eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 52/102

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2025-0009
pfscl52102/pfscl52102.pdf0728
2025
52102

L’espace des voluptés et des catastrophes. Peut-on parler de « phénoménologie sadienne » ?

0728
2025
Julien Lefebvre-Bier
pfscl521020133
PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 L’espace des voluptés et des catastrophes. Peut-on parler de « phénoménologie sadienne » ? J ULIEN L EFEBVRE -B IER CURAPP-ESS, U NIVERSITÉ DE P ICARDIE J ULES V ERNE Les recherches phénoménologiques du littéraire, que l’on peut entendre en l’occurrence par le corps de recherches sur les états de conscience des individus dans leur rapport au et dans monde littéraire, ne se sont que très peu occupées du cas de Sade. Cet état de fait de la recherche semble trouver sa raison dans le caractère propre de ce dernier : il s’agirait d’un mauvais objet d’étude, voire d’un objet d’étude paradoxal ou impossible en ce qui concerne la description des vécus de conscience. Si ce que Georges Bataille affirme à propos de Sade est véridique, c’est-à-dire que « […] parler de Sade est de toute façon paradoxal 1 », c’est parce que la conscience des personnages de Sade, telle qu’elle est décrite dans les différents ouvrages qui constituent son œuvre, est une conscience de la violence la plus révoltante et la plus dégoûtante de la condition humaine. Cette phénoménologie est peut-être même impossible ; comme le souligne Maja Zorica, « [l]e caractère utopique et déterministe des récits de Sade anéantit la possibilité de la représentation de l’expérience vécue - dès le début, même le récit est un théâtre 2 ». Sade empêcherait alors toute phénoménologie à la racine même de son écriture. Il n’en demeure pas moins possible d’établir certaines esquisses phénoménologiques de cette ouverture à la violence, quand bien même elles seraient théoriquement précaires : les études phénoménologiques peuvent très bien s’ouvrir à autre chose qu’aux descriptions des vécus de conscience rationnels (au sens strict, c’est-à-dire calculés, maîtrisés, soumis à la comptabilité du supportable). En effet, même si la violence et la cruauté sont largement constitutives des écrits littéraires de Sade, les personnages et leurs 1 Georges Bataille, L’érotisme, « Sade et l’homme normal », Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1957, p. 198. 2 Maja Vukušić Zorica, « La scène érotique chez Sade et Louÿs. Le sadisme en levrette et en continu », Sections romane, italienne et anglaise, Université de Zagreb, vol. 59, 2014, p. 17-41, p. 33. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 134 interactions dévoilent précisément certaines altérations de la conscience, dont la portée éthique est notable et qui peuvent permettre de repenser nos rapports conventionnels à l’altérité. Cette altérité est double : le regard des personnages sadiens est tourné vers les autres personnages sur un même plan d’immanence, mais aussi sur un plan de transcendance matérialisé par le culte du Dieu chrétien. Or, cette altérité est dévoyée, défigurée par l’attitude libertine d’une part, et par une certaine vision de la spatialité d’autre part : les deux faces de l’altérité sont englouties par ce qu’Éric Marty appelle « négation transcendantale 3 », c’est-à-dire que l’épochè à l’œuvre dans l’œuvre sadienne ne constituerait pas simplement une mise entre parenthèses de l’attitude naïve, mais une destruction de tout ce qui peut être mis entre parenthèses. Le paradoxe réside aussi dans le fait que cette cruauté, cette conscience, ce déchargement de la violence et ces tentations sporadiques de destruction de l’autre sont aussi des traits de l’humain : on peut s’identifier aux personnages sadiens comme l’on peut s’identifier aux personnages de tous les autres romans. Comme le dit Merleau-Ponty : « […] cet éclair que nous retrouvons en tout regard dit humain, il se voit aussi bien dans les formes les plus cruelles du sadisme que dans la peinture italienne 4 ». Pointer du doigt la littérature sadienne - et peut-être même toute littérature et toute pratique sadiques - et l’appeler « monstruosité » s’avère peut-être infidèle aux potentialités de la conscience et de l’action humaines. Dans cet article, nous tâcherons de montrer, malgré le caractère paradoxal de ce que serait une « phénoménologie sadienne », qu’il est possible de dessiner certaines esquisses générales de cette phénoménologie à partir de la topologie qu’elle met en œuvre, à savoir une pensée singulière de la spatialité. Tout en conservant le doute rationnel vis-à-vis de la possibilité de la « phénoménologie sadienne », nous montrerons qu’il est possible d’en jeter certains fondements, en n’excluant jamais leur précarité théorique. L’espace du regard Qu’il s’agisse de littérature ou non, les individus sont de toute façon compris et pensés, et se comprennent et se pensent eux-mêmes, à partir de l’espace dans lequel ils se situent : c’est ce que Merleau-Ponty appelle l’« ici », c’est-à-dire « […] l’ancrage du corps actif dans un objet, la situation du corps 3 Éric Marty, Pourquoi le XX e siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? , Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2011, p. 418. 4 Maurice Merleau-Ponty, Signes, « L’homme et l’adversité », Paris, Gallimard, « Folio », 1960, p. 391. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 135 en face de ses tâches 5 ». Les individus sont toujours en situation ; et, quand ils se retrouvent, ils se retrouvent aussi parce qu’ils forment une communauté active dont le regard sert de manifestation. C’est par le regard que s’institue l’altérité au sein de la communauté, car, comme l’affirme Sartre, « […] autrui est, par principe, celui qui me regarde […] 6 ». Autrui n’est pas simplement un objet parmi les objets du monde, puisque le regard instruit la conscience à une différenciation ontologique particulière : autrui est différent des autres objets, et donc mon activité et mes tâches, pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, sont elles-mêmes différentes entre l’altérité des sujets et l’altérité des objets, tous deux compris comme Gegenstanden (objets en tant qu’ils se « tiennent contre » une conscience). Dans l’œuvre sadienne, nous pouvons distinguer plusieurs formes de regards différents, et donc plusieurs rapports à autrui différents au sein du même espace. Si l’on prend notamment les deux extrémités du spectre du libertinage, à savoir Justine des Malheurs de la vertu et Juliette des Prospérités du vice, nous constatons le différentiel des regards et d’appréciations de l’altérité humaine, jusqu’à, chez Juliette, une tentation, ou une tentative, de réduire à néant toute approche phénoménologique de l’altérité par la destruction de l’autre. « Justine a toutes les vertus, et de chaque vertu se voit punie […] elle porte bonheur à qui abuse d’elle 7 . », affirme Jean Paulhan en guise de préface aux Malheurs de la vertu ; « À la fin, dans ce monde romanesque très noir, le mal semble sans véritable obstacle et les vertueux promis à la plus complète défaite 8 », affirme Colas Duflo à propos du roman sadien, soixante-quatorze ans après Paulhan. Justine, comme son propre prénom semble l’indiquer et, en quelque sorte, l’« essentialiser », est perpétuellement vouée à la vertu : son rapport à l’altérité est subordonné à la normalité imposée par la rigueur et la foi chrétiennes. Le regard de Justine est profondément ambigu, parce qu’il relève à la fois du déni de la condition humaine, dans laquelle la violence est permise voire louée, et d’une réalisation d’un bonheur impossible si l’on emprunte le chemin de la vertu. Quand Justine, prise de déception, affirme la chose suivante : « Ô ciel ! dis-je à ce traître [dom Severino], faudra-t-il donc que je sois encore la victime de mes bons sentiments, et que le désir de m’approcher de ce que la religion a de plus respectable aille être encore puni 5 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, I , III , Paris, Gallimard, « Tel », 1945, p. 117. 6 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, III , I , IV , Paris, Gallimard, « Tel », 1943, p. 297. 7 Jean Paulhan, « La douteuse Justine ou Les revanches de la pudeur », préface à Donatien Alphonse François de Sade, Les infortunes de la vertu, Paris, Gallimard, « Folio », 1970, p. 19-20. 8 Colas Duflo, Philosophie des pornographes, chap. XII , Paris, Seuil, « L’ouverture philosophique », 2019, p. 237. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 136 comme un crime ! ... 9 », celle-là réalise d’une part l’impossibilité d’un regard univoque sur l’altérité - dom Severino a l’air de prendre plaisir au vice, ce qui ne convient pas au chemin de la vertu - et d’autre part l’impossibilité d’un bonheur qui serait la résultante d’une éthique de la piété. Justine constate que la conscience violente n’est pas celle d’une entière destruction, mais bel et bien celle d’un jeu : les libertins moquent et se jouent de la conscience droite et rationnelle, qui ne s’aventure à aucun écart de conduite. L’expérience affective de Justine est perpétuellement dominée par l’ambivalence d’un bonheur impossible et d’une éthique aux prétentions délégitimées par son rapport forcé, car théâtralisé, à l’altérité libertine - ambivalence, soit dit en passant, plutôt nuancée par rapport à la séparation habituelle et étanche entre ce qui relève du « bien » et ce qui relève du « mal », séparation qui se trouve tout de même structurante chez Sade, comme le souligne Lacan 10 . Justine est un personnage particulier de l’œuvre sadienne, tant pour sa conduite, son expérience vécue et son rapport à autrui malheureux mais fidèle aux principes de religion : elle déteint, par son hétéronomie fondamentale, avec l’autonomie des libertins. Selon une grille de lecture issue de la théorie critique, Carlo Invernizzi Accetti compare Kant et Sade et montre que leurs œuvres respectives s’articulent toutes deux autour du concept central d’autonomie : Sade ne « […] montrerait [pas] la ‘‘vérité’’ perverse de l’éthique kantienne […] », parce que leurs éthiques respectives se fondent sur l’autonomie 11 . Justine se regarde comme étant un individu autonome face au vice des libertins ; elle se trouve soumise, finalement, à une sorte d’hétéronomie radicale dans son rapport à l’altérité (soumise à Dieu, à l’autre, au libertinage le plus effréné, et donc soumise à des principes contradictoires), en contraste par rapport à l’autonomie radicale du reste du monde intradiégétique dans lequel elle s’inscrit. L’incarnation radicale de l’autonomie se trouve dans la personne de Juliette : son regard n’est pas celui de sa sœur Justine, porté sur le monde et sur elle comme victime, mais bien plutôt celui du bourreau, éduqué au libertinage le plus licencieux. Affirmation du vice, jusqu’à récuser l’existence et la légitimité mêmes de Dieu, Juliette rompt avec l’attitude éthique qui consiste 9 Donatien Alphonse François de Sade, Justine ou Les malheurs de la vertu, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1969, p. 127. 10 Jacques Lacan, « Kant avec Sade » [1962], dans Écrits, t. II , Paris, Seuil, « Points », 1999, p. 266 : « Pour Sade, on est toujours du même côté, le bon ou le mauvais ; aucune injure n’y changera rien. C’est donc le triomphe de la vertu : ce paradoxe ne fait retrouver la dérision propre au livre édifiant, que la Justine vise trop pour ne pas l’épouser. ». 11 Carlo Invernizzi Accetti, « Kant et Sade : Les Lumières sont-elles totalitaires ? », Raisons politiques, vol. 1, n°33, 2009, p. 149-169. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 137 à regarder les autres en cherchant leur reconnaissance et leur réponse. Cette autonomie du regard va si loin que Juliette ne se trouve même plus dans la nécessité de regarder la loi pour la transgresser : « Sade va ici bien au-delà de la logique naïve d'une transgression hétéronome de la loi 12 » ; regard sur la loi qui suggérerait derechef une dépendance à son égard, ce qui va à l’encontre de ce que l’on pourrait appeler un « libertinage maximal ». Cette autonomie de Juliette est intéressante au point de vue phénoménologique parce qu’elle caractérise un rapport singulier à son propre corps en relation avec les autres, ce que certaines études sadiennes, notamment au travers de Maurice Blanchot et de Georges Bataille, ont nommé « isolisme ». Le libertin maximal est inscrit dans une profonde solitude : le désir de reconnaissance est coupé, la Loi n’est plus digne d’être observée, le corps de l’autre ne mérite plus les ménagements que les mœurs encouragent continuellement. Quand Bataille affirme que « [l]’homme vrai sait qu’il est seul, et il accepte de l’être 13 », il invite le lecteur de Juliette ou Les prospérités du vice à reconfigurer la spatialité des relations interpersonnelles (et inter-corporelles) : ils ne sont plus comme tissés dans une toile commune, mais radicalement séparés comme s’ils existaient en tant que coordonnées sans coordination. Juliette est ainsi l’ultime variation de la déclinaison hétérodoxe des Lumières, soit l’ultime possibilité de l’absence de possibilité morale, c’est-à-dire que la raison aristocratique, qui caractérise l’érotisme libertin, s’éveille tellement qu’elle affirme pour elle-même un principe irrationnel, soit la volonté de destruction des autres raisons, mêmes aristocratiques. Le ministre Saint-Fond, un scélérat protagoniste des Prospérités du vice, qui reconnaît la puissance de Juliette, lui affirme : « […] toi, Juliette, ah ! bouleverse la nature entière… trouble, détruis, arrache ! Le monde adorera sa divinité en toi, quand tu laisseras découler sur lui quelques bienfaits, il te craindra si tu l’écrases mais tu seras toujours son Dieu 14 ». La subjectivité de Juliette est littéralement sacrée dans son caractère énantiosémique, à la fois adorée et crainte. Et Saint- Fond d’ajouter un peu plus loin : Vautre-toi dans l’ordure et dans l’infamie : que tout ce qu’il y a de plus sale et de plus exécrable, de plus honteux et de plus criminel, de plus cynique et de plus révoltant, de plus contre la nature, contre les lois et contre la religion, devienne par cela seul ce qui te plaise le mieux 15 . 12 Ibid. 13 Bataille, L’érotisme, « L’homme souverain de Sade », p. 190. 14 Donatien Alphonse François de Sade, Juliette ou Les Prospérités du vice, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1969, p. 181. 15 Ibid., p. 182. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 138 La destruction est totale ; et que la fougue aille jusqu’à détruire Juliette elle-même, elle se sera soumise à sa propre loi, une morale autoérotique qui dit : « Je veux, donc je fais ». Le plaisir devient la Loi même du libertinage maximal, affirmant l’universalisation kantienne des maximes jusqu’à l’autodestruction de soi 16 . Les corps sadiens sont au sens strict radicalement voués à leur propre perte s’ils affirment absolument leur autonomie : c’est en ce sens que le regard phénoménologique ouvert par Juliette pourrait envisager, en son sein propre, la fin même de toute phénoménologie - ou bien envisager une phénoménologie toute nouvelle du corps, spécificité du XVIII e siècle, soulignée Gianni Iotti, qui inaugurerait la « vérité de l’homme » au travers de la « phénoménologie du corps et du désir » 17 . Les ouvrages sadiens que sont Justine et Juliette permettent donc d’esquisser leur propre phénoménologie au travers de la particularité des regards qui y sont mis en scène. La relation à l’autre, qu’elle soit celle du bourreau ou de la victime, renvoie à une problématique phénoménologique de premier ordre, à savoir celle du vécu de l’altérité par rapport à la conscience du sujet individuel. Ce mode particulier du regard que Sade instaure dans son œuvre permet d’envisager d’autres dimensions de la relation à autrui, notamment la communication discursive. L’espace du discours Quelle est l’adresse du discours dans un monde, qu’il soit littéraire ou « réel », où les sujets sont des coordonnées sans coordination ? En d’autres termes, quel serait le langage des sujets dans un monde où l’isolisme règne ? Le langage sadien est paradoxal : il est, a priori, un langage de la solitude, alors que l’une des fonctions principales du langage est de communiquer (mettre en commun). Comme le dit Bataille, en parlant du « langage monstrueux de Sade 18 » : « [c]’est un langage qui désavoue la relation de celui qui parle avec ceux auxquels il s’adresse 19 ». Pourtant, Sade construit aussi 16 Sur ce point, voir la démonstration de Dolmancé sur la destruction dans la nature dans La philosophie dans le boudoir (Donatien Alphonse François de Sade, La philosophie dans le boudoir, 5 ème dialogue, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1972, p. 156 et s.). S’il n’y a pas que de la création dans la nature, mais également de la destruction, le libertin cohérent peut naturellement affirmer sa propre destruction, contrairement aux « autres », qui vivent sous le coup de la rédemption, de la mort comme seule désintégration du corps, etc. 17 Gianni Iotti, « Sade conteur ‘‘réaliste’’ », Revue italienne d’études françaises, varia, n°5, 2015. 18 Bataille, L’érotisme, « Sade et l’homme normal », p. 209. 19 Ibid. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 139 son œuvre en recourant aux procédés dialogaux : plusieurs voix parlent, communiquent et semblent se comprendre. M me de Saint-Ange et Dolmancé instruisent Eugénie par les dissertations ; Clairwil instruit Juliette au libertinage le plus effréné ; les dialogues parcourent les historiettes sadiennes. Entre confiance et méfiance, les sujets libertins et les sujets victimes sont mêlés dans des rapports ambigus qui semblent défier les convenances et les règles usuelles du discours, jusqu’à nous inviter à concevoir une communauté de consciences qui ne tiendrait que par son semblant. Dans Totalité et infini, Levinas définit « l’essence du langage » comme « relation avec Autrui » 20 . La présence d’autrui, au moins à titre de phénomène, semble en effet indispensable dans toute forme de langage : parler, communiquer ou s’exprimer ne semblent possible que parce que ce sont des actes qui se projettent vers l’altérité. Cette altérité, au sens levinassien, est toujours double : rapport à Dieu et rapport à l’homme - « [a]utrui est le lieu même de la vérité métaphysique et indispensable à mon rapport avec Dieu 21 ». Les œuvres de Sade trouvent également leur dénominateur commun dans la critique de l’idée de Dieu et de son existence comme vecteur éthique : l’autonomie humaine, caractérisée par le libertinage, va au bout de ses conséquences en affirmant la neutralisation de toute subordination à Dieu. Les sujets sadiens discourent entre eux, mais ces discours sont biaisés dans leur essence, si l’on accepte jusqu’au bout la définition levinassienne de l’essence du langage. Il faut rappeler l’interpellation de Juliette par Saint- Fond : « […] il te craindra si tu l’écrases mais tu seras toujours son Dieu. 22 ». Ainsi, les discours sont à la fois libérés de leur emprise théologique et métaphysique et, en conséquence de cette émancipation, voués à leur conflictualité, puisque l’altérité des autres sujets humains et de Dieu ne sont plus des garants éthiques suffisants pour assurer leur cohérence unique. Colas Duflo souligne justement cette nuance de la place du discours dans les œuvres sadiennes à caractère épistolaire, comme Aline et Valcour : « La forme même du roman épistolaire permet d’énoncer toutes les opinions, de soutenir toutes les doctrines, à charge au lecteur de comparer et de décider intérieurement 23 ». Ainsi, « [c]’est la pluralité des discours qui intéresse Sade, leur conflit, leur concurrence […]. » : les personnages des récits ne s’entendent qu’au prix de la conflictualité qui gouverne l’ordre des discours. L’autonomie radicale des sujets implique une autonomie du discours telle qu’il n’est pas possible d’y envisager un principe, qu’il soit transcendant ou transcendantal, 20 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, III , B, 4, Paris, trad. Le livre de poche, « Biblio Essais », 1971, p. 227. 21 Ibid., I , B, 6, p. 77. 22 Sade, Juliette ou Les Prospérités du vice, p. 181. 23 Duflo, Philosophie des pornographes, chap. XII , p. 244. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 140 qui puisse lui garantir une accointance toujours suffisante à l’égard de la communauté des hommes, pas même un Deus ex machina. L’athéisme poussé jusque dans ses retranchements bouleverse toute communication à sa racine jusqu’à l’irrégularité essentielle de tout rapport, libertin et dévot pris ensemble : « Le maître est celui qui parle, qui dispose du langage dans son entier ; l’objet est celui qui se tait, qui reste séparé […] 24 », dit Roland Barthes à propos du libertinage sadien. Forts de leur intrication dans la constellation terminologique et philosophique des Lumières, les ouvrages de Sade reprennent également à leur compte la place de la raison dans le discours. Si le λ γ combine le discours et la raison, Sade semble proposer une dissociation essentielle entre les deux, de sorte à ce que le discours soit vidé de son aspect aussi bien raisonnable (l’éthique), tout en conservant un aspect rationnel (le calcul des plaisirs et des peines). Si, comme le dit Levinas, « […] le langage ne sert pas seulement la raison, mais est la raison 25 », Sade semble reconfigurer le discours en le rendant plus proche des passions que de la raison, tout en organisant avec précision l’exercice des pratiques libertines, voire criminelles. Le rapport entre les personnages est ambigu parce qu’il exclut la rationalité axiologique pour embrasser la rationalité instrumentale et calculatoire : « [s]elon eux [Adorno et Horkheimer], en effet, les écrits de Sade sont la preuve que la conception kantienne de la raison, réduite à une simple exigence de systématicité, peut être mise au service de ‘‘n’importe quel intérêt naturel’’ 26 ». La systématisation par la raison, qui ordonne les différents discours et forme une communauté cohérente de sujets, ou bien ordonne la cohérence des intérêts d’un seul et même sujet, instaure un rapport différencié à la communication : les sujets semblent soumis à leurs finalités absolument individuelles, rendant ainsi leurs rencontres à la fois vaines et accomplies. Le discours semble ainsi soumis à un calcul des plaisirs et des peines jusqu’à l’apathie, celui-là manifestant ainsi uniquement un rapport instrumental à l’autre : « Énergie à son paroxysme, l’‘‘heureuse apathie’’ correspond au stade ultime de maîtrise raisonnée des passions, permettant d’accéder à une forme supérieure de plaisir 27 ». L’apathie est une structure de la relation intersubjective et discursive : principe d’exclusion de tout rapport raisonnable entre les personnages des romans et, simultanément, affirmation d’une rationalité 24 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, « Sade I », dans Œuvres complètes, éd. É. Marty, t. III , Paris, Seuil, 2002, p. 726. 25 Levinas, Totalité et infini, III , B, 4, p. 228. 26 Acetti, art. cit. 27 Élise Sultan-Villet, « Le calcul des plaisirs et des peines dans les romans libertins du XVIII e siècle », Corpus, revue de philosophie, n°69, 2015. Sultan-Villet cite Juliette ou Les Prospérités du vice. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 141 excessivement mesurée. La « folie propre de Sade », pour reprendre l’expression de Deleuze 28 , n’est pas une simple folie : à la fois pléthorique et chirurgicale, érotiquement dépensière et discursivement méthodique, Sade accomplit ce paradoxe d’un discours rassemblant ses antipodes ; comme en témoigne certains passages, notamment, de La philosophie dans le boudoir, ouvrage dans lequel les dialogues, sous forme théorique et pratique, débats et ébats, structurent l’éducation libertine de la jeune Eugénie : M me DE S AINT -A NGE . — Je te proteste, Eugénie, que l’idée de cette surprise n’appartient qu’à mon frère ; mais qu’elle ne t’effraie pas : Dolmancé, que je connais pour un homme fort aimable, et précisément du degré de philosophie qu’il nous faut pour ton instruction, ne peut qu’être très utile à nos projets ; à l’égard de sa discrétion, je te réponds de lui comme moi. Familiarise-toi donc, ma chère, avec l’homme du monde le plus en état de te former, et de te conduire dans la carrière du bonheur et des plaisirs que nous voulons parcourir ensemble. E UGÉNIE , rougissant. — Oh ! je n’en suis pas moins d’une confusion… D OLMANCÉ . — Allons, belle Eugénie, mettez-vous à votre aise… la pudeur est une vieille vertu dont vous devez, avec autant de charmes, savoir vous passer à merveille. E UGÉNIE . — Mais la décence… D OLMANCÉ . — Autre usage gothique, dont on fait bien peu de cas aujourd’hui. Il contrarie si fort la nature ! (Dolmancé saisit Eugénie, la presse entre ses bras et la baise.) 29 La dissertation se conjoint à son application, et la pratique est philosophiquement heuristique : le discours sert alors aux fins du libertinage et non à celles de la raison universelle. Eugénie, prude et vertueuse, prompte à la décence et à la responsabilité d’une attitude raisonnable, se laisse entreprendre par ses instructeurs philosophes au libertinage, et donc à une autre forme de raison qui rendent connivents le corps et l’esprit. La décence est reléguée à une attitude antinaturelle : le discours doit s’accorder à la nature, à la dépense et à la destruction. Par son « esthétique de l’hybridité », pour reprendre l’expression de Colas Duflo 30 , les Lumières sadiennes accomplissent ce brouillage entre la raison totalitaire et l’ordonnancement protocolaire, entre le roman et le traité de philosophie : ce brouillage des catégories permet une reconfiguration des rapports discursifs entre les sujets. D’un point de vue phénoménologique, le 28 Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 19. 29 Sade, La philosophie dans le boudoir, 2 ème dialogue, p. 32. 30 Voir notamment Duflo, Philosophie des pornographes, chap. I , p. 14, où l’esthétique de l’hybridité est définie comme relevant d’une compréhension des « ambitions philosophiques du roman libertin » (ibid.). Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 142 langage sadien est un langage coupé, séparé, hiérarchique ; il neutralise à sa racine toute forme de communication, de mise en commun dans laquelle tous les intérêts convergent, en vertu du fait d’un « égoïsme absolu » qui est prêt à « refuser le pacte social », dit Blanchot 31 ; les sujets se parlent, vivent les feux de la passion sans se retrouver par les austérités de la raison. La vérité et le raisonnement sont encore une affaire du discours, mais sont confinés dans une discipline du corps pour celle de l’esprit. Ce confinement fait écho à la spatialité propre des romans de Sade : spatialité paradoxale, du fait qu’elle évoque l’enfermement des sujets dans lequel ou au travers duquel tout événement peut avoir lieu. L’espace comme synthèse : une topologie paradoxale Nous terminerons notre travail de la « phénoménologie sadienne » par certaines remarques sur la spatialité propre aux ouvrages de Sade, en évoquant notamment le paradoxe d’une topologie à la fois bornée et infinie. Depuis les travaux de Merleau-Ponty notamment, la phénoménologie s’est emparée de la réflexion topologique, c’est-à-dire de la pensée « […] d’une spatialité ordonnée selon des relations topologiques indépendantes de toute métrique, et où la logique première est celle du voisinage, de la séparation, de l’empiètement ou encore de l’enveloppement […] 32 ». Les écrits de Sade, comme nous avons déjà pu le constater au travers des descriptions sur la présence et l’apparition de l’altérité, notamment du point de vue du regard et du discours, semblent souscrire cette « nouveauté » phénoménologique. Nous tenterons même d’envisager, considérant tout d’abord la vision topologique des espaces sadiens, une forme délicate d’« atopologie », dans laquelle les espaces et les individus ne sont plus si étanches dans leur distinction ontologique. Ce que nous pourrions appeler « topologie sadienne » renvoie à des lieux spécifiques comme les boudoirs, les chambres, les antichambres, les caves, les catacombes, les sous-sols, les prisons, etc., qui renvoient tous à un espace séparé de l’appréciation de tout un chacun : le libertinage sadien s’exerce dans des lieux fermés. Certains autres espaces sont moqués par Sade dans leur symbolique préalable : la cave de l’abbaye, le confessionnal, l’église, sont parfois le lieu des crimes qui semblent doublement criminels, à la fois pour le crime lui-même et le jeu de cette symbolique, détournée, retournée et 31 Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, « Sade », Paris, Éditions de Minuit, 1949, p. 227-228. 32 Guy-Félix Duportail, « Le moment topologique de la phénoménologie française. Merleau-Ponty et Derrida », Archives de philosophie, t. 73, 2010, p. 47-65. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 143 bouleversée. Pour ne prendre que quelques cas particuliers, nous pouvons penser au boudoir de La philosophie dans le boudoir : « Passons donc dans mon boudoir, nous y serons plus à l’aise ; j’ai déjà prévenu mes gens ; sois assurée qu’on ne s’avisera pas de nous interrompre 33 » ; le couvent de l’abbesse Delbène, garante de Juliette et de son éducation, témoigne aussi de cette exclusion du libertinage : « Je n’ai pas besoin de vous dire que le penchant à la volupté est, dans les femmes recluses, l’unique mobile de leur intimité ; ce n’est pas la vertu qui les lie, c’est le foutre […] 34 ». Le château de Silling, lieu de l’horreur des 120 journées de Sodome, s’érige, quant à lui, en manifestation spatiale idéale de l’isolisme sadien : Ce caprice singulier de la nature est une fente de plus de trente toises sur la cime de la montagne, entre sa partie septentrionale et sa partie méridionale, de façon que, sans les secours de l’art, après avoir grimpé la montagne, il devient impossible de la redescendre 35 . Tous ces espaces peuvent être appelés « hétérotopies », pour reprendre le terme de Foucault 36 : ce sont des lieux autres, qui existent réellement, mais qui sont radicalement coupés de tout espace plébéien, de la communauté de la conscience normale : la topologie propre aux romans sadien nous inviterait, par conséquent, à concevoir une « phénoménologie hétérotopique », pour laquelle les corps, les relations entre les corps, l’altérité et le discours seraient synthétisés et intégrés dans une spatialité à la fois bornée dans sa métrique mais infinie dans ses potentialités événementielles. Dès lors que les sujets sont en situation, corps à corps et discours à discours, ils demeurent immédiatement sauvegardés de tout dérangement inopportun : nulle police, nul État, nul prêtre normal - et, in fine, nul Dieu - ne vient remettre de l’ordre dans l’ordre que Sade a établi pour ses héroïnes et ses héros. Ces situations sont tellement isolées de tout le reste qu’elles en deviendraient presque la condition transcendantale de tout espace sain débarrassé du saint : c’est à se demander, même, si le vice ne serait pas annulé par une telle exagération de l’intime. Au fond, c’est à la subjectivité même des sujets que Sade se prend : les identités ne peuvent plus se constituer normalement dans ses espaces où les relations à l’altérité normées par les institutions sociales ne sont plus de mise. Parmi les pouvoirs de l’écriture littéraire, la production de ces espaces para- 33 Sade, La philosophie dans le boudoir, 2 ème dialogue, p. 30. 34 Sade, Juliette ou Les Prospérités du vice, p. 15. 35 Donatien Alphonse François de Sade, Les 120 journées de Sodome ou L’école du libertinage, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I , 1990, p. 54-55. 36 Michel Foucault, « Les utopies réelles ou Lieux et autres lieux » [1966], dans Œuvres complètes, t. II , Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 1239. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 144 doxaux, voire impossibles, est tout à fait exercée par Sade : la « phénoménologie hétérotopique » est condition de possibilité de « l’existence irrégulière », c’est-à-dire « […] celle qui se configure sans être soumise à l’action des mécanismes régulateurs qui imposent ou induisent la formation de la subjectivité 37 », comme le remarque Guilherme Grané Diniz dans sa thèse sur l’influence de Sade dans la pensée post-structuraliste. Dans une vision foucaldienne, qui sert aussi à esquisser la « phénoménologie sadienne », nous pouvons rappeler ces mots de Foucault : « S’il n’y a aucun Dieu, aucune identité personnelle, aucune nature, aucune contrainte humaine d’une société ou d’une loi, alors il n’y a plus de différence entre le possible et l’impossible 38 ». C’est grâce à cette remarque que nous pouvons envisager une confusion topologique spécifique à la « phénoménologie sadienne » : la confusion entre l’espace et les « sujets » qui les habitent ou rendus possibles par celui-là. Les libertins et les espaces dans lesquels le libertinage est en exercice sont de la même couleur ; ils semblent même faits de la même farine. S’il est de coutume de distinguer l’espace et les choses qui les habitent, en quelque sorte à la manière d’Aristote qui définissait l’espace comme « limite immobile immédiate » des corps (π ρα α πρ 39 ), il est aussi possible de faire prendre congé à l’étanchéité entre les corps et l’espace qu’ils habitent. La « phénoménologie hétérotopique » de Sade y invite : les lieux d’exercice du libertinage ressemblent traits pour traits aux personnages qui s’y adonnent. S’il n’est plus possible, comme le dit Foucault, de différencier le possible de l’impossible, et même, s’il l’on va au bout du raisonnement, la subjectivité de la non-subjectivité, alors il est envisageable de concevoir une porosité phénoménologique entre l’espace et les corps habitant l’espace. Pour cela, nous pouvons emprunter le concept de « lieu » dans la phénoménologie de Kitarō Nishida. Chez Nishida, le lieu ( basho) est ce par quoi il y a quelque chose comme condition transcendantale de l’Être. Le lieu est une condition sans base (mukitei, mu signifiant « néant »), « atopologique » de l’Être, c’est-à-dire que cette condition est littéralement illimitée, elle est le néant qui engendre l’Être 40 . Nous retrouvons cette illimitation possible par la création 37 Guilherme Grané Diniz, « Sade, mon contemporain : lectures de Sade dans la formation du post-structuralisme », Université de la Sorbonne / Université de S-o Paulo, 2024, 448p, p. 183. Disponible en ligne sur : https: / / theses.hal.science/ tel- 04903777v1 [consulté le 03/ 03/ 2025]. 38 Michel Foucault, « Conférence sur Sade », dans La grande étrangère, Paris, Éditions de l’EHESS, « Audiographie », n°7, 2013, p. 181. 39 Aristote, Physique, IV , 212a, Paris, trad. A. Stevens, Vrin, 1999, p. 161. 40 Nous tenons nos propos sur la pensée nishidienne d’un chapitre d’ouvrage écrit par Augustin Berque et non des ouvrages de Nishida eux-mêmes. Voir Augustin Berque, « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? », dans Livia Monnet (dir.), L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 145 littéraire (et peut-être par la création artistique en général) : selon cette interprétation, les hétérotopies sadiennes sont issues d’un néant essentiel qui engendre la spatialité concrète et diégétique des relations interpersonnelles. Si l’on considère le propre de Sade, ce néant pourrait être une sorte de « négation transcendantale » pour reprendre l’expression d’Éric Marty à nouveaux frais 41 . Les espaces sadiens seraient autant de manifestations littérairement sensibles de cette négation absolue, et donc de cette violence que l’être humain dans son humanité réprouverait pour vivre sainement avec son semblable en tant que sujet formé et identifié. Les protagonistes des histoires sont leurs histoires. L’abbesse Delbène est son propre espace, ou bien son couvent est l’abbesse Delbène. Cette « atopologie » phénoménologique pourrait finalement signer la fin de toute phénoménologie, étant donné qu’il ne serait plus possible de distinguer les différentes consciences, les différents cogitationes pour parler comme Husserl, c’est-à-dire les différents actes de la conscience, puisque sujet et objet, espace et habitation de l’espace, possible et impossible ne sont plus distingués de façon étanche. Cette porosité essentielle serait un défi pour la phénoménologie et ses conditions d’existence. La synthèse que nous nous sommes proposés comporte autant d’intérêts pour la constitution d’une « phénoménologie sadienne » que d’ambiguïtés pour cette constitution même. Entre « phénoménologie hétérotopique » et « atopologie » phénoménologique, la spatialité sadienne renvoie à des incertitudes quant à la place des personnages dans l’exercice du libertinage et permet d’envisager un rapport essentiellement négatif à toute forme d’altérité - l’espace lui-même n’étant plus vécu comme une altérité, mais comme le prolongement réciproque des libertins. Peut-on alors parler d’une « phénoménologie sadienne » ? L’expression pose encore question. Quand bien même le fil directeur de notre travail consistait à affirmer et à démontrer la pertinence d’une telle expression, au travers de plusieurs voies possibles, notamment au travers du regard, de la parole et de l’espace, plusieurs ambiguïtés et incertitudes empêchent d’accréditer cette expression d’une véracité rigoureusement établie. Les rapports entre les personnages des ouvrages de Sade renvoient à des relations phénoménologiques originales, notamment dans le refus de toute adhésion aux doctrines morales sensiblement réifiées dans les rapports de regard, de contact, de discours à l’égard de l’autre. L’investissement passionnel et l’assouvissement criminel des libertins rendent également compte de relations particulières et heuristiques entre les protagonistes des récits sadiens. Cepen- Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2001, 570p, p. 41-51. 41 Marty, Pourquoi le XX e siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? , p. 418. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 146 dant, les tournures essentiellement négatives d’un exercice effréné du libertinage sadien renvoient autant au caractère autodestructeur de l’existence individuelle. Quand dans Juliette ou Les Prospérités du vice Amélie, hapax parmi les personnages sadiens, affirme que sa « […] tête ne s’est embrasée qu’à l’idée de périr victime des passions cruelles du libertinage 42 », nous comprenons que la phénoménologie ne peut tenir sur des conditions aussi précaires. In fine, c’est semble-t-il seulement en tant que la destruction des personnages n’est pas achevée que l’on peut parler de « phénoménologie sadienne » - encore faut-il comprendre que cette « phénoménologie » semble vouée à sa propre perte. Bibliographie Sources Sade, Donatien Alphonse François. Juliette ou Les Prospérités du vice, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1969. —. Justine ou Les malheurs de la vertu, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1969. —. La philosophie dans le boudoir, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1972. —. Les 120 journées de Sodome ou L’école du libertinage, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I , 1990. Études Accetti, Carlo Invernizzi. « Kant et Sade : Les Lumières sont-elles totalitaires ? », Raisons politiques, vol. 1, n° 33, 2009, p. 149-169. Aristote. Physique, IV , 212a, Paris, trad. A. Stevens, Vrin, 1999. Barthes, Roland. Sade, Fourier, Loyola, dans Œuvres complètes, éd. É. Marty, t. III , Paris, Seuil, 2002. Bataille, Georges. L’érotisme, « Sade et l’homme normal », Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1957. Blanchot, Maurice. « Sade », dans Lautréamont et Sade, Paris, Éditions de Minuit, 1949. Deleuze, Gilles. 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