eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 52/102

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2025-0005
pfscl52102/pfscl52102.pdf0728
2025
52102

« Ébloui par un soleil voilé » : phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite

0728
2025
Maxime Cartron
pfscl521020069
PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 « Ébloui par un soleil voilé » : phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite FNRS-UCL OUVAIN , GEMCA Le genre tragique semble tout spécialement prédisposé aux notations de couleur noire ; on se souvient à ce titre des commentaires de Barthes sur le « tenebroso racinien 1 », approfondis par Didier Souiller 2 . Omniprésente dans l’écriture racinienne, la couleur noire constitue un commentaire métaphorique de l’action, dont elle accentue l’épaisseur symbolique. Mais comme invite à le penser une formule récente de Céline Fournial, il est loisible de se demander si « l’opacité des évènements tragiques 3 » ne peut s’avérer également tributaire de cette métaphorisation du spectre lumineux sur le plan dramaturgique. En d’autres termes, on peut s’interroger sur la part prise, dans la construction du tragique, par le noir, qui tend à redoubler « l’opacité » évoquée par Céline Fournial. Pour ce faire, j’aimerais explorer un corpus tout à fait singulier de ce point de vue : les cinq tragédies que le poète Tristan L’Hermite publie entre 1637 et 1645, sa dernière pièce, Osman (1656) étant parue de manière posthume. En effet, que ce soit dans La Mariane (1637), dans Panthée (1639) ou encore dans La Mort de Sénèque (1645) et La Mort de Chrispe (1645), on retrouve chez Tristan une préoccupation identique pour le potentiel tragique et dramaturgique du noir, qui lui offre la possibilité d’user d’une vaste combinaison d’effets dont l’efficacité est certaine. La couleur noire, dans la tragédie tristanienne, relève simultanément d’une anthropologie, d’une axiologie et d’une esthétique fondée sur le clair-obscur. 1 Roland Barthes, Sur Racine [1960], Paris, Seuil, coll. Points, 2014. 2 Didier Souiller, « Coexistence des contraires et peinture en clair-obscur dans le théâtre de Racine : “De son image en vain j’ai voulu me distraire” (Britannicus, II, 2) », Textimage [en ligne], n o 4, « L’image dans le récit I », Printemps 2011, https: / / www.revue-textimage.com/ 06_image_recit/ souiller1.html. 3 Céline Fournial, Tristan L’Hermite, La Mariane, La Mort de Sénèque, Osman, Neuilly, Atlande, « Clefs concours Lettres XVII e siècle », 2022, p. 119. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 70 Anthropologie du noir : le système des couleurs Les tragédies de Tristan semblent de prime abord hériter de façon toute conventionnelle d’une anthropologie des couleurs que le dramaturge mobiliserait occasionnellement afin de désigner les états émotionnels de ses personnages, en accord avec les codes de la médecine ancienne. Ainsi dans La Mariane est-il question de « la bile ardente et jaune, aux qualités subtiles 4 » et de « la mélancolie à la noire vapeur, / Où se logent toujours la tristesse et la peur 5 » qui, « ne pouvant figurer que des images sombres, / Nous fait voir des tombeaux, des spectres et des ombres 6 ». Le noir n’est ici qu’un élément indicatif parmi d’autres du système conventionnel des couleurs ; il désigne de façon absolument transparente pour le spectateur de l’époque l’état mélancolique et ses effets 7 , tout comme le jaune désigne ailleurs la jalousie 8 . Mais à y regarder de plus près, on s’avise qu’il revêt en réalité une épaisseur sémiotique plus conséquente, en suggérant une lecture des signes adossée à une herméneutique des comportements. L’interprétation du songe nocturne d’Hérode, qui ouvre la pièce, est à cet égard très révélateur : HERODE. Je me suis éveillé tout à l’heure en sursaut, Après la vision la plus mélancolique Qui puisse devancer un accident tragique. PHERORE. Les songes les plus noirs que l’on puisse inventer Seraient-ils suffisants de vous épouvanter, Vous qui savez braver les forces indomptables, 4 Tristan L’Hermite, La Mariane, I, 2, v. 51, dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion classiques », 2009, p. 41. Toutes les pièces citées, que je désignerai désormais exclusivement par leur titre, proviennent de cette édition. 5 Ibid., I, 2, v. 57-58, p. 42. 6 Ibid., I, 2, v. 59-60, p. 42. 7 Sur cette question, voir l’édition de Guillaume Peureux (Paris, GF Flammarion, 2003), ainsi que son article : « Paroles, images et action. La Mariane, tragédie de la mélancolie érotique », dans « La Mariane » de Tristan l’Hermite, textes réunis par Ruggero Campagnoli, Éric Lysøe et Anna Soncini Fratta, Bologne, CLUEB, 2003, p. 23-50. 8 « HERODE seul. Serpent couvert de fleurs, dangereuse vipère, / Jaune fille d’Amour qui fais mourir ton père, / Dragon toujours veillant avec cent yeux ouverts, / Qui prends tout à rebours et vois tout de travers, / Vautour insatiable, horrible Jalousie, / Qui de cent faux objets brouilles ma fantaisie, / N’as-tu pas pleinement satisfait ta rigueur ? / Et n’as-tu point encore assez rongé mon cœur ? » (Ibid., V, 1, v. 1403-1410, p. 105). Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 71 Et qui craignez si peu les périls véritables ? Ce sont des visions qui n’ont jamais d’effet 9 . Ce débat sur le songe a tout d’une pièce topique, mais l’enjeu se situe ailleurs : en désignant ouvertement la maladie mélancolique, Hérode prête déjà le flanc à l’instrumentalisation que vont en faire ses mauvais conseillers, dont Phérore. Si la réponse de ce dernier a tout d’un signe évident de connivence culturelle (la mélancolie suscite « les songes les plus noirs »), elle prépare en réalité le terrain à l’obscurité qui va baigner progressivement la pièce par la suite, et sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir. Plus encore, le noir constitue « un moyen de structuration porteur d’une dynamique puissante, dont l’effet se répercute aussi sur les autres couleurs 10 », comme dans Panthée, où l’association de deux couleurs au sein d’une même cellule discursive produit un effet singulier : CHARIS. Madame, votre esprit s’entretient tout le jour Des malheurs que peut craindre une fidèle amour, Lorsqu’aimant un objet avecque violence On souffre pour longtemps les rigueurs de l’absence. C’est la malignité de ces impressions Qui vous a fait avoir ces noires visions : Mais ne vous troublez point de ces tristes mensonges ; Et pour n’avoir la nuit que d’agréables songes, Bannissant la tristesse, ordonnez à vos sens De vous entretenir d’objets divertissants : C’en est le vrai secret 11 . Il est ici aussi question d’un songe funeste rigoureusement semblable à celui d’Hérode dans La Mariane, mais contrairement à Phérore, Charis, qui ne veut que le bien de sa maîtresse, lui propose un remède : PANTHEE. Charis, je te veux croire ; Mais quoi, toujours ce songe occupe ma mémoire. CHARIS. Vous plaît-il de tourner vers ces arbres couverts Qui gardent la fraîcheur sous leurs feuillages verts 12 ? La mélancolie, incarnation émotionnelle de la couleur noire, pourrait être circonvenue par le vert des arbres, qui engage en retour une sensation corporelle séparant la protagoniste de son environnement mental néfaste. En 9 Ibid., I, 2, v. 18-25, p. 40. 10 Dieter Hornig, « Max Raphael : théorie de la création et production visuelle », trad. Jeanne Etoré et Bernard Lortholary, Revue germanique internationale, n o 2, 1994, p. 175. 11 Panthée, II, 2, v. 499-509, p. 178. 12 Ibid., II, 2, v. 509-512, p. 178-179. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 72 somme, il s’agit ici d’un embryon de thérapie chromatique, Tristan insérant discrètement ce détail afin de renforcer la valeur anthropologique du noir et de lui apporter des contrepoids. De même, dans La Mort de Chrispe, le noir est associé à une autre couleur, mais cette fois-ci dans un rapport de convergence : CAPITAINE. Pour marque du poison… FAUSTE. C’est assez, c’est assez. CAPITAINE. Un sang tout violet a couvert leur visage. FAUSTE. Tu m’en as trop appris, n’en dis pas davantage. Je suis sur ce récit trop tendre de moitié, Il m’aurait bien suffi d’en ouïr la moitié. De grâce, laisse-moi dans l’humeur sombre et noire Où me vient de plonger cette funeste histoire 13 . La mélancolie impose sa marque, mais constitue ici le refuge iconique permettant à Fauste d’échapper, par l’obscurcissement du visible qu’il occasionne, à l’image affreuse du « sang tout violet ». Le noir est un mode d’engendrement : il suscite ou est suscité par d’autres couleurs, et engage parlà de nouvelles dynamiques dramaturgiques. Du reste, la versatilité de la couleur noire la rend apte à désigner plusieurs expressions symboliques, et non uniquement la mélancolie. Dans Osman, la Sultane sœur s’adresse au sommeil en ces termes : On peut bien t’appeler le frère de la mort, Puisqu’assis sur nos yeux avec tes noires ailes Tu donnes des frayeurs et des peines mortelles 14 . On remarque dans ces vers de l’acte V que le sommeil remplit exactement le même office que la mélancolie, dont il incarne en quelque sorte la scène primitive, puisqu’il enclenche le songe funeste. Une forme de feuilletage originaire de la couleur noire est donc perceptible, qui laisse découvrir au spectateur le processus anthropologique et quasi physiologique donnant naissance à la mélancolie. Notons enfin que le noir est toujours attaché à des états émotionnels négatifs ou défavorables aux personnages ; dans Osman on le retrouve encore dans la bouche de la Fille du Mufti pour désigner la « noire puissance » des « démons 15 » : cette couleur revêt donc, au-delà de l’anthropologie qu’elle contribue à véhiculer, des connotations nettement axiologiques. 13 La Mort de Chrispe, V, 4, v. 1526-1532, p. 433. 14 Osman, I, 2, v. 12-14, p. 468. 15 Ibid., V, 3, v. 1475-1476, p. 533. Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 73 L’axiologie du visible : dynamique morale de l’action théâtrale Elle engendre en effet une dynamique de l’action théâtrale qui est essentiellement une dynamique morale. Toujours péjoratives, les notations de couleur noire, très nombreuses, viennent doubler efficacement, sur le plan métaphorique, l’agôn tragique : dans La Mariane, Salomé invoque la « noire intention 16 » qu’elle prête à sa belle-sœur. Exactement similaire est la déclaration de Cyrus sur le Roi d’Assyrie dans Panthée : « Et je ne pouvais croire / Qu’un Prince eût pu commettre une action si noire 17 », tandis que dans La Mort de Sénèque Sabine fustige auprès de Néron les « noires actions 18 » qu’elle impute à son précepteur. Il est révélateur que ces mentions axiologiques trouvent toutes place au début des pièces, dont elles contribuent à cadastrer l’exposition : le combat moral qui fait le cœur de la tragédie, entre influence des mauvais conseillers sur le prince dans La Mariane et La Mort de Sénèque et définition du bon prince dans Panthée trouve ici son amorce. En effet, la couleur noire a tout à voir avec une problématique morale capitale pour le tragique tristanien : celle du discernement. Dans Osman, c’est la Sultane sœur qui est pourvue du kairos oculaire dont son frère, qui devrait en tant que monarque en être dépositaire, est hélas privé, puisqu’il accorde toute sa confiance au Sélictar aga, que cette dernière a démasqué : L’aspic qui s’entortille à l’heure qu’on l’enchante, A bien moins de replis que cette âme méchante ; Dans ses déguisements je le connais, Seigneur ! Je vois distinctement dans le fond de son cœur. En sa noirceur cachée il pense à quelque ouvrage, Que n’expriment jamais sa voix ni son visage ; Il vous trahit sans doute et va par ce forfait, Éclaircir les horreurs d’un songe que j’ai fait 19 . Le regard de la Sultane sœur dévoile l’hypocrisie et le mal qui habitent le Sélictar aga, mais l’insouciance d’Osman et l’auto-aveuglement de son propre reflet 20 l’empêchent de voir autre chose que sa lumière, alors que sa sœur est apte à distinguer le noir, en pure perte cependant. À partir de cette donnée fondamentale de la tragédie tristanienne, dont le poids porte sur la quête de l’impossible discernement, il convient d’observer 16 La Mariane, I, 3, v. 302, p. 51. 17 Panthée, I, 2, v. 188, p. 164. 18 La Mort de Sénèque, I, 1, v. 60, p. 251. 19 Osman, I, 3, v. 242-256, p. 479. 20 Voir sur cette question Florent Libral, « Le Roi Soleil aveuglé : d’une optique du politique dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, Hors-série Agrégation 2023, 2022, p. 141-156. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 74 que la couleur noire est partie intégrante de la batterie argumentative des personnages ; dans La Mort de Sénèque, Néron s’en sert pour justifier le chantage moral auquel il se livre avec le philosophe : Quoi, me vouloir quitter ? ce serait me trahir, M’abandonner au vice et me faire haïr ; On ne parlerait plus que de mon injustice, Que de ma violence et de mon avarice ; Ce désir de repos et de tranquillité A crime capital te serait imputé, Et tu ne voudrais pas acquérir de la gloire Causant à tes amis une tache si noire 21 . Les connotations morales de la couleur noire servent de stratégie de manipulation et de domination de l’adversaire : l’enjeu tragique est de posséder l’apparence du droit moral, en rejetant sur ses adversaires la « tache ». Tel est le sens de l’intervention de Sélim brocardant Osman : « il s’était aveuglé d’une superbe envie, / De voir en conquérant les murs de Cracovie 22 ». Et de conclure, péremptoire : « vous voyez la noirceur de ce grand attentat, / S’il choque la patrie et les lois de l’État 23 ». La dimension assertorique associée aux jugements axiologiques délivrés par les mentions de la couleur noire est pleinement tragique en ce qu’elle met en présence deux conceptions opposées du droit moral et de la vérité pensant en détenir le monopole mais n'en possédant en réalité qu’une partie. Cette présence massive du noir donne par ailleurs l’opportunité à Tristan de dramatiser le conflit moral et de suggérer implicitement les conditions de sa résolution. Dans La Mariane Salomé est clairement identifiée, par son propre discours, comme l’une des causes majeures de l’obscurcissement du discernement royal : J’ai gagné depuis peu le premier échanson, Qui doit lancer contre elle un trait de ma façon, Un trait noir qui portant la tristesse et la crainte, Donne à l’âme crédule une mortelle atteinte 24 . 21 Ibid., I, 2, v. 299-306, p. 259. 22 Osman, II, 3, v. 501-502, p. 491. 23 Ibid., II, 3, v. 515-516, p. 492. 24 La Mariane, II, 2, v. 537-540, p. 64. On rappellera ces mots de la même contre Mariane, qui manipule faussement l’opinion publique afin de réveiller le courroux d’Hérode en IV, 1, v. 1147-1148, p. 93 : « apprenant la noirceur de cette âme infidèle, / Tout le monde vous plaint et murmure contre elle ». Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 75 Or l’ironie tragique est exacerbée par le fait qu’Hérode reprend le qualificatif « noire », mais pour l’appliquer à la mauvaise personne, soit à son épouse Mariane : O noire perfidie ! ô trahison damnable ! O femme dangereuse ! ô peste abominable ! Elle t’a pratiqué pour me faire périr, Moi qui voulais tout perdre afin de l’acquérir 25 . C’est le renversement du visible et l’inversion morale qu’il engage qui se donne à voir de la sorte. Le duel verbal entre Mariane et Hérode en est l’expression la plus achevée. Le second affirme : Et s’il advient jamais que dans cette humeur noire, Tu lances quelque trait qui ternisse ma gloire, Je le repousserai d’un air qui fera foi Qu’on ne doit pas manquer de respect à son Roi 26 . L’ironie tragique atteint ici son acmé, puisque c’est précisément Hérode qui, dans son « humeur noire », ternit la gloire de l’innocente Mariane. La réponse de cette dernière rétablit du reste la vérité lorsqu’elle reprend des termes identiques, à la réserve de l’ajout de l’intensif (« cette humeur si noire 27 »), pour désigner l’attitude d’Hérode, mais aussi lorsqu’elle confond l’Échanson, tout en reconnaissant avec lucidité que sa parole n’est d’aucun poids 28 face à la force arbitraire du tyran aux passions dérégulées et à ses conseillers perfides : Monstre issu de l’Enfer pour nuire à l’innocence, Oses-tu bien mentir avec tant d’assurance ? De ta noire action tu recevrais le fruit, Si tu n’étais porté par ceux qui t’ont instruit 29 . 25 Ibid., II, 6, v. 717-720, p. 71. Voir aussi en III, 2, v. 777-80, p. 76 : « HERODE. Montrant l’échanson. Mais voici le témoin de ce noir attentat / Formé contre ma tête et le corps de l’Etat. / Pour sa confusion il faut qu’on lui confronte ; / Déjà l’apercevant, elle rougit de honte ». 26 La Mariane, II, 4, v. 649-652, p. 68. 27 Ibid., IV, 5, v. 1343, p. 100. 28 On note cependant le cas de la mère de Mariane l’accusant avec véhémence pour donner le change (« va, monstre plus cruel que tous ceux de l’Afrique, / Va recevoir le prix de ta noire pratique », IV, 6, v. 1383-1384, p. 102) et qui déclare, meurtrie par cette action : « je vais me mettre au lit, ou plutôt au cercueil » (IV, 6, v. 1402, p. 103), ce reflux fatal des émotions révélant à nouveau avec toute la netteté paradoxale du noir la vérité de la vertu de Mariane. 29 Ibid., III, 2, v. 795-798, p. 77. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 76 Il faudra que ce soit Hérode lui-même qui reconnaisse sa faute et mette fin à l’inversion du visible et de la vérité 30 , en s’accusant dans les termes mêmes qu’il avait choisis pour incriminer Mariane : Quel fleuve ou quelle mer sera jamais capable D’effacer la noirceur de ce crime exécrable ? On s’avise ainsi de la place prise par la couleur noire dans la progression de l’action tragique, qui constitue pour Tristan un moyen efficace de baliser l’avancée de l’agôn et de signaler la boucle temporelle dans laquelle s’inscrivent les évènements : il faut attendre qu’Hérode prenne enfin sur lui la faute dont il rendait son épouse responsable pour que le regard de vérité soit restitué. La situation tragique est similaire dans La Mort de Chrispe : si Fauste désigne son amour pour son beau-fils comme « le plus noir poison dont l’honneur soit taché 32 », elle finit par l’accuser auprès de Constantin, au point que celui-ci se saisit de l’incrimination morale pour en charger son fils et sa prétendue « noire perfidie 33 ». Or cette « noire perfidie 34 » est reprise à l’identique par Fauste jalouse - elle ajoute cependant, comme pour marquer la distinction nécessaire que devra faire le spectateur, que celle-ci est « inspiré(e) des démons du souffle le plus noir 35 ! » - pour se plaindre à Cornélie de Chrispe, qui aime Constance. Cette circulation du motif axiologique du noir permet à Tristan de révéler les soubassements éthiques de la pièce et d’accentuer l’innocence de Chrispe. Avec La Mort de Sénèque, on assiste à l’entrecroisement des reproches moraux, qui confère sa dynamique à l’action théâtrale. S’adressant à Épicaris, Pison s’écrie : Comment ? Je tremperais dans une trahison, Et l’exécuterais en ma propre maison ? Pison pourrait ainsi par de noires pratiques 30 Il convient de ne pas oublier la place prise, au sein de ce processus, par la suprême offense faite à Hérode par Mariane lorsqu’elle déclare en III, 2, v. 765-766, p. 76 : « ces discours ambigus ont des obscurités, / Qui se rapportent fort au sang dont vous sortez », avant de mettre de l’avant sa « souche en gloire si féconde / Qu’elle a fait de l’ombrage aux quatre coins du monde » (III, 2, v. 871-872, p. 80). Cet outrage accélère la mise à mort de Mariane, en blessant l’orgueil déjà durement meurtri du tyran. 31 Ibid., V, 2, v. 1563-1564, p. 110. 32 La Mort de Chrispe, I, 1, v. 31, p. 362. 33 Ibid., II, 6, v. 558, p. 385. 34 Ibid., III, 3, v. 819, p. 397. 35 Ibid., III, 3, v. 822, p. 397. En IV, 3, v. 1224, p. 420, Fauste dénonce par ailleurs « ses noirs sentiments ». Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 77 Souiller sa renommée et ses dieux domestiques 36 ? Cette revendication ostentatoire de vertu est proleptique, puisque l’interrogation rhétorique de Pison sera rétrospectivement à comprendre comme le signe avant-coureur de sa lâcheté : l’enthousiasme du personnage pour le complot retombera bien vite lorsqu’il apprendra les premières arrestations. L’attitude de Sénèque à l’égard de Lucain lui enjoignant de rejoindre la conjuration est identique : Veux-tu porter Sénèque à passer pour ingrat ? Si de cette noirceur mon âme était capable, Le tyran que tu hais serait-il plus coupable 37 ? La notation de couleur noire construit ici discrètement un diptyque antithétique de deux personnages : Pison le conjuré enthousiaste mais lâche et Sénèque, qui refuse de participer au complot et aura le courage de mettre fin à ses jours. Caractérisant les personnages, l’usage du noir converge vers un commentaire implicite et discret de l’action théâtrale : il suggère l’interprétation morale à tirer des évènements, notamment en invitant à connecter entre elles les notations de couleur noire, qui deviennent de ce fait autant de détails signifiants. La dialectique du clair-obscur Mais plus encore, le noir est central dans la poétique tragique tristanienne en ce qu’il sert à construire une dialectique du clair-obscur dont l’omniprésence dans les cinq pièces évoquées n’est pas anodine. La palette chromatique de la représentation, oscillant entre aveuglement et éclat, participe du choc émotionnel visé par le dramaturge ; elle constitue l’une des sources des affects tragiques et de leur déploiement 38 . La réaction d’Hérode apprenant la mort de Mariane est le sommet émotionnel de cette dialectique : Mariane a des morts accru le triste nombre ? Ce qui fut mon Soleil n’est donc plus rien qu’une ombre ? Quoi ? dans son Orient cet astre de beauté, En éclairant mon âme, a perdu la clarté ? Tu dis que Mariane a perdu la lumière, 36 La Mort de Sénèque, II, 2, v. 435-438, p. 265. 37 Ibid., II, 4, v. 684-686, p. 276. 38 Pour une réflexion plus générale sur ce phénomène à partir de la question du regard, voir Maxime Cartron, « “Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs” : regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XLV, n o 89, 2018, p. 369-384. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 78 Et le flambeau du monde achève sa carrière ? On le vit autrefois retourner sur ses pas, A l’objet seulement d’un funeste repas, Et d’une horreur pareille il se trouve incapable, Quand on vient devant lui d’éteindre son semblable. Astre sans connaissance et sans ressentiment, Tu portes la lumière avec aveuglement. Si l’immortelle main qui te forma de flamme, En te donnant un corps t’avait pourvu d’une âme, Tu serais plus sensible au sujet de mon deuil, De ton lit aujourd’hui tu ferais un cercueil, Et par tout l’Univers ta lumière éclipsée Établirait l’horreur qui règne en ma pensée 39 . Il n’est pas innocent que la couleur noire soit uniquement évoquée sur un plan privatif ici : signifiant la fin de la lumière, assimilée à la force vitale, elle instaure de ce fait la dialectique du clair-obscur, dont le sommet se trouve dans le vers « Tu portes la lumière avec aveuglement » : l’interpénétration métonymique de Mariane et du soleil renforce en creux la prégnance horrifique de la couleur noire, dont l’effet de présence affective est maximisé par cette expressivité de la privation de lumière. Dans La Mort de Sénèque, c’est le grand récit de l’incendie de Rome, pris en charge par Épicaris, qui assume la fonction esthétique consistant à baigner la pièce d’un climat en clair-obscur pour exacerber les émotions : Ne nous souvient-il plus de ce feu sacrilège Pour qui les lieux sacrés furent sans privilège ? Ce feu qui consuma jusques aux fondements Tant de temples fameux et de grands bâtiments ? Ce feu qui, s’allumant dans une nuit obscure, De l’état des Enfers fut l’ardente peinture ? Ce feu qui n’éclaira que pour nous faire voir Cent mille citoyens réduits au désespoir ? O Cieux ! vit-on jamais d’objets plus pitoyables ? On n’entendait partout que rumeurs effroyables 40 . La figurabilité du clair-obscur vise ici une efficacité immédiate, fondée qu’elle est sur l’hypotypose : elle est censée relancer le feu des conjurés devant l’infamie de Néron, comme sa conclusion le fait voir sans ambiguïté : « jamais l’ire du ciel eut-elle des victimes / Plus dignes de ses traits ou plus noires de 39 La Mariane, V, 2, v. 1447-1464, p. 107. 40 La Mort de Sénèque, II, 2, v. 349-362, p. 262-263. Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 79 crimes 41 ». En somme, l’éclat du clair-obscur est destiné à réveiller la lumière de la justice, censée mettre fin à la noirceur du monarque. Le clair-obscur prend une autre forme dans Osman, puisqu’il recouvre deux types d’évènements, qui se trouvent de la sorte interreliés : lorsque la Sultane sœur s’étonne de l’amour par ouï-dire d’Osman pour la Fille du Mufti, dont il n’a vu que la peinture, elle s’exclame : « on n’a jamais parlé / Que l’on fût ébloui par un soleil voilé 42 ». Or comme précédemment, la Sultane sœur est pour son malheur et celui de son frère une véritable Cassandre, puisque cette formule se révélera par la suite annonciatrice de l’offense d’Osman à celle qu’il trouvera laide lorsqu’il la rencontrera, la congédiant sans ménagement. Cet impair lui attirera la haine du père de la jeune femme, qui contribuera à fragiliser sa position. Et c’est à l’acte IV que la réponse méprisante d’Osman à ses hommes accélérera sa chute : « qui vous fait assembler pour me donner conseil ? / L’ombre est-elle en état d’éclairer le soleil 43 ? » Tristan s’ingénie à désigner les deux actions d’Osman précipitant la catastrophe sous l’angle du clair-obscur, afin de les marquer du point de vue des affects et d’indiquer de la sorte leur caractère central dans l’avancée du drame, qui se trouve ancré dans une anthropologie de la fuite, voire de la perte du sens : comme de juste, les avertissements ne sont pas entendus du fait du trouble auquel est confrontée la faculté de discernement, censée être l’apanage du bon politique. La tragédie tristanienne, on le voit, est structurellement bâtie sur cette forme polysémique d’oxymore et d’antithèse, dont le sens est simultanément moral et émotionnel. Mais loin de ne constituer qu’une esthétique, on remarque qu’elle concourt systématiquement à interroger les représentations du politique et à les remettre en forme. Par conséquent, on peut avancer que la couleur noire est pour Tristan un révélateur de l’essence du politique et un outil pour le questionner. Ce phénomène à la fois métaphorique et relevant de la matérialité du sensible a ses spécificités rhétoriques et énonciatives, mais aussi son rôle dans la gestion de la temporalité tragique qu’organise le dramaturge. En effet, l’itération de cette dialectique du clair-obscur concourt à enfermer les protagonistes au sein d’un cycle mémoriel qui exacerbe les pouvoirs de l’image et de son obscurcissement 44 . Dès lors, lire et voir le noir 41 Ibid., II, 2, v. 405-406, p. 264. 42 Osman, I, 3, v. 203-204, p. 477. 43 Ibid., IV, 4, v. 1083-1084, p. 518. 44 Sur le sens politique de cette représentation, on se reportera à Dominique Moncond’huy : « au-delà du pessimisme éthique et idéologique qui règne dans plusieurs de ses pièces (et au premier chef dans La Mort de Sénèque, notamment avec les rôles de Sénèque et d’Epicaris), Tristan dit l’absence de doctrine politique par le biais d’un discours métaphorique auquel ne croient peut-être plus que les sujets Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 80 chez Tristan revient à observer comment le poète tragique joue avec les codes culturels attachés aux représentations symboliques de cette couleur et les déplace afin de conférer une épaisseur métaphorique à ses pièces. Bibliographie Sources Tristan L’Hermite. La Mariane [1637], éd. Guillaume Peureux, Paris, GF Flammarion, 2003. Tristan L’Hermite. La Mariane [1637], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 27-120. Tristan L’Hermite. Panthée [1639], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 145-230. Tristan L’Hermite. La Mort de Sénèque [1645], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 242- 337. Tristan L’Hermite. La Mort de Chrispe [1645], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 355- 439. Tristan L’Hermite. Osman [1656, posth.], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 461-539. Études Barthes, Roland. Sur Racine [1960], Paris, Seuil, « Points », 2014. Cartron, Maxime. « “Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs” : regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XLV, n o 89, 2018, p. 369-384. Fournial, Céline et Fourquet-Gracieux, Claire. Tristan L’Hermite, La Mariane, La Mort de Sénèque, Osman, Neuilly, Atlande, « Clefs concours Lettres XVII e siècle », 2022. aveuglés ou le souverain tombé dans l’illusion de sa propre représentation (…). L’éblouissement initial du roi solaire tourne à la désillusion : avec plusieurs de ses pièces, Tristan offre à cette métaphore (dont on sait l’avenir) des miroirs déformants qui, à son sens, travestissent peut-être moins la réalité qu’elles n’en disent la nature exacte - un travestissent, précisément. Comme si le poète ne pouvait décidément se satisfaire d’une position de retrait, comme si, désabusé, ce mélancolique ne pouvait s’empêcher de noircir la royale métaphore solaire… » (« Éblouissement et désillusion. Représentations du politique dans le théâtre de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, n o 16, 1994, p. 9). Voir aussi Hélène Merlin-Kajman, « La Marianne, ou l’obscurcissement du politique », Cahiers Tristan L’Hermite, n o 16, 1994, p. 11-20 et Florent Libral, art. cit. Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 81 Hornig, Dieter. « Max Raphael : théorie de la création et production visuelle », trad. Jeanne Etoré et Bernard Lortholary, Revue germanique internationale, n o 2, 1994, p. 165-178. Libral, Florent, « Le Roi Soleil aveuglé : d’une optique du politique dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, Hors-série Agrégation 2023, 2022, p. 141-156. Merlin-Kajman, Hélène. « La Marianne, ou l'obscurcissement du politique », Cahiers Tristan L’Hermite, n o 16, 1994, p. 11-20. Moncond’huy, Dominique. « Éblouissement et désillusion. Représentations du politique dans le théâtre de Tristan L'Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, n o 16, 1994, p. 5-10. Peureux, Guillaume. « Paroles, images et action. La Mariane, tragédie de la mélancolie érotique », Ruggero Campagnoli, Éric Lysøe et Anna Soncini Fratta (dir.), « La Mariane » de Tristan l’Hermite, Bologne, CLUEB, 2003, p. 23-50. Souiller, Didier. « Coexistence des contraires et peinture en clair-obscur dans le théâtre de Racine : “De son image en vain j’ai voulu me distraire” (Britannicus, II, 2) », Textimage [en ligne], n o 4, « L’image dans le récit I », Printemps 2011,