Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0023
0120
2025
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Lafayette en Angleterre au XVIIIe siècle : Méditations méthodologiques sur une réception manquée
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Nicholas Paige
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PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle : Méditations méthodologiques sur une réception manquée N ICHOLAS P AIGE UC B ERKELEY Peut-on imaginer une histoire du roman sans la production de Lafayette ? En France, c’est difficile, du moins depuis la courte notice sur l’autrice dans Le Siècle de Louis XIV (1751), où Voltaire a voulu que « sa Princesse de Clèves et sa Zaïde [fussent] les premiers romans où l’on vit les mœurs des honnêtes gens, et des aventures naturelles décrites avec grâce 1 ». Les récents travaux de Camille Esmein-Sarrasin montrent que ce jugement s’était rapidement disséminé en France : on le retrouve un peu partout dès les années 1770, et avant longtemps on verra un commentateur en conclure même à une « révolution 2 ». La remarque finira par percer au nord de la Manche aussi, nous le verrons, mais avec du retard ‒ seulement vers 1810. Entretemps, les Anglais commencent à produire leurs premières histoires du roman, sans toutefois ce principe organisateur, cette commode coupure, qui permet de tout ranger soit avant soit après notre autrice. Ils ignorent, pour ainsi dire, la bonne nouvelle. C’est tout au moins un rappel salutaire que nos façons d’organiser l’immense et même millénaire production de romans sont contingentes. En effet, comme le note Esmein-Sarrazin, le « cas Lafayette » a très vite figé notre sens du passé littéraire français. Mon premier propos ici est de décrire ce que nos prédécesseurs anglais ont fait de Lafayette (quand ils n’étaient pas en train de la passer sous silence). Ensuite, je voudrais suggérer que l’exemple de ces premières historiographies anglaises du roman nous 1 Voltaire, Œuvres historiques, éd. René Pomeau, Paris, Gallimard, 1958, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1170. 2 Camille Esmein-Sarrazin, La Fabrique du roman classique : Lire, éditer, enseigner les romans du XVII e siècle de 1700 à 1900, Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 228-30. Pour la « révolution », il s’agit d’Antoine de Cournaud, écrivant en 1786, cité par Esmein-Sarrazin, p. 244. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 374 invite à réimaginer nos propres histoires, faites trop souvent de « ruptures », de « réactions », et puis de tous ces grands auteurs qu’on enfile comme des perles. Au fond, oui, il est possible et même essentiel de reconnaître que nous n’avons pas besoin de Lafayette, dans la mesure où le roman comme système dépasse de beaucoup les auteurs et les livres qui le composent. Les premiers écrits historiques sur le roman en Angleterre sont tardifs comparés à ce qui se passe en France : ils datent des années 1780, donc plus de cent ans après Huet (1669), et encore presqu’un demi-siècle après les écrits de Lenglet-Dufresnoy (De l’usage des romans, 1734) et de Boyer d’Argens (« Discours sur les nouvelles », 1739). Le retard est plutôt logique, puisque la pratique même du roman dans le pays est relativement modeste avant 1750 : c’est seulement dans le sillage de Richardson et de Fielding que la production anglaise se rapproche de la production française, elle-même relativement constante depuis le début du XVII e siècle 3 . Voilà en tout cas que paraissent, coup sur coup, trois textes. D’abord, en 1779, les Lectures on Rhetoric and Belles Lettres de Hugh Blair, ouvrage qui, comme son titre l’indique, a un empan beaucoup plus large. On Fable and Romance, de James Beattie, suit en 1783 : c’est le premier texte anglais tout entier consacré à l’histoire des narrations fictionnelles en prose. Et deux ans plus tard, la romancière Clara Reeve signe un dialogue très ample sur le même sujet, The Progress of Romance. Ces trois auteurs arrivent sans difficulté à rendre compte de ce qu’ils voient comme les changements importants presque sans référence à Lafayette. Or au début du siècle suivant, le jugement de Voltaire aura fait son chemin, et deux nouvelles histoires du genre ‒ On the Origin and Progress of Novel Writing d’Anna Barbauld (1810) et A History of Fiction de John Dunlop (1814) ‒ vont l’intégrer dans les schémas déjà familiers. Le roman n’est pas un genre que Hugo Blair estime beaucoup, et si les quelques pages qu’il lui consacre méritent un rappel, c’est à cause de la diffusion immense des Lectures on Rhetoric and Belles Lettres. Un peu à la manière de Huet, qu’il cite, Blair situe l’origine de ce qu’il appelle globalement « fictitious history » dans les fables et paraboles de l’Orient ; il passe ensuite aux productions de l’empire romain et puis aux poèmes chevaleresques qui reçurent pour la première fois le nom de roman ‒ en anglais, romance. Le goût pour ces fictions « ensorcela » l’Europe tout entière pendant des siècles, avant d’être « explosé », dit Blair, par Cervantès 4 . Vint ensuite un « second stage of Romance writing », un stade illustré par des écrivains tels 3 Pour des mesures quantitatives, voir Nicholas Paige, Technologies of the Novel : Quantitative Data and the Evolution of Literary Systems, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, p. 170-172. 4 Hugo Blair [1779], Lectures on Rhetoric and Belles Lettres, 12 e éd., 3 vol., London, Cadell and Davies, 1812, III, p. 73. Ici et ailleurs, c’est moi qui traduis. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 375 que Sidney, Urfé et Scudéry 5 . Ceux-ci conservent le registre héroïque et vertueux de la romance médiévale, tout en « bannissant » son appareil enchanté de dragons et de nécromanciens ; ils arrivent par là à nous proposer « une vague ressemblance à la nature humaine ». Or le style de ces nouvelles romances reste ampoulé (« swoll[e]n »), et ses aventures, incroyables (« incredible ») ; pire encore, leurs tomes volumineux (« voluminous ») et fastidieux (« tedious ») nous tombent des mains. Arrive alors une « troisième forme », baptisée « le roman familier » ‒ familier désignant le contraire de « magnifique », qualificatif appliqué à la romance. Ce nouveau roman, caractérisé par une absence de morale et d’instruction, est situé historiquement à l’époque de Louis XIV en France et Charles II en Angleterre ; mais Blair ne donne pas de titres. Or, depuis, on a mieux fait : le roman est devenu plus vraisemblable et simultanément plus axé sur les caractères, qui peuvent fournir aux lectrices et lecteurs modèles et contre-modèles. Ici Blair donne des références, mais peu nombreuses ‒ Gil Blas, les romans de Marivaux, puis Julie ou La nouvelle Héloïse. Il tient la production anglaise pour globalement inférieure à celle de la France, tout en louant Robinson Crusoé, Fielding et Richardson. Retenons de cette brève histoire surtout la distinction devenue depuis incontournable entre romance et novel (circulant du moins depuis la préface que donne William Congreve à son roman Incognita (1692), elle n’est pas une innovation de Blair) ; mais aussi la description d’une espèce semble-t-il à mi-chemin entre les deux, la romance disons réformée du XVII e siècle. Dans On Fable and Romance, Beattie adopte une approche plus typologique : il multiplie ses catégories et espèces, tout en proposant un récit historique rendant compte des évolutions de ce qu’il appelle la « fable poétique en prose », depuis ses débuts jusqu’aux textes de Marivaux, Richardson et Fielding. L’histoire de Beattie est schématiquement organisée autour du pivot qu’est Don Quichotte. Avant existait ce que Beattie appelle old romance, qui reflète les mœurs féodales et chevaleresques, témoignant en outre d’une « ignorance » et d’une « crédulité 6 » lamentables ; Beattie se contente dans ces pages d’une longue exposition du féodalisme et ne cite guère de titres littéraires à part l’Amadis. Enfin vint Cervantès, qui dissipa les illusions de « l’âge des ténèbres 7 », introduisant par-là la new romance ‒ plus courte, bien entendu, mais surtout axée sur l’imitation de la nature et de « la vie quotidienne 8 ». Mais la new romance semble être un phénomène plutôt du dix- 5 Blair, Lectures, III, p. 74. Toutes les citations suivantes proviennent de cette même page. 6 James Beattie, « On Fable and Romance », dans Dissertations Moral and Critical, 2 vol., Dublin, Exshaw et al., 1783, II, p. 254. 7 Ibid., II, p. 269. 8 Ibid., II, p. 307: « Common life ». Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 376 huitième siècle : après le Quichotte, les exemples donnés sont Crusoé et Gil Blas, ensuite Marivaux, Fielding et Richardson. Entre romance et new romance existe pourtant une « troisième espèce 9 », caractéristique de la France du XVII e siècle ‒ les romans de Scudéry et de La Calprenède, qu’il avoue ne pas avoir lus, tant ils sont « intolérablement fastidieux et indiciblement absurdes 10 ». Dans son schéma historique, Beattie ne semble pas sûr de ce qu’il faudrait en faire, donc il les appelle un mélange de old et de new romance. Dans ses grandes lignes, donc, l’histoire que propose ce commentateur ressemble à celle de Blair, même si Beattie ne recourt quasiment jamais au terme novel : il y a une forme ancienne, une forme nouvelle, et entre les deux, une forme provisoire et intermédiaire. Clara Reeve, dans The Progress of Romance de 1785, nous offre un récit autrement plus détaillé. À la différence de ses prédécesseurs, qui ne sont pas des amateurs du genre, Reeve est romancière elle-même et connaît bien le travail de ses confrères de toutes les époques. Et si, comme d’autres, elle cherche à distinguer la romance du novel, ceux-ci constituent pour elle non pas des formes qui se relayent ‒ la seconde étant plus « moderne » que la première ‒ mais plutôt deux traditions parallèles. De fait, au rebours de l’implication de son titre, qui insiste sur le « progrès 11 », et à la différence de ses prédécesseurs, la distinction n’est pas hiérarchique : la romance n’est pas, pour elle, inférieure au novel ou plus archaïque que lui ; elle est simplement autre. L’histoire qu’élabore Reeve repose sur une distinction rhétorique de type genera dicendi : la romance et le novel sont pour elle séparés par leur registre. Celui de la romance est élevé, car en fait celle-ci ne constitue qu’une épopée en prose ‒ une « fable héroïque 12 ». Or cette définition rhétorique n’exclut pas le changement historique, car la romance connaît deux variantes ‒ le roman médiéval chevaleresque et sa version « ravivée 13 », qui prospère au XVII e siècle, surtout en France. L’origine de cette mutation, c’est une fois de plus Cervantès : les anciennes romances sont « explosées 14 » par Don Quichotte, un livre qui n’accouche pas du roman mais plutôt des « Romances modernes », plus « régulières » et « vraisemblables 15 » que leurs ancêtres médiévaux. (Reeve, alléguant Persilès, note que Cervantès pratique lui-même la nouvelle 9 Ibid., II, p. 308. 10 Ibid., II, p. 308. 11 Terme qui, à l’époque, veut dire plutôt « développement ». 12 Clara Reeve, The Progress of Romance through Times, Countries and Manners, 2 vol., Colchester, W. Keymer, 1785, I, 13. 13 Reeve, The Progress of Romance, I, p. V et p. 42. 14 Ibid., I, p. 64 ; Reeve semble reprendre le mot de Blair. 15 Ibid. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 377 variante 16 ). Or, relayant une censure quasi universelle dans cette second XVIII e siècle, Reeve prononce les romances modernes illisibles ‒ « ennuyeuses, lourdes et inintéressantes 17 » ‒ et leur reproche en outre une fâcheuse tendance à confondre histoire et fiction. La définition du novel, comme celle de la romance, est une affaire de registre ‒ « une relation familière de ce qui se passe tous les jours devant nos yeux, comme ce qui pourrait arriver à nos amis ou à nous-mêmes [...], un tableau de la vie réelle et des mœurs, et de l’époque où il est composé 18 ». Dans l’argumentation de Reeve, le novel n’a pas la fonction de réaliser une rupture entre archaïsme et modernité : à la différence de Blair et de Beattie, la forme ne naît pas dans le débris de la modern romance. Comme chez Bakhtine ou plus récemment Thomas Pavel 19 , le novel est simplement une tradition parallèle, dont Reeve fait remonter la généalogie jusqu’aux Italiens, et d’abord Boccace. Cervantès, dans ses Nouvelles exemplaires, l’importe en Espagne ; puis, grâce à Scarron, la forme passe de là en France, « où il se multiplia jusqu’à l’infini, comme il fit depuis en Angleterre 20 ». Puisque la romance disparaît après sa variante moderne, et que le novel passe d’une production semble-t-il minoritaire à une hégémonie, The Progress of Romance implique tout au moins que ces deux registres sont historiquement distribués, et il est vrai que Reeve peut parler, ici et là, de « l’ignorance gothique 21 » censée caractériser les beaux jours de la romance médiévale. Sur le plan de son argumentaire explicite, pourtant, Reeve évite de donner ce sens familier à son récit. En tout cas, c’est dans la succession Boccace-Cervantès-Scarron que Reeve touche aux romans de Lafayette, car si quelqu’un comme Blair ne parle que très schématiquement d’une transformation romanesque dans le second XVII e siècle, Reeve aime entrer dans le détail des titres. Zayde, qu’elle attribue à Segrais, et qui est jugée meilleure que le roman de Scarron mais inférieure à celui de Cervantès, est clairement un novel pour Reeve et non pas une romance. La Princesse de Clèves entre bien entendu dans la même catégorie, avec deux autres nouvelles ‒ Agnès de Castro de Brilhac 22 , roman oublié de 1688, et une autre nouvelle difficilement identifiable par le titre que Reeve 16 Ibid., I, p. 59. 17 Ibid., I, p. 69. 18 Ibid., I, p. 111. 19 Mikhaïl M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1993 ; Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003. 20 Reeve, The Progress of Romance, I, p. 114. 21 Ibid., I, p. 106. 22 Pour la question de l’attribution de cette nouvelle, voir dans ce numéro la contribution de Rainer Zaiser (note 5). Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 378 lui donne 23 . Les trois pourtant ne sont pas tout à fait dans le même sac, car si les deux dernières nouvelles sont simplement « médiocres », Clèves est encore pire car dangereuse. Selon Reeve, le roman de Lafayette « influence les jeunes esprits en faveur d’une certaine fatalité en matière d’amour, qui les incite à plaider les erreurs de l’imagination, pour les fautes du cœur, qui, si elles sont tolérées, ébranleront à la fois leur vertu et leur paix 24 ». Notons, pour clore cette recension du texte de Reeve, que dans tous les cas la nouvelle française ne forme en aucune manière un pivot historique ‒ pas plus, d’ailleurs, que Don Quichotte. De Boccace à Scarron puis à ces nouvelles, ensuite à Riccoboni et à Marmontel en passant par Lesage, Marivaux et Crébillon, le novel continue son bonhomme de chemin, rejoint ici et là par des compagnons de route anglais ‒ Crusoé, Tom Jones, et une ribambelle de romanciers contemporains à Reeve elle-même. Ce n’est que dans les deux textes des années 1810 que la place de Lafayette se trouve réévaluée, à la fois pour sa qualité littéraire et pour son rôle historique. En 1810 paraît On the Origin and Progress of Novel Writing d’Anna Barbauld. Dans l’ensemble, Barbauld n’innove pas beaucoup : elle fait remonter le roman au Proche Orient ; de là il passe en Grèce, témoin L’Âne d’or de Lucian ainsi que L’Histoire éthiopique d’Héliodore ; plus tard le roman gothique avec sa matière de Bretagne cède sa place au roman chevaleresque, qui lentement dégénère jusqu’au moment où la satire de Cervantès lui fait quitter la scène. L’Astrée marque l’avènement de ce que Barbauld appelle « un divertissement d’une autre sorte 25 », qu’elle semble associer avec les romans de La Calprenède et de Scudéry, plus proches de la vie réelle que le roman chevaleresque pour l’intrigue mais idéalisés tout de même. Pour la première fois chez ces commentateurs anglais, on attribue à Boileau le rôle décisif dans la fin de cette romance réformée : c’est sa moquerie, dans le Dialogue des héros de roman, qui les évacue de la scène littéraire, comme Cervantès avant lui avait fait pour le roman chevaleresque. Notre époque « polie », selon Barbauld, ne demande plus ces « aventures frappantes » qui convenaient aux « rudes » appétits gothiques : il nous faut « une plus exacte imitation de la 23 « The Captives » (Ibid., I, p. 115). Aucun titre répertorié par Lever n’est un bon candidat (Maurice Lever, La Fiction narrative en prose au dix-septième siècle, Paris, CNRS, 1976). 24 Reeve, The Progress of Romance, I, p. 115. Cette critique pourrait remonter à Jean- Baptiste de Boyer, Marquis d’Argens, Lectures amusantes, ou Les Délassements de l’esprit, avec un discours sur les nouvelles, 2 vol., La Haye, Adrien Moetjens, 1739, I, p. 63-64. 25 Anne Laetitia Barbauld, On the Origins and Progress of Novel-Writing, s. l., s. éd., 1810, p. 13. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 379 nature 26 ». Non pas que de tels romans soient une nouveauté absolue : à la manière de Reeve, pour Barbauld c’est à Boccace que l’on doit cette imitation de la vie réelle, reprise ensuite par Marguerite de Navarre dans son Heptaméron et par Scarron dans Le Roman comique. Suivant encore Reeve, les fictions de Lafayette font partie de cette même lignée, dont les descendants ultérieurs sont Lesage, puis Marivaux, puis Rousseau. Or Barbauld innove aussi : d’abord, elle attribue Zayde et Clèves à Lafayette ; plus important, son jugement est positif. Ce revirement de valeur semble attribuable au jugement de Voltaire cité au début de la présente étude, et qu’elle reproduit textuellement. D’où une toute nouvelle conclusion, qui voit les romans de Lafayette (surtout Clèves) comme ceux qui se rapprochent le plus « du roman moderne du type sérieux 27 ». Ce que Barbauld entend par « moderne » ou « sérieux » ‒ ce dernier adjectif fait penser particulièrement à Auerbach 28 ‒ n’est jamais expliqué. Le sérieux ne semble d’ailleurs pas un critère important pour elle : elle laisse tomber Lafayette pour passer dans le même souffle à Gil Blas, au Paysan parvenu, aux contes de Voltaire. C’est John Dunlop qui va amplifier cette remarque, et qui plus généralement va tenter d’établir de vraies filiations. Car ce qu’il recherche, dans A History of Fiction (1814), c’est « une perspective sur le progrès de la fiction en continuité 29 ». Là où Reeve et Barbauld peuvent sauter allègrement de Boccace à Cervantès ou à Marguerite de Navarre, Dunlop se soucie de remplir les blancs ‒ d’où aussi les trois gros volumes de son histoire, remplis de titres et de résumés détaillés. Surtout, Dunlop tente de regrouper des textes qui lui paraissent formellement apparentés. Un premier exemple serait Don Quichotte ou Le roman comique, qu’il classe non pas comme des novels issus de la tradition de Boccace mais comme des comic romances, une forme qui serait contemporaine (« coeval 30 ») des romances et qui remonte au moins à Rabelais. Si pour ses prédécesseurs la romance postmédiévale était une masse indigeste et indistincte, Dunlop prend soin d’en distinguer des sous-genres ‒ political romances, spiritual romances, pastoral romances, heroical romances ‒ même si lui non plus n’estime pas ces formes. Et au lieu de mettre dans un seul et même sac moderne les novels postérieurs à la « décomposition 31 » de 26 Ibid., p. 16. 27 Ibid., p. 18. 28 Erich Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968. 29 John Dunlop, A History of Fiction: Being a Critical Account of the Most Celebrated Prose Works of Fiction, from the Earliest Greek Romances to the Novels of the Present Age, 3 vol., Londres, Longman, Hurst, Rees, Orme, and Brown, 1814, I, p. xviii. 30 Ibid., III, p. 101. 31 Ibid., III, p. 232. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 380 la heroical romance dans le second XVII e siècle, il en établit quatre « classes 32 ». Celles-ci sont : la nouvelle à sujet historique ; les romans de Marivaux, Lesage et Rousseau, dont la trame est « purement imaginaire 33 » ; les contes de fées ; et enfin les romans satirico-ethnographiques comme L’Espion turc et les Lettres persanes. C’est dans la première classe ‒ à laquelle Dunlop reproche d’ailleurs son fâcheux mélange de fiction et de vérité ‒ que figure La Princesse de Clèves. Dunlop exempte pourtant Clèves de toute critique, décrivant le roman comme « la première de ces œuvres agréables et purement fictionnelles [...] où l’on montre la vie humaine sous son aspect véritable 34 ». Zayde, quoique marquée par des caractéristiques de la « vieille école 35 » (entendons le roman héroïque), attire aussi la louange de l’historien. Ces deux textes de Lafayette font date : si, comme Barbauld, Dunlop cite la déclaration de Voltaire, il en fait un usage plus radical, concluant non seulement à une « révolution », mais encore à « la révolution la plus heureuse » rencontrée au cours de tout son livre 36 . Lafayette accouche donc d’une nouvelle « ère 37 » en littérature et en fiction ‒ celle de Marivaux, Prévost, Riccoboni, Rousseau ; mais aussi d’auteurs comme Lesage ou Crébillon qui développent le versant plus comique du roman. Du côté anglais, rien de tel : le roman anglais connaît un développement, tardif par rapport à la France ; mais tout se passe comme s’il découlait de la révolution lafayettienne. Le livre de Dunlop pourrait donc marquer la découverte anglaise de l’importance de Lafayette dans l’histoire du roman ‒ découverte à mettre curieusement sur le compte de la brève remarque de Voltaire, qui perce chez Barbauld et que Dunlop reprend en l’amplifiant. Or bien sûr Dunlop ne « découvre » rien, pas plus que Barbauld ni même Voltaire. Il ne fait qu’ordonner ou classer les données de l’archive romanesque, et comme tous les classements, le sien peut nous paraître plus ou moins pertinent que d’autres. Certains de ceux que j’ai répertoriés ici sont étonnamment pérennes : celui qui distingue le novel de la romance ; et celui encore qui voit dans les romans héroïques du premier XVII e siècle une réformation de la romance médiévale. D’autres sont moins partagés, comme lorsque Reeve et Barbauld font du novel non pas une métamorphose particulière moderne intervenant autour de 1700 mais une forme remontant à Boccace. On peut relever contradictions et inconséquences : comment Barbauld peut-elle retenir à la fois la proposition 32 Ibid., III, p. 234. 33 Ibid., III, p. 235. 34 Ibid., III, p. 240. 35 Ibid., III, p. 253. 36 Ibid., III, p. 254. Le mot révolution figure aussi à la page 255. 37 Ibid., III, p. 240 et p. 254. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 381 de Reeve (que le novel remonte à Boccace) et celle de Voltaire (que le roman de la vie ordinaire commence avec Lafayette) ? Et on peut même se demander si l’approche générale de Dunlop ‒ il mise le plus souvent sur des modifications intertextuelles continues ‒ cadre bien avec l’idée d’une « révolution » dans nos manières d’écrire. En outre, pour quelqu’un qui privilégie l’idée de groupements formels, l’idée qu’une seule révolution puisse modifier toutes les classes de romans peut paraître incongrue. Et enfin, Dunlop n’explique pas comment cette révolution française se propage en Angleterre : lorsqu’il traite des premières novelists anglaises ‒ Behn, Manley, Haywood ‒ il décrit leur travail comme le fruit de causes plus diffuses, tel que « le goût qui s’améliore d’âge en âge 38 ». D’où finalement « l’origine de cette espèce de composition qui [...] par une maturation graduelle est devenu le roman anglais 39 ». Tout en important l’idée voltairienne de la révolution accomplie par Lafayette, Dunlop semble donc souscrire plus fondamentalement à la vision graduelliste d’un lent progrès du bon goût. Si les bornes chronologiques du présent recueil étaient plus larges, on pourrait suivre plus en aval la place de Lafayette dans l’historiographie littéraire anglaise, jusqu’à sa mise à l’écart brutale par Ian Watt au début de The Rise of the Novel en 1957 40 . Mais le survol effectué ici nous permet déjà de comparer ces lointaines et alternatives façons de faire l’histoire du roman et de nous demander s’il n’y aurait pas quelque chose là-dedans qui puisse nourrir la recherche actuelle ‒ si nous voulons bien admettre que nos histoires à nous sont susceptibles d’être améliorées. Posons donc une question : Dunlop a-t-il eu raison, quand par moments il faisait de Lafayette un pivot ? Ou étaient-ce plutôt Reeve ou Beattie, qui donnaient peu ou pas de place à l’autrice de Clèves, qui étaient plus près de la vérité ? Et nous, devons-nous laisser tomber Lafayette ‒ non pas de nos programmes et palmarès, mais des récits que nous proposons de l’histoire du roman ? Quelle serait une histoire du roman libérée des arrêts obligatoires que nous, pèlerins littéraires fidèles, effectuons à genoux depuis des siècles ? Il y a ici deux questions sérieuses et 38 Ibid., III, p. 368. 39 Ibid., III, p. 368. 40 Watt estime toute la production française, de La Princesse de Clèves aux Liaisons dangereuses, « trop élégante [stylish] pour être authentique », l’authenticité étant l’apanage du roman au sens propre. Voir Ian Watt, « Réalisme et forme romanesque », dans Tzvetan Todorov et Gérard Genette dir., Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 11-46, p. 39. (À ce jour c’est la seule partie de son étude traduite en français.) Entre Dunlop et Watt ‒ dans des traités comme The History of French Literature de George Saintsbury (1882) et The English Novel de Walter Raleigh (1894) ‒ Lafayette reste une étape importante vers le roman moderne, qui selon eux ne s’affirme pour de vrai qu’autour des années 1730. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 382 connexes, l’une qui concerne le rôle des individus dans l’historiographie littéraire, l’autre le rôle de la périodisation dans cette historiographie. Lafayette a-t-elle changé le roman français ? La réponse dépend évidemment de ce qu’on entend par le roman français, et aussi même par ce qu’on entend par le verbe « changer ». Affinons donc la question. Lafayette at-elle modifié la façon dont d’autres romanciers écrivaient leurs romans ? Que certains écrivains aient été influencés par La Princesse de Clèves paraît très probable ‒ depuis La duchesse d’Estramène (Du Plaisir, 1682) et Eléonor d’Yvrée (Bernard, 1687) jusqu’aux Mémoires du comte de Comminge (Tencin, 1735) et encore ‒ pourquoi pas ? ‒ jusqu’au Bal du comte d’Orgel (Radiguet, 1924). C’est un truisme que certains auteurs sont plus influents ou populaires que d’autres ‒ les influents étant ceux qui inspirent d’autres auteurs, les populaires ceux qui attirent le plus de lecteurs 41 . Mais lorsque Dunlop, suivant Voltaire, crédite Lafayette d’une « révolution », il a bien en tête autre chose ‒ un changement majeur dans nos manières d’écrire, un effet qu’on doit situer au niveau non de quelques individus mais du groupe entier. Si bien que faire une histoire du roman sans elle serait aussi absurde qu’une histoire de l’automobile qui ferait l’économie de la Ford T : le chaînon essentiel manquerait. La question devient donc plutôt de savoir si Lafayette a changé, durablement et à grande échelle, la production romanesque française. Dans Technologies of the Novel, j’ai entrepris une recension de l’archive du roman en France et en Angleterre sur la période 1600-1830. L’enquête révèle que très peu d’œuvres, même « canoniques », ont eu cette sorte d’effet ‒ je reviendrai sur les exceptions. Plus fondamentalement, cette recension suggère qu’à un moment donné la production romanesque d’ensemble se compose de plusieurs formes romanesques : il n’y a pas un seul « roman des années 1670 », mais un chevauchement d’artefacts romanesques distincts. L’œuvre de Lafayette nous aide d’ailleurs à éclairer cet aspect de l’archive. Zayde et La Princesse de Clèves sont bien sûr des romans, et on les classe ainsi parce qu’ils font ce qu’on attend des romans : ils racontent des histoires, ils parlent d’amour, on les lit pour le plaisir, et j’en passe. Et il se peut qu’ils soient particulièrement bien écrits, qu’ils montrent un raffinement inhabituel dans leur peinture des états psychologiques, et j’en passe encore. Formellement, pourtant, il faut admettre que ce sont des romans faits sur des patrons différents. La structure de Zayde est héritée du roman qu’on pourrait dire « héliodorien » : prenant L’Histoire éthiopique pour modèle, cette forme 41 Quant à la popularité de Lafayette, il se peut que l’engouement autour de La Princesse de Clèves ait été exagéré par la critique ; voir Geoffrey Turnovsky, « Literary History Meets the History of Reading : The Case of La Princesse de Clèves and Its (Non)Readers », French Historical Studies, vol. 41, n° 3, 2018, p. 427-447. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 383 prospère surtout dans les années 1630-1650 en France, et consiste en un récit cadre, commencé in medias res, dans lequel sont enchâssés plusieurs récits rétrospectifs, pris en charge par les personnages eux-mêmes. La forme de La Princesse de Clèves, en revanche, emprunte son dispositif narratif non pas au répertoire « poétique » mais aux relations historiques ; et dès ces années 1670 cette forme s’appelle « la nouvelle historique » 42 . Ces deux artefacts formels, auxquels on peut rajouter quelques autres (comme les premiers romans épistolaires, par exemple), composent le système romanesque du moment. Ce système se modifie sans cesse, à mesure que ses artefacts constituants séduisent ou lassent leurs producteurs et consommateurs. Voici donc que la question doit être reformulée une dernière fois : Lafayette a-t-elle modifié le système romanesque ? Selon la recension entreprise pour Technologies of the Novel, deux œuvres seulement semblent être à l’origine d’une lignée artéfactuelle : il s’agit de L’Astrée (Urfé, 1607), qui a donné le modèle français de l’enchâssement héliodorien, et de Clarissa (Richardson, 1748), premier roman épistolaire polyphonique 43 . Bien sûr, tout artefact littéraire doit avoir une origine. Or ces origines sont presque toujours collectives : une forme n’est pas donnée une fois pour toutes par un créateur à des émules qui la reproduisent. C’est plutôt que beaucoup de créateurs travaillent un ensemble embryonnaire de formes voisines jusqu’à ce qu’une forme se stabilise. En tout cas, en ce qui concerne Lafayette, la leçon de l’archive est que ni Zayde ni Clèves n’ont rien changé. Zayde fut une refonte de la vieille forme héliodorienne, une refonte qui ne parvint même pas à lui donner un second souffle. Clèves, certes, avait une forme plus actuelle ; mais en 1678 la nouvelle historique s’était déjà stabilisée, et si elle prospéra encore davantage dans les années 1680 (son apogée), rien ne permet de penser que ce fût le roman de Lafayette qui lui ait donné ce coup de pouce. Certes, on pourrait imaginer d’autres mesures possibles de l’empreinte laissée par Lafayette sur le roman, et chercher à montrer qu’après elle les romans étaient vraiment devenus plus « vraisemblables » et « psychologiques ». En dehors des difficultés d’exécution, la proposition elle-même me semble peu vraisemblable : comment une personne, aussi talentueuse qu’elle soit, pourrait-elle être l’origine de qualités aussi importantes (sinon rigoureusement indéfinissables) que la vraisemblance ou la psychologie ? Quoi qu’il en soit, pour ce qui en est de l’influence formelle de Lafayette, la question me paraît close : oui, on peut faire une histoire parfaitement 42 Des récits enchâssés, il y en a dans La Princesse de Clèves, mais ils sont structurellement détachables. 43 Statut qu’il n’est pas utile d’accorder aux Lettres persanes pour des raisons précises ; voir Paige, Technologies of the Novel, p. 132-135. Pour l’influence formelle de L’Astrée, voir ibid., p. 69-70. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 384 cohérente du roman sans la citer ; non, Dunlop n’avance en rien notre compréhension de l’archive en faisant d’elle l’étincelle révolutionnaire ‒ tout au contraire. Mais si Lafayette n’est pas le chaînon manquant du roman, ce n’est pas parce qu’elle fut « moins forte » que des figures comme Urfé ou Richardson. C’est plutôt que le roman n’est pas une chaîne. Une chaîne est une technologie sans redondance : si un chaînon saute, la charge tombe et se fracasse. En revanche, le système romanesque est redondant, car à tout moment il se compose de plusieurs artefacts. En ôter un, c’est peut-être appauvrir le système, mais ce n’est pas le casser 44 . De ce point de vue, les réussites éclatantes d’Urfé et de Richardson n’ont fait qu’enrichir le système artéfactuel du roman, et celui-ci aurait pu se passer d’eux aussi. Rien ne garantit, d’ailleurs, que sans eux les formes qu’ils ont inventées n’auraient pas vu le jour ‒ un peu plus tard, grâce à un ou à plusieurs autres inventeurs. Nous n’aurions pas tort de dire qu’ils ont « changé » le roman plus que l’autrice de La Princesse de Clèves ne l’a fait, puisqu’ils ont fourni un artefact repris ensuite par beaucoup d’autres, là où Lafayette n’a fait que reprendre un artefact déjà en usage. Mais le système-roman est fait de changements multiples et incessants, et personne n’a le pouvoir de lui faire prendre un virage décisif ou révolutionnaire 45 . S’il n’est pas donné aux écrivains individuels d’accoucher d’une nouvelle « ère » romanesque, reste à savoir s’il existe des ères. D’une certaine manière, ces historiographes anglais ne semblent pas vraiment en douter, mais les ères proposées sont réduites en nombre : à l’ère de la romance succède l’ère du novel. Blair et Beattie souscrivent à une vision particulièrement simple de l’histoire, selon laquelle l’archaïsme féodal est remplacé ‒ tout d’un coup, même ‒ par une modernité éclairée. La romance est la forme narrative de la féodalité, le novel celle de la modernité ; la new romance du premier XVII e siècle constitue un effort avorté de moderniser la romance au lieu d’inventer une forme véritablement moderne. Reeve, Barbauld et Dunlop nuancent cette 44 Si on cherche à tout prix une métaphore, le roman serait plutôt une corde composée de plusieurs fils : non seulement les fils individuels peuvent se casser, ils n’ont pas besoin d’être aussi longs que la corde elle-même. Car dans le roman aussi, il n’y a pas forcément de continuité artéfactuelle entre les moments éloignés de son histoire. Je m’inspire ici de George Kubler lorsqu’il décrit le temps artéfactuel comme composé de « faisceaux fibreux » ; voir The Shape of Time: Remarks on the History of Things, New Haven, Yale University Press, 1962, p. 122. 45 Je simplifie. Il faudrait encore distinguer les systèmes robustes des systèmes petits ou immatures. La forme épistolaire polyphonique s’impose plus rapidement et avec plus de dominance en Angleterre qu’en France, précisément parce que le romansystème anglais est beaucoup moins développé ; voir Paige, Technologies of the Novel, p. 172-173. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 385 vision « éclairée » de l’histoire sans toutefois s’en départir. En revanche, tous évitent d’établir des périodisations plus fines ; ils ne théorisent pas non plus de moments de « transition » ; et surtout, ils ne tiennent pas les œuvres pour des créations de leur « moment » historique précis. Loin d’eux donc une conception de l’histoire que, pour faire court, je vais appeler « hégélienne » ‒ une histoire par paliers, avec ses époques qui se succèdent, chacune représentant un tout, clos et cohérent. Il n’y a pas de XVII e siècle, pas de XVIII e , mais plutôt une suite d’auteurs et d’œuvres, sans « logique » sous-jacente qui règlerait leur apparition. Autrement dit, pour ces commentateurs, un roman donné ne nous dit rien sur le moment qui l’a produit. Les œuvres n’étant pas l’expression d’un moment ou d’une période, elles ne peuvent renvoyer à ce substrat. C’est pourquoi je vois dans certaines de ces histoires anciennes une voie possible pour la recherche actuelle, malgré le moderno-centrisme suffisant qu’elles affichent. Car il serait inexact de dire que pour quelqu’un comme Dunlop l’apparition des œuvres au fil du temps est purement aléatoire, sans logique. Au contraire, Dunlop est toujours en train de grouper, de classer ; une logique préside donc à ses groupements. Or ce n’est pas une logique temporelle, « historicisante » : c’est plutôt une logique formelle. Dunlop commence ainsi son chapitre sur la fiction nouvelle : « L’esprit humain semble avoir besoin d’une espèce de fiction ou d’une autre pour son divertissement et sa relaxation, et nous avons constaté [...] qu’à peine une espèce disparaît lorsqu’une autre prend sa place 46 ». Des espèces surviennent, pour être remplacées par d’autres. Si Dunlop parle ici d’une simple suite ‒ espèce A remplacée par espèce B ‒ dans sa pratique même il suggère qu’à n’importe quel moment donné « le roman » regroupe plusieurs espèces. C’est le cas lorsqu’il énumère les variétés de new romances du premier XVII e siècle, et surtout lorsqu’il divise le novel en quatre « nouvelles sortes de fiction », selon le passage précédemment cité. Ces espèces sont le fruit de l’imitation : Cyrano est lu par Swift 47 ; il y a une série de « romans cabalistiques » qui descendent du Comte de Gabalis de Villars 48 ; Roger Boyle imite le roman héroïque français dans sa Parthénice 49 ; Elizabeth Haywood imite Aphra Behn 50 . Comme certains de ces exemples l’indiquent, ces filiations ponctuelles se passent facilement de ce que nous avons le réflexe d’appeler le contexte culturel. Ainsi Barbauld va-t-elle remarquer plus de ressemblance entre Joseph Andrews de Fielding et Le Paysan parvenu de Marivaux qu’entre le roman de Fielding et 46 Dunlop, A History of Fiction, III, p. 234. 47 Ibid., III, p. 334 et p. 350. 48 Ibid., III, p. 355. 49 Ibid., III, p. 364. 50 Ibid., III, p. 369. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 386 les romans de Richardson 51 . Comparons cette logique qu’on pourrait dire « de surface » à la logique « des profondeurs 52 » à l’œuvre dans les histoires post- Wattiennes du roman anglais, où les romans de Defoe, Richardson et Fielding sont moins des artefacts créés par des auteurs-acteurs que les manifestations visibles du Roman ‒ du Roman qui serait l’expression de l’Angleterre empiriste, capitaliste et individualiste qui le produit. Leur confiance en une frontière nette entre le « moyenâgeux » et le moderne mise à part, ces commentateurs ne périodisent donc pas. Il ne faudrait pas confondre les groupements qu’effectue un Dunlop et la périodisation, cette dernière visant à relier les produits artistiques d’un certain laps de temps à leur « moment » ‒ à une configuration culturelle spécifique dont ces produits seraient les signes 53 . Évidemment, les artistes utilisent les œuvres pour parler de leur actualité, de ce qui leur semble important ; oui, il est donc légitime de vouloir étudier les valeurs changeantes, telles qu’on les voit dans l’art. Or, pour commencer, ce n’est pas tout à fait la même chose que de supposer l’existence d’un esprit du moment qui présiderait à la génération des œuvres. Plus important, tout en ayant, certes, un « contenu » sémantique, les œuvres prennent leur place dans une séquence artéfactuelle ; ceux et celles qui les façonnent travaillent à partir d’œuvres déjà existantes 54 . Il ne faut surtout pas entendre dans cette affirmation la vieille rengaine, « continuité ou rupture ? ». Les séquences sont faites de changements et de variations, mais toujours sous contrainte : les formes produites au moment T sont contraintes par les formes disponibles au moment T moins 1. Et cela veut dire qu’une œuvre d’art est « historique » de deux manières : elle prend sa place dans une chronologie absolue (La Princesse de Clèves est publiée en 1678) aussi bien que dans des séquences artéfactuelles (elle fait partie de la séquence « roman » et de la sous-séquence « nouvelle historique ») 55 . 51 Barbauld, On the Origins and Progress of Novel-Writing, « Fielding », p. xix. 52 Terminologie qui renvoie à un manifeste critique qui a fait date aux États-Unis ; voir Stephen Best and Sharon Marcus, « Surface Reading: An Introduction », Representations, vol. 108, n° 1, 2009, p. 1-21. 53 Sur l’histoire de la périodisation, on peut consulter Luc Fraisse, Les Fondements de l’histoire littéraire : de Saint-René Taillandier à Lanson, Paris, Champion, 2002 ; et Ted Underwood, Why Literary Periods Mattered : Historical Contrast and the Prestige of English Studies, Stanford, Stanford University Press, 2013. 54 C’est un axiome dans l’histoire de la technologie. Voir par exemple George Basalla, The Evolution of Technology, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 209 : « Chaque fois que nous rencontrons un artefact, quels que soient son âge et sa provenance, nous pouvons être certains qu’il a été modelé sur le patron d’un ou de plusieurs artefacts préexistants. » 55 Je suis encore Kubler, The Shape of Time, p. 96-122. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 387 Au début de ses trois volumes sur l’histoire de la fiction, Dunlop annonce qu’il s’appliquera à « traquer les imitations successives des excellents affabulateurs 56 ». En effet, avec leurs énumérations et leurs listes, des gens comme Dunlop et Reeve sont beaucoup plus près de la notion de séquence artéfactuelle que les universitaires modernes, travaillant trop souvent sous l’emprise d’une vision hégélienne. Au lieu de prendre une œuvre pour le signe d’un processus invisible ‒ l’Histoire ‒ ils la placent dans un continuum d’autres artefacts. Dunlop, nous l’avons vu, déroge à ce principe en cédant ici et là à la tentation de parler d’ères et de révolutions. Mais c’est précisément quand son discours ressemble le plus au discours universitaire familier qu’il faut s’en méfier. S’il n’est pas dans notre pouvoir de faire rejouer l’histoire pour savoir ce qu’elle aurait été sans Lafayette et ses chefs-œuvres, nous pouvons néanmoins être à peu près certains que les séquences artéfactuelles du roman auraient été globalement les mêmes que celles qui sont préservées dans nos bibliothèques. Il ne faut pas confondre l’excellence d’un roman et l’importance de sa place dans le système-roman. 56 Dunlop, A History of Fiction, I, p. XVIII.
