Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0022
0120
2025
51101
Les belles infidèles d'Elizabeth Griffith, romancière et traductrice de Lafayette
0120
2025
Camille Esmein-Sarrazin
pfscl511010361
PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith, romancière et traductrice de Lafayette C AMILLE E SMEIN -S ARRAZIN U NIVERSITÉ D ’O RLÉANS (POLEN) Elizabeth Griffith (1727-1793) propose en 1777 une nouvelle traduction de La Princesse de Clèves qui avait auparavant été traduite en 1679 et en 1720 1 . Cette nouvelle traduction est très fidèle à la lettre du roman. Elle reprend non seulement l’organisation mais également la typographie et la distribution en paragraphes de l’édition originale du roman, à de rares exceptions près. Griffith, qui s’illustre comme traductrice en proposant des versions anglaises d’ouvrages de Beaumarchais, Voltaire et Diderot, est également romancière. Les romans épistolaires qu’elle publie dans les années 1760 et 1770 s’inspirent de près ou de loin de l’intrigue du plus célèbre récit de Lafayette ou de certains de ses personnages. Plusieurs de ses romans sont traduits en français dans les années qui suivent leur publication et donc diffusés auprès du public français un siècle après La Princesse de Clèves. The history of Lady Barton, publié en 1771, fait l’objet d’une traduction en français en 1788 sous deux titres différents, l’un qui traduit fidèlement le titre anglais (Histoire de Lady Barton), le second qui s’en écarte (Delia, ou Histoire d’une jeune héritière) 2 . Par ailleurs, The Gordian knot, publié en 1769, est traduit en français l’année suivante sous le titre Le Nœud gordien. 1 Première traduction : The Princess of Cleves, the most famed romance written in French. Rendred into English by a person of quality, Londres, R. Bentley et M. Magnes, 1679. Deuxième traduction : A Select Collection of Novels, London, J. Watts, 1720, vol. 2. Troisième traduction, révisée et abrégée par E. Griffith : A Collection of Novels, selected and revised by Mrs Griffith, Londres, G. Kearly, 1777, vol. 2. 2 Histoire de Lady Barton par Mme Griffith traduite de l’anglois, Londres/ Paris, Poinçot, 1788, 2 vol./ Lausanne, J. Mourer, 1788, 2 t. en 1 vol. (même édition, seule la page de titre diffère). Delia, ou Histoire d’une jeune héritière, Londres et Paris, D.- M. Letellier, 1788, 3 vol. Indépendamment de la différence de titre et de tomaison, il s’agit bien de la même traduction. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 362 Ces deux romans présentent de grandes proximités par la diégèse avec La Princesse de Clèves, en particulier Lady Barton. Dans ce récit, la romancière ne se contente pas de s’inspirer du roman de Lafayette, mais en illustre la morale et la psychologie en mettant à l’honneur les mêmes éléments : peinture de la passion, amour propre, vertu et repos. Griffith semble ainsi, comme traductrice et comme romancière, redevable d’une conception de la fiction romanesque élaborée par Lafayette. Du français à l’anglais et de l’anglais au français : des éléments communs mis à l’honneur dans l’écriture et le traitement des caractères La traduction de La Princesse de Clèves par Griffith, publiée en 1777, est présentée dans les bibliographies comme une traduction révisée et un peu abrégée. Il s’agit en réalité d’une traduction qui présente une très grande fidélité au roman de Lafayette 3 . Non seulement les éléments historiques et les histoires insérées y sont conservés intégralement (alors que les versions abrégées de romans suppriment très souvent ces éléments, si l’on pense aux abrégés des romans de La Calprenède ou de L’Astrée au XVIII e siècle), mais les passages au discours direct sont également repris avec fidélité et précision, et ne font pas l’objet de coupes ou de simplifications sur le plan narratif. Il semble donc que, malgré la distance temporelle, la traductrice n’ait pas ressenti le besoin d’une modernisation du texte afin de le conformer au goût de ses contemporains. Les traductions des romans de Griffith ne présentent pas d’indications explicites quant à l’identité du traducteur. Nous n’avons pu identifier le traducteur de Lady Barton, la seule indication étant le sous-titre de la traduction intitulée Delia 4 . En revanche, la traduction du Nœud gordien a été attribuée par Barbier et par Pierre Conlon à Anne-François-Joachim Fréville, homme de lettres responsable de nombreuses traductions de l’anglais vers le français 5 . Le paratexte de ces différentes traductions est très instructif. En 3 Sur les traductions, voir Mildred S. Green, « The Victorian Romanticizing of Sex: Changes in English Translations of Madame de Lafayette’s “La Princesse de Clèves” », The Papers of the Bibliographical Society of America, vol. 70, n° 4, 1976, p. 501-511. https: / / www.jstor.org/ stable/ 24302305? seq=1, page consultée le 21/ 12/ 2023. 4 Le sous-titre « par Mme de *** » peut référer à la romancière anglaise, non nommée, ou à une éventuelle traductrice qui resterait dans l’anonymat. 5 Antoine-Alexandre Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes composés, traduits ou publiés en français, 2 e éd., Paris, Barrois l’aîné, 1822-1827, t. II, Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 363 effet, il montre ce que recherche alors le public français et ce qu’on souhaite lui donner à lire. Le bref avertissement de l’Histoire de Lady Barton présente l’histoire comme une « bagatelle » et souligne le succès rencontré par les œuvres de Griffith auprès du public anglais. Il met en avant deux éléments différents, qui rejoignent ce qui est alors jugé caractéristique des récits de Lafayette, si l’on en croit les critiques français du XVIII e siècle (Lenglet-Dufresnoy, Marmontel, Staël, ou encore Rousseau et Voltaire 6 ), la peinture des passions et la présentation de la vertu sous un jour aimable à même de plaire voire d’édifier. Le premier point est particulièrement intéressant car le traducteur utilise le terme délicatesse, qui est souvent employé dans la critique contemporaine à propos de Lafayette : Il y a de l’esprit, de la délicatesse, des situations heureuses, beaucoup de variété dans les caractères qui sont très-bien soutenus, de la vivacité dans la peinture des passions 7 . À la même date, La Dixmérie voit dans les romans de Lafayette des « modèles de vraisemblance, de naturel & de délicatesse » et le rédacteur de la Bibliothèque universelle des romans évoque également la « délicatesse des sentiments » de La Princesse de Clèves 8 . On retrouve le terme chez Rousseau, grand lecteur de Lafayette, qui fait de La Princesse de Clèves le modèle explicite de la Nouvelle Héloïse 9 . Le deuxième point renoue avec le discours préfaciel du XVII e siècle, avec assez peu d’originalité, en montrant l’importance de présenter la vertu récom- 1823, p. 440. Pierre Conlon, Le Siècle des lumières : bibliographie chronologique, Genève, Droz, 1983-1996, t. XVI. Voir également Angus Martin, Vivienne G. Mylne et Richard Frautschi, Bibliographie du genre romanesque français 1751-1800, Londres, Mansell, 1977. 6 Voir Camille Esmein-Sarrazin, La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans du XVII e siècle de 1700 à 1900, Paris, Classiques Garnier, 2023. 7 Histoire de Lady Barton par Mme Griffith, « Avertissement », Londres/ Paris, Poinçot, 1788, non paginé. 8 Nicolas de La Dixmérie, Les Deux Âges du goût et du génie français, sous Louis XIV et sous Louis XV, La Haye / Paris, Lacombe, 1769, p. 109 et p. 359. Bibliothèque universelle des romans, novembre 1775, p. 19 et janvier 1776, p. 186-188. 9 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, dans Œuvres complètes, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond éds., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, t. I, Livre XI, p. 545-546. La notion est reprise au siècle suivant à propos de Lafayette par Taine, Stendhal ou Sainte-Beuve. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 364 pensée et le vice châtié : « Le vice y est toujours montré sous ses noires couleurs, la vertu aimable et intéressante 10 . » L’avertissement du Nœud gordien se montre plus éloigné de ce discours préfaciel en partie daté. Le traducteur y présente l’œuvre par sa « saine philosophie » et considère que « l’ouvrage tire son principal mérite de la finesse des observations faites sur la nature de l’homme 11 . » On y retrouve l’évocation des passions et des vertus : On ne peut s’empêcher d’admirer l’exactitude avec laquelle l’Auteur y peint les vices, les vertus, les passions & les usages de quelques Nations de l’Europe 12 . Plus original, le traducteur met ici l’accent sur le caractère anglais de ce récit, soulignant que l’« Anglomanie » alors en vogue devrait servir ce roman auprès du public français, mais insistant également sur le fait que les nombreuses digressions et même l’absence de plan d’ensemble doivent être attribuées au « génie anglois » qui l’amène à citer un « Auteur célèbre ». Ce dernier n’est pas nommé mais on y reconnaît aisément Voltaire : Que le génie Anglois ressemble jusqu’à présent à un arbre touffu, planté par la nature, jetant au hasard mille rameaux, & croissant inégalement avec force. Il meurt si vous voulez forcer la nature, & le tailler en arbre des jardins de Marly 13 . L’importance de la psychologie - et d’une psychologie typiquement féminine en vertu de laquelle l’attribution du texte fait peu de doute, aux yeux des critiques du XVIII e et surtout du XIX e siècle - est également le trait que relève Griffith dans la préface de sa traduction de La Princesse de Clèves : elle cite en effet « the delicacy » à propos des paroles et des comportements des héros. Par ailleurs, elle donne trois éléments pour exemples des traits nouveaux et frappants que présente le roman. Le premier est l’aveu de la princesse à son mari, le deuxième est la constance avec laquelle la princesse se conduit tout au long de la narration, le troisième et dernier le fait qu’elle ne perd jamais de vue les principes de conduite qui sont les siens dès le début 10 Ibid. Sur ce leitmotiv du discours théorique sur le roman, et en particulier du discours préfaciel, voir Camille Esmein-Sarrazin, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 466 sq. 11 Le Nœud gordien, Londres, 1770, t. 1, « Avertissement » non paginé. 12 Ibid. 13 Ibid. Il s’agit des dernières phrases d’une des Lettres philosophiques de Voltaire ; la citation est littérale à l’exception du tout début « Le génie poétique des Anglais… » (Lettres philosophiques, Paris, Garnier, 1879, lettre 18 « Sur la tragédie », t. 22, p. 148-156, ici p. 156). Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 365 du roman 14 . Le paratexte de cette traduction, à l’instar de celui des romans de Griffith, institue ainsi la vertu et la psychologie comme les deux principales caractéristiques d’une forme romanesque présentée comme un modèle d’écriture. Lady Barton : points communs et différences avec les récits de Lafayette La lecture des deux romans traduits en français convainc d’emblée de l’influence de l’autrice française sur l’autrice anglaise. Malgré les différences - narration épistolaire, absence d’éléments historiques, pathétique omniprésent, juxtaposition de points de vue différents par le biais des différents épistoliers - il y a en effet une très grande proximité dans la trame, dans certains détails, et plus particulièrement dans les choix psychologiques. Le cas le plus convaincant est celui de Lady Barton, roman qui permet de montrer à la fois ce que le roman anglais retient du roman français et ce qu’il modifie sans y renoncer. Lady Barton, une femme mariée depuis peu, n’aime pas son mari qui lui est indifférent et qu’elle a épousé sans passion. Un ami de son mari, Lord Lucan, homme droit et sincère, l’aime en cachette et s’en ouvre à un ami à qui il parle de la femme qu’il aime sans la nommer. Le mari, Lord Barton, que l’indifférence de sa femme a détourné de l’amour conjugal, ne parvient pas à accepter cette situation et a rapidement des soupçons qui le rendent jaloux et malade. Au fur et à mesure qu’elle découvre la passion qui la gagne, Lady Barton se réfugie dans un petit pavillon proche de sa demeure pour y rêver à l’homme qu’elle aime, et dans ce pavillon elle est surprise par Lord Lucan, qui s’y livre à un aveu passionné tout en disant la respecter et n’attendre rien en retour. Enfin, un autre homme, épris de l’héroïne, devine sa passion partagée avec Lord Lucan et s’en ouvre à elle, ce qui fait avancer l’intrigue en rendant le mari désespérément jaloux et en obligeant Lady Barton à lui révéler sa situation. Le roman se termine sur la mort de l’héroïne, dont la vertu et l’honneur ont été révélés à tous par les déclarations de son amant ainsi que du traître qui avait tenté de la faire passer pour adultère. D’emblée, on peut noter de très nombreuses proximités dans l’intrigue. À cela, il faut ajouter le fait que d’autres couples donnent l’image de relations adultères, d’hommes jaloux ou intrigants, recherchant des intrigues et des unions passagères, mais donnent aussi l’image de mariages heureux où les deux protagonistes s’aiment et sont comblés par une vie commune sereine. 14 « Character of the princess of Cleves, by the editor », dans A Collection of Novels, selected and revised by Mrs Griffith, vol. 2, non paginé. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 366 On pourrait aller plus loin en voyant dans la scène où la princesse de Clèves, dans le petit pavillon, rêve de Nemours et orne de rubans la canne qui lui appartient, une scène fondatrice de la littérature romanesque sentimentale et psychologique. En effet cette scène, qui est reprise avec quelques variations mais reste bien reconnaissable dans Lady Barton, inspire également Le Nœud gordien, de la même romancière, mais aussi Love in Excess d’Eliza Haywood, où Méliora est interrompue dans sa rêverie par d’Elmont 15 . En dépit des profondes proximités de la diégèse de Lady Barton avec La Princesse de Clèves, il faut noter des différences dans la narration. Le caractère épistolaire de la narration (l’héroïne écrit à sa sœur, Miss Cleveland, celle-ci lui répond, et parallèlement Lord Lucan écrit à un homme qui se trouve être l’amant de Miss Cleveland avant de l’épouser à la fin du roman) privilégie les points de vue de ces quatre personnages. La forme épistolaire fait que l’héroïne s’épanche fréquemment auprès de sa sœur, qui devine ainsi l’amour naissant chez Lady Barton et cherche à l’éclairer ; le lecteur lui-même lit de façon implicite l’amour et la jalousie chez l’héroïne lorsqu’elle-même n’en est pas encore consciente. De plus, on ne peut qu’être sensible au caractère profondément pathétique du roman, qui ne cesse de rapporter les pleurs de l’héroïne, de l’amant ou de personnages secondaires, et où la mort de l’héroïne est mise en scène à la fin du récit : tandis que les autres personnages présents lors de cette scène d’agonie s’épanchent, elle-même reste stoïque. Ces proximités comme ces différences sont réelles et montrent combien le roman de Lafayette a pu marquer les contemporains et le public anglais, même si les formes romanesques en vogue un siècle plus tard se détachent de la forme de la nouvelle historique qu’avaient illustrée les récits de Lafayette. Une réflexion sur la passion amoureuse entre amour propre, repos et vertu Au-delà de la diégèse et de traits de comportement marquants ou de personnages caractéristiques du romanesque lafayettien, il y a dans ce roman de Griffith des éléments qui montrent une dette plus profonde de la traductrice de La Princesse de Clèves. En effet, un type très particulier de morale et 15 Orla Smyth, « Fashioning Fictional Selves From French Sources: Eliza Haywood’s Love in Excess », dans Writing and Constructing the self in Great Britain in the Long Eighteenth Century, John Baker, Marion Leclair et Allan Ingram dir., Manchester, Manchester University Press, 2019, p. 73-94. Baudoin Millet, qui a traduit le roman d’Eliza Haywood, montre combien le début du roman est une véritable réécriture de La Princesse de Clèves (Eliza Haywood, Les Excès de l’amour, trad. et éd. Baudoin Millet, Paris, Classiques Garnier, 2018, « Introduction », p. 7-88). Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 367 de psychologie se dégage de ce roman. Il tient peut-être, par delà les époques et les formes littéraires, à l’influence de l’augustinisme sur la fiction romanesque 16 , sinon à l’influence de la psychologie telle qu’elle apparaît dans le roman de Lafayette en 1678. La réflexion sur la passion amoureuse occupe une place centrale dans ce roman. L’héroïne, Lady Barton, exprime à plusieurs reprises dans ses premières lettres son absence d’amour pour son époux et pour tout autre homme. Elle se réjouit de ne pas connaître cette passion qu’elle ne souhaite à personne, à l’instar de Lafayette elle-même dans sa correspondance 17 . En particulier, Lady Barton souligne le fait que son mari est incapable de lui faire éprouver tout comme d’éprouver lui-même une telle passion 18 . Sa sœur est au début du roman du même avis : « Vous dîtes que votre cœur est libre de passions ; applaudissez-vous, Louise, de cette heureuse indifférence 19 . » Peu à peu, alors qu’elle découvre l’amour, Lady Barton regrette son état et se plaît à penser : « j’aurais été heureuse d’avoir fait la connaissance de Lord Lucan avant que d’épouser Sir William 20 . » À partir de là, sans nier la force de la passion, elle ne la conçoit que réciproque et constante, si bien qu’elle écrit à propos d’une amie : Je sais qu’elle aime : je suppose que c’est une passion constante et mutuelle ; si cela n’étoit pas, je la mépriserois, de même que toute femme qui continue d’aimer sans retour. Le véritable amour ne peut être senti que par des êtres supérieurs 21 . Dans cette réflexion sur la passion amoureuse et son lien avec le mariage, Lady Barton est comme guidée par la présence d’une confidente qui devient une conseillère en la personne de sa jeune sœur. Celle-ci sort très rapidement de ce rôle de confidente pour devenir, comme Madame de Chartres dans le roman de Lafayette, la directrice de conscience de sa sœur. En effet, elle ne cesse de chercher à conduire l’héroïne selon la vertu. Très rapidement, Miss Cleveland comprend la situation de sa sœur et fait voir à celle-ci qu’elle est aimée, afin de l’avertir du danger qu’elle court : […] j’avoue que je crains qu’une femme mariée ne soit exposée à des dangers pendant l’absence de son mari. Pour parler vrai, je pense que vous êtes aussi 16 Voir notamment Laurence Plazenet, « Port-Royal au prisme du roman », RHLF, vol. 106, n° 4, 2006, p. 927-958. 17 Voir infra, note 32. 18 Histoire de Lady Barton, t. 1, p. 40. 19 Ibid., t. 1, p. 133. 20 Ibid., t. 2, p. 51. 21 Ibid., t. 1, p. 28. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 368 en danger que notre mere Eve ; il y a certainement quelques serpens autour de vous : vous avez cependant l’avantage d’être avertie du danger 22 . À partir de là, la sœur semble faire entendre la voix de la conscience de l’héroïne. À la suite de l’aveu de Lord Lucan, elle lui reproche d’avoir autorisé un tel aveu par son comportement. De surcroît, elle l’empêche de se leurrer en croyant qu’elle n’a « fait connaître [sa] passion que pour sauver [sa] vertu » 23 . Devenue directrice de conscience de sa sœur, elle semble ici jouer le rôle du narrateur dans La Princesse de Clèves en éclairant le réel fondement du comportement des personnages. Ce rôle de narratrice omnisciente qui juge les personnages apparaît notamment dans un long passage qui oppose les notions de passion et de raison : L’indifférence n’est point naturelle à l’esprit humain, & cependant dès que nos passions sont parvenues à un certain degré de vigueur, ceux mêmes qui se vantent de leur raison & qui comptent le plus sur elle sont ceux qui s’égarent davantage, puisqu’elle ne leur sert le plus souvent qu’à leur prêter des motifs, & à les tromper eux-mêmes en leur donnant surtout trop de confiance en leurs propres forces 24 . Le personnage de la sœur joue un rôle fondamental dans le roman, comme c’est le cas de la mère mais aussi parfois du narrateur dans La Princesse de Clèves. C’est elle notamment qui fait le lien entre amour et amour propre. En effet, alors que Miss Cleveland plaint sa sœur d’aimer un autre homme que son mari, elle attribue la situation de l’héroïne non au mauvais mariage qu’elle aurait fait, mais à la trop grande liberté qui a été la sienne : La tendresse de nos parents pour vous, leur prévention ont jetté les premieres semences de la vanité dans l’esprit de ma Louise […]. Vous êtes devenue par leur mort votre maîtresse, dans un âge où l’amour propre des femmes est le plus dangereux. Jeune, très belle, riche & accomplie, comment pouviez-vous échapper aux pieges de la flatterie. […]. Vous nous assuriez que vous n’aviez point de passion pour sir William, je m’imaginois que c’étoit assez que vous ne connussiez aucun homme qui vous plût davantage, & je ne doutois point de votre bonheur. Que je suis convaincue maintenant de la fausseté de cette opinion 25 . La sœur, on le voit, joue ici le rôle d’une mère ou d’une directrice de conscience. Cela apparaît également lorsque, réfléchissant au mariage de l’héroïne, elle fait voir à celle-ci dans le mécontentement de son mari la 22 Ibid., t. 1, p. 159-160. 23 Ibid., t. 2, p. 87. 24 Ibid., t. 2, p. 87. 25 Ibid., t. 2, p. 74-75. Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 369 découverte de l’absence de sentiment de sa femme : « sir William convaincu qu’il n’avoit pas votre cœur a été mécontent 26 . » Au-delà de cette réflexion sur le statut de la passion et sa place dans le mariage, le roman met en avant la notion de repos, caractéristique des récits de Lafayette. La notion peut, comme chez cette dernière, être comprise à travers une grille de lecture augustinienne, puisqu’elle est systématiquement en lien avec la vertu et la raison. Plus significatif encore, le terme apparaît pour la première fois dans la traduction française du roman à l’intérieur d’un dialogue que nouent deux lettres successives à propos d’une maxime de La Rochefoucauld : « Dans les chagrins de nos meilleurs amis nous éprouvons un sentiment qui ne nous déplaît pas 27 . » Il s’agit d’une maxime supprimée après la première édition, dont la transcription est assez fidèle à la rédaction du moraliste : « Dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas 28 . » Lady Barton, se référant la première à cette maxime qu’elle cite dans sa lettre, évoque l’absence de passion qui la caractérise et dont elle se réjouit : Je ne puis m’empêcher de sentir de la joie de n’avoir jamais eu de passions, mais votre amour est extrême. […] Ciel ! que je serois à plaindre, si j’étois tourmentée de cette cruelle passion. Je suis persuadée que Sir William n’en a pas plus d’idée que d’un sixieme sens 29 . À ce propos avancé par sa sœur, Miss Cleveland répond : Quoique je déteste la maxime de La Rochefoucauld que vous avez citée, je ne vous blâme pas de vous réjouir de votre tranquillité ; mais ne le pourriezvous pas également, quand même je n’aurais pas une passion 30 ? Miss Cleveland poursuit un peu plus loin cette réflexion lorsqu’elle évoque l’absence de passion de sa sœur : « Je me joins très-sincèrement à vous pour souhaiter que, puisque vous n’avez pas encore de passion, vous n’en ayez jamais, étant très-persuadée qu’elle ne contribue pas au bonheur des femmes 31 . » Elle enchaîne en la mettant en garde à propos de ses relations avec sir William, son mari. On voit ici apparaître un idéal de « tranquillité » dans la vie de l’âme, qui fait écho bien entendu aux maximes de La Rochefoucauld mais aussi à des propos tenus par Lafayette soit à l’intérieur de ses fictions, soit dans sa correspondance, en particulier dans la lettre à 26 Ibid., t. 2, p. 75. 27 Ibid., t. 1, p. 45. 28 Maxime supprimée 18, dans François de La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions diverses, éd. Jean Lafond, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1976, p. 134. 29 Histoire de Lady Barton, t. 1, p. 46-47. 30 Ibid., t. 1, p. 55. 31 Ibid., t. 1, p. 57. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 370 Ménage : « Je suis si persuadée que l'amour est une chose incommode que j'ai de la joie que mes amis et moi en soyons exempts 32 . » La notion de repos réapparaît plus loin dans le roman, alors que l’héroïne a pris conscience de la passion amoureuse qu’elle ressent et qu’elle met en lien avec le danger qu’elle court : « Je dois fuir pour toujours, ma Fanny, fuir la vue de celui qui devient à chaque moment plus dangereux pour mon repos 33 . » Lady Barton exprime explicitement les va-et-vient de son cœur et de ses résolutions, là où, chez la princesse de Clèves, le narrateur temporise ce flot de paroles et de pensées : « Au lieu de toucher ce sujet, je lui dirai simplement et tranquillement que je me suis repentie de ma foiblesse, que j’ai su la vaincre & qu’il suive mon exemple. Ah ! Fanny, je désolerois son aimable cœur. Oh ! si je pouvois en mourir, que je serois heureuse ! 34 ». L’héroïne écrit alors à l’homme qu’elle aime et, pour le convaincre de renoncer à leur passion, elle invoque la « vertu », la « raison » et la nécessité de « vaincre une passion [qu’il] ne pourr[ait] entretenir sans qu’elle fût cause des plus grands malheurs & pour [lui] & pour son malheureux objet 35 . » Enfin, le dernier parallèle qui me semble devoir être fait entre ce roman et celui de Lafayette concerne la mort du personnage féminin. Dans le roman de Griffith, l’héroïne meurt sous les yeux de son mari et de sa sœur. Sa mort exemplaire est ainsi soulignée par des témoins qui expriment la tranquillité d’âme de Lady Barton. L’amant exprime lui aussi son désespoir dans une autre lettre. Malgré le pathétique de la scène au cours de laquelle le mari reconnaît l’innocence de son épouse et se repent de ne pas l’avoir crue, la constance et la quasi sécheresse de la mourante rappelle les récits de fiction de Lafayette ainsi que le récit de la mort d’Henriette d’Angleterre dans ses mémoires 36 . Les dernières paroles de Lady Barton sont pour son époux : « si je ne vous ai pas toujours aimé comme je devois, je méritois du moins votre estime. Voilà ma Fanny qui a été le témoin de ma foiblesse & de ma vertu, tous les mouvemens 32 Lettre 53-1 à Ménage du 18 septembre [1653], dans Madame de Lafayette, Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 843. Voir à ce sujet Nathalie Grande, « Une “défiance naturelle de tous les hommesˮ : Mme de Lafayette misandre ? », Atlantide, n° 12, 2021. En ligne : http: / / atlantide.univ-nantes.fr/ Une-defiance-naturelle-de-tous-les 33 Histoire de Lady Barton, t. 2, p. 224. 34 Ibid., t. 2, p. 228. 35 Ibid., t. 2, p. 232. 36 Dans le récit de Lafayette, Henriette d’Angleterre dit à son époux Philippe d’Orléans sur son lit de mort : « Hélas, Monsieur, vous ne m’aimiez plus depuis longtemps ; mais cela est injuste ; je ne vous ai jamais manqué. » (Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, dans Madame de Lafayette, Œuvres complètes, p. 768). Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 371 de mon cœur lui sont connus. 37 » Comme la sœur de l’héroïne le rapporte dans une lettre à leur frère, elle n’exprime « aucun regret » durant ces moments et même, c’est « contente de mourir, [qu’] elle s’est endormie pour toujours 38 . » De la naissance de la passion à la mort, l’héroïne de ce roman ne cesse d’avoir pour ligne de conduite le comportement vertueux et constant de sa devancière, la princesse de Clèves. L’évocation de l’amour propre qu’elle combat, de la passion qu’elle souhaite éviter mais qui l’emporte malgré elle, du combat entre raison et amour que la passion engage, tout la rapproche du personnage de Lafayette, et ce malgré la distance d’une centaine d’années. Malgré un type d’écriture bien distinct, une lecture sans doute personnelle et sélective du roman de Lafayette dont témoigne sa traduction, Griffith est bien l’héritière de la romancière française, en dépit des frontières linguistiques et stylistiques qui les séparent. En témoigne le fait que le romanesque daté que convoque la romancière anglaise comme référence n’est pas un roman anglais qui serait alors jugé désuet, mais celui de Madeleine de Scudéry 39 . Une analyse de l’autre roman traduit en français, Le Nœud gordien, permettrait sans doute d’aboutir à une conclusion similaire car, même si l’intrigue se montre moins proche des récits de Lafayette, une réflexion sur les statuts de mari et d’amant parcourt le roman ainsi que sur la possibilité d’un amour durable et sincère à l’intérieur des liens du mariage. Là encore, la réflexion sur la passion de La Rochefoucauld et la volonté de mettre en garde les lecteurs à propos des dangers de la passion amoureuse, semblent bien présentes. Les romans de Griffith révèlent ainsi la force de l’héritage de la romancière française et la manière dont son œuvre a durablement défini la matière du genre romanesque et les interrogations qu’il véhicule. Un siècle après la publication de La Princesse de Clèves, les traductions des romans de Griffith semblent trouver un lectorat auprès du public français et lui offrir une peinture de la passion amoureuse nourrie de la réflexion augustinienne, ou du moins inspirée par les notions centrales de la poétique lafayettienne : amour propre, vertu et repos. 37 Histoire de Lady Barton, t. 2, p. 295. 38 Ibid., t. 2, p. 297. 39 Voir l’exclamation de Miss Cleveland dans une lettre à sa sœur : « Vous voulez surement, ma chere Louise, publier un jour vos voyages & remplacer Madame Scudery dans la Bibliotheque des Dames ! Que votre roman est agreable ! » (Histoire de Lady Barton, t. 1, p. 37).
