eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 52/102

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2025-0003
pfscl52102/pfscl52102.pdf0728
2025
52102

Lecture thématique et approche phénoménologique : le corps en mouvement dans les histoires comiques au XVIIe siècle

0728
2025
Cassandre Heyraud
pfscl521020033
PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 Lecture thématique et approche phénoménologique : le corps en mouvement dans les histoires comiques au XVII e siècle C ASSANDRE H EYRAUD IHRIM (UMR 5317) Arrivé tardivement dans le monde des lettres et donc absent de l’entreprise de théorisation des genres opérée notamment par la Poétique d’Aristote, le roman, désormais omniprésent dans la sphère littéraire, y a longtemps occupé une place très secondaire 1 . Inclassable, considéré comme une sorte de pot-pourri empruntant tantôt à tel genre plus prestigieux, tantôt à tel autre, il ne disposait pas même d’un terme précis pour le désigner durant l’Antiquité 2 . Bien évidemment, le terme moderne de « roman » n’est apparu qu’au Moyen Âge pour désigner les textes écrits en langue romane, et est donc, faute de mieux, profondément anachronique pour désigner les prémices antiques du genre. Néanmoins, un certain nombre d’auteurs grecs, pour lesquels nous n’avons d’ailleurs que de très minces informations d’ordre biographique, ont écrit des œuvres bâties sur le même canevas : Un jeune homme et une jeune fille, tous les deux d’une beauté extraordinaire et comptant parmi les premiers de leur pays, tombent amoureux l’un de l’autre. Un dieu s’intéresse à eux. Tous les deux se trouvent embarqués, soit ensemble soit séparément, pour un long voyage à travers tout le monde grec et les pays adjacents ; voyage qui leur fait courir des dangers de toute sorte, et en particulier met leur chasteté en péril à tout moment. L’aide divine les soutient, cependant, et à la fin ils regagnent leur patrie, où ils sont réunis pour mener désormais une vie heureuse et tranquille 3 . 1 Voir Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman [1972], Paris, Gallimard, « Tel », 1977, p. 12. 2 On rencontre en particulier fabula côté latin et mûthos (μ θ ) côté grec. 3 Bryan P. Reardon, Courants littéraires grecs des II e et III e siècles après J.-C., Paris, Les Belles-Lettres, « Annales littéraires de l’Université de Nantes », 1971, p. 310. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 34 Cette invariabilité dans la conception tend à indiquer d’une part une réelle conscience générique, dès l’Antiquité, et ce malgré l’absence de théorisation, d’autre part un intérêt de la part du lectorat lié davantage au dépaysement et aux rebondissements permanents qu’au dénouement en lui-même qui ne suscitait, on le voit, aucune surprise. Côté latin, le roman semble moins avoir été considéré comme un genre à part entière car aucune unité aussi franche ne s’observe dans le maigre corpus dont nous disposons. Deux textes écrits en langue latine sont considérés par la plupart des spécialistes comme relevant du genre romanesque : Le Satiricon de Pétrone et L’Âne d’or d’Apulée, mettant tous deux en scène des personnages médiocres vivant des aventures relativement triviales. Les textes dans les deux langues ont donc longtemps été distingués, en raison de cette absence de points communs. Pour autant, en comparant finement les deux corpus, on peut observer des échos thématiques et structurels, laissant penser que les romanciers latins se jouaient, entre autres échos aux genres antérieurs 4 , de certains codes romanesques. Le principal obstacle aux rapprochements résidait dans la chronologie établie des différents romans qui nous sont parvenus, incompatible avec l’hypothèse d’emprunts entre les deux langues. Toutefois, les découvertes papyrologiques des dernières décennies ont permis de montrer que le corpus dont nous disposons est très lacunaire et ne correspond qu’à une infime partie de la production au cours des siècles. De plus, cette dichotomie entre une littérature latine satirique et une littérature grecque idéaliste semble, compte-tenu des fragments découverts, davantage être une construction a posteriori, due au manque de sources 5 . Cette opposition entre romans grecs et romans latins est restée très vivace dans la réception ultérieure du genre antique. Au XVII e siècle, les romans latins, sans être méconnus, choquent par leur contenu trop bas et on leur préfère leurs homologues grecs à la suite de la traduction par Jacques Amyot en 1547 des Éthiopiques d’Héliodore. Cette dernière est accompagnée d’un Prœsme du translateur, qui, « [p]lus qu’une introduction à la lecture de la traduction, […] constitue un “manifeste” en faveur d’une nouvelle forme 6 . » Les romans héroïques de la première moitié du siècle s’inspirent pour beaucoup du roman d’Héliodore et rendent compte de ce patronage dans les préfaces de leurs œuvres afin de légitimer, sous la forme d’une véritable théorie du roman, un genre au statut tout aussi ambigu que durant l’Antiquité : 4 Tels l’épopée, le théâtre, la poésie, etc. 5 Voir l’introduction de Romain Brethes et Jean-Philippe Guez à leur édition des Romans grecs et latins, parue chez Les Belles-Lettres en 2016, p. XIII. 6 Camille Esmein-Sarrazin, Poétiques du roman, Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 24. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 35 abondamment lu et apprécié du public, il est pourtant condamné par les doctes 7 en ce qu’il ne dispose pas d’ancêtres prestigieux. Une fois hissé au rang de canon, le roman sur le modèle grec a pourtant dû partager le champ de la prose narrative avec un nouveau sous-genre se revendiquant comme son contrepoint littéraire, ainsi que le rappelle Jean Serroy : Le roman comique se présente, ainsi, au XVII e siècle, comme un laboratoire où s’expérimentent les formules les plus originales : prenant ouvertement ses distances avec les formes établies du roman pastoral, héroïque ou précieux, lesquelles, liées à des règles, ne bougent guère, il pousse toujours plus loin sa réflexion sur lui-même et en vient, à travers la multiplicité de ses tentatives, à découvrir à un genre qui se cherche encore l’immensité de son champ littéraire 8 . Considérées comme des œuvres marginales, sans valeur littéraire car ne s’inscrivant pas dans les normes romanesques nouvellement établies, les histoires comiques ont, de fait, tiré parti de cette situation pour explorer de nouveaux terrains d’innovation littéraire, multipliant les sources et mélangeant volontiers les styles. Tout en mettant en scène les romans héroïques sur le modèle grec pour en montrer les limites, diverses influences y sont convoquées, en particulier des caractéristiques fondamentales des romans latins comme l’errance de personnages anti-héroïques et l’exploration de la diversité des milieux sociaux, transmises au fil des siècles notamment par l’intermédiaire du roman picaresque espagnol, qui est un jalon fondamental entre le roman antique et les histoires comiques. Ainsi, Maurice Lever écrit : La vogue du roman picaresque ne cessera de s’étendre au cours de la première moitié du siècle ; elle exercera une action déterminante sur notre littérature narrative, et particulièrement sur le roman de mœurs. Cette vogue 7 « Notre nation a changé de goût pour les lectures et, au lieu des romans qui sont tombés avec la Calprenède, les voyages sont venus en crédit et tiennent le haut bout dans la Cour et dans la Ville, ce qui sans doute est d’un divertissement bien plus sage et plus utile que celui des agréables bagatelles qui ont enchanté tous les fainéants et toutes les fainéantes de deça dont nos voisins italiens, allemands, hollandais ont sucé le venin à leur dommage et à notre honte. » écrit Jean Chapelain dans sa « Lettre CXCII, À Monsieur Carrel de Sainte-Garde du 15 décembre 1663 » (dans Lettres de Jean Chapelain de l’Académie française, éd. Philippe Tamizey de Larroque, tome second, 2 janvier 1659-20 décembre 1672, Paris, Imprimerie nationale, 1883, p. 340-341. L’orthographe a été modernisée par nos soins). 8 Jean Serroy, Roman et réalité. Les Histoires comiques au XVII e siècle, Paris, Minard, 1981, p. 17. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 36 est liée à la désaffection du public pour les héros trop vertueux et les sentiments idéalisés à l’extrême 9 . Cette question des sources n’a pourtant été que succinctement abordée tant par les théoriciens du XVII e siècle ayant proposé une généalogie du genre, à l’image de Charles Sorel dans sa Bibliothèque française (1664) ou de Pierre- Daniel Huet dans sa Lettre-traité sur l’origine des romans (1670), que par la critique moderne. Nous nous attacherons donc à l’étude de deux histoires comiques : L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel d’une part, parue pour la première fois en 1623 puis réécrite à plusieurs reprises jusqu’à la version de référence de 1633. Fervent opposant aux invraisemblances des romans héroïques à travers la notion d’« anti-roman », Sorel n’en demeure pas moins dans une attitude ambivalente à l’égard de la norme littéraire du siècle en ce qu’il mobilise au sein de ses œuvres à visée parodique ou dénonciatrice les principes mêmes qu’il condamne 10 . Ainsi le Francion, dont le héros, quoique gentilhomme, n’est pas sans rappeler les picaros espagnols, et avant eux, les personnages des romans latins, par ses multiples compromissions dans les bas-fonds de la société, prend-il au fil des pages une inclinaison clairement sentimentale par la quête jusqu’en Italie de la belle et noble Naïs. Le Roman comique de Paul Scarron, paru entre 1651 et 1657, apparaît en outre extrêmement intéressant pour étudier l’influence des romans latins et grecs au XVII e siècle dans la mesure où il cristallise à lui seul ces deux courants pourtant perçus de longue date comme antagonistes et renoue donc, par la multiplicité des traditions qu’il renferme, avec les prémices même du genre. Présence du roman grec d’une part par le détournement des grands textes héroïques de l’époque dont toute l’invraisemblance est mise au jour par les remarques du facétieux et omniprésent narrateur 11 . Pour autant, la posture de Scarron à l’égard du genre romanesque n’est pas sans ambiguïté et la parodie se double d’un hommage 12 à ces textes foisonnants dont on apprécie, malgré tout et 9 Maurice Lever, Le roman français au XVII e siècle, Paris, Presses universitaires de France, « Littératures modernes », 1981, p. 85. 10 Voir l’article d’Anne-Élisabeth Spica, « Charles Sorel, entre fascination et répulsion pour le roman », dans Charles Sorel polygraphe, éd. Emmanuel Bury, Paris, Hermann, 2017, p. 207-234. 11 Voir l’article de Bernard Tocanne, « Scarron et les interventions d’auteur dans le Roman comique », dans Mélanges de littérature française offerts à Monsieur René Pintard, Noémi Hepp, Robert Mauzi et Claude Pichois (éds.), Strasbourg, Centre de Philologie et de Littératures romanes de l’Université de Strasbourg, Paris, Klincksieck, 1975, p. 141-150. 12 Il s’agirait du principe même de l’acte parodique selon Daniel Sangsue dans La Relation parodique, Paris, José Corti, « Les Essais », 2007, p. 106. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 37 malgré soi, les charmes : les personnages principaux de l’œuvre sont, à ce titre, de véritables héros de roman et vivent des aventures flamboyantes. Présence du roman latin également par l’origine même de ces personnages, évoluant, contrairement aux héros conventionnels, dans l’univers des gens de basse condition, se retrouvant dans des tavernes et sillonnant les routes. Ces deux textes s’approprient donc la matière romanesque traditionnelle dont ils ont perçu les caractéristiques fondamentales, mais, par la mise en dialogue en leur sein du réel, dans sa dimension la plus tangible, héritée de la veine latine, et du romanesque éthéré, ils témoignent d’un rapport personnel et renouvelé au monde qu’il s’agira de mettre au jour. Pour cela, nous emprunterons la voie de la critique thématique pour montrer que les deux œuvres accordent une place de premier ordre au thème du corps en mouvement et à ses manifestations sensibles à travers diverses variations qui se répètent sans se dupliquer, dessinant un véritable paysage romanesque. Tandis que les pérégrinations des personnages du roman grec, puis du roman héroïque, relevaient du topos, du présupposé générique, elles témoignent dans les histoires comiques d’une conscience fine de la généalogie du genre et d’un jeu implicite avec les motifs intertextuels, placés au cœur de la structure de l’œuvre et transformés par la sensibilité propre du romancier. Cette mise en scène du corps, conduisant à une restitution de l’expérience du monde par l’acte d’écriture, est visible entre autres dans deux passages obligés de tout roman héroïque digne de ce nom que Scarron et Sorel reprennent à leur compte et qui seront traités successivement. Le corps en marche : l’incipit in medias res Cette technique narrative, déjà présente dans L’Odyssée d’Homère, ne s’observe, en ce qui concerne le corpus romanesque grec, que chez Héliodore, puisque les autres œuvres conservées commencent, en règle générale, de façon linéaire par la rencontre entre les futurs héros, le jeune homme et la jeune fille. Les Éthiopiques s’ouvrent ainsi sur une scène violente et empreinte de mystère 13 : un groupe de brigands découvre sur une plage d’Égypte un bateau et sa cargaison abandonnés ainsi que les restes d’un banquet ayant tourné au massacre. Au milieu des cadavres, deux jeunes gens, d’une beauté extraordinaire, sont en vie, mais blessés. Il faudra attendre de nombreux rebon- 13 Nous renvoyons aux premières pages de l’édition de référence pour le roman d’Héliodore, à savoir Les Éthiopiques. Théagène et Chariclée, texte établi par Robert Mantle Rattenbury et Thomas Wallace Lumb et traduit par Jean Maillon, Paris, Les Belles-Lettres, « Collection des universités de France », 1935. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 38 dissements et divers récits rétrospectifs avant d’enfin savoir au livre V ce qui est arrivé auparavant aux deux héros, Théagène et Chariclée, pour expliquer cette étonnante situation initiale. Ainsi Jacques Amyot écrit-il dans Le Prœsme du Translateur mentionné précédemment : Mais surtout la disposition en est singulière : car il commence au milieu de son histoire, comme font les poètes héroïques. Ce qui cause de prime face un grand ébahissement aux lecteurs, et leur engendre un passionné désir d’entendre le commencement : et toutefois il les tire si bien par l’ingénieuse liaison de son conte, que l’on n’est point résolu de ce que l’on trouve tout au commencement du premier livre jusqu’à ce qu’on ait lu la fin du cinquième 14 . Cette originalité, riche en perspectives narratives selon le lectorat du XVII e siècle, valut à Héliodore d’être érigé en véritable modèle pour le genre, de devenir l’« antonomase des romanciers grecs, au XVII e siècle » selon l’expression de Georges Molinié 15 . L’incipit in medias res sera ainsi la norme pour tout roman héroïque, à l’image d’Artamène ou le Grand Cyrus de Georges et Madeleine de Scudéry (1649-1653), qui s’ouvre sur le spectaculaire et mystérieux incendie de la ville de Sinope et nécessite trois récits rétrospectifs pour que l’origine de ces événements soit dévoilée. De façon plus surprenante, les œuvres de Sorel et Scarron commencent également in medias res. Après un premier paragraphe d’ordre théorique sur les bienfaits du genre, joignant l’utile à l’agréable, le Francion présente au lecteur une scène nocturne durant laquelle un vieil homme, Valentin, se livre, dans les fossés entourant un château, à un étrange rituel pseudo-magique dont la finalité se dévoile au fil des pages : réaffirmer sa virilité défaillante. De même, Le Roman comique de Scarron s’ouvre sur l’arrivée dans la ville du Mans en fin de journée d’une troupe de comédiens que nous suivrons durant la totalité de l’œuvre. Au travers de la présentation de personnages déjà en marche, les deux romanciers mettent au jour toute la dimension problématique de ce thème du corps et l’insèrent, chargé de connotations spécifiques à la veine comique, au sein d’un canevas romanesque traditionnel. C’est donc par l’apparition du corps, donnant à voir dans un premier temps les personnages comme des objets sensibles, que l’incipit in medias res topique se trouve réactualisé. 14 Jacques Amyot, « Le Prœsme du translateur », dans L’Histoire aethiopique, traduction française de Jacques Amyot [1547], éd. Laurence Plazenet, Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2008, p. 160. L’orthographe a été modernisée par nos soins. 15 Georges Molinié, Du roman grec au roman baroque. Un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII [1982], Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, p. 317. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 39 1. Subversions solaires La première phrase de chaque texte repose sur le détournement de la même image, le lever du soleil, motif épique par excellence depuis Homère et sa célèbre Aurore aux doigts de rose, fréquemment présente au début des chants. Ce motif propre à l’épopée est ainsi devenu un véritable topos que les romanciers antiques ont repris à leur compte 16 . La comparaison est nette : le soleil se lève chez Héliodore et ses successeurs baroques, gage d’aventures à venir, tandis que chez Scarron, l’action n’a pas encore commencé que le soleil se couche, puisqu’il a « achevé plus de la moitié de sa course 17 », signe d’un refus du romanesque 18 . Le char finit par dérailler, de même que la tonalité épique associée, que le narrateur conjure d’une remarque méta-linguistique insistant sur son artificiel charabia : « Pour parler plus humainement et plus intelligiblement 19 ». Le choix de ces deux adverbes se veut même programmatique de l’esthétique comique, qui propose au style ampoulé et incompréhensible du romanesque baroque une alternative immédiatement perceptible et saisissable par le lecteur à travers ses sens, selon l’étymologie même du verbe intellego (comprendre, apprécier, sentir). Sorel, quant à lui, va plus loin puisque la scène se passe en pleine nuit : « La nuit était déjà fort avancée lorsqu’un certain vieillard, qui s’appelait Valentin, sortit d’un château de Bourgogne… 20 ». Paradoxalement, malgré ce cadre nocturne, à priori peu propice à des aventures romanesques, c’est bien le corps qui apparaît comme le moteur de l’action à venir à travers l’irruption en extérieur du personnage pour se livrer à une activité rompant le calme 16 On peut lire l’ouverture du livre III des Métamorphoses d’Apulée, où le personnage de Lucius est en proie aux pires tourments, se croyant responsable d’un crime qui n’est en réalité qu’une vaste mascarade, comme un clin d’œil ironique à cette même Rhododaktylos Éos ( δ δ λ ) : « Commodum punicantibus phaleris Aurora roseum quatiens lacertum caelum inequitabat, et me securae quieti reuulsum, nox diei reddidit. » (À peine l’Aurore agitant son bras de rose chevauchait-elle le ciel avec ses phalères pourprées, qu’arraché à un sommeil tranquille, la nuit me rendit au jour). Nous traduisons. 17 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1985, p. 37. 18 Voir l’article de Françoise Létoublon « La rencontre avec les personnages de roman : des Éthiopiques au Roman comique », dans Topographie de la rencontre dans le roman européen, éd. Jean-Pierre Dubost, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 327-341. 19 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 37. 20 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1996, p. 44. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 40 environnant. L’obscurité, envisagée comme un moyen de dissimuler les pratiques honteuses liées au corps, est ainsi conjurée et participe paradoxalement au dévoilement du personnage qui, malgré toutes ses précautions, va être mis sous le feu des projecteurs par le narrateur. 2. Microcosme vs macrocosme On peut observer par ailleurs un net contraste entre ce que l’on lit et les attendus relatifs au cadre d’aventures héroïques : chez Héliodore, des brigands observent depuis les montagnes une scène qui se déroule à l’embouchure du Nil, image grandiose dans un environnement exotique. Néanmoins, dans Le Roman comique, le char du soleil défectueux nous oblige à reprendre pied sur terre, puisque la seule « mer 21 » mentionnée est un leurre. Ainsi, le cadre de la petite ville de province, peu propice à des aventures extraordinaires, est éminemment terrestre, sans relief. Le personnage de Valentin chez Sorel vit dans un « château de Bourgogne 22 », heureux présage d’une intrigue noble, mais les attentes sont vites détournées puisqu’il en est le simple « concierge 23 » et se livre à ses activités magiques dans les « fossés 24 » ! De même, tandis que l’on attendrait des navires, gages d’aventures lointaines et dangereuses, les comédiens chez Scarron voyagent avec une simple charrette. Pour autant, on peut y déceler la transcription d’un principe fondamental du genre romanesque : les héros-comédiens, mus par un éternel mouvement, sont introduits par le symbole de leur errance, même si le registre n’est pas le même. Le moyen de locomotion traduit en effet la bigarrure tant matérielle que sociale propre à une profession placée aux marges de la société de l’Ancien Régime, si bien que la charrette semble déborder par le haut de tout ce bric-à-brac qui est le seul bien des comédiens. Dans le Francion, Valentin évolue, lui, à pied dans un périmètre extrêmement restreint, ce qui est un indice de son rôle très anecdotique dans l’histoire. Il est en effet le héros d’une véritable petite nouvelle qui ouvre le roman, mais il ne sera plus guère question de lui par la suite puisque le cadre bourguignon étriqué cédera sa place aux vastes aventures du véritable héros, Francion. 21 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 37. 22 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, p. 44. 23 Ibid. 24 Ibid. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 41 3. Brosser le portrait : textures et reliefs des descriptions La dimension corporelle et sensible est au cœur de la présentation des personnages et les distingue, de fait, des héros romanesques conventionnels. Chez Scarron, la charrette, en marche et en approche, est porteuse de vie comme en témoignent les nombreux imparfaits. Au sommet trône une « demoiselle 25 » à peine décrite, « habillée moitié ville, moitié campagne 26 », sans doute pour insister sur sa duplicité et mettre en garde le lecteur quant à la fausse piste qu’il s’apprête à suivre. En effet, cette demoiselle, nous le découvrirons plus tard, est née dans une famille de comédiens et occupe un rôle secondaire dans l’intrigue. De plus, elle est la mère d’une jeune fille. Le terme même pour la désigner est donc un piège qui se joue des attendus topiques du lecteur : ce n’est pas l’héroïne du roman que nous découvrons dans cet incipit. Le jeune homme fait l’objet d’une attention bien plus soutenue que sa camarade. Cette focalisation pourrait indiquer que l’on a bien affaire au personnage principal et à un véritable héros de roman, ce que semble suggérer la tournure comparative « aussi pauvre d’habits que riche de mine 27 », insistant sur la noblesse dont il est porteur. C’est pourtant sur l’accoutrement bigarré du jeune homme que la suite du texte se concentre au fil d’une description mimant la progression de ses pas 28 . Le corps est omniprésent à travers cette description, qui a littéralement lieu de la tête aux pieds, et l’évocation pour le moment mystérieuse d’une blessure d’ordre physique : « Il avait un grand emplâtre sur le visage 29 ». Le rôle de ce masque est double puisqu’il dissimule à la fois l’identité de Destin qui cherche à échapper à ses ennemis, mais aussi sa parfaite beauté physique qui le trahit au sein du personnel comique. Le héros scarronien est donc un être hétéroclite, véritable palimpseste d’aventures et de genres variés, défini par son corps en marche. La description de la caravane se clôt par une rapide mention d’un « vieillard 30 » que nous confronterons à la figure de Valentin chez Sorel. Faire appel à un homme d’un certain âge dans une œuvre littéraire relève davantage du genre de la comédie 31 que de celui du roman. De fait, ces deux vieillards sont présentés de manière subversive et ridicule en mettant l’accent 25 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 37. 26 Ibid. 27 Ibid. 28 Par exemple « un grand fusil », « un bonnet de nuit », « une casaque de grisette », « des chausses trouées » (Ibid., p. 38.) 29 Ibid., p. 37. 30 Ibid., p. 38. 31 Pensons à Géronte chez Molière. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 42 sur leur corps défaillant. Celui qui est en réalité le comédien La Rancune dans Le Roman comique « se courbait un peu en marchant 32 », tant sous le poids de ses bagages que de celui des ans, ce qui inspire au narrateur une comparaison animalière pointue et décalée avec la tortue des Indes : l’homme disparaît ainsi au profit de l’animal. Valentin, de son côté, subit le même sort puisque ses grommellements l’assimilent à « un vieux singe 33 ». Il reprend par la suite figure humaine à travers l’invocation de sa femme, Laurette, à la fin de son rituel magique 34 . Rien de comparable, pourtant, aux chastes sentiments des beaux et parfaits amants des romans grecs et baroques puisque cette scène mystérieuse a pour objectif de lui permettre de consommer charnellement son union. Cette dimension physique, purement corporelle, est entravée par son grand âge. Dès les premières lignes, Valentin est en effet présenté comme un véritable barbon 35 . Ses lunettes, accessoire peu compatible avec un statut héroïque, ont été enlevées pour l’occasion, sûrement pour l’empêcher de discerner nettement ce qu’il est en train d’accomplir et qui n’a rien de glorieux ! Son corps occupe le devant de la scène puisqu’il s’agit de lui rendre sa vigueur par un processus apparemment très minutieux et codifié. Il va même jusqu’à se déshabiller. L’accent est alors mis, de façon triviale et transgressive, sur le bas de son corps dont aucun détail n’est épargné au lecteur. Le processus de déshabillage, en dévoilant ostensiblement tous les défauts liés à la vieillesse, suscite à la fois gêne et amusement face à ce voyeurisme littéraire auquel on ne peut se soustraire : « il ôta tous ses habits hormis son pourpoint et, ayant retroussé sa chemise, se mit dedans l’eau jusqu’au nombril 36 », « se laver par tout le corps sans en rien excepter 37 ». Alors que traditionnellement, le corps du chaste héros romanesque est invariablement soumis aux dangers du voyage et à la tentation de la passion, sa pleine performance est l’enjeu de cet incipit pour notre protagoniste d’un soir afin de satisfaire son épouse, signe d’une nouvelle relation affective au monde portée par la veine comique. 32 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 38. 33 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, p. 44. 34 Ibid., p. 45. 35 Nous renvoyons aux différentes expressions utilisées pour le décrire : « un certain vieillard », « une robe de chambre sur le dos »... (Ibid., p. 44). 36 Ibid. 37 Ibid., p. 35. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 43 Le corps raconté : les récits rétrospectifs Ces récits, enchâssés dans la diégèse, se caractérisent, d’un point de vue thématique, par un retour en arrière nécessaire à la bonne compréhension de l’intrigue. Ils sont, dès le roman grec sur le modèle héliodorien et ses héritiers baroques, étroitement associés à l’incipit in medias res dont les zones de mystère sont élucidées progressivement grâce à ces analepses ponctuant la suite de l’histoire. C’est précisément ce phénomène qui est à l’œuvre dans Le Roman comique, Scarron utilisant le procédé pour que les personnages de la troupe de comédiens présentés au début de l’œuvre se dévoilent progressivement aux autres et au lecteur, par la même occasion. Néanmoins, on rencontre ce type de récits rétrospectifs de façon plus large dans le roman antique, tant latin que grec, où il peut être pris en charge par un personnage tout à fait secondaire, rencontré de façon épisodique, et dont le passé nécessite d’être connu pour faire progresser l’action. C’est le cas de la maquerelle Agathe dont le récit rétrospectif de la longue carrière va occuper la quasi-totalité du livre II du Francion tout en tissant des liens avec la figure de Laurette, au cœur des préoccupations érotiques du héros éponyme au début de l’œuvre. Le récit rétrospectif, enchâssé au sein des aventures des protagonistes, est donc un véritable topos romanesque que le genre de l’histoire comique va subvertir au service d’une esthétique et d’une perception personnelles du monde. Il marque un temps de pause dans le mouvement qui régit les héros et les conduit sur les routes puisqu’il a lieu, en règle générale, dans une chambre, partagée pour l’occasion. Chez Sorel, les personnages se trouvent dans une taverne un peu louche et cohabitent, comme souvent dans ce type d’établissement, avec une supposée inconnue qui établit le contact. Dans Le Roman comique, installés dans une hôtellerie, certains comédiens se regroupent pour entendre, sous la forme d’une veillée, les aventures de Destin et l’Étoile, qui seront, à plusieurs reprises, interrompues 38 . Nous remarquons donc que le récit rétrospectif comique est lié à une variation particulière du thème du corps en mouvement, celui de la halte, pour lui redonner des forces avant un nouveau voyage, grâce au sommeil, à la nourriture, et à la boisson ! De même, ce récit, pris en charge par un membre du personnel romanesque, plus ou moins important selon les cas, accorde une place de premier ordre à l’expérience vécue du monde, à l’instabilité de la position du personnage et à sa mobilité tant géographique que sociale, du fait d’une présentation ab ovo de son parcours. 38 En particulier par la « dévote sérénade » de Ragotin au chapitre XV de la première partie (Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 138). Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 44 1. Une instabilité fondamentale Les deux récits de Destin et Agathe s’ouvrent donc, de façon assez logique, sur leurs origines familiales et sociales. Contrairement aux héros grecs et baroques, qui sont toujours issus d’une famille noble, voire princière, les héros comiques sont porteurs en eux d’une forme de marginalité inéluctable, liée au milieu dont ils sont issus. Alors que la vieille maquerelle en vient directement à son adolescence, considérant sans doute que la référence à la pauvreté de son père est suffisante pour planter le décor de ses débuts dans la vie (« Je vous dis donc que mon père, ne me pouvant toujours nourrir à cause de sa pauvreté, me mit à l’âge de quinze ans à servir une bourgeoise de Paris 39 »), le comédien insiste de façon très précise sur les années précédant sa naissance, notamment à travers la figure de son père. Ce dernier est en effet présenté comme d’une condition tout à fait acceptable 40 . Pour autant, Destin met l’accent, en retraçant le parcours de Garigues, sur sa bassesse morale qui en fait le contre-point de l’honnête homme. Son itinéraire le mène tout droit à la rencontre avec sa seconde épouse, la mère de Destin, en laquelle il trouve une stabilité inédite et une compagne d’avarice idéale 41 . Ces défauts exacerbés des parents laissent présager, dès le départ, de la position instable de Destin dans cette famille, lui dont la noblesse d’âme et la beauté de corps ont déjà été constatées à plusieurs reprises par le lecteur et contrastent avec la « bassesse de [s]a naissance 42 » dont il fait état dès le début de son histoire. Cette tension entre ses origines et sa personnalité est une sorte de fil rouge dans le récit de sa vie, et les indices dont nous disposons tendent à indiquer que si Scarron avait pu achever son roman, le dénouement aurait donné lieu à une révélation favorable venant conjurer cette impossible ambivalence par une scène de reconnaissance sur le modèle grec 43 où Destin se serait révélé être le jeune comte de Glaris et non le fils de l’avare et médiocre Garigues. Du côté d’Agathe, sa place chez sa terrible maîtresse de jeunesse apparaît comme nécessairement transitoire du fait de tous les maux dont elle accable son entourage, présentés avec emphase dès le début de son récit comme 39 Ibid., p. 90-91. 40 Ibid., p. 92 : « Mon père était des premiers et des plus accommodés de son village. Je lui ai ouï dire qu'il était né pauvre gentilhomme. » 41 Ibid. Notons les multiples parallélismes de construction, comme « elle était plus avare que mon père, et mon père plus avare qu'elle ». 42 Ibid. 43 La scène de reconnaissance (anagnorisis, αγ ρ σ ) est, au-delà du genre romanesque, un topos de la littérature grecque depuis les tragédies et comédies du V e siècle avant notre ère. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 45 l’élément déclencheur des péripéties futures de la jeune fille. La ponctuation expressive est ainsi un moyen de rendre compte de la dimension affective de cet épisode déterminant : « En ma foi, c’était la plus mauvaise femme que je vis jamais. Bon Dieu ! Comment le croirez-vous bien 44 ? » 2. Outrances et offenses : le corps dans tous ses états Cette mauvaise maîtresse est en effet présentée comme une ivrogne gloutonne, personnage-type des nouvelles de la Renaissance 45 , comme l’indique la savoureuse expression « faire gogaille 46 ». C’est dans un premier temps son pauvre mari qui essuie les plâtres de ses colères homériques. Ces scènes de ménage, somme toutes relativement topiques depuis les fabliaux médiévaux, permettent une transition vers les mauvais traitements infligés à la jeune servante, Agathe. Cette fois, les brimades sont nettement plus dures car associées à des châtiments d’ordre corporel comme les piqûres d’épingle et la tête plongée dans l’omelette. Cette violence physique à l’œuvre contre le protagoniste n’est pas étrangère aux romans grecs puis baroques où les héros subissent, de la part de leurs opposants, de nombreux sévices. Néanmoins, ces derniers sont présentés avec davantage de gravité, la vie même pouvant être menacée, et les héros ne doivent leur salut qu’à un retournement de situation ou à l’intervention heureuse d’un tiers 47 . De même, la présentation des parents de Destin aboutit à une succession d’épisodes mettant en avant leur avarice mutuelle dont le corps est le premier à faire les frais, en ce qu’il est malmené, comprimé et déformé pour satisfaire la pingrerie du père : « Mon père a l’honneur d’avoir le premier retenu son haleine en se faisant prendre la mesure d’un habit, afin qu’il y entrât moins d’étoffe 48 ». Malgré la dimension clairement hyperbolique de ces micro-récits 44 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, p. 91. 45 Sur l’influence des recueils de nouvelles du XVI e siècle sur les histoires comiques, voir la thèse d’Anne Boutet soutenue en 2019 et publiée chez Garnier en 2024. 46 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, p. 91. 47 Les multiples épreuves traversées sont énumérées par les héros lors de leurs lamentations, véritable passage topique des romans grecs, comme ici dans Les Éthiopiques (II, IV, 1) : « ω ρ σ ρ μ ρ α χ σ φ γ γ σ π αλ σα, δ θαλασσ δ π ρα ρ ω π αλ σα, λ σ α παραδ σα, π λλ ω λλ ρ σασα » (Quelle est l'insatiable Erynnie, ainsi animée par nos malheurs, qui nous a exilés de notre patrie, exposés aux dangers de la mer et aux dangers de la piraterie, livrés aux brigands et privés à plusieurs reprises de nos biens ? ) Nous traduisons. 48 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 92. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 46 facétieux dont l’objectif est, par leur outrance, de faire rire, le personnage qui prend en charge le récit rétrospectif apparaît dans une position impossible que seul le mouvement sous la forme d’un départ permettra de conjurer. 3. De l’itinéraire cahotique à la découverte de soi De fait, la vie de Destin et d’Agathe est marquée par l’impossible quête d’une place durable et sûre. L’arrivée, chez Scarron, d’un autre enfant dans la famille donne lieu à une suite de disgrâces pour le jeune Destin qui finit par quitter ses parents. Commence alors une série de voyages et d’errances, au fil de ses rencontres, ce qu’incarne la carrière de comédien qu’il finit par embrasser. Néanmoins, malgré cette trajectoire heurtée, Destin ne se départit jamais de sa noblesse d’âme. Ainsi, ses aventures ont-elles une dimension romanesque, tant du point de vue de leur cadre géographique, pensons à son voyage en Italie, que des péripéties qui auront lieu, à l’image de son affrontement avec le brutal Saldagne qui voulait ôter le voile du visage de la belle Léonore, alias l’Étoile. Dans cet épisode purement héroïque, le dévoilement forcé du corps est perçu de manière conventionnelle comme une offense physique et un sacrilège moral, brossant en creux le portrait du coriace agresseur. Chez Sorel, le récit de son séjour chez la tyrannique maîtresse parisienne n’est, là aussi, qu’une première étape dans le parcours d’Agathe. Pour autant, malgré ces similitudes d’un point de vue structurel et thématique avec Le Roman comique, la tonalité est nettement différente. Là où Destin est l’incarnation de l’honnête homme qui ne se corrompt pas, malgré les revers de fortune, la jeune Agathe utilise son esprit et ses charmes pour tirer le meilleur parti des situations. De fait, son parcours est à rapprocher des romans picaresques espagnols et les brimades physiques qu’elle subit ne sont pas sans rappeler les déboires de Lazarillo au service de plusieurs de ses maîtres 49 . Le long récit de sa vie accorde, en outre, une place essentielle à la thématique carnavalesque du bas corporel étudiée par Bakhtine 50 , qui fait 49 Aux pages 77 et 78 de L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel, Paris, SEDES, « Agrégation de lettres », 2000, Frank Greiner et Véronique Sternberg détaillent ainsi les emprunts avérés de l’œuvre à la littérature picaresque. 50 Dans L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1970], traduction du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, « Tel », 1982. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 47 écho au comportement anti-héroïque des protagonistes des romans latins, mus par le désir de satisfaire leurs besoins 51 . Le parcours d’Agathe est donc une expérience haute en couleurs du monde, à travers un itinéraire érotique visant à satisfaire, au fil des rencontres, tous les instincts associés à son corps. Alors que les héroïnes romanesques conventionnelles cherchent par tous les moyens à préserver leur vertu malgré les sollicitations et les violences des désirs qu’elles suscitent 52 , faisant du corps une réalité virtuelle, voire un repoussoir, la trajectoire dans le monde de la jeune Agathe est celle d’une expérimentation sensuelle et sensorielle de toutes ses potentialité 53 . Tandis que le récit rétrospectif pris en charge par une femme dans le roman traditionnel met l’accent sur la vertu préservée et les dangers affrontés, il devient, pour Agathe, le lieu d’une réactualisation jouissive de cette découverte hautement positive. Par la mise en scène dès le début de leur œuvre de personnages déjà en action, et même lancés sur les routes dans le cas des comédiens du Roman comique, Scarron et Sorel renouent avec les principes structurels du romanesque traditionnel qu’ils abaissent néanmoins à portée humaine par un cadre et des préoccupations plus triviales. Les deux incipit marquent le triomphe du corps, à la fois comme incarnation palpable d’une esthétique de la bigarrure, voire de la disconvenance, et thème majeur du passage là où, dans le roman héroïque, il est un simple medium désincarné au service de l’action et des rebondissements multiples. L’insertion, là encore topique, de récits rétrospectifs visant à fournir au lecteur les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue et pris 51 Voir en particulier les tribulations d’Ascylte, Encolpe et Giton dans Le Satiricon de Pétrone. 52 Ce qui n’est pas sans alimenter les moqueries des détracteurs du genre, à l’image de Nicolas Boileau en 1665 dans son Dialogue des héros de roman (dans Œuvres complètes, éds. Antoine Adam et Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 455. L’orthographe a été modernisée par nos soins.) : « DIOGÈNE - […] Et savez-vous combien elle a été enlevée de fois ? PLUTON - Où veux-tu que je l’aille chercher ? DIOGÈNE - Huit fois. MINOS - Voilà une Beauté qui a passé par bien des mains. DIOGÈNE - Cela est vrai mais tous ses Ravisseurs étaient les Scélérats du monde les plus vertueux. Assurément ils n’ont pas osé lui toucher. » 53 Par exemple : « Alors je sus ce que c’est que de coucher avec les hommes, et ne me fâchais que de ce que je n’avais pas plus tôt commencé à en goûter. Je m’y étais tellement accoutumée que je ne m’en pouvais non plus passer que de manger et de boire. » (Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. F. Garavini, p. 97-98). Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 48 en charge par des personnages du récit-cadre, permet de rendre compte d’un rapport renouvelé au monde, appréhendé dans sa dimension plurielle, concrète et matérielle. Le corps apparaît mu par un éternel mouvement visant à conjurer l’instabilité des situations dont l’expérience est rendue de manière personnelle et sensible par le locuteur. À travers cette thématique du corps présente en filigrane dans les deux œuvres, à la fois inhérente à leur dimension comique - oserions-nous dire réaliste ? -, mais profondément intertextuelle par les jeux d’échos implicites avec les canons romanesques, les auteurs invitent à une réflexion sur la généalogie même du genre. La récurrence et les variations dans la mise en texte du motif montrent qu’il occupe désormais une place centrale dans l’imaginaire et la perception du monde des romanciers. Ces effets de contraste et de clins d’œil à la tradition permettent alors de dessiner un paysage à la fois proche et lointain où c’est finalement au lecteur, par son affectivité et les outils critiques dont il dispose, de percevoir les nuances et les touches, de donner de l’épaisseur aux connotations abritées dans les plis des pages. Bibliographie Sources Amyot, Jacques. « Le Prœsme du translateur », dans L’Histoire aethiopique, traduction française de Jacques Amyot [1547], éd. Laurence Plazenet, Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2008. Apulée. Les Métamorphoses, texte établi par Donald Struan Robertson et traduit par Paul Vallette, Paris, Les Belles-Lettres, « Collection des universités de France », 1940-1945. Boileau, Nicolas. Dialogue des héros de roman [1665], dans Œuvres complètes, éd. Antoine Adam et Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966. Chapelain Jean. « Lettre CXCII, À Monsieur Carrel de Sainte-Garde du 15 décembre 1663 » dans Lettres de Jean Chapelain de l’Académie française, éd. Philippe Tamizey de Larroque, tome second, 2 janvier 1659-20 décembre 1672, Paris, Imprimerie nationale, 1883. Héliodore. Les Éthiopiques. Théagène et Chariclée, texte établi par Robert Mantle Rattenbury et Thomas Wallace Lumb et traduit par Jean Maillon, Paris, Les Belles-Lettres, « Collection des universités de France », 1935. Scarron, Paul. Le Roman comique [1651-1657], éd. 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