Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0027
0120
2025
51101
Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIIIe siècle
0120
2025
Martina Stemberger
pfscl511010465
PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle M ARTINA S TEMBERGER U NIVERSITÄT W IEN Préliminaires : Lafayette en Russie - en guise de contextualisation C’est sur les traces d’une Princesse moins célèbre que celles de Clèves ou de Montpensier que cet article explore la première réception russe de Lafayette : « belle Étrangère 1 » et héroïne de l’Histoire espagnole du même titre, Zayde arrive deux siècles plus tôt en Russie. Par rapport à l’Europe occidentale, l’histoire des traductions russes de Lafayette témoigne d’un décalage interculturel remarquable : Princessa Klevskaja ne paraît qu’en 1959 2 . Or, dans le cas de la Russie tsariste, à l’élite largement francophone depuis le XVIII e siècle, absence de traduction ne signifie pas absence de réception. Pour le XVII e siècle, il est trop tôt pour parler de Lafayette en Russie ; c’est sous le règne de Pierre I er que celle-ci commence à « parler français 3 ». La modernisation de la société va alors de pair avec l’émergence d’une culture éditoriale laïque ; l’empereur s’intéresse en personne aux affaires de tra- 1 Madame de Lafayette, Zayde. Histoire espagnole [1670/ 1671], dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 89-278, ici p. 147. 2 Voir Mari-Madlen de Lafajet, Princessa Klevskaja, trad. I. Šmelev, Moscou, Goslitizdat, 1959. Pour une version polonaise, il faut également attendre le XX e siècle : Księżna de Clèves, trad. Tadeusz Boy-Żeleński, Varsovie, Alfa, 1928. 3 Voir E. P. Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski. Russkaja literatura na francuzskom jazyke. XVIII-pervaja polovina XIX veka, Moscou, IMLI RAN, 2010. Traduction des citations en langue étrangère, sauf indication contraire : M. S. ; avec mes remerciements à Nieves Čavić-Podgornik pour la relecture des traductions des citations historiques. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 466 duction (surtout dans le domaine scientifique et technique) 4 . L’une des réformes pétriniennes, cruciale pour la « démocratisation de la lecture 5 », consiste dans l’introduction d’un nouvel « alphabet civil » (« graždanskaja azbuka »). L’Académie des sciences à Saint-Pétersbourg, fondée en 1724, joue un rôle important pour le développement non seulement de la presse, mais aussi de la traduction, avec la création, en 1735, de la première organisation professionnelle de traducteurs en Russie 6 . Le poète Vassili Trediakovski est employé par l’Académie : son contrat prévoit, entre autres, de traduire du français « tout ce qui lui sera donné 7 ». À partir de cette époque, l’élite russe subit une francisation culturelle, avec un corpus substantiel de textes rédigés, par des auteur·e·s russes, en français 8 . « […] les Seigneurs Moscovites sont devenus presque Parisiens […] », plaisante, en 1776, Louis-Antoine Caraccioli 9 ; et Nikolaï Karamzine d’ironiser sur ses contemporains gallomanes « qui veulent être des Auteurs français 10 ». Dans ce contexte, l’existence d’une traduction du français constitue un fort marqueur socioculturel, indiquant que l’ouvrage en question était considéré comme particulièrement valable 11 , utile et/ ou conforme aux besoins d’un plus large public. Ce n’est pas le cas de La Princesse de Clèves qui est mentionnée, en revanche, dans une « Note d’une biblioth[è]que portative » rédigée par Catherine II 12 dont le règne représente « l’âge “d’or” de la traduction » du 4 Iosif E. Barenbaum, Geschichte des Buchhandels in Rußland und der Sowjetunion, Wiesbaden, Harrassowitz, 1991, p. 42-43. 5 Ibid., p. 41. 6 Voir I. E. Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga v Rossii v XVIII veke, Moscou, Nauka, 2006, p. 12. 7 Cit. ibid., p. 57. 8 Voir Ju. M. Lotman/ V. Ju. Rozencvejg éds., Russkaja literatura na francuzskom jazyke. Francuzskie teksty russkix pisatelej XVIII-XIX vekov, Vienne, Wiener Slawistischer Almanach, vol. hors série 36, 1994 ; Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski. 9 [Louis-Antoine Caraccioli], L’Europe française, Turin/ Paris, Vve Duchesne, 1776, p. 44. 10 N. M. Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika [1797], éds. Ju. M. Lotman, N. A. Marčenko, B. A. Uspenskij, Leningrad, Nauka, 1984, p. 338 : « kotorye xotjat byt’ Francuzskimi Avtorami ». 11 Voir Ju. M. Lotman, « Russo i russkaja kul’tura XVIII veka », dans M. P. Alekseev dir., Ėpoxa Prosveščenija. Iz istorii meždunarodnyx svjazej russkoj literatury, Leningrad, Nauka, 1967, p. 208-281, ici p. 215. 12 Voir Imperatrica Ekaterina II, cesarevič Pavel Petrovič i velikaja knjaginja Marïja Ḟeodorovna. Pis’ma, zamĕtki i vypiski. 1782-1796, t. I, Biblioteka dvorca goroda Pavlovska, Saint-Pétersbourg, 1874, p. 82-84, ici p. 83. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 467 français en Russie 13 ; participant elle-même à certains projets de traduction 14 , l’impératrice, « bibliomane dans toute la force du terme 15 », apporte un soutien considérable au secteur 16 . Dans les bibliothèques des familles Mikhalkov 17 , Batiouchkov ou Verechtchaguine, Lafayette ne figure pas, alors que les Batiouchkov possèdent, entre autres, 70 tomes de Voltaire, 36 tomes de Rousseau et les œuvres de Genlis ou Leprince de Beaumont 18 . Et pourtant, « Roman Princessy Klevskoj » fait des apparitions sporadiques, ainsi dans un aperçu de la bibliothèque dont dispose le nouveau lycée de Kazan en 1759 19 . Ce n’est que deux cents ans plus tard qu’est publiée la traduction de Chmelev, avec un tirage de 75 000 exemplaires (une édition est projetée dès le début des années trente 20 ). Jusqu’au XX e siècle, La Princesse de Clèves constitue donc, dans l’aire russophone, un cas de réception socialement sélective et de canonisation abstraite. La nouvelle laisse peu de traces dans la littérature russe ; au XIX e siècle encore, elle est présente surtout sous forme de « résonance » indirecte 21 . Zaida, 1765 : contexte, paratexte, architexte Zayde, en revanche, est traduite dès 1765. Kirill Tchekalov constate que le roman (qu’il défend contre la « critique sévère » de Roger Francillon) « correspondait manifestement davantage aux goûts du lecteur russe de 13 Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 439. 14 Voir ibid., p. 19-20, p. 204. 15 [Pierre-Nicolas] Chantreau, Voyage philosophique, politique et littéraire, fait en Russie pendant les années 1788 et 1789, Paris, Briand, 1794, p. 353. 16 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 19. 17 Voir I. M. Beljaeva, « Biblioteka Mixalkovyx kak častnaja kollekcija v fonde inostrannyx izdanij Biblioteki Akademii nauk SSSR », dans A. A. Zajceva, N. P. Kopaneva, V. A. Somov dir., Kniga v Rossii XVIII-serediny XIX v. Iz istorii Biblioteki Akademii nauk, Leningrad, Biblioteka Akademii nauk SSSR, 1989, p. 111-121. 18 Voir G. Z. Toroxova, Francuzskie knigi v kul’ture russkoj dvorjanskoj sem’i (na primere semejnyx arxivov i bibliotek Batjuškovyx i Vereščaginyx), Thèse, MGU, 2017, p. 134, p. 149-150. 19 Istoričeskaja zapiska o 1-j Kazanskoj gimnazïi. XVIII stolĕtie, t. I, éd. V. Vladimirov, Kazan, Universitetskaja Tipografija, 1867, p. 156. 20 Voir Serge Rolet, « Les Éditions Academia et la littérature étrangère », dans Marie- Christine Autant-Mathieu, Ada Ackerman, Marina Arias-Vikhil, Tamara Balachova, Ekaterina Dmitrieva et al., Le Rapport à l’étranger dans la littérature et les arts soviétiques, ETRANSOV, 2012, halshs-00759526 [13/ 02/ 2024], p. 83-95, ici p. 93. 21 Voir Ė. M. Žiljakova, « Ėxo “Princessy Klevskoj” v russkoj literature, ili o dramatizacii ėpičeskogo žanra », Vestnik Tomskogo gosudarstvennogo universiteta : Filologija, n o 3 (15), 2011, p. 84-100, ici p. 87, p. 99, par réf. à V. N. Toporov. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 468 l’époque 22 ». Sont alors publiés de nombreux récits sur des sujets orientaux 23 ; figuration d’une altérité exotique, l’Espagne occupe une place privilégiée. Si la France, après la paix des Pyrénées, connaît une véritable mode espagnole 24 , un phénomène similaire s’observe en Russie un siècle plus tard. Dans la seconde moitié du XVIII e siècle, ces deux « cultures frontalières 25 » entretiennent de plus en plus de contacts directs ; l’échange littéraire s’établit par le biais de la France. Le genre hispano-mauresque jouit d’une énorme popularité : d’Inès de Cordoue de Catherine Bernard (Ljubov’ bez uspĕxa, ili Inesa Korduanskaja, trad. 1764) à Gonzalve de Cordoue de Florian (Gonzalv Korduanskij, trad. 1793), sont traduites toutes les œuvres majeures de cette lignée. S’y ajoutent divers récits « espagnols » en provenance de collections comme la Bibliothèque universelle des romans ou la Bibliothèque de campagne 26 . La publication de Zaida 27 s’inscrit ainsi dans un sous-champ littéraire bien préparé. Le paratexte attribue l’œuvre encore à Segrais alias « Dezegre », avec la mention « traduite du français 28 », sans identification du ou des traducteurs 29 . À l’époque, on voit à l’œuvre un large « contingent » de traducteurs (et, en moindre nombre, de traductrices), souvent anonymes, et dont le niveau de compétence est évidemment hétérogène 30 ; en atteste aussi cette première Zaida, témoignage éclairant de la formation d’un langage littéraire moderne dont participe la culture des traductions. L’édition à partir de laquelle la traduction a été réalisée n’est pas indiquée ; nous ne disposons pas non plus d’informations sur le tirage et la diffusion de l’ouvrage 31 , qui apparaît pourtant dans les documents de 22 K. A. Čekalov, « Mari-Madlen de Lafajet i ee tvorčestvo », dans Mari-Madlen de Lafajet, Sočinenija, éds. N. V. Zababurova, L. A. Sifurova, K. A. Čekalov, Moscou, Ladomir/ Nauka, « Literaturnye pamjatniki », 2007, p. 427-455, ici p. 442. 23 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 98. 24 Voir Camille Esmein-Sarrazin, « Zayde. Notice », dans Lafayette, Œuvres complètes, p. 1252-1265, ici p. 1255. 25 Voir V. E. Bagno dir., Pograničnye kul’tury meždu Vostokom i Zapadom. Rossija i Ispanija, Saint-Pétersbourg, Sojuz Pisatelej Sankt-Peterburga, 2001. 26 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 200. 27 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, sočinennaja Gospodinom Dezegre, t. I et II, Moscou, Imperatorskij Moskovskij Universitet, 1765. Dorénavant Zaida, gišpanskaja póvĕst’. 28 Ibid., page de titre : « perevedena s francuzskago jazyka ». 29 Faute d’informations à ce propos, j’utilise ici et dans la suite la forme masculine, plus probable dans le contexte historique. 30 Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 435. 31 Les informations sur cette édition sont éparses ; Barenbaum la mentionne dans son ouvrage sur les traductions du français (voir ibid., p. 180). Selon K. S. Korkonosenko, qui cite le roman dans une liste d’œuvres traduites à l’époque, il s’agirait d’une traduction de l’allemand (« Ispano-russkie literaturnye svjazi », dans Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 469 l’époque, ainsi dans la liste des « livres russes » en vente « chez le libraire et relieur Christian Torno » à Saint-Pétersbourg en 1771 32 . Comme d’autres publications de ce registre, Zaida sort de la typographie de l’Université impériale de Moscou. Ladite université, la plus ancienne de l’Empire russe, est fondée en janvier 1755, par un ukase de l’impératrice Élisabeth I re . La typographie et la librairie de l’Université sont inaugurées au printemps 1756, avec pour but de servir le « bien commun 33 » (importante source de revenus, la typographie poursuit en même temps un intérêt commercial). C’est le seul paratexte ; ensuite, nous plongeons directement dans l’intrigue du roman. N’est pas reprise la « Lettre-traité » de Huet, sans doute jugée sans intérêt pour le public visé. L’édition possède cependant elle aussi une dimension poétologique : l’Histoire de Lafayette est présentée comme « póvĕst’ », catégorie alors pas nettement différenciée de, mais pas non plus identique au roman. Dès la première moitié du XVIII e siècle, lors de la rencontre du lectorat russe avec le roman occidental, il s’agit de domestiquer un genre encore étranger 34 ; pour ce transfert interculturel, la povest’ joue un rôle crucial 35 . Dans sa traduction des Entretiens sur la pluralité des mondes, Kantemir ajoute, à propos de la référence à La Princesse de Clèves chez Fontenelle 36 , une note précisant qu’il existe « sous ce titre un roman français [francuzskoj romanc] qui contient une histoire [povĕst’] inventée sur la princesse de Clèves » ; dans la même note, le traducteur s’applique à définir, en termes russes, la notion de « romanc », alors nouvelle pour le public 37 . Au cours du [Coll.], Russko-evropejskie literaturnye svjazi. XVIII vek. Ėnciklopedičeskij slovar’, Saint- Pétersbourg, Fakul’tet filologii i iskusstv SPbGU, 2008, p. 79-91, ici p. 82). Une version traduite de l’allemand, fortement abrégée, est en fait publiée vingt ans plus tard (voir infra). 32 Lĕtopis’ o mnogix mjatežax i O razorenïi Moskovskago Gosudarstva ot vnutrennix i vnĕšnix neprïjatelej (etc.). Sobrano iz drevnix tĕx vremen spisanïev, Saint-Pétersbourg, 1771, p. 387-392, ici p. 388. 33 Cit. chez N. A. Penčko, Osnovanie Moskovskogo universiteta, Moscou, Izd. Moskovskogo universiteta, 1952, p. 66. 34 Au XVII e siècle, « roman » est encore utilisé au sens de « romaška » (« camomille ») ; voir Slovar’ russkogo jazyka XI-XVII vv., t. XXII, Moscou, Nauka, 1997, p. 211. 35 Voir O. L. Kalašnikova, « Russkaja povest’ pervoj poloviny XVIII veka i zapadnoevropejskaja literaturnaja tradicija », Serija « Symposium », XVII vek v dialoge ėpox i kul’tur, n o 8, 2000, http: / / anthropology.ru/ ru/ text/ kalashnikovaol/ povest-pervoy-poloviny-xviii-veka-i-zapadnoevropeyskaya-literaturnaya [13/ 02/ 2024]. 36 Voir [Bernard de Fontenelle], Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, Vve C. Blageart, 1686, s. p. (Préface). 37 A. D. Kantemir, Razgovory o množestvĕ mïrov [trad. 1730], dans Sočinenïja, pis’ma i izbrannye perevody Knjazja Antïoxa Dmitrïeviča Kantemira, éd. P. A. Efremov, t. II : Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 470 XVIII e siècle, le roman s’établit comme le genre le plus populaire en Russie : dans son article « Sur le commerce du livre et l’amour de la lecture en Russie », Karamzine mesure le chemin parcouru en quelques décennies seulement 38 . En accord avec ce changement de coordonnées architextuelles, Zayde, dans la traduction moderne, est réétiquetée comme « histoire 39 ». Dans l’édition de 1765, le terme « istorïja » est utilisé pour les récits intercalés, avec l’exception de l’« Histoire de Consalve », « Póvĕst’ » au second degré 40 . En revanche, se retrouvent les intertitres « Istorïja o Don-Garsïi i Germenezil’dĕ », « Istorïja o Zaidĕ i Felimĕ », « Istorïja o Tarskom princĕ Alamirĕ 41 » ainsi que la « Suite » ou « Prodolženïe istorïi o Felimĕ i Zaidĕ 42 », y compris diverses lettres : la lettre égarée de Nugna Bella, celles d’Olmond à Consalve, de Félime à Olmond, d’Alamir à Elsibery 43 . Toutes ces « Histoires » sont doublement ancrées dans le texte ; le traducteur reprend le terme dans le métadiscours des personnages, ainsi lorsque Félime demande à Olmond d’écouter « avec patience le récit [qu’elle a] à [lui] faire » et qu’elle lui reraconte « les aventures de ce Prince 44 ». Dans l’ensemble, la traduction reproduit donc la structure du texte lafayettien - avec une omission frappante : y manque l’« Histoire d’Alphonse et de Bélasire 45 ». Cette ellipse est camouflée par un tricotage plus ou moins habile : Alphonse évoque vaguement « de tels malheurs que vous ne connaissez pas », Consalve étant innocent de ses infortunes ; la suite est rattachée à ce passage par un bref « Alphonse avait beau essayer de le Sočinenïja i perevody v prozĕ, političeskïja depeši i pis’ma, Saint-Pétersbourg, Izd. Ivana Il’iča Glazunova, 1868, p. 390-429, ici p. 395, note 8. Sur Kantemir comme pionnier de la théorie littéraire en Russie, voir A. S. Kurilov, « Teoretiko-literaturnye primečanija A. D. Kantemira », dans Literaturovedenie v Rossii XVIII veka, Moscou, Nauka, 1981, p. 87-109. 38 Voir N. M. Karamzin, « O knižnoj torgovle i ljubvi ko čteniju v Rossii » [1802], dans Izbrannye sočinenija v dvux tomax, éd. G. P. Makogonenko, t. II : Stixotvorenija, kritika, publicistika, Moscou/ Leningrad, Xudožestvennaja literatura, 1964, p. 176- 180. 39 Lafajet, Zaida. Ispanskaja istorija, trad. D. D. Litvinov, dans Sočinenija, p. 39-168. 40 Lafayette, Œuvres complètes, p. 105 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 28. 41 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 185, p. 210, p. 221 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 7, p. 59, p. 79. 42 Lafayette, Œuvres complètes, p. 250 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 139. 43 Voir Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 69-70 ; II, p. 48-49, p. 137, p. 49-50, p. 103-104. 44 Lafayette, Œuvres complètes, p. 210 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 58 : « moju istorïju ». Lafayette, Œuvres complètes, p. 221 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 79 : « istorïju sego Princa ». 45 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 156-177. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 471 consoler […] 46 ». Impossible de déterminer, en l’ignorance du modèle, jusqu’à quel point cette intervention tient à ce dernier ou bien à l’initiative de l’éditeur et/ ou du traducteur 47 . À titre spéculatif, il n’est pas à exclure que l’éditeur ait jugé cette partie du texte, d’une grande finesse d’analyse psychologique, moins passionnante pour un public avide d’exotisme pittoresque : tandis que les aventures d’un prince volage et de deux belles Princesses orientales méritaient d’être reproduites dans leur totalité, ce n’était pas le cas de cette « Histoire », avec son intériorisation de l’intrigue, son portrait complexe d’un personnage ni héros ni vilain, son héroïne qui, comme Madame de Clèves, choisit finalement la retraite ; dans ce sens, cette coupure dans Zayde serait susceptible de nous éclairer sur les raisons pour lesquelles l’ouvrage le plus célèbre de Lafayette reste intraduit. Mais l’on peut également supposer que l’éditeur ait voulu réserver cette nouvelle d’emblée pour une publication séparée. C’est vingt ans plus tard que paraît, sous l’égide de l’éditeur Novikov, une nouvelle Zaida : sur une vingtaine de pages, la Gorodskaja i derevenskaja biblioteka… (Bibliothèque de ville et de campagne…), inspirée de la collection française, publie une traduction russe encore abrégée 48 de la Zaide allemande intégrée dans la Bibliothek der Romane en 1780, version qui, par contraste avec celle de la Bibliothèque universelle des romans, contient aussi l’« Histoire d’Alphonse et de Bélasire » 49 . À l’instar du modèle allemand, dont il reprend la forme des noms propres (« Gonsalvo ») et l’attribution erronée de l’alias « Theodorich » ou « Ḟeodorik » à Alphonse 50 , le texte comporte, après une version raccourcie de l’histoire de Consalve et ses amours avec Zayde, le récit 46 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 99 : « takïja napasti, koix vy ne znaete » ; « Skol’ko Alfons utĕšat’ ego ni staralsja […] ». La transition se fait ainsi directement de « quelque malheureux que vous soyez, il y a du moins une sorte de malheur, que votre destinée vous laisse ignorer » (Lafayette, Œuvres complètes, p. 155) à « Il [Consalve] lui dit tout ce qu’il crut capable de lui donner quelque consolation […] » (ibid., p. 177), avec inversion des rôles. 47 Friedrich Schulz (qui attribue le roman à Lafayette) élimine également l’histoire d’Alphonse, rebaptisé « Guzman » ; mais cette version allemande, réduite d’une bonne moitié par rapport à l’original, ne paraît qu’en 1789 (Zaide, Berlin, Vieweg). 48 Zaida, dans Gorodskaja i derevenskaja biblioteka, ili Zabavy i udovol’stvïe razuma i serdca v prazdnoe vremja, t. X, Moscou, Universitetskaja Tipografija/ N. Novikov, 1785, p. 339-360. Dorénavant Zaida (1785). 49 La Fayette, Zaide, dans Bibliothek der Romane, Heinrich August Ottokar Reichard dir., t. V, Berlin, Christian Friedrich Himburg, 1780, p. 261-289 ‒ dorénavant Zaide (1780) ; Zaïde, Nouvelle Espagnole, dans Bibliothèque universelle des romans, Paris, novembre 1775, p. 156-192. Mes remerciements pour ces références vont à Andrea Grewe. 50 La Fayette, Zaide (1780), p. 276 ; Zaida (1785), p. 351. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 472 des mésaventures du grand jaloux lafayettien. Bricolage singulier, son histoire est ajoutée dans les deux cas après le happy end de l’original : le mariage à la cour célébré, l’instance narrative revient sur cet « épisode » qui « mérite d’être inclus ici 51 ». La version russe - qui ne mentionne ni source ni autrice ni traducteur - élimine l’introduction consacrée à Lafayette ainsi que le paragraphe sur Alamir et les ajouts métatextuels ; la transition à la narration autodiégétique d’Alphonse (dont le personnage, « tel que l’autrice l’a traité, est sans doute l’un des plus beaux passages du roman. Alphonse raconte luimême son histoire 52 ») se réduit à un succinct « et voici qu’il raconte lui-même son histoire : […] 53 ». Faute de remarques finales, cette mini-Zaida russe (et avec elle tout le volume) se clôt sur la triste destinée de ce personnage qui, « rempli de désespoir », s’enfuit dans sa retraite, « pour pleurer son malheur et sa folie 54 ». La traduction comme défi linguistique et littéraire Bien plus complète, l’édition de 1765 n’est pas non plus sans défauts : l’ouvrage contient de nombreuses coquilles, la graphie des noms n’est pas toujours systématique, la ponctuation plutôt extravagante, parfois au point de détourner le sens d’une phrase. La délimitation entre le discours de l’instance narrative et celui des personnages n’est pas cohérente : plus d’une fois, le traducteur se trompe en organisant les tours de parole. Vers la fin du premier volume surtout, il glisse dans la paraphrase approximative ; d’un bout à l’autre du roman, maintes phrases visiblement jugées trop compliquées sont éliminées. Le traducteur semble débordé par certaines nuances psychologiques, ainsi à propos des spéculations de Consalve sur les états d’âme de Zayde : Il crut même dans la suite, remarquer quelque inégalité dans la manière dont elle le traitait ; mais comme il n’en pouvait deviner la cause, il s’imagina, que le déplaisir de se trouver dans un pays inconnu faisait les changements, qui 51 Ibid. (pour les deux réf.) : « Ėpizod […] zasluživaet, čtob onyj vnesti sjuda » ; en allemand : « scheint eine genauere Anzeige zu verdienen ». 52 « Gewiß ist der Karakter des eifersüchtigen Alphons, so wie ihn die Verfasserin behandelt hat, eine der schönsten Stellen des Romans. Alphons erzählt seine Geschichte selbst » (Zaide [1780], p. 277). 53 « i vot on sam razskazyvaet svoju povĕst’ : […] » (Zaida [1785], p. 352). Dans ce cas, le terme « povĕst’ » est également utilisé au niveau diégétique (ibid., p. 357). 54 « napolnennyj otčajanïja » ; « čtob oplakivat’ svoe neščastïe i svoe bezumïe » (ibid., p. 360). En allemand : « verzweiflungsvoll » ; « um da sein Unglück und seine Thorheit zu beweinen » (Zaide [1780], p. 288). Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 473 paraissaient dans son humeur. Il voyait bien néanmoins, que l’affliction qu’elle avait eue les premiers jours, commençait à diminuer 55 . En russe, ne reste de ce passage qu’un résumé pragmatique : le héros « vit qu’elle était devenue plus gaie qu’avant 56 ». Trait frappant dans une perspective narratologique : le traducteur procède à de nombreuses modifications (intentionnées ou pas) au niveau de la focalisation ; ce qui paraît, ce que croit un personnage, se transforme souvent en ce qui est, tout court. Ainsi, « Consalve, qui avait paru étonné […] » en français, « était excessivement étonné 57 » ; chez Lafayette, Zayde cherche le portrait « qu’elle croyait avoir vu mettre dans la chaloupe », en russe, « elle se rappela 58 » ce même fait. À un plus simple niveau lexical, l’expertise du traducteur n’est pas sans reproche. Certains termes sont mal compris : « s’éclaircir de », par exemple, est à chaque occurrence traduit comme « expliquer » ou « dire ». Détournant le pronom sans égard pour l’accord grammatical, le traducteur interprète « Elsibery voulut être éclaircie de l’aventure qui l’avait [Alamir] conduit dans la maison des bains » comme « Elsibery voulait dire comment il lui était arrivé d’aller aux bains 59 ». Le verbe « passer » n’est conçu qu’au sens directionnel, ce qui fait du séjour de Zayde en Catalogne un voyage durant tout un hiver 60 . La traduction contient des contresens manifestes, dès la première phrase du roman réinterprétée comme suit : « L’Espagne commença déjà à s’affranchir de la domination des Arabes qui, s’installant dans les Asturies, avaient fondé le royaume de Léon ; ceux d’entre eux qui étaient allés dans les montagnes des Pyrénées, avaient établi le royaume de Navarre […] 61 . » À part le malentendu historique, la traduction nous renseigne sur l’horizon culturel moyen de l’époque, tel que représenté ou supposé par le traducteur : « dans les Pyrénées » devient « dans les montagnes des Pyrénées » (dans la version 55 Lafayette, Œuvres complètes, p. 140. 56 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 81 : « uvidĕl, čto ona veseljae stala prežnjago ». 57 Lafayette, Œuvres complètes, p. 201 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 38 : « črezmĕrno udivljalsja ». 58 Lafayette, Œuvres complètes, p. 253-254 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 146 : « ona vspomnila ». 59 Lafayette, Œuvres complètes, p. 235 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 108-109 : « Elsiberïja xotĕla skazat’ kak ej slučilos’ itti v bani ». 60 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 258 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 155 : « v odnu zimu, kak ĕxala v Katalonïju ». 61 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 91 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 3 : « Gišpanïja načalà užè svoboždat’sja ot vladĕnïja Arapov, kotorye, poseljas’ v Asturïi, osnovali korolevstvo Lïonskoe : tĕže iz nix, koi vošli v Pirinejskïja góry, učredili korolevstvo Navarrskoe […] ». Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 474 moderne : « v Pirenejax 62 »). La géographie espagnole n’a rien d’une évidence ; par contraste avec le texte de Lafayette, le traducteur est d’avis que Tarragone et donc Consalve se trouvent en effet quelque part « hors de l’Espagne 63 ». S’y ajoute tel anachronisme flagrant : l’officier chargé de ramener Consalve tue le cheval de ce dernier d’un coup non pas « d’épée », mais de fusil 64 . L’on pourrait ainsi signaler de nombreuses petites et grandes erreurs de traduction : « des chevaux admirables » se métamorphosent en « chevaux arabes 65 » ; tandis que chez Lafayette, Alasinthe et Bélénie dans leur « Château sur le bord de la mer […] faisaient une vie conforme à leur tristesse », le traducteur n’est pas d’accord : les deux princesses y « essayaient d’oublier leurs chagrins 66 ». À la fin du roman, la formule « toute la galanterie des Maures, et toute la politesse d’Espagne » est remplacée par « tout le faste des Maures et toute la politique espagnole 67 ». La « galanterie », malgré des emplois documentés de « galantereja » ou « galanterija » dès le début du XVIII e siècle 68 , ne figure pas encore dans le texte. Trediakovski traduit le mot par deux termes complémentaires, « ščogolstvo » (« gandinerie ») et « ljubovnost’ » (« amourosité ») 69 . La même dualité s’observe dans Zaida : lorsque Consalve reproche à Don Garcie et Don Ramire d’aimer seulement « ces sortes de galanteries que la coutume a établies en Espagne », le traducteur opte pour « gandiner seulement en 62 Lafajet, Zaida. Ispanskaja istorija, p. 41. 63 Lafayette, Œuvres complètes, p. 188 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 13 : « čto vy byli vnĕ Gišpanïi ». 64 Lafayette, Œuvres complètes, p. 181 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 104 : « zastrĕlil ». 65 Lafayette, Œuvres complètes, p. 214 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 66 : « za Arapskimi lošad’mi ». 66 Lafayette, Œuvres complètes, p. 211 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 61 : « i tam staralis’ onĕ pozabyt’ svoi pečali ». 67 Lafayette, Œuvres complètes, p. 278 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 196 : « so vsjakim velikolĕpïem Morov, i so vseju Gišpanskoj politikoju ». Dans la version de 1785, la formule allemande « wo sich Maurische Pracht mit spanischer Galanterie vereinigte » (Zaide [1780], p. 275) est traduite par « où l’opulence mauresque rejoignait la gandinerie espagnole » (« gdĕ Mavritanskaja pyšnost’ soedinilas’ s Ispanskim ščegol’stvom », p. 351). La traduction moderne, reculant encore devant « la galanterie des Maures », clôt le roman sur l’alliance de la « galanterie espagnole » et du « raffinement arabe » (« ispanskoj galantnosti i arabskoj izyskannosti ») (Lafajet, Zaida. Ispanskaja istorija, p. 168). 68 Voir Maks Fasmer [Max Vasmer], Ėtimologičeskij slovar’ russkogo jazyka, t. I, Moscou, Progress, 1986, p. 385 ; Slovar’ russkogo jazyka XVIII veka, t. V, Leningrad, Nauka, 1989, p. 83. 69 Voir Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 52. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 475 amour, selon la coutume espagnole 70 » ; pour les « galanteries » d’Alamir, il choisit « quêtes » ou « amour 71 ». Face à une « conversation particulière » qui avait « un air plus galant, que les conversations ordinaires », il esquive le problème : n’en reste, dans le récit de son Consalve, qu’« une conversation particulière avec moi 72 ». Il est intéressant de voir quels termes constituent un défi pour le traducteur : ainsi, les « parfums d’Arabie » sont d’abord traduits comme des « choses arabes aromatiques 73 » ; une page plus loin, figure, avec un accent pour indiquer la bonne prononciation, le mot « duxì 74 », calque sémantique du « parfum » français depuis le XVIII e siècle. Pour « naufrage », le traducteur recourt, à chaque occurrence, à des périphrases ou métonymies - « malheur », « tempête », « tempête malheureuse 75 » - ou encore des constructions verbales ; bien que déjà lexicalisé, le terme « korablekrušenïe 76 » n’apparaît pas (le traducteur de 1785 utilise une fois « korablerazbitï[e] », calque du « Schif[f]bruch » allemand 77 ). Dans le domaine des professions, du lexique politique et militaire, s’observe une oscillation symptomatique entre emprunts et tentatives de russification. Parmi les premiers, dominent les gallicismes, sans être une exclusivité : « une des filles de la Reine » se transforme en « kamer-junfera » (et ensuite en « dĕvic[a] 78 »), « un des Officiers de la chambre de Don Garcie » réapparaît comme « kamerdiner[] », pour subir aussitôt une métamorphose en 70 Lafayette, Œuvres complètes, p. 106 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 30 : « v ljubvi tol’ko ščegoljat’ po Gišpanskomu obyknovenïju ». 71 Lafayette, Œuvres complètes, p. 230 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 98 : « iskanïja ». Lafayette, Œuvres complètes, p. 240 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 119 : « o ljubvi Princa ». 72 Lafayette, Œuvres complètes, p. 110 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 35 : « osoboj so mnoju razgovor ». 73 Lafayette, Œuvres complètes, p. 224 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 86 : « Arabskïja blagovonnyja vešči ». 74 Lafayette, Œuvres complètes, p. 225 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 87. 75 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 88 : « neščastïe » ; ibid., II, p. 152-153, p. 155 : « ot šturmu » ; ibid., II, p. 134 : « neščastnym šturmom ». 76 Voir Slovar’ na šesti jazykax : Rossïjskom, Grečeskom, Latinskom, Francuzkom, Nĕmeckom i Angliskom, Saint-Pétersbourg, Imperatorskaja Akademija Nauk, 1763, p. 226. 77 Zaida (1785), p. 344 ; Zaide (1780), p. 267. Citant un exemple de 1787, le Slov. russk. jaz. XVIII v. (t. X, 1998, p. 166) documente cette forme en tant qu’occurrence singulière. 78 Lafayette, Œuvres complètes, p. 130 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 65. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 476 « pridvorn[yj] 79 ». Pour « Général », le traducteur alterne entre « predvoditel’ » et « General[] 80 » ; le « secours » militaire est traduit tantôt par le gallicisme « sikurs[] » ou « sikursy » au pluriel, tantôt comme « vspomogatel’noe vojsko 81 ». Le traducteur semble tirer quelque fierté de divers termes perçus comme modernes ou érudits, qu’il introduit dans des passages d’où ils sont absents dans l’original : à propos de Zabelec, se faisant passer pour un esclave à cause « des raisons qu’elle avait de demeurer inconnue », il se flatte de préciser qu’« elle vit ici incognito 82 ». Il fait preuve d’une prédilection particulière pour « svita », « kommissïja » ou « materïja » ; d’un bout à l’autre du texte, « minut[a] » remplace « moment 83 ». En parallèle, il utilise des interjections russes comme « Uvy ! » (au lieu de « Quoi 84 ») ou « nu » (« Eh bien », ajouté 85 ) ainsi que des expressions idiomatiques comme « raza s tri » pour « deux ou trois fois 86 ». La « Tante » entremetteuse de Sélémin se transforme en « tetk[a] 87 » ; c’est en compagnie de sa « matušk[a] » qu’Elsibery doit se rendre au palais du Calife 88 . Certains termes abstraits, déjà documentés pour l’époque, ne sont pas présents dans le lexique du traducteur : « léthargie » est traduit par « évanouissement 89 » ; « mélancolie » par « état songeur » ou « rêveur 90 », devenant 79 Lafayette, Œuvres complètes, p. 130 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 66-67. Emprunts à l’allemand documentés pour 1710 (« kamerdiner ») resp. 1755-1756 (« kamer’’junfer[a] ») ; voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. IX, 1997, p. 224-226. 80 Lafayette, Œuvres complètes, p. 190 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 17. Lafayette, Œuvres complètes p. 195, p. 209 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 27, p. 56. 81 Lafayette, Œuvres complètes, p. 197, p. 190, p. 199 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 31, p. 18, p. 34. 82 Lafayette, Œuvres complètes, p. 237 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 112 : « ona inkognito zdĕs’ živet ». 83 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 139 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 80 et passim. 84 Lafayette, Œuvres complètes, p. 131, p. 150, p. 153 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 67, p. 94, p. 98. 85 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 210 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 58. 86 Lafayette, Œuvres complètes, p. 271 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 182. 87 Lafayette, Œuvres complètes, p. 224 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 86. 88 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 232 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 101. 89 Lafayette, Œuvres complètes, p. 273 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 186 : « obmorok ». Dès 1734, « letargija » : voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. XI, 2000, p. 159. 90 Lafayette, Œuvres complètes, p. 140 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 81 : « zadumčivost’ ». Dès 1703, sous des graphies diverses, « melanxolija » : voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. XII, 2001, p. 120. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 477 un synonyme de « rêverie 91 », de même pour « mélancolique 92 ». Le mot « fortuna » - dès 1763, Fiodor Emine publie un roman intitulé Nepostojannaja fortuna (La Fortune inconstante) - est utilisé plus rarement et en décalage avec l’original : comme équivalent, le traducteur choisit plutôt diverses versions du « bonheur » (« ščastïe », « blagopolučïe ») et du « destin » (« sud’ba », « sud’bina »). Parfois, il élimine discrètement le terme, le conservant au sens de statut social ; ainsi quand Elsibery, face à Alamir déguisé, « ne s’informait, ni de sa fortune, ni de ses intentions 93 ». Dans le récit de Consalve, il remplace « ma Fortune » par « mon bonheur et rang 94 ». L’« imagination » ne relève pas de l’évidence : le traducteur se sert du terme correspondant « voobraženïe 95 » (le calque « imaginacïja », proposé par Kantemir dans sa traduction de Fontenelle, ne s’étant pas imposé 96 ), mais avec prudence ; pour la majorité des occurrences, « imagination » et « (s’)imaginer » sont traduits par des substituts approximatifs. En revanche, « voobraženïe » est utilisé pour traduire « souvenir » ou, au pluriel, « réflexions 97 ». Comme pour le substantif, le verbe « voobražat’ » resp. « voobrazit’ » figure dans des passages d’où il est absent en français 98 . Pour éviter le terme « impression » - c’est dans la seconde moitié du XVIII e siècle que le sens de « vpečatlĕnie » évolue sous l’influence du mot français 99 -, le traducteur omet une partie de la phrase ou recourt à des métaphores alternatives : « vous n’effacerez pas aisément l’impression qu’il a faite en 91 Lafayette, Œuvres complètes, p. 194, p. 275 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 26, p. 190 : « zadumčivost’ ». 92 Lafayette, Œuvres complètes, p. 254 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 147 : « zadumčiva ». 93 Lafayette, Œuvres complètes, p. 237 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 113 : « ni o ego fortunĕ, ni o ego namĕrenïjax ». 94 Lafayette, Œuvres complètes, p. 110 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 35 : « ščastïe i čin moj ». 95 Voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. IV, 1988, p. 60-61. 96 Kantemir, Razgovory o množestvĕ mïrov, p. 416 ; voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 79. 97 Lafayette, Œuvres complètes, p. 272, p. 244 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 185, p. 127. 98 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 119 : « ce qu’elle n’avait point encore envisagé » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 48 : « to čego ona ešče i ne voobražala ». Lafayette, Œuvres complètes, p. 201 : « il jugea » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 38 : « voobrazil ». 99 Voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. V, p. 109-110. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 478 votre cœur » est remplacé par « il ne vous sera pas facile de le chasser de votre cœur 100 ». Le complexe « amour » (« ljubov’ »), « passion » (« strast’ » ou « pristrastïe »), « inclination » (« sklonnost’ »), « ardeur » (« gorjačnost’ ») (etc.) constitue un champ sémantique particulièrement mouvementé. C’est aussi et surtout dans ce domaine que le français, à l’époque, sert de modèle : selon Iouri Lotman, « [l]es héros de la littérature française livrent aux lecteurs russes les formules de leur moi 101 ». Lorsque Trediakovski traduit, en 1730, le Voyage de l’isle d’amour de Tallemant, il s’agit d’initier le public russe à une culture de la galanterie, à la fonction des « Billets doux 102 » (etc.) ; dans Zaida, le lexique épistolaire relève également d’un certain intérêt. Le « confident » ne fait pas non plus partie des notions évidentes : « Le Prince voulut en être le confident » se transforme en « Le Prince voulait tout savoir 103 ». De manière frappante, la « passion » (à l’occasion, le traducteur précise : « passion amoureuse 104 ») est aussi interprétée comme « mučenïe », passion au sens de supplice ou tourment 105 (le pluriel « mučenïja » est employé pour « malheurs 106 »). Dans un autre passage, la traduction renforce l’aspect de l’amour comme maladie ou infection : « le cœur de Zayde avait été touché » ou, en russe, « contaminé 107 ». Cette réaccentuation véhicule une vision négative de l’amour dans la littérature russe à cette époque 108 ; sur fond d’une autre tradition spirituelle, l’œuvre de Lafayette, « réquisitoire contre l’amour 109 », offre des points de rattachement. 100 Lafayette, Œuvres complètes, p. 255 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 149 : « ne lexko vam budet vygnat’ ego iz vašego sérdca ». 101 Ju. M. Lotman, « La littérature russe d’expression française/ Russkaja literatura na francuzskom jazyke », dans Lotman/ Rozencvejg, Russkaja literatura na francuzskom jazyke, p. 10-53, ici p. 20. 102 [Paul Tallemant], Le Voyage de l’isle d’Amour, ou la clef des cœurs [1663], Paris, Witte, 1713, p. 63 ; voir [Paul Tallemant], Ězda v ostrov ljubvi, trad. Vasilij Trediakovskij, Saint-Pétersbourg, 1778 [2 e éd.], p. 35-36. 103 Lafayette, Œuvres complètes, p. 111 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 36 : « Princ xotĕl vse znat’ ». 104 Lafayette, Œuvres complètes, p. 242 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 122 : « v ljubovnoj strasti ». 105 Lafayette, Œuvres complètes, p. 193 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 23. 106 Lafayette, Œuvres complètes, p. 272 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 184. 107 Lafayette, Œuvres complètes, p. 249 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 137 : « Zaidino serdce užè zaraženo bylo ». 108 Voir Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 57. 109 Bernard Pingaud, « Préface », dans Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, éd. Bernard Pingaud, Paris, Gallimard, 2011, p. 7-31, ici p. 17. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 479 Du côté des émotions positives comme négatives, Zaida illustre un lexique en voie d’élaboration, encore moins nuancé que dans l’hypotexte. Une panoplie d’expressions différentes - « sentit un plaisir sensible », « était charmé », « fut bien aise » - est traduite par le même verbe « se réjouit 110 ». Quelques lignes plus tard, à propos du même Alamir qui « demeura charmé de son aventure », le traducteur entreprend un nouvel effort stylistique, optant pour « fut amené à un ravissement agréable 111 » ; peu après, « il eut le plaisir » ou bien à nouveau « se réjouit de voir 112 ». Le mot « čuvstvo » (« sentiment ») n’est que sporadiquement employé ; le plus souvent, le traducteur recourt à « mnĕnïja » (« opinions »), les « sentiments de leur cœur » se transformant en « leurs opinions intérieures 113 ». Dans un passage réécrit en discours direct, il finit par reproduire la tournure « les sentiments de son cœur 114 ». Autre mot largement utilisé, « namĕrenïe » sert pour traduire non seulement le terme français équivalent « intentions 115 », mais aussi « dessein 116 », « résolution 117 », « mouvement 118 », « inclination 119 » ou encore « sentiments 120 ». Au cours de deux phrases, le traducteur emploie le terme pour trois vocables français : […] les pensées [namĕrenïja] que j’avais eues autrefois d’embrasser la véritable Religion, me sont revenues si fortement dans l’esprit, que je n’ai songé […] qu’à me confirmer dans ce dessein [namĕrenïi]. J’avoue toutefois que cette heureuse résolution [namĕrenïe] n’était pas encore aussi ferme qu’elle le devait être […] 121 . Dans l’ensemble, la traduction se caractérise ainsi par une tendance à l’homogénéisation, avec des effets d’irradiation lexicale (dès que le traducteur 110 Lafayette, Œuvres complètes, p. 228-229 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 94-96 : « radovalsja ». 111 Lafayette, Œuvres complètes, p. 229 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 96 : « priveden byl v prïjatnoe vosxiščenïe ». 112 Lafayette, Œuvres complètes, p. 234 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 106 : « On radovalsja vidja ». 113 Lafayette, Œuvres complètes, p. 135 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 74 : « vnutrennïja ix mnĕnïja ». 114 Lafayette, Œuvres complètes, p. 265 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 169 : « čuvstva vašego serdca ». 115 Lafayette, Œuvres complètes, p. 277 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 194. 116 Lafayette, Œuvres complètes, p. 276 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 192. 117 Lafayette, Œuvres complètes, p. 277 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 194. 118 Lafayette, Œuvres complètes, p. 239 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 116. 119 Lafayette, Œuvres complètes, p. 221 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 80. 120 Lafayette, Œuvres complètes, p. 268 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 177. 121 Lafayette, Œuvres complètes, p. 277 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 195. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 480 a introduit un terme, il tend à le répéter). En revanche, face à divers jeux de mots fondés sur la répétition, il fait preuve d’un grand souci de variation ; après avoir correctement traduit « je suis heureux dans mon malheur 122 », il choisit, pour « Si vous croyez […] être malheureuse en me rendant heureux », deux adjectifs sans rapport étymologique 123 . Pour « Alamir est mort. Alamir est mort », il tient également à éliminer l’effet rhétorique : « Alamir n’est plus au monde ! il est déjà mort ! 124 » L’on reconnaît des traits typiques des traductions de l’époque, dont la tentative de substituer les articles (inexistants en russe) par des pronoms personnels et démonstratifs. Zaida témoigne d’une forte visée explicative ; les noms propres sont répétés beaucoup plus souvent que ce n’est le cas en français : « cette Princesse sait qui je suis » devient « Zayde sait que je suis Consalve 125 », etc. Des substantifs sont redoublés : « mes yeux ne trouveront plus les siens » est traduit comme « mes yeux ne verront plus ses yeux 126 » ; même procédé pour les adjectifs. Visant à faciliter la compréhension des aventures enchevêtrées de Zayde, cette stratégie peut provoquer l’effet contraire : l’explicitation des pronoms est plus d’une fois erronée. Lorsque Consalve se rappelle, à propos de Zayde, « ce qu’il lui avait ouï dire à Tortose sur la bizarrerie de sa destinée », le traducteur remplace « lui » par « Don Olmond 127 ». Le fonctionnement différent du passé pose problème ; un imparfait se transforme en passé perfectif, un récit singulatif au passé simple en itératif : « il lui donna » est interprété comme « lui donnait », malentendu renforcé par l’ajout « d’habitude 128 ». À maintes occurrences, le calque est manifeste ; le traducteur imite, par exemple, la tournure « J’aimais mieux 129 ». Le passé russe étant, au singulier, toujours genré, l’épisode de Zabelec, « bel Esclave » qui s’avère être une 122 Lafayette, Œuvres complètes, p. 98 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 15 : « ja v bezščastïi moem ščastliv ». 123 Lafayette, Œuvres complètes, p. 267 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 174 : « Est’li vy dumaete […] byt’ neščastny, učinja menja blagopolučnym ». 124 Lafayette, Œuvres complètes, p. 272 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 184 : « Alamira bol’še nĕt na svĕtĕ ! on užè umer ! ». 125 Lafayette, Œuvres complètes, p. 203 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 42 : « Zaida znaet, čto ja Konsal’v ». 126 Lafayette, Œuvres complètes, p. 272 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 184 : « glazà moi ego glaz bol’še ne uvidjat ». 127 Lafayette, Œuvres complètes, p. 263 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 167 : « čto on slyšal ot Don-Olmonda v Tortozĕ o nepostojannoj svoej sud’bine ». 128 Lafayette, Œuvres complètes, p. 224 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 86 : « On obyknovenno daval ej ». 129 Lafayette, Œuvres complètes, p. 217 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 71-72 : « I tak lučše ljubila ». Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 481 « belle Esclave 130 » (et, finalement, pas une esclave du tout), tourne à l’embrouille inopinément queer : « Zabelec était surpris de s’être trompé en se défiant de la passion des hommes, et il enviait le bonheur d’Elsibery d’avoir trouvé un amant si fidèle. Elle n’eut pas longtemps sujet de l’envier : […] 131 . » Zabelec est désignée par un verbum dicendi au masculin au moment même où elle affirme être « une malheureuse », voire, en russe, « la seule malheureuse au monde 132 ». Le texte se distingue par un penchant prononcé pour l’amplification et l’intensification, qui marque aussi d’autres traductions de l’époque 133 ; « plusieurs » est traduit par « beaucoup » (« mnogo »), avec les dérivés correspondants : « plusieurs fois » devient « mnogokratno 134 », etc. Pour « moins aimable », le traducteur écrit « répugnant 135 », « nos fautes » se transforment en « crimes 136 », « une puissante Armée » en « une terrible armée 137 » ; il ne suffit pas d’être « bien malheureuse », il faut l’être « extrêmement 138 ». Face aux hyperboles de l’original, le traducteur exploite les riches ressources de la langue russe pour la création de superlatifs à l’aide de préfixes et suffixes : ainsi à propos de Consalve dans une position « digne de l’envie des plus ambitieux » et « aimé de la plus belle personne d’Espagne 139 ». Si les formes hyperboliques s’accumulent dans certains passages, dans d’autres, plus rares, le traducteur (ou un autre traducteur ? ) semble céder à une humeur contraire : d’« un torrent de larmes » ne restent que de simples « larmes 140 ». Remplaçant « plusieurs » par « beaucoup », il procède à l’occa- 130 Lafayette, Œuvres complètes, p. 234-236, p. 240. 131 Voir ibid., p. 242 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 122 : « Zabelek udivljalsja, čto obmanyvalsja ne vĕrja muščinam v ljubovnoj strasti, zavidoval Elsiberïinu blagopolučïju, čto ona takóva vĕrnago ljubitelja syskala. Ona ne dolgo pričinu imĕla ej zavidovat’ […] ». 132 Lafayette, Œuvres complètes, p. 236 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 110 : « Ja odna neščastliva na svĕtĕ ». 133 Voir Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 51. 134 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 216 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 69 et passim. 135 Lafayette, Œuvres complètes, p. 125 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 58 : « protiven ». 136 Lafayette, Œuvres complètes, p. 185 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 8 : « prestuplenïja ». 137 Lafayette, Œuvres complètes, p. 190 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 17 : « užasnuju armïju ». 138 Lafayette, Œuvres complètes, p. 244 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 128 : « krajnĕ neščastliva ». 139 Lafayette, Œuvres complètes, p. 111-112 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 38 : « dostoin […] zavisti naičestoljubivĕjšix » ; « ljubim naiprekrasnĕjšeju v Gišpanïi ». 140 Lafayette, Œuvres complètes, p. 240 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 120 : « so slezami ». Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 482 sion de même pour « un nombre infini 141 » ; sur une page, « plusieurs fois » et « mille fois » sont traduits par le même terme 142 . Malgré ses maladresses, la traduction témoigne, par endroits, d’une réelle ambition stylistique, évidente dans le traitement des litotes, souvent soigneusement imitées par le recours à une double négation, ainsi pour « Zayde ne le haïssait pas 143 » ou « n’était pas insensible au mérite de Consalve 144 ». Le traducteur paraît prendre goût à ce jeu : pour « il les blâma », il opte de son propre chef pour « il ne les loua pas 145 ». Dans le second tome, il finit par surenchérir sur la préciosité de l’original ; un homme qui « pourrait espérer de lui plaire », sous sa plume, « pourrait se flatter du bonheur de ne pas lui être répugnant 146 ». La traduction comme défi socioculturel et idéologique La traduction constitue aussi un défi socioculturel et idéologique. Tout en misant sur un exotisme pittoresque, Zaida rattache le récit à un monde familier au public. Dès le premier paragraphe, la « tyrannie » des Maures est remplacée par « joug 147 ». De nombreuses traductions de l’époque se caractérisent par une stratégie de « nationalisation », souvent dans une visée didactique 148 : les personnages de Molière se trouvent affublés de noms russes ; c’est en roubles qu’on discute les affaires financières 149 . En raison de son sujet historique, ce trait, dans Zaida, est moins prononcé, mais perceptible : les bains arabes sont russifiés 150 ; « rang 151 » et « charge 152 » se trans- 141 Lafayette, Œuvres complètes, p. 228 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 93. 142 Lafayette, Œuvres complètes, p. 131 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 67 : « mnogaždy ». 143 Lafayette, Œuvres complètes, p. 147 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 90 : « Zaida ego ne nenavidit ». 144 Lafayette, Œuvres complètes, p. 278 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 196 : « ne nečuvstvitel’na byla k dostoinstvam Konsal’va ». 145 Lafayette, Œuvres complètes, p. 214 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 65 : « Ne xvalil ix ». 146 Lafayette, Œuvres complètes, p. 251 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 140 : « mog by laskat’sja ščastïem byt’ ej neprotiven ». 147 Lafayette, Œuvres complètes, p. 91 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 3 : « ig[o] ». 148 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 437. 149 Voir ibid., p. 139. 150 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 228-229 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 92-96. 151 Lafayette, Œuvres complètes, p. 195, p. 227-228 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 27, p. 91-93. 152 Lafayette, Œuvres complètes, p. 120 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 50. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 483 forment en « čin » russe (« rang » ou « grade » en accord avec la « Table des rangs » promulguée par Pierre I er en 1722), le pluriel « činy » résume « les charges et les établissements 153 ». Par-delà le niveau lexical, la traduction reflète les normes socioculturelles de la Russie de l’époque ; faute de paratexte, il est difficile de délimiter intervention intentionnée et réécriture spontanée. Le roman de Lafayette véhicule déjà une vision du monde aristocratique, et pourtant, aux yeux du traducteur, les rapports hiérarchiques n’y sont pas assez clairement articulés. Avec sa traduction de Tallemant, Trediakovski invite le public russe à découvrir à son tour « la Capitale du Pays d’Amour » et sa « Cour […] composée de toutes sortes de Nations, & de toute sorte de conditions, de Rois, de Princes, & de Sujets », mais où l’on « vit […] comme si les uns n’étoient pas plus grands Seigneurs que les autres », idée dont le narrateur commente la nouveauté 154 . Le traducteur de Zaida tient à préciser, dans son traitement des personnages, que les uns sont bel et bien « plus grands Seigneurs que les autres ». Lorsque Consalve s’adresse au roi, « Seigneur » (en russe, littéralement « gracieux Seigneur 155 ») ne suffit pas ; ce sera « Votre Majesté 156 », avec tout un appareil de verbes, d’adjectifs et adverbes accentuant l’humilité de mise : la phrase « Seigneur, […] si vous avez quelque considération pour moi […] » est ainsi traduite comme « Gracieux Seigneur, […] si Votre Majesté daigne avoir quelque peu de faveur pour moi […] 157 ». Le traducteur ajoute les termes « roi » (« korol’ ») et « royal » (« korolevskij ») à l’occasion plusieurs fois dans une seule phrase 158 . L’apparition de Zuléma à la cour de Léon donne lieu à une orgie de servilité rhétorique, peu conforme au personnage et à son rang 159 . Cette tendance à remettre tout le monde à sa place marque également les rapports entre les genres et les générations. Tandis que dans l’original, Félime ne comprend pas l’aversion de Zayde pour Alamir, en russe, elle s’étonne 153 Lafayette, Œuvres complètes, p. 122 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 53. 154 [Tallemant], Le Voyage de l’isle d’Amour (1713), p. 87-88 ; voir [Tallemant], Ězda v ostrov ljubvi (1778), p. 49-50. 155 Par exemple, Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 4-5 et passim : « milostivoj » ou « milostivyj gosudar’ ». Dans la version moderne, « Seigneur » est traité différemment : lorsqu’il s’agit de personnages espagnols, le traducteur opte pour « sen’or » (ce qui accentue l’aspect de l’exotisme plutôt que celui de la hiérarchie), dans un contexte arabe, il utilise le titre « sudar’ ». 156 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 14-16 et passim : « Vaš[e] Veličestv[o] ». 157 Lafayette, Œuvres complètes, p. 207 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 51 : « Milostivoj Gosudar’, […] est’li Vaše Veličestvo xotja nĕskol’ko menja žalovat’ izvolite […] ». 158 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 248 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 135. 159 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 275-278 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 191- 196. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 484 surtout du fait que sa cousine ose « s’opposer à la volonté de son père 160 ». Chez Lafayette, Zayde elle-même « est résolue », selon les propos d’Olmond envers Consalve, « à combattre l’inclination qu’elle a pour vous, et à suivre les volontés du Prince son père » ; selon le traducteur, « il lui est ordonné » d’y résister 161 . Alphonse croit Zayde « assez sage pour ne vouloir pas donner de ses cheveux à un homme qui lui est entièrement inconnu », ce que « lui interdit », en russe, la « bienséance », terme ajouté par le traducteur 162 . L’oscillation entre vouvoiement et tutoiement est symptomatique 163 : le même phénomène s’observe dans d’autres traductions 164 . Lorsque le roi s’adresse à ses sujets, le traducteur alterne entre « vous » et « tu 165 » ; Consalve tantôt vouvoie, tantôt tutoie Olmond ou Alphonse. Par rapport au prétendu esclave, « vous » (« Venez, Zabelec […] ») est visiblement perçu comme un contresens social : « viens par ici », lui commande Elsibery 166 . Même conflit dans un contexte familial ou amoureux : dans le cadre d’une conversation intime, le traducteur cède à la tentation de la deuxième personne du singulier au moment où Zayde embrasse sa cousine 167 . Par contraste avec l’original (« Vous m’êtes infidèle, Nugna Bella ! »), Consalve tutoie sa maîtresse absente (« […] tu m’as trompé ! 168 ») ; c’est en présence de Consalve que Zayde, lorsqu’elle commence à percer l’énigme du portrait, passe au tutoiement 169 . 160 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 219 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 75 : « mnĕ bol’še vsego udivitel’no, kak možet Zaida protivit’sja roditel’skoj voli ». 161 Lafayette, Œuvres complètes, p. 263 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 166 : « ej velĕno ». 162 Lafayette, Œuvres complètes, p. 149 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 93 : « blagopristojnost’ zapreščaet ej ». 163 Au XVIII e siècle russe, l’opposition pronominale reflète à son tour la « polémique incessante » sur les réformes de Pierre (O. L. Dovgij, « Istorija upotreblenija ty i Vy », Russkaja reč’, n o 3, 2015, p. 91-95, ici p. 94) ; s’observe, à l’époque, une séparation nette entre emploi « extérieur/ intérieur » (ibid., p. 92). 164 Voir Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 56. 165 Voir, par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 207-208 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 52-53. 166 Lafayette, Œuvres complètes, p. 236 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 110 : « podi suda ». 167 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 220 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 77. 168 Lafayette, Œuvres complètes, p. 133 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 71 : « […] ty mnĕ izmĕnila ! ». Même transformation, dans Zaida (1785), pour Alphonse méditant, seul, sur l’infidélité virtuelle de Bélasire : « Nĕt, Belazira, ty obmanula menja […] » (p. 354), par contraste avec le modèle allemand : « Nein, Belasire, Sie haben mich getäuscht […] » (Zaide [1780], p. 280). 169 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 274 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 188. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 485 Dans la traduction russe, l’on tutoie non seulement ami·e·s et amant·e·s, mais aussi - et, dans ce cas, catégoriquement - Dieu. À l’époque comme aujourd’hui, il est inconcevable en russe de s’adresser à Dieu en le vouvoyant : « Ô Dieu, […] pour qui réservez-vous le tonnerre […] ! » se transforme en « Ô Dieu ! […] pour qui réserves-tu le tonnerre […] 170 ». Dieu est aussi transposé au singulier, partout où les personnages lafayettiens invoquent les « dieux » ; la formule « grands Dieux » est remplacée par « grand ciel 171 ». Au XVIII e siècle, le secteur éditorial est sujet à une censure religieuse, assurée depuis 1721 par le Saint-Synode ; en 1783, un décret autorisant les particuliers à créer des imprimeries introduit une censure préventive d’État 172 . Les acteurs et actrices du champ littéraire ont donc grand intérêt à éviter tout conflit trop flagrant avec la doctrine chrétienne. Ainsi, Trediakovski adapte le passage sur le « Temple fameux » de l’Amour, « plus ancien que le monde 173 », effet « non seulement de la censure idéologique, mais aussi de l’autocensure 174 » prophylactique (sur la même page, le « Dieu […] aveugle » présidant au « pêle-mêle » amoureux est prudemment changé en « déesse 175 ») ; il n’empêche qu’il se verra accusé, par les « bigots » du clergé (selon ses propres termes en français), d’être « le premier corrupteur de la jeunesse russienne 176 ». Dans Zaida (1765), sont manifestes certaines transformations dans le domaine de la religion. Le mot « religija », emprunté par le biais du polonais au début du XVIII e siècle 177 , ne figure nulle part ; « religion » est traduite par « foi » (« vĕra ») ou « loi » (« zakon »), ce qui peut entraîner des complications 170 Lafayette, Œuvres complètes, p. 135 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 75 : « O Bože ! […] dlja kogo ostavljaeš’ grom […] ». 171 Lafayette, Œuvres complètes, p. 223 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 84 : « velikoe nebo ». 172 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 62. 173 [Tallemant], Le Voyage de l’isle d’Amour (1713), p. 89 ; voir [Tallemant], Ězda v ostrov ljubvi (1778), p. 50. 174 Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 51. 175 [Tallemant], Le Voyage de l’isle d’Amour (1713), p. 88-89 ; [Tallemant], Ězda v ostrov ljubvi (1778), p. 50 : « boginja, kotoraja v sej stranĕ predsĕdatelstvuet, est’ slĕpa ». 176 Pis’ma russkix pisatelej XVIII veka, éd. G. P. Makogonenko, Leningrad, Nauka, 1980, p. 45 (lettre à I.-D. Šumaxer du 18 janvier 1731). 177 Voir Fasmer, Ėtimologičeskij slovar’, t. III, 1987, p. 466. Le terme russe ne se trouve pas dans l’entrée correspondante du dictionnaire polyglotte de 1763 (Slovar’ na šesti jazykax, p. 196-197), mais dans le Nouveau dictionnaire françois, italien, allemand, latin et russe de 1787 (Moscou, Universitetskaja Tipografija/ N. Novikov, t. II, p. 431). Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 486 lorsqu’il s’agit de préciser les lois de telle religion 178 . Explicitant le pronom, le traducteur combine les deux termes dans une phrase : « Ils consentirent à laisser élever leurs enfants dans la Religion chrétienne [v xristïanskom zakone], et firent espérer alors, que dans peu de temps ils l’embrasseraient [onuju vĕru] eux-mêmes 179 . » Religion, foi ou loi : il n’y en a qu’une seule qui vaille dans Zayde. Le triomphe du christianisme est confirmé par la conversion de Zuléma à cette « Religion [vĕru], qui [lui] paraissait la seule que l’on dût suivre 180 ». Comme l’original, la traduction participe d’un imaginaire oriental stéréotypé, encore plus approximatif dans ce cas : ainsi Alamir doit-il rentrer chez lui « en Perse », pour arriver, sur la page suivante, « à Tarse 181 ». Par rapport au texte français pourtant déjà fortement pro-chrétien, les « Mory 182 » (« Mavr[y] » dès l’édition de 1785 183 ) sont systématiquement dégradés. Chez Lafayette, Olmond s’avoue « surpris » par la « grandeur » et la « dignité » du train de vie de Zuléma en Espagne ; le traducteur substitue « dignité » par « opulence 184 ». Dans un contexte arabe, les épithètes « magnifique » et « superbe » sont traduites comme « précieux 185 », « très cher 186 », « riche 187 » : « un appartement superbe, orné avec toute la politesse des Maures » devient « une très riche salle 188 » ; la grandeur glisse ainsi vers le luxe matériel. L’« inhumanité » 178 Lafayette, Œuvres complètes, p. 219-220 : « une Religion […] dont la Loi » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 76 : « zakona […] zakon ». 179 Lafayette, Œuvres complètes, p. 211 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 60. Même alternance dans Zaida (1785) : « v zakonĕ […] vĕry » (p. 349), tandis que le traducteur allemand répète « Religion » (Zaide [1780], p. 274). 180 Lafayette, Œuvres complètes, p. 276 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 192. 181 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 252-253 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 144- 145 : « v Persïju » ; « v Tars ». 182 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 265 : « les Maures » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 171. 183 Zaida (1785), p. 347, p. 350. 184 Lafayette, Œuvres complètes, p. 195 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 27 : « pyšnostïju ». 185 Lafayette, Œuvres complètes, p. 224 : « des présents magnifiques » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 86 : « dragocĕnnye podarki ». Lafayette, Œuvres complètes, p. 228 : « des Palais magnifiques » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 93 : « dragocĕnnye domy ». 186 Lafayette, Œuvres complètes, p. 223 : « dans un Cabinet superbe » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 83 : « v predorogom kabinetĕ ». 187 Lafayette, Œuvres complètes, p. 223 : « sous un Pavillon magnifique » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 83 : « pod bogatym baldaxinom ». 188 Lafayette, Œuvres complètes, p. 191 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 20 : « оdin prebogatoj zal ». Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 487 desdits Maures est accentuée, le traducteur ajoutant l’attribut dans des phrases où il ne se trouve pas en français : les « cruautés » des troupes arabes se transforment en « actions inhumaines 189 » ; par contre, le terme est le plus souvent remplacé ou éliminé pour les personnages chrétiens. Ces derniers profitent d’une description méliorative : ce n’est plus « avec insolence », mais « avec force » que les soldats espagnols « voulaient arrêter » - l’action accomplie se réduit en tentative - « deux Cavaliers arabes » (dont Alamir) 190 . Vaincus, les Maures tombent dans des excès de servilité : si, dans l’original, « [i]ls mirent tous les armes bas », « se jetant en foule autour de [Consalve] », en russe, ils « accoururent pour embrasser ses genoux 191 ». L’attitude envers eux tourne de la « grande aversion » au « grand mépris 192 » ; tandis que chez Lafayette, Félime raconte que sa mère et sa tante « reçurent [Alamir] avec moins de répugnance qu’elles n’en avaient d’ordinaire pour les Arabes », le traducteur revendique « cette répugnance qu’on a d’ordinaire pour les Arabes 193 » comme une évidence généralisée au présent. Participant de cette hiérarchisation des cultures, les « Dames arabes » descendent - avec quelques rares exceptions - au rang de « femmes 194 » ; les « femmes » du peuple se métamorphosent en « baby 195 » (« bonnes femmes »). Lorsqu’il s’agit de vilipender les Maures, le traducteur ne semble pas insensible à un argumentaire féministe avant la lettre : « la manière dont vivent les femmes arabes » n’est pas seulement « entièrement opposée à la galanterie 196 » ; la formule plus catégorique d’une « vie insupportable » remplace « cette contrainte insupportable où vivent les femmes arabes » dans le texte lafayettien 197 . 189 Lafayette, Œuvres complètes, p. 205 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 47 : « bezčelovĕčnyja […] postupki ». 190 Lafayette, Œuvres complètes, p. 199 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 35 : « siloj uderžat’ xotĕli ». 191 Lafayette, Œuvres complètes, p. 198 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 33-34 : « bĕžali lobyzat’ ego kolĕna ». 192 Lafayette, Œuvres complètes, p. 213 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 63 : « velikoe prezrĕnïe ». 193 Lafayette, Œuvres complètes, p. 214 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 65 : « s takoju protivnostïju, kakuju obyknovenno imĕjut k Arapam ». 194 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 191 : « beaucoup de Dames arabes » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 20 : « mnogo […] Arabskix ženščin ». 195 Lafayette, Œuvres complètes, p. 152 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 97. 196 Lafayette, Œuvres complètes, p. 221 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 79. Pour « galanterie », dans ce cas : « ljubovnyja obxoždenïja ». 197 Lafayette, Œuvres complètes, p. 228 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 93 : « nesnosnuju žizn’ ». Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 488 De la manière, Zaida témoigne d’un orientalisme encore plus prononcé que celui de l’original. Comme la Russie elle-même est l’objet d’un « euroorientalisme 198 » exotisant, le texte nous fait entrer dans un jeu de projections interculturelles. La traduction véhicule un autopositionnement antioriental ; or, de son point de vue français, La Harpe, dans une dédicace des Barmécides au comte Chouvalov, insiste sur le rapport entre ces deux figurations de l’autre que sont « [c]es Arabes » et la Russie 199 . Conclusion : Zayde à travers les cultures et les siècles Par le biais de ce roman français du XVII e siècle, patchwork intertextuel qui évoque un lointain passé médiéval espagnol et oriental, se trouvent ainsi renégociées, pour un public russe du XVIII e siècle, des interrogations d’actualité. S’opère un transfert multiple en résonance avec la diégèse et la métadimension du texte lui-même, méditation sophistiquée, dans son apparente naïveté pittoresque, sur la communication et l’incommunicabilité, sur le langage, l’écriture et - entre lettres, tableaux et portraits - même les médias. Détail anecdotique et pourtant symptomatique : face aux Œuvres enfin complètes de Lafayette, une lectrice russe procède à un règlement de comptes avec l’écrivaine qui, dans La Princesse de Clèves, donne une version « pervertie » de « l’histoire de [s]a bien-aimée Élisabeth I re » ; la même commentatrice admet avoir été captivée par Zayde qui, dans l’œuvre de Lafayette, lui a fait « la plus grande impression 200 ». Si « [l]es personnes galantes sont toujours bien aises qu’un prétexte leur donne lieu de parler à ceux qui les aiment », cela vaut non seulement pour les personnages de La Princesse de Clèves 201 ; « belle Étrangère », voire, sous la plume du traducteur de 1765, « belle Étrangère inconnue 202 » doublement, triplement exilée à Moscou, Zayde, elle aussi, ne cesse de parler à un public qui l’aime, jusqu’à nos jours. 198 Voir Ezequiel Adamovsky, Euro-Orientalism. Liberal Ideology and the Image of Russia in France (c. 1740-1880), Oxford [etc.], Peter Lang, 2006. 199 Cité par Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 97. 200 « Unstoppable », 15 sept. 2019. En ligne : https: / / www.livelib.ru/ review/ 130printsessa-klevskaya-sbornik-mari-madlen-de-lafajet [13/ 02/ 2024]. 201 Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves [1678], dans Œuvres complètes, p. 327- 478, ici p. 344. 202 Ibid., Zayde, p. 147 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 89 : « neznakomoj […] prekrasnoj inostranki ».
