Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2024-0028
0120
2025
51101
Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVIIe-XVIIIe siècle)
0120
2025
Nathalie Grande
pfscl511010489
PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) N ATHALIE G RANDE N ANTES U NIVERSITÉ - LAMO UR 4276 Si les éditions originales françaises des œuvres de Madame de Lafayette n’ont pas donné lieu à iconographie, il n’en va pas de même de sa diffusion à l’étranger, qu’il s’agisse de la diffusion de ses textes en langue française dans des éditions parues en dehors de la France ou des traductions de ses textes. Sans prétendre constituer une liste exhaustive, ce travail vise à explorer l’iconographie que la réception de Madame de Lafayette a pu susciter à l’étranger, ce qui permet de donner un aperçu de certains traits distinctifs qui disent quelque chose du public visé par ces éditions. Fait remarquable, et qui justifie cette étude, ces illustrations émanent de terres étrangères et contrastent avec l’absence d’images en France, avant l’explosion iconographique que permettront la « classicisation » de l’autrice et les nouvelles techniques éditoriales du XIX e siècle 1 . Leur seule existence signale le prestige déjà acquis par les textes de Madame de Lafayette. En effet, comme l’explique Christophe Martin, « les libraires ne sont nullement prêts à faire les frais d’une série de gravures pour des ouvrages dont ils n’espèrent que peu de succès. Ils concentrent au contraire leurs efforts sur des œuvres déjà classiques ou en passe de le devenir 2 ». Si les imprimeurs-libraires prennent l’initiative d’illustrer (et parfois de faire traduire), c’est parce que l’illustration sert de « prospectus », l’image devenant argument commercial susceptible de susciter l’acte d’achat attendu. De ce point de vue, la présence d’illustration dans la première diffusion internationale de Mme de Lafayette apparaît d’emblée comme un signe fort de réception favorable. Pour parcourir les images de cette 1 Voir Olivier Leplatre, « Au seuil de l’image : illustrer et réillustrer La Princesse de Clèves au XIX e siècle », Littératures classiques, vol. 109, n° 3, 2022, p. 91-111. 2 Christophe Martin, « Dangereux suppléments » L’Illustration du roman en France au XVIII e siècle, Peeters, Louvain-Paris, 2005, p. 4. Le choix des illustrations dépend donc entièrement du libraire-imprimeur, qui prend sa décision en fonction « de considérations financières et du goût présumé du public » (ibid., p. 19). Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 490 réception et tenter d’en saisir l’ampleur globale et les détails particuliers, le propos sera organisé synthétiquement par ordre chronologique des œuvres, ce qui amènera à passer d’un pays à l’autre et d’un siècle à l’autre. Notons d’emblée que ce parcours dans l’œuvre n’est pas complet car La Princesse de Montpensier n’a donné lieu, à notre connaissance, à aucune illustration. On peut supposer que l’œuvre était trop brève pour justifier l’investissement financier que supposait un frontispice gravé 3 . Il en va tout autrement de Zayde et de La Princesse de Clèves, qui ont toutes deux reçu de multiples illustrations. Zayde Alors que l’édition originale (Paris, Barbin, 1670) ne possédait aucun frontispice gravé, les éditions étrangères et traductions proposent à leur public différentes images. La plus magistrale est sans doute celle qui fut chronologiquement la première, le frontispice gravé par Romeyn de Hooghe pour l’édition pirate mise en vente par Abraham Wolfgang (1634-1694) dès 1671 4 . Cet imprimeur-libraire, installé à Amsterdam, « centre européen des presses grises dans la seconde moitié du XVII e siècle, s’est tout au long de sa carrière spécialisé dans la mise sur le marché parallèle la plus rapide possible des succès de librairie de son temps 5 ». Les très nombreux ouvrages français qu’il publie sont souvent encore sous privilège (d’où la mention « jouxte la copie imprimée à Paris »), ce qui est le cas pour Zayde. Ce frontispice chargé d’attirer le chaland signale en même temps la qualité de cette édition, comme le fait le choix d’un respectable format in octavo ou la présence, signalée sur le frontispice comme sur la page de titre, du traité de Huet joint au roman, comme c’était déjà le cas dans l’édition parisienne originale. À bien observer ce frontispice (illustration 1 6 ), on comprend que l’éditeur, Abraham Wolfgang, a cherché à jouer conjointement sur deux tableaux : d’une part attirer un public mondain avide de nouveautés françaises et de roman à la mode par un beau frontispice gravé, et d’autre part, simultanément, déculpabiliser le potentiel acheteur mondain en donnant au volume des apparences sinon doctes en tout cas intellectuellement ambitieuses par le choix d’un frontispice 3 Sur les coûts induits par les illustrations, voir Martin, « Dangereux suppléments », p. 4- 5. 4 Zayde, histoire espagnole, par Monsieur de Segrais, avec un traitté [sic] de l’Origine des Romans, par Monsieur Huet, Jouxte la copie imprimée à Paris, s.l., 1671. 5 Anne-Élisabeth Spica , « Le frontispice de Zayde gravé par Romeyn de Hooghe (Amsterdam, 1671) : retour sur image », Littératures classiques, vol. 107, n° 1, 2022, p. 110. 6 Cette illustration, comme les suivantes, est reproduite à la fin de l’article. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 491 non narratif et hautement symbolique, digne d’un traité savant. D’où une gravure aux intentions iconologiques particulièrement complexes, au point qu’elle a suscité et suscite encore bien des interprétations 7 . La dernière en date, proposée par Anne-Élisabeth Spica, se révèle particulièrement raffinée : Minerve désigne la sagesse dans sa maturité, alors que Mercure représente l’entendement encore flottant et mal assuré. Ce dernier, encore dans sa jeunesse - comme le signale sa taille par rapport à Minerve - est ainsi pris en charge par l’instance modératrice et éducatrice qui le protège, qui encadre les facultés de l’âme, erratiques sans cette protection, et qui permet alors à l’imagination de s’exercer sans contention, tandis que les trois Grâces le revêtent du manteau chatoyant du mensonge innocent et vraisemblable, celui qui est plaisant et instructif. […] L’autel à gauche de Minerve, orné de deux cœurs, renvoie de manière obvie à la fidélité amoureuse ; les trois Grâces connotent positivement encore le sentiment amoureux et l’élégance galante. C’est bien une fable en images du système intellectuel et émotionnel de la fable amoureuse romanesque qui nous est ici proposée, avec une ingéniosité et une économie de moyens tout à fait bienvenue, telle qu’on pouvait l’attendre d’un graveur aussi sensible à l’acte de lecture romanesque qu’habile à la rhétorique visuelle 8 . Pour notre part, cette habileté et cette ingéniosité, nous les lisons en particulier dans la dualité de la représentation. Car s’il y a un premier plan riche en allégories et en potentielles lectures morales, la représentation en arrière-plan renvoie par une mise en abyme au dénouement du roman 9 . On voit en effet sur un bas-relief sculpté au fond d’un petit enclos funéraire (que signale le cyprès à droite) d’une part un couple qui se donne la main devant un évêque mitré, ce qui évoque l’aboutissement nuptial des amours de Zayde et Consalve, et d’autre part un corps étendu au pied d’un lit défait et vers lequel se penchent de bonnes âmes, ce qui renvoie à la mort d’Alamir entre les bras désespérés de Félime. Au-dessus de chacune de ces vignettes, et de 7 Yves Delègue, La Perte des mots : essai sur la naissance de la littérature aux XVI e et XVII e siècles, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1990, p. 193-195 ; Joan DeJean, Tender Geographies: Women and the origines of the Novel in France, New York, Columbia UP, 1991, p. 171-173 ; Philipp Stewart, Engraven Desire: Eros, Image and Text in the French Eighteenth Century, Durham, Duke University Press, 1992, p. 29-31 ; Andrew Wallis, « Ambiguous Figures: Interpreting Zaïde’s Frontispiece », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXX, 59, 2003, p. 507-516. Sur ces interprétations, leur contestation et leur élargissement possible, nous renvoyons à l’article récent d’Anne-Élisabeth Spica, « Le frontispice de Zayde ». 8 Spica, « Le frontispice de Zayde », p. 120. 9 Merci au très riche site « Utpictura18 », créé et dirigé par Stéphane Lojkine, qui propose un agrandissement de l’arrière-plan, d’avoir attiré notre attention sur ce détail de la gravure. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 492 part et d’autre d’un cartouche qui porte le titre du roman, deux putti s’opposent : au-dessus de Zayde et Consalve, c’est un amour glorieux qui porte haut ses flèches et la torche nuptiale enflammée ; au-dessus de Félime et Alamir, un amour malheureux renverse sa torche pour l’éteindre. La juxtaposition en une unique image de la symbolique allégorique et des références narratives évoque avec précision la construction double de l’ouvrage, présente dès l’édition originale, où le roman de Madame de Lafayette est précédé du traité de Huet, comme sur le frontispice où la scène allégorique et diégétique ouvre sur les scènes narratives et mimétiques en arrière-plan. À l’opposé, le frontispice qui orne la première traduction néerlandaise (De Wonderlyke Werkingen der Liefde. Spaensche Geschiedenis, Amsterdam, Timotheus ten Hoorn, 1679), repris dans l’édition de l’année suivante (illustration 2) apparaît beaucoup plus naïvement narratif : le cocotier est censé évoquer l’exotisme de « l’histoire espagnole », même si la multiplication des clochers pointus à l’horizon semble plutôt connoter la France, voire les Flandres modernes, que l’Espagne du IX e siècle. Même observation pour les combats qui se livrent à l’arrière-plan : les colonnes de fumée et les éclairs de feu ne peuvent s’élever que de très anachroniques canons. Les vêtements que porte le couple assis au premier plan témoignent de la même contradiction : si la robe de la dame, avec son décolleté, ses dentelles et ses bijoux, semble une tenue tout-à-fait galante, en revanche l’homme, qui ne porte ni plume au chapeau, ni perruque, ni la masse des rubans attendue, semble appeler le jugement des Précieuses : « Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans ! ... Mon Dieu, quels amants sont-ce là ! » (Les Précieuses ridicules, scène 4). Si l’on a du mal à cerner la scène exacte qu’est censé illustrer le frontispice, il est clair qu’il invite à lire le roman comme une aventure galante. Il faut donc imaginer une sorte de double message porté par ce frontispice : la promesse d’aventures exotiques et militaires (promesse formulée par le décor) et la garantie de conversations galantes (garantie apportée par le couple conversant en tête-à-tête au premier plan). Il n’y aurait donc ni intention allégorique ni allusion précise à une scène du roman. Ce frontispice faussement narratif semble en fait renvoyer à un imaginaire romanesque susceptible de parler au public néerlandais et de susciter l’achat. D’une certaine façon, il caricature le roman de Madame de Lafayette en le réduisant à ses stéréotypes ; mais dans sa simplicité, il en dit long sur la réception du roman français en Europe au Grand Siècle. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 493 De façon beaucoup plus remarquable, ce frontispice inaugure une série d’illustrations qui parsèment le texte de cette édition 10 , sans compter un second frontispice propre à la traduction de la lettre de Huet sur l’origine des romans 11 . À une exception près, ces gravures, qui semblent de la même main que les frontispices, illustrent le texte qui figure en regard. Sur la première illustration (p. 3), on voit Consalve qui demande son chemin à des pêcheurs (scène racontée p. 92 de l’édition Pléiade) ; la deuxième (p. 25, alors qu’elle illustre le texte des pages 14-15) montre Consalve et Alphonse secourant Zayde sur la plage après son naufrage (p. 97 en Pléiade) ; la troisième (p. 128) illustre non une scène du roman, mais le tableau que fait peindre Consalve pour tâcher de deviner si Zayde en aime un autre (p. 145-146 en Pléiade) ; la quatrième (p. 213) correspond à la scène finale de la première partie, quand Consalve se bat en duel à cheval contre les gardes du prince de Léon, tandis qu’il voit s’éloigner une barque emportant Zayde ; la dernière (p. 269) illustre à nouveau un duel à cheval, quand Consalve se bat contre Alamir pour l’amour de Zayde (p. 201 en Pléiade). Comme on le constate, en dehors de la première illustration (une simple rencontre, qui ne correspond à aucun rebondissement de l’intrigue), les quatre suivantes se focalisent sur des moments d’action (bataille, duel, naufrage, sauvetage), plus susceptibles de marquer un lecteur, ou d’attirer un potentiel acheteur. On peut aussi remarquer que la première partie, qui reçoit quatre des cinq images, est privilégiée par rapport à la seconde. S’agit-il d’un choix délibéré de l’éditeur (Timotheus ten Hoorn) ou du graveur (anonyme) ? Une autre hypothèse est cependant envisageable. En effet, on constate que si les gravures sont paginées dans la continuité du texte, leur pagination redouble en fait le numéro de la page précédente ou suivante. Et comme le verso des images est une page vierge, on comprend qu’il est facile de supprimer ces illustrations, sans que leur absence soit apparente : sans elles, on obtient non seulement un texte complet mais avec une pagination continue. On peut donc imaginer que l’éditeur pouvait proposer le livre sous deux formats au moins : le texte seul ou, dans une version plus coûteuse, le texte avec des illustrations. Que le surcoût ait décidé le libraire (qui voulait peut-être rivaliser avec le beau frontispice gravé 10 Merci beaucoup à Heinz Eickmans (Université de Duisburg-Essen) d’avoir entrepris les recherches qui lui ont permis de nous signaler ces illustrations. 11 Non paginé, ce frontispice apparaît après la fin de Zayde (p. 450). En effet, dans cette édition, le traité de Huet (Oorspronk der Romans) ne précède pas mais suit le roman, avec une nouvelle pagination (p. 1-91), une nouvelle page de titre et donc un nouveau frontispice. Il montre un couple vêtu à l’antique : lui, debout, tenant une hampe et avec des couronnes à ses pieds, montre une bataille que l’on voit par la fenêtre ; il s’adresse à une femme aux seins nus, assise la plume à la main à un somptueux bureau, et qui semble écouter son récit pour le mettre par écrit. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 494 pour l’édition pirate mise en vente par Abraham Wolfgang en 1671 ? ) à arrêter les frais, ou qu’il ait choisi de proposer différents exemplaires avec un nombre variable d’illustrations supplémentaires (par exemple pour la seconde partie), tout est imaginable. En tout cas, il existe des éditions avec deux illustrations supplémentaires qui ne figurent pas dans l’exemplaire que nous avons consulté 12 . Quoi qu’il en soit, cette édition abondamment illustrée témoigne de l’intérêt précoce des presses néerlandaises pour le roman, et pour le livre illustré. On retrouve la même technique de la gravure sur cuivre dans le frontispice de la traduction anglaise de Zayde par P. Porter, parue à Londres en 1678 chez William Cademan ; cependant la qualité de cette gravure (illustration 3) apparaît d’emblée bien moindre, ce qu’on voit aussi bien dans les problèmes de perspective que dans le rendu très raide des vagues de la mer ou de la végétation. Comme pour les illustrations de la traduction néerlandaise, la représentation renvoie très précisément à une scène du roman, en l’occurrence le moment où Consalve et Alphonse portent secours à une femme inconnue échouée sur le rivage : Sur la fin de l’Automne, que les vents commencent à rendre la Mer redoutable, [Consalve] s’alla promener plus matin que de coutume. Il y avait eu pendant la nuit une tempête épouvantable ; et la Mer qui était encore agitée, entretenait agréablement sa rêverie. Il considéra quelque temps l’inconstance de cet élément, avec les mêmes réflexions qu’il avait accoutumé de faire sur sa fortune ; ensuite il jeta les yeux sur le rivage, il vit plusieurs marques du débris d’une chaloupe, et il regarda s’il ne verrait personne qui fût encore en état de recevoir du secours. […] Il tourna ses pas vers ce qu’il voyait, et en s’approchant il connut que c’était une femme magnifiquement habillée, étendue sur le sable, et qui semblait y avoir été jetée par la tempête. […] Dans ce moment Alphonse qui l’avait suivi par hasard, s’approcha, et lui aida à la secourir. Leur peine ne fut pas inutile, ils virent qu’elle n’était pas morte ; mais ils jugèrent qu’elle avait besoin d’un plus grand secours, que celui qu’ils lui pouvaient donner en ce lieu : comme ils étaient assez proches de leur demeure, ils se résolurent de l’y porter […] 13 . 12 Exemplaire numérisé d’une édition de 1680 (cote 28 C 21) appartenant à la Koninklijke Bibliotheek, Nationale bibliotheek van Nederland. Pour les autres éditions, voir J. L. M. Gieles, A. P. J. Plak, Bibliografie van het Nederlandstalig narratief fictioneel proza 1670-1700. Bibliography of prose fiction written in or translated into Dutch 1670- 1700, Utrecht, Hes en De Graaf, « Bibliotheca bibliographica Neerlandica 24 », 1988, p. 153-154. 13 Madame de Lafayette, Zayde dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 97. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 495 Comme le montre le détail de la scène sur la plage, l’imaginaire du graveur a transformé la « femme magnifiquement habillée » en femme nue, avec un ample tissu qui cache mal sa nudité aux seins apparents. Manière d’érotiser la scène de sauvetage ? Ou peut-être souci de vraisemblance, car les naufrages ne prêtent guère à l’élégance. On pourrait donc y voir un trait du réalisme anglais, au sein d’une œuvre dont la page de titre mise pourtant sur le raffinement romanesque des pays du sud (« a spanish history, or romance, written in french »). Cinquante ans plus tard, une autre édition parue à Londres dans une collection de romans 14 propose un frontispice de bien meilleure qualité (illustration 4), signé de deux noms bien connus : d’une part le Français Louis Chéron (1655-1710), peintre et graveur, deux fois prix de Rome, protestant qui a fui après la Révocation de l’édit de Nantes et s’est installé à Londres où il a continué sa carrière ; et d’autre part Gerard van der Gucht (1696-1776), son élève, dont on peut penser qu’il est vraisemblablement le graveur du travail commandé par le libraire à l’atelier de Chéron. Chéron a importé et enseigné à Londres la technique française qui consistait à combiner les traits précis de la gravure avec des tons plus fondus, mordus à l’acide, ce qu’on retrouve parfaitement dans ce frontispice, et Gerard van der Gucht, qui n’a dirigé son propre atelier qu’après la mort de son père en 1725, travaillait alors beaucoup pour des libraires cherchant à agrémenter leurs publications par des gravures de petit format, une ambition soulignée dans le titre complet de la collection (« Adorn’s with cuts ») 15 . On voit un jeune homme en vêtements à l’européenne qui entre dans une chambre qu’occupent au moins cinq femmes, dont les vêtements évoquent l’Orient ottoman. L’une en pleurs (Félime ? ) est à genoux devant une autre (Zayde ? ) qui est assise sur une estrade. Il est difficile de savoir exactement à quel moment se rapporte la scène, mais on est tenté d’y voir les retrouvailles de Zayde et Consalve à la fin de leurs tribulations : 14 A select collection of novels avant stories, in six volumes, written by the most celebrated authors in several languages. Many of which never appear’d in english before. All new translated from the originals by several eminent hands. The second edition, with additions. Adorn’s with cutts. London, printed for John Watts, at the printing office in Wild- Court near Lincoln’s-Inn-Fields, 1729. Il est intéressant de remarquer que la librairie anglaise est ici aux avant-postes de la mode des collections de romans qui fit fureur au XVIII e siècle, collections qui participèrent à la dignité du genre romanesque par la qualité des ouvrages proposés aux amateurs de beaux livres. Voir Martin, « Dangereux suppléments », p. 10. 15 Notice en ligne établie par la National Portrait Gallery, consultée le 1 er décembre 2023 : https: / / www.npg.org.uk/ collections/ search/ person/ mp10800 Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 496 La certitude d’être aimé lui [Consalve] inspira un si violent désir de voir cette Princesse, qu’il supplia le Roi de lui permettre d’aller à Talavera. Don Garcie le lui permit avec joie, et Consalve partit dans l’espérance de recevoir du moins des beaux yeux de Zayde, la confirmation de tout ce qu’il avait appris de Don Olmond. Il sut en arrivant dans le Château, que Zuléma [père de Zayde] se trouvait mal ; Zayde le vient recevoir à l’entrée de l’appartement du Prince son père, et lui témoigner la douleur qu’il avait de n’être pas en état de le voir. Consalve demeura si surpris et si ébloui de l’éclatante beauté de cette Princesse, qu’il s’arrêta, et ne put s’empêcher de faire paraître son étonnement 16 . La scène n’est pas particulièrement spectaculaire, mais elle montre une lecture fine de l’œuvre et invite le lecteur à entrer dans l’émotion des personnages. Le frontispice ne joue plus en effet ici le rôle d’un argument de vente, puisqu’il s’agit d’un volume d’une collection que les gravures viennent enrichir. L’ensemble s’adresse à des collectionneurs esthètes, et même bibliophiles, capables d’apprécier la finesse d’une belle gravure. La traduction italienne parue à Venise en 1740 chez Vincenzo Voltolini 17 propose un frontispice qui conjugue les deux types déjà rencontrés (illustration 5) : on y voit un couple, comme dans le frontispice de la traduction néerlandaise de 1686, mais avec le décor marin choisi par la traduction anglaise de 1678. Par rapport au modèle anglais, la représentation semble plus fidèle (et moins vraisemblable) dans la mesure où le soin de la parure marque les deux protagonistes. Qu’il s’agisse du personnage masculin, dont la mise plutôt coquette connote clairement le XVIII e siècle, avec le petit chapeau rond empanaché, la perruque aux sages rouleaux de cheveux blancs, un habit sobre mais très ajusté, comme est ajustée la robe archi-corsetée de la dame, qui souligne amplement sa gorge. La référence au malaise de la dame se limite à sa posture allongée tandis que l’homme se présente debout ; elle tend sa main vers lui dans un appel au secours qui pourrait passer pour un appel au baisemain. L’autre référence au naufrage tient au paysage maritime, familier aux potentiels acheteurs vénitiens comme il l’était aux acheteurs anglais. Là aussi la scène renvoie au début de Zayde, peu après la rencontre entre Consalve et Alphonse, précisément à la scène immédiatement antérieure à celle représentée dans la traduction londonienne. Nous pouvons identifier les deux protagonistes avec Consalve et Zayde. Comme pour l’édition anglaise, le frontispice narratif fait le choix de représenter la scène de la première rencontre du couple principal, moment fondateur du roman et de l’intrigue sentimentale. Cette promesse romanesque est redoublée par l’horizon 16 Lafayette, Zayde, p. 264. 17 Merci beaucoup à la professeure Laura Rescia (Université de Turin) de nous l’avoir fait découvrir. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 497 marin : plaine liquide et bateau en perdition évoquent les errances caractéristiques de bien des romans héroïques, depuis Les Éthiopiques d’Héliodore jusqu’à Polexandre de Gomberville 18 . La Princesse de Clèves Pour La Princesse de Clèves, on retrouve comme pour Zayde le même contraste entre une édition originale française sans illustration (Paris, Claude Barbin, 1678) et des éditions étrangères illustrées. Comme pour Zayde encore, il faut chercher du côté des presses des Pays-Bas du nord pour trouver les premières images 19 . Comme l’a expliqué Andrea Grewe 20 , les frontispices (avec le changement de langue, de titre, et parfois d’autres péritextes) font partie du dispositif d’« adaptation culturelle » de l’œuvre française à un public étranger. On le voit dès la publication de la première traduction néerlandaise 21 , parue un an après l’original français, sous le titre : De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen Van Den Hertog van Nemours En de Prinses van Kleef. Voorgevallen in Vrankrijk, onder de Regeringe van Hendrik de Tweede. En Om de aardige zwier der Minneryen uit het Fransch vertaald, soit La merveilleuse et malheureuse histoire d’amour du duc de Nemours et de la princesse de Clèves. 18 Pour le commentaire de l’illustration de la traduction de Friedrich Schulz, parue à Berlin chez Friedrich Vieweg en 1789, voir notre commentaire plus loin (note 32). 19 Sur l’importance du commerce du livre dans les Pays-Bas du nord, voir Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle [1969], Genève, Droz, 1999, t. II, p. 739-740 et p. 753-754 ; Paul G. Hoftijzer, « The Dutch Republic, Center of the European Book Trade in the 17 th Century », European History Online (EGO), publié par l’Institut Leibniz d’histoire européenne (IEG), Mayence, 2015, URL : http: / / www.ieg-ego.eu/ hoftijzerp-2015, consulté le 30 mai 2023 ; Andrew Pettegree, Arthur der Weduwen, The Bookshop of the World. Making and Trading Books in the Dutch Golden Age, London, Yale University Press, 2019. 20 Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Claudine Nédelec et Marine Roussillon dir., Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17, 227 », 2023, p. 367-384. Cette note est l’occasion de remercier Andrea Grewe pour son aide dans l’accès à la documentation, et de lui payer notre dette, car c’est son article qui nous a donné l’idée de cette étude des frontispices de Madame de Lafayette. 21 Jan ten Hoorn, Amsterdam, 1679. Pour mémoire, c’est chez son frère Timotheus ten Hoorn que parut simultanément, en 1679, la première traduction de Zayde. La date donnée pour la première illustration de La Princesse par Olivier Leplatre dans son récent article (1698) est donc à anticiper de près de vingt ans (« Au seuil de l’image », p. 91). De la même façon, il ne retient pour le XVIII e siècle que les deux illustrations anglaises, négligeant le riche domaine allemand. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 498 Arrivée en France, sous le règne de Henri II. Et traduite du français à cause de la grâce singulière des aventures amoureuses (traduction d’Andrea Grewe). Comme l’a analysé Andrea Grewe, ce long titre explicite l’intrigue tout en insistant sur son caractère galant : à deux reprises on y retrouve le terme Minne, qui dénote l’amour. Le frontispice (illustration 6) va dans le même sens : au premier plan, un couple, en conversation animée, se promène dans un bois. Si le vaste bâtiment à l’arrière-plan ne permet pas d’identifier le lieu, c’est en tout cas un château, sans doute royal car l’on voit des courtisans qui se promènent et se saluent par une révérence. De même, la parure portée par le couple, dentelles et chevelure bouclée pour la femme, épée avec baudrier, vaste chapeau avec force plumes, perruque et cravate de dentelles pour l’homme, signale la mode française, loin des sobres usages vestimentaires que pouvait peindre un Frans Hals au même moment aux Pays-Bas. On remarque enfin que les mains du couple semblent se rejoindre, tout comme leurs regards se rencontrent, derniers détails sacrifiés à la galanterie d’un frontispice fait pour plaire à un lecteur qui sait déjà, par le long titre indiquant deux patronymes différents, que le couple principal n’est pas un couple marié. Ce lecteur, alléché par cette affaire d’adultère « au paradis des Valois », risque d’ailleurs d’être déçu par sa lecture, quand il comprendra qu’il n’y a aucune tendre promenade à deux dans les bois à attendre dans cette fiction, et que la seule scène de tête à tête entre le duc de Nemours et la princesse de Clèves est une scène de séparation. C’est pourquoi on pourrait imaginer, comme le suggère Olivier Leplatre, que « cet homme et cette femme (se) racontent l’histoire que nous allons lire ou débattent à son sujet comme la réception de l’ouvrage en fut le prétexte, dans le décor naturel du loisir lettré ou sentimental 22 ». Interprétation subtile, et qui rencontre les usages du marché du livre, pour lequel l’objectif visé par un frontispice est d’attirer le regard d’un possible acheteur, et donc de susciter la parole commerçante qui, chez un libraire, est aussi une parole critique. D’une certaine façon, ce frontispice trompeur, plus commercial que véritablement illustratif, joue bien les enseignes, à la manière du titre flottant sur une draperie au-dessus des personnages. La première traduction allemande, parue chez Johann Pauli en 1711, sacrifie aux mêmes principes. Là aussi le titre est adapté : Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours und der Printzeßin von Cleve Wegen seiner ungemeinen Anmuth aus dem Französischen ins Teutsche übersetzt, soit Histoire d’amour du duc de Nemours et de la princesse de Clèves, traduite du français en allemand en raison de sa grâce non commune (notre traduction). Sous son aspect descriptif, le titre signale qu’il s’agit d’une histoire d’amour adultère entre deux nobles 22 Leplatre, « Au seuil de l’image », p. 91. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 499 personnages, et que cette histoire mérite d’être lue à cause de sa rare « grâce » (Anmut, mot qui connote l’élégance stylistique aussi bien que le charme érotique). Le frontispice (illustration 7), que l’éditeur allemand Pauli, installé à Amsterdam 23 , emprunte à une contrefaçon hollandaise de 1698 24 , semble directement inspiré de celui de la première traduction néerlandaise ; les images sont différentes, mais on retrouve les mêmes éléments : même couple aux vêtements luxueux (la dame porte la Fontange, détail qui actualise la mode française de la fin du XVII e siècle), même promenade à deux dans le parc d’un château que l’on devine à l’arrière-plan, avec les mêmes courtisans faisant la révérence, même regard échangé, même jeu de mains, l’homme saisissant plus visiblement celle de la femme. La différence tient à la légende en français de la gravure, située en-dessous de la scène sur une sorte de socle, légende venue de la contrefaçon hollandaise et qui ne correspond donc pas au titre allemand choisi par le traducteur : Amourettes du duc de Nemours et princesse de Clèves. Cette légende double en quelque sorte le titre et témoigne à nouveau d’une volonté de souligner le caractère galant (et français) de l’intrigue, deux caractéristiques visiblement considérées comme commercialement efficaces. Pour ce qui concerne les illustrations outre-Manche, la collection de romans parue à Londres en 1729 comprend non seulement Zayde mais aussi La Princesse de Clèves, à laquelle est consacré un beau frontispice 25 (illustration 8). On reconnaît sans peine, en particulier grâce au « lit de repos » et à la « canne des Indes » la fameuse scène de la nuit à Coulommiers : Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet, toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres qui servait de porte pour voir ce que faisait Madame de Clèves. Il vit qu’elle était seule, mais il la vit d’une si admirable beauté, qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans, elle en choisit quelques-uns, et monsieur de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait 23 Mais qui vend sur les foires de Francfort et Leipzig, comme le mentionne la page de titre. 24 Amsterdam, Jean Wolters, 1698. Voir Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam », p. 375 et p. 378. 25 Signé : Gerard Van der Gucht et Jean Van der Bank. Ce dernier, graveur actif à Londres vers 1720, est le fils de Pieter Van der Bank, graveur français d’origine flamande qui s’est installé à Londres dans les années 1670. Voir la lecture que fait Olivier Leplatre de cette image, « Au seuil de l’image », p. 99. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 500 portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps, et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui madame de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à monsieur de Nemours 26 . La nuit est présente (on voit la pleine Lune voilée par des nuages), mais la scénographie est bien différente puisque le graveur a transformé la scène d’intérieur en scène d’extérieur, le pavillon des bois servant d’arrière-plan à la gravure. Le voyeurisme secret de Nemours, dissimulé derrière une portefenêtre, reste ici une contemplation muette mais devient manifeste, rendant la scène parfaitement invraisemblable et lui ôtant beaucoup de son mystère. Ce faisant, la charge érotique de la scène est peut-être amoindrie : le contrapposto du cavalier botté paraît bien relâché pour un homme passionné, et la gorge nue sous les « cheveux confusément rattachés » laisse la place à une sage robe d’intérieur. Pourtant le choix de cette scène pour cette première illustration enfin précise du roman apparaît comme audacieux : plutôt que la première rencontre, ou la scène de l’aveu, choisir d’illustrer la nuit à Coulommiers dit combien cette scène a marqué l’esprit des lecteurs. Quant au voyeurisme érotique inhérent à la scène, il confine dans le dispositif choisi à un libertinage à peine dissimulé 27 . C’est un choix plus moral qui est fait dans une autre collection anglaise de roman « sélectionnée et révisée par Mme Griffith » 28 , parue à Londres en 1777 (illustration 9). Tout en choisissant la scène de l’aveu, scène qui avait suscité le plus d’émoi critique au moment de la parution de la nouvelle, le graveur n’est pas pour autant fidèle aux données spatiales du récit. Le duc de Nemours, dont on voit ici la tête sortir des buissons pour mieux tendre l’oreille, est censé être caché dans un pavillon du parc de Coulommiers tandis que les époux sont assis à l’extérieur : [Nemours] entra dans le pavillon, et il se serait arrêté à en regarder la beauté, sans qu’il vît venir par cette allée du Parc M. et Madame de Clèves accompagnés d’un grand nombre de domestiques : comme il ne s’était pas attendu à trouver M. de Clèves qu’il avait laissé auprès du Roi, son premier mouvement le porta à se cacher : il entra dans le Cabinet qui donnait sur le 26 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 451. 27 Parmi les différents chapitres de son ouvrage sur l’illustration au XVIII e siècle, Christophe Martin souligne le goût récurrent pour les scènes d’« effraction » voyeuristes (« Dangereux suppléments », p. 105) 28 The Princess of Cleves, dans A collection of novels, selected and revised by Mrs Griffith, London, G. Kearlsy, 1777, vol. 2. Là aussi, la gravure est signée : Isaac Taylor (1730- 1807), graveur actif à Londres qui connaît son heure de gloire dans les années 1770. Sur cette traduction, voir dans ce numéro la contribution de Camille Esmein- Sarrazin. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 501 jardin de fleurs dans la pensée d’en ressortir par une porte qui était ouverte sur la Forêt ; mais voyant que Madame de Clèves et son mari s’étaient assis sous le Pavillon, que leurs domestiques demeuraient dans le Parc et qu’ils ne pouvaient venir à lui, sans passer dans le lieu où étaient Monsieur et Madame de Clèves, il ne put se refuser le plaisir de voir cette Princesse, ni résister à la curiosité d’écouter sa conversation, avec un mari qui lui donnait plus de jalousie, qu’aucun de ses rivaux 29 . Mais cette imprécision spatiale ne change rien au sens profond de la scène : amant discret, princesse suppliant à genoux, mari terrassé par le chagrin, tous les éléments émotionnels sont bien présents, avec de surcroît un parti-pris historiciste, puisque, pour la première fois, les vêtements ne sont pas actualisés mais renvoient à la mode du XVI e siècle, comme en témoignent la culotte bouffante du prince de Clèves ou les crevures de son pourpoint. Dans ces deux caractéristiques, le goût du drame et de la couleur locale historique, on est tenté de lire un style « troubadour » romantique. Cette dérive romantique se retrouve dans la nouvelle édition de la deuxième traduction allemande de La Princesse de Clèves proposée par Friedrich Schulz en 1790 (Berlin, Friedrich Vieweg), après Zayde chez le même éditeur en 1789. Cette édition de 1801 30 , sans nom d’éditeur, parue à Mannheim, propose deux illustrations : face à la page de titre, une gravure pleine page du vol du portrait, et sur la page de titre, dans une vignette ronde, un portrait de la princesse. Le frontispice (illustration 10), signé par Johann Ernst Mansfeld (1738-1796), un graveur actif à Vienne, illustre la scène du vol en vêtements contemporains, comme l’est le lit « à la polonaise » sur lequel une dame est assise. Madame la dauphine était assise sur le lit, et parlait bas à Madame de Clèves, qui était debout devant elle. Madame de Clèves aperçut par un des rideaux qui n’était qu’à demi fermé, M. de Nemours le dos contre la table, qui était au pied du lit ; et elle vit que sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table 31 . L’illustrateur a peiné à rendre compte du dispositif imaginé par Madame de Lafayette, au point de contredire le récit : son Nemours se retourne pour prendre le portrait, rendant son geste guère discret, d’autant qu’il est sous les yeux de la reine dauphine assise et que Madame de Clèves, debout, lui tourne 29 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 417-418. Voir la lecture de l’image que propose Leplatre, « Au seuil de l’image », p. 100. 30 Elle se trouve aujourd’hui dans les collections de la Bayerische Staatsbibliothek à Munich et accessible en ligne : https: / / mdz-nbn-resolving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12bsb10119977-0 31 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 389-390. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 502 le dos, ce qui rend difficile le fait qu’elle puisse surprendre son geste. Plus intéressante à notre sens est la vignette qui figure sur la page de titre (illustration 11). Il s’agit d’un portrait de la princesse de Clèves, et son petit format arrondi fait d’ailleurs penser aux miniatures peintes à l’époque pour garder avec soi le souvenir d’un être cher. Dans une telle hypothèse, on pourrait penser que la vignette de la page de titre fonctionne avec le frontispice en regard : ne serait-ce pas ce portrait-là que Nemours veut s’approprier ? Or la pose et les gestes de la princesse y sont clairement érotiques : elle est allongée sur un lit, cheveux dénoués, robe relâchée et bouche entrouverte, et elle rêve les yeux ouverts en ornant la fameuse canne avec des rubans. Le lecteur est ainsi confronté sur la page de gauche à une scène de société et sur la page de droite à une scène d’intimité, les deux scènes se répondant par leur désir réciproque : désir masculin médiatisé par le portrait dans le frontispice, désir féminin médiatisé par la canne sur la page de titre. Ce dispositif iconographique se révèle plus audacieux que prévu, en particulier parce qu’il dit le désir féminin, habituellement tabou. De plus, cette vignette, par son format et son sujet, est également à mettre en rapport avec le portrait de Zayde qui illustre la traduction par Schulz publiée en 1789 32 : là aussi, une vignette ronde se focalise sur un visage féminin à la sensibilité contenue. Cette Zayde, par sa pose pensive et son costume négligemment drapé, semble préfigurer la Corinne, poétesse éprise de liberté, du roman de Madame de Staël (1807). Dernière image, et complètement à l’opposé, l’illustration qui figure dans la troisième traduction allemande, celle de la poétesse allemande Sophie Mereau 33 (illustration 12). Il ne s’agit pas d’un frontispice, puisque l’image figure en regard de la page 292. Il s’agit toujours de la scène de la nuit à Coulommiers, et cette fois la scénographie du regard est beaucoup mieux respectée, puisque le lecteur regarde par-dessus l’épaule de Nemours, resté à la porte et dans l’ombre, la princesse toute en lumière. Comme le souligne la légende, extraite du texte en regard « Sie setzte sich vor seinem Bilde nieder » (« elle s’assit devant son image », notre traduction), l’image en clair-obscur capte le moment de la rêverie érotique, l’instant où la princesse s’abandonne à la contemplation du portrait, objet transitionnel du désir : 32 Voir la note 16. La vignette servait à illustrer la page de titre de la traduction de Friedrich Schulz, parue à Berlin chez Friedrich Vieweg en 1789. Dans ce portrait, pas de paysage, pas de couple, seulement une femme enturbannée, dans une posture assise et accoudée, qui détourne son regard vers des lointains invisibles à nos yeux. 33 Die Prinzessinn von Cleves. Frei nach dem Französischen bearbeitet. Von Sophie Mereau, dans Romanen-Kalender für das Jahr 1799, Göttingen, Johann Christian Dieterich, 1799, p. 227-312. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 503 Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandait sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du Siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit, et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie, que la passion seule peut donner 34 . Dans la mesure où la page de titre du volume indique « Mit Kupferstichen » (« avec des gravures sur cuivre »), cette illustration, qui, à la différence d’un frontispice ou d’une page de titre illustrée, resterait invisible sans cette mention, pourrait encore être interprétée comme un argument commercial, une image susceptible de déclencher l’achat. Cependant, comme cette image se trouve insérée au fil de la narration, sans indication pour la trouver rapidement par un simple feuilletage, on est tentée d’en déduire que cette image est placée là pour susciter une pause méditative dans la lecture : permettre au lecteur, à la lectrice, de se représenter la scène et l’inviter à la contempler à la manière dont la princesse contemple elle aussi une image. Un tel dispositif métadiscursif manifeste chez l’éditeur (ou peut-être plutôt, chez la traductrice, Sophie Mereau ? ) une parfaite conscience des enjeux sousjacents à la fameuse scène. Enfin, on ne peut s’empêcher de remarquer combien cette unique illustration insérée en 1799 fait valoir le caractère extraordinaire des exemplaires abondamment illustrés de la première traduction néerlandaise de Zayde (Timotheus ten Hoorn, 1679). Comme le faisait observer Anne-Élisabeth Spica dans sa récente mise au point sur le frontispice amstellodamois de Zayde : Le poids de l’intentio lectoris est frappant, sous couvert de l’objectivité descriptive, au moins dans les trois dernières interprétations évoquées : tout se passe comme si le frontispice inventé par Romeyn de Hooghe s’adaptait exactement au propos tenu tant de siècles après, au point d’en épouser les contours les plus précis. Cette adaptabilité interprétative invite plutôt à prendre à la lettre sa plasticité, réinvestissable à loisir par le discours critique sur la littérature et ses grands enjeux : sa littérarité, sa féminisation, sa visibilité et sa spécularité 35 . Ces propos se trouvent confirmés par ces dernières illustrations : entre tentation libertine, discours moral, actualisation romantique ou appropriation poétique, les images semblent en dire plus sur le lecteur/ la lectrice visé-e que sur le texte. Les premiers frontispices ici rassemblés ne cherchent pas vraiment à illustrer le récit mais fonctionnent par allégorie ou par 34 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 451-452. 35 Spica, « Le frontispice de Zayde », p. 109. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 504 synthèse, souvent sans référence précise au texte. D’un usage assez clairement commercial, ils visent d’abord à attirer un lecteur curieux de nouveautés françaises et galantes, mais aussi à enrichir une édition, ce qui permet de justifier son prix. Lorsque les images se mettent plus tardivement à illustrer des scènes du récit, le choix des scènes et les scénographies choisies insistent beaucoup plus sur les moments de galanterie que sur des épisodes plus romanesques. Plus précisément encore, au-delà du goût pour les moments riches en émotions sentimentales (rencontres, retrouvailles, aveu, révélation…), la connotation érotique de la galanterie semble retenir l’attention des graveurs, ou plus exactement des libraires, qui étaient par nécessité professionnelle des lecteurs avertis, sensibles aux enjeux commerciaux de goût et de mode 36 . Il est à cet égard remarquable que la scène la plus représentée de La Princesse de Clèves soit la scène de la nuit à Coulommiers : trois fois, alors que le vol du portrait ou la scène de l’aveu restent des hapax. Il n’est pas sûr que Madame de Lafayette aurait validé un tel choix, mais il est sûr en revanche que son texte a permis cette interprétation, qui rejoint le vieux stéréotype national de la France comme pays par excellence de l’amour galant. Une fois encore, c’est l’intentio lectoris, qui semble avoir présidé à un choix révélateur de la lecture qui était faite des romans de Madame de Lafayette. 36 Ce qui peut aussi expliquer leur choix de couper les passages historiques pour concentrer le récit sur l’histoire d’amour. Voir à ce sujet les contributions de Miriam Speyer, Rainer Zaiser, Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge dans ce numéro. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 505 Illustration 1 Frontispice de Zayde, histoire espagnole, par Monsieur de Segrais, avec un traitté [sic] de l’Origine des Romans, par Monsieur Huet, Jouxte la copie imprimée à Paris, s.l., 1671 [Amsterdam, Abraham Wolfgang]. Cliché : KB nationale bibliotheek - Den Haag. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 506 Illustration 2 Frontispice de De Wonderlyke Werkingen der Liefde. Spaensche Geschiedenis, Amsterdam, Timotheus ten Hoorn, 1680. Cliché : KB nationale bibliotheek - Den Haag, cote 28 C 21. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 507 Illustration 3 Frontispice de la traduction anglaise de Zayde par P. Porter, Londres, William Cademan, 1678. Cliché : S. Lojkine pour Utpictura18. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 508 Illustration 4 Frontispice de Zayde dans A select collection of novels avant stories, in six volumes, written by the most celebrated authors in several languages. Many of which never appear’d in english before. All new translated from the originals by several eminent hands. The second edition, with additions. Adorn’s with cutts. London, printed for John Watts, at the printing office in Wild-Court near Lincoln’s-Inn-Fields, 1729. Exemplaire conservé à la Memorial Library, Madison (Wisconsin, USA). Cliché S. Lojkine pour Utpictura18. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 509 Illustration 5 Frontispice de Zayde, Venezia, Vincenzo Voltolini, 1740. Cliché : Biblioteca Estense Universitaria - Modena Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 510 Illustration 6 Frontispice de De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen Van Den Hertog van Nemours En de Prinses van Kleef. Voorgevallen in Vrankrijk, onder de Regeringe van Hendrik de Tweede. En Om de aardige zwier der Minneryen uit het Fransch vertaald, Jan ten Hoorn, Amsterdam, 1679. Cliché : Universiteitsbibliotheek Leiden, cote 1072 C 27. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 511 Illustration 7 Frontispice de Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours und der Printzeßin von Cleve Wegen seiner ungemeinen Anmuth aus dem Französischen ins Teutsche übersetzt, Amsterdam, Johann Pauli, 1711. Cliché : Bayerische Staatsbibliothek München, cote P.o.gall. 1279 Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 512 Illustration 8 Frontispice de The Princess of Cleves, dans A select collection of novels avant stories, in six volumes, written by the most celebrated authors in several languages. Many of which never appear’d in english before. All new translated from the originals by several eminent hands. The second edition, with additions. Adorn’s with cutts. London, printed for John Watts, at the printing office in Wild-Court near Lincoln’s-Inn-Fields, 1729. Cliché : S. Lojkine pour Utpictura18. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 513 Illustration 9 Frontispice de The Princess of Cleves, dans A collection of novels, selected and revised by Mrs Griffith, London, G. Kearlsy, 1777, vol. 2. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 514 Illustration 10 Frontispice de Die Prinzessin von Cleves, traduction de Friedrich Schulz, Mannheim, 1801. Cliché : Bayerische Staatsbibliothek München, cote P.o.germ. 1354. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 515 Illustration 11 Page de titre avec vignette de Die Prinzessin von Cleves, traduction de Friedrich Schulz, Mannheim, 1801. Cliché : Bayerische Staatsbibliothek München, cote P.o.germ. 1354. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 516 Illustration 12 Illustration en regard de la page 292 de Die Prinzessinn von Cleves. Frei nach dem Französischen bearbeitet, dans Romanen-Kalender für das Jahr 1799, Göttingen, Johann Christian Dieterich, 1799, p. 227-312. Cliché : Staatsbibliothek zu Berlin, cote Yt 538.
