poems d’Eliza Haywood (Londres, D. Browne et S. Chapman, 1725, vol. 1, sig. a2).