eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 52/102

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
10.24053/PFSCL-2025-0011
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Méthodologie du succès. Le cas Jean de la Fontaine

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Fidji Fournier
pfscl521020167
PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 Méthodologie du succès. Le cas Jean de la Fontaine F IDJI F OURNIER CELLF 16-18, S ORBONNE U NIVERSITÉ La proposition d’un ouvrage au public représente toujours un pari sur un succès escompté mais totalement incertain. Même si la publication résulte généralement d’un choix assumé, conscient et médité, l’issue et le succès de chaque entreprise possèdent toujours une part d’incertitude. Certains écrivains semblent pourtant avoir cherché à mesurer les risques que chaque projet pouvait concrètement représenter de manière à les réduire. De nombreux indices laissent penser que La Fontaine fut de ceux-ci. Loin de s’être lancé au hasard dans les divers projets qui ponctuèrent sa carrière d’écrivain, l’auteur semble en effet avoir été, notamment à partir des années 1660 consécutives à la chute de Vaux 1 , particulièrement attentif aux enjeux d’une publication qu’il entendait, par le biais de choix hautement concertés, en quelque sorte maîtriser. Comme nous le rappelle Terence Allott, « une fois fini le rêve du paradis sous le patronage de Nicolas Fouquet, La Fontaine [dut] s’adresser au grand public, c’est-à-dire aux quelques centaines de milliers de gens cultivés qui se trouv[ai]ent en France 2 ». Le temps d’une réception restreinte en des cercles amis était bel et bien révolu. L’espoir d’une résonnance nouvelle sur la scène littéraire impliquait désormais la prise en compte des données relatives à un lectorat non seulement élargi mais également diversifié qui ne se limitait plus à la cour du mécène et à son entourage. Il était, au moment d’envisager une carrière publique, surtout question d’intégrer l’existence d’un champ 1 Voir notamment sur ce point l’article d’Yves-Marie Bercé, « L’affaire Fouquet dans l’opinion de son temps et sous le regard des historiens », Le Fablier, n°5 (La Fontaine de Château-Thierry à Vaux-le-Vicomte. Première partie : les années de formation (Actes des 2-3 juillet 1992)), 1993, p. 37-42. 2 Terence Allott, « La Fontaine éditeur de ses œuvres », XVII e siècle, n°187 (2), Avril-Juin 1995, p. 239. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 168 littéraire - entendu au sens bourdieusien 3 - dans lequel il s’agirait de s’inscrire et, surtout, de se positionner ; et ce, même si celui-ci était encore en pleine constitution. Sur ce point, La Fontaine sut exactement comment s’y prendre ayant vraisemblablement eu l’intuition, bien avant que le concept ne soit théorisé par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art 4 , du caractère éminemment conjoncturel et social d’un « champ littéraire » dont les règles n’étaient jamais sans inviter celui qui souhaitait s’y insérer à déployer une certaine « science des œuvres », de sorte à parvenir plus sûrement à ses fins. Un certain nombre de déclarations - notamment disséminées dans les paratextes qui accompagnent ses plus grandes œuvres - témoignent, chez La Fontaine, d’un véritable discernement concernant les modes d’accès au succès. L’auteur prouve dans ces textes qu’il pense, réfléchit, envisage conjointement les différents aspects de la création littéraire et de sa réception. Plus encore, celui-ci révèle prendre en considération les acteurs ainsi que les logiques ou les dynamiques structurant non seulement la relation unissant l’œuvre à son public mais également « l’espace des possibles (les options esthétiques qui s’offrent aux auteurs dans une configuration particulière) et les principes de formation de la valeur spécifique » constituant le champ dans lequel il était question de s’inscrire. Comme Emmanuel Bury, nous croyons que La Fontaine ne perdit jamais de vue « les impératifs [de ce] “champ” littéraire et social dans lequel les écrivains d[evaient] s’affirmer et “faire carrière 5 ”» au XVII e siècle ; celui-là 3 Entendu au sens de « l’outil méthodologique destiné à reconstituer l’espace des possibles (les options esthétiques qui s’offrent aux auteurs dans une configuration particulière) et les principes de formation de la valeur spécifique (réputation, consécration, canonisation), lesquels prennent des formes particulières à étudier dans chaque cas, malgré les homologies structurales et les transferts d’un champ à l’autre, et sont portés par des instances plus ou moins institutionnalisées telles que les académies, revues, prix. » (Gisèle Sapiro, « Le champ littéraire. Penser le fait littéraire comme fait social », Histoire de la recherche contemporaine, Tome X, n°1 (La théorie littéraire en questionS), 2021, p. 45-51. Texte consultable en ligne à l’adresse : [http: / / journals.openedition.org/ hrc/ 5575], dernière consultation le 15/ 05/ 2024, §2). 4 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’Art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Libre examen. Politique », 1992. - L’approche de l’ouvrage reste particulièrement moderne et découle d’une réflexion s’intéressant à des phénomènes, bien postérieurs dans le temps, relatifs à l’évolution du paradigme au XIX e siècle. Cependant celle-ci permet d’évoquer un certain nombre de lois et d’impératifs relatifs au champ littéraire dans lequel l’écrivain est appelé à s’inscrire suivant des principes relativement transposables à notre étude. 5 Emmanuel Bury, L’Esthétique de La Fontaine, Paris, SEDES, coll. « Esthétique », 1996, p. 41. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 169 même dont Alain Viala 6 , dans le cadre d’une approche historiquement renseignée, a tenté de rendre compte. La Fontaine paraît avoir systématiquement cherché à en tenir compte lorsqu’il fut question de proposer au public une nouvelle œuvre, ayant sans doute estimé, qu’en se montrant particulièrement attentif aux données de la situation qui entourerait la publication de l’œuvre et en envisageant par anticipation les moindres aspects de sa réception, il parviendrait à maîtriser sa création de manière à orchestrer son succès. « Mon principal but est toujours de plaire » L’étude des paratextes lafontainiens révèle certaines constantes ; au premier chef desquelles l’expression, de la part de l’auteur, d’une réelle volonté de placer l’ensemble de sa création sous le signe du « plaire », du plaisir, et de l’agrément. Dès la Préface des Contes, La Fontaine développait déjà l’idée selon laquelle « le principal point » ou l’enjeu de toute création ne résidait pas dans une certaine exactitude d’exécution mais bien dans un certain art de plaire et d’enlever le lecteur. Quand celui qui a rimé ces nouvelles y aurait apporté tout le soin et l’exactitude qu’on lui demande ; […] encore l’auteur n’aurait-il pas satisfait au principal point, qui est d’attacher le lecteur, de le réjouir, d’attirer malgré lui son attention, de lui plaire enfin 7 . Placer le « plaire » à la fois comme origine et comme but de l’entreprise, c’était bel et bien faire présider à cette dernière une certaine pensée de la réception et de ses effets sur le lecteur. Il est évident qu’au-delà d’un choix personnel, d’un penchant ou une disposition spécifique de l’auteur, faire d’une certaine esthétique du plaisir la pierre angulaire d’une nouvelle poétique aurait de quoi contenter le lectorat mondain qui, dans la lignée de la France galante qui avait alors pris le relai d’une certaine préciosité, avait su faire de ce dernier l’horizon vers lequel devait tendre toute production écrite. Or, de manière générale, ces déclarations témoignaient surtout d’une attention toute particulière portée au public auquel La Fontaine entendait s’adresser. Évoquant les enjeux d’une composition orientée vers la satisfaction 6 Alain Viala, Naissance de l’écrivain - sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », n°74, 1985. 7 Jean de La Fontaine, Œuvres Complètes. Tome I : Fables, contes et nouvelles, Édition établie, présentée et annotée par Jean Pierre Collinet, Paris, Gallimard, NRF, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n°10, 1991, Préface de la deuxième partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 603. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 170 de ce dernier, l’auteur montrait là une certaine conscience du fait qu’envisager une publication, c’était devoir composer avec les attentes et les aspirations de ceux auxquels s’ouvrait potentiellement le texte et par conséquent devoir envisager toute nouvelle entreprise en fonction d’une réception potentielle et/ ou visée. Cette pensée de la réception dut, sans doute dès le temps de Vaux, déjà travailler les premières créations de l’auteur mais de manière encore très décomplexée et, surtout, non contraignante. L’auteur savait qu’il évoluait dans un contexte particulièrement confortable et que ses écrits allaient être reçus entre des mains amies. La plupart des créations se résumaient à des productions de circonstance réalisées dans le cadre de la pension poétique qu’il s’était engagé à verser à Fouquet et/ ou dans le cadre d’une émulation joyeuse envisageant toute littérature sous le signe de la grâce et du badinage. Ces productions étaient encore largement appelées à être reçues par les membres d’un cercle qui avait, en quelque sorte, constitué pour La Fontaine une véritable « école du goût 8 ». Il est évident qu’à partir du moment où il fut question d’une réception publique, l’idée de devoir composer avec les attentes et les aspirations d’un lectorat élargi et diversifié posséda un impact et une influence décuplés sur la pensée et la production de ses œuvres. La Fontaine dut sans doute rapidement concevoir la nécessité de se conformer à ses goûts afin d’avoir le plus de chances de rencontrer ce dernier et, ainsi, d’atteindre le succès. Un rapide aperçu de cette réception allait amener La Fontaine à concevoir que « pour gagner [la] confiance [du public] il ne suffi[sai]t pas de savoir louer, flatter, il fa[llait] savoir plaire 9 ». Ceci explique la manière dont ce dernier allait tout naturellement faire de cet art de plaire un - sinon le - principe déterminant de la création. Ayant particulièrement bien intégré l’idée selon laquelle la capacité de l’œuvre à plaire constituait la mesure à l’aulne de laquelle le lectorat contemporain décidait désormais de sa valeur, l’auteur tentait alors, simplement et par là même, de répondre à ses attentes. Comme il l’affirmait dans la Préface des Fables, « on ne considé[rait] en France que ce qui plai[sai]t 10 » ; il ne lui en fallut pas plus pour affirmer dans la Préface de Psyché, sous la forme d’une véritable profession de foi concernant l’intention présidant à toute création, que « [s]on principal but 8 Voir notamment les pages consacrées à cette idée par Patrick Dandrey dans La Fontaine ou les métamorphoses d’Orphée, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard : littérature », n°240, 1995, (rééd. 2008), p. 29 sqq. 9 Patrick Goujon, « La réception des Fables de La Fontaine au dix-septième siècle : étude et propositions pédagogiques », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°91 (1), 1996, p. 13. 10 La Fontaine, O.C., t.1, op. cit., Préface des Fables, p. 9. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 171 [était] toujours de plaire 11 ». Autrement dit, suivant cette stratégie intégrant à la création une certaine pensée de la réception, plaire représentait une injonction à suivre, voire s’imposait comme « la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule 12 », car émanant directement d’un public au jugement duquel on prêtait de plus en plus d’importance. Prendre en compte le goût du temps Même si, comme le signale Tiphaine Rolland, le poète chercha sans doute, dans ces textes liminaires, à d’abord « établir une véritable interaction avec ses lecteurs, dans les années 1660, sous le signe du plaisir 13 », « les préfaces dont La Fontaine accompagne ses œuvres dessinent [surtout] la figure d’un écrivain particulièrement attentif aux désirs, aux caprices et aux réticences de son public 14 ». En effet, l’auteur paraît avoir très rapidement pris conscience de l’intérêt qu’il y avait à considérer, plus largement, ce nouveau public : une connaissance aiguisée du lectorat et de ses goûts - acquise au prix d’une observation et d’une écoute attentives de ses réactions - associée à une prise en compte scrupuleuse du champ littéraire et de ses mutations contemporaines, lui permettrait sans doute de rencontrer le public sur son propre terrain. Estimant l’importance de cette démarche, l’auteur semble alors avoir cherché à récolter un certain nombre d’indices concernant la nature, les goûts et les attentes du lectorat - en somme, à reconstituer un véritable « horizon d’attente 15 ». Envisageant dans un même mouvement cette observation minutieuse tendue vers la prise en compte de ses résultats et la mise en œuvre concrète de tout projet, l’auteur espérait trouver là les moyens qui assureraient la réussite de ses œuvres. Il n’est donc pas étonnant que celui-ci en soit venu à développer une véritable « sensibilité aux goûts du public 16 ». 11 Id., Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. Françoise Charpentier, Paris, Flammarion, coll. « GF », n° 568, 1990, Préface, p. 38. 12 Id., O.C., t.1, op. cit., Préface des Fables, p. 9. 13 Tiphaine Rolland, Le “Vieux Magasin” de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant (XV e -XVII e siècles), Genève, Droz, coll. « Travaux du Grand Siècle », n°53, 2020, p. 193. 14 Loc. cit. 15 Nous utilisons ici le concept tel que défini par Hans Robert Jauss dans son célèbre ouvrage Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par Claude Maillard, préf. de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1978 (rééd. Paris, Galimmard, coll. « Tel », n°169, 1990.) 16 Patrick Goujon, « La réception des Fables de La Fontaine au dix-septième siècle : étude et propositions pédagogiques », art. cit., p. 13. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 172 Dès le début du siècle, Corneille avait déjà introduit - notamment durant la « querelle du Cid » - l’idée de faire de ce public le juge ultime de chaque création, de toujours s’en remettre à ses réactions ; le plaisir de ce dernier constituant, en quelque sorte, une preuve irréfutable de succès. Il n’était plus question de penser, strictement, la valeur de l’œuvre à partir des principes et des idéaux « portés par des instances plus ou moins institutionnalisées » et structurées autour du respect de règles précisément établies afin de réaliser ces idéaux. Il serait question d’introduire dans l’équation du jugement la notion de plaisir. Durant la seconde moitié du siècle, le phénomène eut tendance à fortement s’accentuer face à l’avènement du goût. Se développerait en conséquence une critique émancipée des doctes et des savants affirmant que le plaisir et l’émotion étaient désormais des critères pertinents pour juger de la qualité de l’œuvre - conception dont ne manqueraient pas de tenir compte, voire dont se réclameraient, les écrivains contemporains ; Molière et La Fontaine au premier chef. [La] fonction la plus importante du bon goût est d'avoir libéré un grand nombre d’écrivains de la tutelle des “règles”. Ce ne sont plus désormais, comme c’était généralement le cas durant la première moitié du XVII e siècle, les théoriciens qui se font les interprètes des œuvres, mais les “honnêtes gens”, les non-spécialistes. Le bon goût, en mettant l’accent sur les valeurs subjectives plutôt que sur l'observation rigoureuse de la doctrine a ouvert de nouveaux horizons à la critique. Aux critères traditionnels hérités des anciens se substitue une conception plus large, plus souple du travail créateur de l'écrivain. On lui demande moins à présent de s’en tenir à la leçon d’Aristote que de se cultiver le goût et de l’avoir bon 17 . Pour se donner une idée plus précise de ce « goût », le lecteur pourra, entre autres, se reporter aux travaux de Jean-Bertrand Barrère 18 s’étant donné pour tâche d’« éprouver les variations du goût littéraire » ; à l’ouvrage de Claude Chantalat À la recherche du goût classique 19 ; ainsi qu’aux récentes mises au point effectuées par Didier Masseau dans Une Histoire du bon goût 20 et Carine Barbafieri dans Anatomie du « mauvais goût » 21 . Il conviendra 17 Jean-Pierre Dens, « La notion de “bon” goût au XVII e siècle : historique et définition », Revue belge de philologie et d’Histoire, n°53-3 (Langue et littérature modernes), 1975, p. 729. 18 Jean-Bertrand Barrère, L’idée de goût de Pascal à Valéry, Paris, Klincksieck, 1972. 19 Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, coll. « Théorie et critique à l’âge classique », n°7, 1992. 20 Didier Masseau, Une Histoire du bon goût, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2014. 21 Carine Barbafieri, Anatomie du « mauvais goût », Paris, Éditions Classiques Garnier, coll. « Lire le XVII e siècle », n°72, 2021. - Voir en particulier l’introduction et la première partie (« Archéologie de la notion de “goût”, p. 33 à 149). Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 173 surtout, comme invite à le faire Jean-Pierre Dens, de ne pas perdre de vue que « comme tant d’autres concepts », le goût « s’inscrit dans un milieu et dans une histoire 22 ». D’une manière générale, il traduit les préjugés esthétiques d’une classe aristocratique - celle qui fréquentait la Cour et les salons, et se trouve dès lors associé avec les qualités que cette société révérait, à savoir la délicatesse, le naturel, le bon air, et l’agrément. Ainsi, le bon goût ne peut se passer d’une certaine étiquette ; c’est pourquoi P. Rapin déclare que c'est dans la pratique des bienséances et dans l’idée qu’on s’en fait, que consiste le bon goût ». Le bon goût devient à ce moment l’apanage culturel d’une classe sociale soucieuse avant tout de perpétuer sa manière d’apprécier une œuvre littéraire. Comme le précise Carine Barbafieri, si la notion de goût accompagne une « nouvelle manière de penser le rapport entre le jugement et le plaisir 23 », elle renvoie surtout « à la faculté de juger de celui qui, à l’âge classique, se considère avant tout comme membre d’une société polie régulée par les valeurs de l’honnêteté et de la galanterie 24 ». Les auteurs prendraient de plus en plus vivement conscience de la manière dont le public - notamment aristocratique et mondain que nous venons de mentionner et auquel La Fontaine entendait préférentiellement s’adresser - jouait désormais un rôle dans la formation de ce « goût ». Le déclin progressif des anciens - d’Aristote en particulier -, le développement d’une littérature de salon, le succès des théories sur l’honnêteté, autant de facteurs qui, chacun à sa manière, ont contribué à assurer à ce concept une place de premier plan. Un grand nombre d’écrivains de la fin du XVII e siècle, en se détachant des doctrines souvent rigides de leurs ainés, s’efforcent de formuler une esthétique plus à la portée des “honnêtes gens”. Ce qu’ils invoquent, c’est moins le fétichisme des “règles” que la primauté du bon sens, de la raison, du génie, et du bon goût 25 . C’est effectivement dans le cadre d’un « champ littéraire déterminé par la naissance et l’affirmation de l’honnête homme 26 », qu’il convient, comme nous invite à le faire Alain Génetiot, de réancrer les choix effectués par La Fontaine. Il est évident que cette poétique de la grâce et de la gaité, pour 22 Jean-Pierre Dens, « La notion de “bon” goût au XVII e siècle : historique et définition », art. cit., p. 728. 23 Carine Barbafieri, Anatomie du « mauvais goût », op. cit., p. 16. 24 Ibid., p. 92. 25 Jean-Pierre Dens, « La notion de “bon” goût au XVII e siècle : historique et définition », art. cit., p. 726. 26 Alain Génetiot, « La Fontaine, poète au XVII e », Le Fablier, n°32 (1995-2021. Un quart de siècle d’études lafontainiennes), 2021, p. 60. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 174 laquelle l’auteur fut reconnu, fut pensée de manière à être parfaitement « en prise sur les valeurs nouvelles de la belle société, tournée vers la douceur, le plaisir, l’enjouement, qui développent pour les belles-lettres un art d’agréer dans le cadre ludique de la société polie 27 » : La Fontaine s’approprierait « l’esthétique légère, divertissante, piquante de la “gaité” » consonnant « avec le goût du public moderne à qui il faut plaire » 28 suivant ce qu’Emmanuel Bury a défini comme étant de l’ordre d’une « esthétique du sourire 29 » - cellelà même qui permettrait finalement à l’auteur de s’imposer comme un des poètes « de la conversation spirituelle accordée à une période mondaine et galante » 30 . Les nombreux paratextes (avertissements et préfaces) accompagnant ses œuvres attestent cette attention portée au goût du public comme le prouve la présence récurrente des syntagmes « les gens d’aujourd’hui » et « le goût du siècle » dans la Préface des Contes, des Fables, de Psyché et Cupidon ou encore dans l’Avertissement d’Adonis. Les propos tenus par l’auteur dans l’Avertissement des Nouvelles en vers tirées de Boccace et de l’Arioste de 1664 - qui disparait des éditions suivantes - étaient particulièrement représentatifs de l’attitude adoptée. Il faut qu[e le lecteur] soit assuré du succès de celles-ci et du goût de la plupart des personnes qui les liront. Ce poète n’écrivait pas pour se satisfaire seulement, ou pour satisfaire un petit nombre de gens choisis ; il avait pour but : Populo ut placerent quas fecisset fabulas [que le public prît plaisir aux pièces qu’il avait composées] 31 . Or, La Fontaine conçut rapidement que ce « goût » était particulièrement changeant, soumis à des mutations aussi rapides que nombreuses. L’auteur restait conscient du fait que chaque « saison 32 » était susceptible de préférences ; que les goûts et les attentes du public variaient très rapidement. « On ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de 27 Ibid., p. 63. 28 Ibid., p. 62. 29 Emmanuel Bury, « Le sourire de Socrate ou peut-on être à la fois philosophe et honnête homme ? », dans Marc Fumaroli, Philippe-Joseph Salazar, Emmanuel Bury (dir.), Le Loisir lettré à l’âge classique, Genève, Droz, 1996, p. 197-212. 30 Alain Génetiot, « La Fontaine, poète du XVII e siècle », art. cit., p. 62. 31 La Fontaine, Nouvelles en vers, 1664, Avertissement - cité d’après Georges Mongrédien, Recueil des textes et des documents du XVII e siècle, relatifs à La Fontaine, Paris, CNRS, 1973, p. 67-68. Mongrédien note « cette avertissement disparaît dans les éditions suivantes ». 32 J.d.L.F., O.C., t.1, op.cit., Préface de la première partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 555. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 175 Livre 33 » énonçait-il à la manière d’une véritable loi dans la Préface des Contes, confirmant implicitement l’importance de rester attentif aux évolutions contemporaines en un siècle où on connait l’importance De la Mode 34 . Preuve supplémentaire du fait que l’auteur s’est très sérieusement et très concrètement adonné à cette analyse du champ littéraire et de la réception contemporaine, nombre de ses publications s’accompagnent de diverses observations - souvent sur le mode de constat - visant à commenter l’état de la conjoncture littéraire avant d’y situer sa nouvelle œuvre. Pour exemple, dans la préface des Contes (première partie, 1665), l’auteur enregistrait le caractère démodé des petits genres qui rencontraient, pourtant, tant de succès quelques années plus tôt. Nous avons vu les Rondeaux, les Métamorphoses, les Bouts-rimez, régner tour à tour : Maintenant ces Galanteries sont hors de mode, et personne ne s’en soucie : tant il est certain que ce qui plait en un temps peut ne pas plaire en un autre 35 . Dans l’Avertissement original d’Adonis (1669) 36 , La Fontaine se révélait encore plus attentif. Solide analyste des tendances littéraires et de leurs évolutions, celui-ci mettait en avant - alors même qu’il en offrait quelques exemples concrets appliqués à son poème - l’existence de mutations aussi rapides que radicales en ce qui concernait l’accueil de genres ou de sujets qui avaient pourtant su, précédemment, trouver grâce aux yeux du public : On est tellement rebuté des Poèmes à présent, que j’ai toujours craint que celui-ci ne reçût un mauvais accueil et ne fût enveloppé dans la commune disgrâce : il est vrai que la matière n’y est pas sujette : si d’un côté le goût du temps m’est contraire, de l’autre il m’est favorable. Combien y a-t-il de gens aujourd’hui qui fermerait l’entrée de leur cabinet aux divinités que j’ai coutume de célébrer ? Il n’est pas besoin que je les nomme, on sait assez que c’est l’Amour et Venus ; ces puissances ont moins d’ennemis qu’elles n’en ont jamais eu. Nous sommes en un siècle où on écoute assez favorablement tout ce qui regarde cette famille ; pour moi qui lui dois les plus doux moments 33 Loc. cit. 34 L’émergence de la mode comme phénomène social reste effectivement indissociable de la période en question ayant fait l’objet de nombreuses réflexions - et critiques ! - des moralistes contemporains. 35 La Fontaine, O.C., t.1, Préface de la première partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 555. 36 Nous faisons ici référence à l’Avertissement de la première édition publiée en 1669 à la suite de Psyché dans Les Amours de Psyché et de Cupidon [et Adonis. Poème] par M. de La Fontaine, Paris, Claude Barbin, 1669, in-8°, 500 p. [B.N. RES-Y2-1468]. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 176 que j’aye passez jusqu’ici, j’ai cru ne pouvoir moins faire que de raconter ses aventures de la façon la plus agréable qu’il m’est possible. L’auteur faisait ici montre d’une certaine lucidité concernant les dynamiques contemporaines. Évoquant une conjoncture singulière, celui-ci se montrait, d’une part, conscient de la manière dont les « Poèmes » étaient, en un temps où la chute d’Icare ou la crise de la poésie française 37 commençait à s’annoncer, désormais hors de mode. Celui-ci revenait, d’autre part, sur l’intérêt tout particulier de la période pour les divinités mises en scène en faisant référence à la passion du temps pour les questions amoureuses ayant partie liée avec l’épanouissement sensible de la galanterie qu’il évoquait déjà dans la Préface de Psyché en déclarant que le « goût du siècle » « se port[ait alors] au galant et à la plaisanterie » 38 . Concédant le caractère désuet de la forme choisie, l’auteur semblait tenir compte de la possibilité d’un éventuel rejet. Il se rassurait cependant ; le sujet retenu était susceptible d’attirer l’attention du public. Dans l’Avertissement remanié d’Adonis 39 publié dans le recueil des Fables nouvelles et autres poésies de 1671, l’auteur semblait cependant moins assuré du succès de sa proposition. Je reprendrais ce dessein si j'avais quelque espérance qu'il réussît, et qu'un tel ouvrage pût plaire aux gens d’aujourd’hui ; car la poésie lyrique ni l’héroïque, qui doivent y régner, ne sont plus en vogue comme elles étaient alors 40 . Considérant la fin de l’engouement contemporain pour la poésie « lyrique » et « héroïque » caractérisant l’œuvre inachevée, l’auteur renonçait à poursuivre l’entreprise. Estimant que la conjoncture lui était désormais trop défavorable - autrement dit, que l’ouvrage n’avait plus vraiment de chance de s’accorder le goût du temps - il lui semblait effectivement plus sage 37 Sylvain Menant, La Chute d’Icare. La crise de la poésie française (1700-1750), [Thèse de doctorat ès-lettres soutenue à l’Université Paris IV, soutenue en 1979 sous le titre « La crise de la poésie française dans la première moitié du XVIIIe siècle »], Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », n° 193, 1981, 395 p. [Paris : Diffusion Champion ; Diffusion Minard, 1981]. 38 La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. Françoise Charpentier, op. cit., Préface, p. 38. 39 Nous faisons cette fois référence à l’Avertissement remanié par l’auteur qui précède le poème Adonis dans le recueil Fables nouvelles et autres poésies de M. de La Fontaine, Paris, Denys Thierry ou Claude Barbin, 1671, in-12°, 184 p. [B.N. RES-YE-2221]. Les fragments de l’Adonis et du Songe de Vaux avaient alors été intégrés dans ce même volume. 40 La Fontaine, Fables nouvelles et autres poésies de M. de La Fontaine, Paris, Denys Thierry ou Claude Barbin, 1671, Avertissement (non paginé) en tête du recueil. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 177 d’abandonner cette dernière au stade de fragment remettant, éventuellement à plus tard, la poursuite de sa composition. Se fier aux enseignements de l’expérience Alors même qu’il observait le champ littéraire, évaluait ses dynamiques et ses évolutions, tout en tentant de s’informer sur la nature et les attentes du public, La Fontaine n’hésitait pas, en outre, à enrichir ses observations des apports de l’expérience ; autrement dit à prendre en compte les réactions du public vis-à-vis des œuvres précédentes. L’auteur semble en effet avoir été particulièrement conscient de l’intérêt d’une telle démarche : le devenir de telle ou telle tentative avait de quoi lui confirmer (ou non) la pertinence des choix opérés et le guider dans la continuation ou l’abandon d’une voie dont il avait pu expérimenter l’effet sur ses contemporains. Ainsi attestait-il une certaine capacité à prendre du recul vis-à-vis de son œuvre ; à rester à l’écoute des réactions du public qu’il laissait juge de sa réussite. Chaque expérience ne manquait jamais d’enrichir la suivante ; chaque œuvre offrant une occasion d’évaluer la réceptivité du lectorat. En évaluant les termes de sa réception, l’auteur pouvait identifier les éléments capables de séduire le public ou susceptibles, au contraire, de favoriser son rejet. Combinés aux données recueillies dans le cadre de l’observation des tendances contemporaines, les résultats des expérience précédentes étaient alors interprétés afin de décider d’une stratégie à orienter (ou à réorienter). Ceci permettait, par conséquent, de saisir les limites ou les contours d’une voie à suivre et de définir, avec encore plus de précision, « l’espace des possibles », les options qui s’offraient à lui. Pour n’en citer qu’un exemple, cette attitude l’avait notamment conduit à décider, en 1669, d’entreprendre l’écriture de sa Psyché. En effet, après avoir « consid[éré] le goût du siècle » et fait le point sur les acquis de « plusieurs expériences » 41 , l’auteur avait entrevu de nouvelles possibilités du côté du galant et de la plaisanterie auquel ce goût semblait désormais plus sensible. Celui-ci décida, par conséquent, d’explorer cette nouvelle voie, tâchant « seulement de faire en sorte » que sa nouvelle proposition « plût » 42 . Ainsi, autant qu’il tentait de procéder par anticipation en s’appuyant sur une connaissance aiguisée de son domaine, La Fontaine se montrait-il très à l’écoute des réactions effectives du public ; qui plus est quand celles-ci concernaient ses propres œuvres. En ce sens, l’expérience empirique représentait, tout autant qu’une connaissance théorique résultant de l’observation 41 La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. Françoise Charpentier, op. cit., Préface, p. 38. 42 Ibid., p. 40. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 178 du champ littéraire, un instrument d’orientation fiable appelé à guider toute nouvelle aventure. Œuvrant ensemble pour sonder son public et apprendre toujours mieux à le connaître - ou, du moins, à cerner les évolutions d’un goût aussi éphémère et changeant, - ces deux démarches guidaient alors très surement ses pas sur le chemin du succès. Grâce aux diverses interactions qu’il entretenait avec le public - lesquelles prenaient la forme d’une observation de ses goûts et d’une prise en compte de ses réactions - l’auteur parvint assez rapidement à se forger une conscience très fine d’une certaine conjoncture, des « particularités d’une époque 43 ». Ceci lui permit d’envisager avec plus ou moins de précision (sur le mode de la projection ou de l’anticipation) le probable degré de réceptivité du public à des propositions éventuelles. Les projections motivaient alors la décision de s’engager dans un nouveau projet ou, au contraire, convainquaient d’y renoncer. L’adaptation comme seule voie possible En considérant les différentes conclusions tirées non seulement de l’observation du champ littéraire et de la réception contemporaine mais également des différents acquis de l’expérience, La Fontaine possédait des indications aussi précieuses que précises concernant, d’une part, le public auquel il entendait s’adresser et, d’autre part, la manière dont il convenait de s’adresser à lui. Cette observation et ces conclusions préalables lui révélaient toujours une voie à suivre. Il s’agissait donc, assez naturellement, de conformer sa création aux goûts et attentes identifiées du public afin de maximiser ses chances de succès et tâcher d’atteindre une cible bien définie selon des voies clairement et préalablement déterminées. La Fontaine prit conscience de la manière dont l’adaptation représentait en ce sens une des voies les plus évidentes à suivre afin d’assurer - avec une quasi-certitude - le succès de ses œuvres auprès du public. En faisant consciencieusement correspondre sa création aux attentes de ce dernier - autrement dit en s’inscrivant très précisément dans l’horizon d’attente qu’il avait préalablement reconstitué -, il s’assurait d’attirer son attention et, probablement, de susciter chez lui un certain intérêt. Puisque l’auteur lui proposait un produit plus ou moins conforme à ses attentes, celui-ci était donc plus ou moins susceptible de lui plaire. S’exprimant au futur à l’occasion de ce qui paraît être, dans la Préface des Contes, une véritable promesse, l’auteur ne manquait pas d’affirmer que, comme semblait le lui avoir confirmé son expérience personnelle dans le 43 Tiphaine Rolland, Le “Vieux Magasin” de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant (XV e -XVII e siècles), op. cit., p. 194. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 179 domaine des lettres, cette « accommodation » relevait, en quelque sorte, d’une impérieuse nécessité : « Je m’accommoderai, s’il m’est possible, au goût de mon siècle, instruit que je suis sur ma propre expérience qu’il n’y a rien de plus nécessaire 44 ». De manière très transparente, l’auteur exprimait ici sa volonté non seulement de se montrer à l’écoute mais surtout de s’adapter au « goût de son siècle ». Comme le souligne René Bray, « on ne peut pas ne pas être frappé de la soumission de La Fontaine aux goûts de son temps et de son entourage 45 ». Non seulement celui-ci fut « plastique à l’extrême 46 » et démontra une étonnante faculté d’adaptation aux attentes du public mais, plus encore, fit preuve d’une « docilité 47 » impressionnante quant aux indications de ce dernier. La déclaration de la Préface ne faisait guère de doute. S’« accommoder » signifiait « s’adapter à », « se mettre en conformité, en accord, en rapport d’harmonie et de correspondance » avec ce goût du temps finement identifié par ailleurs. La Fontaine confirmait là l’importance de capter l’écho de ce dernier dans le but d’entrer fidèlement en résonnance (ou de s’accorder) avec lui de manière harmonieuse. Le terme suggérait en fait la recherche d’une mise en correspondance selon deux principes : l’acceptation et - surtout - la mise en œuvre des changements potentiellement nécessaires à cette mise en accord. « Accommoder » une pièce nécessitait en effet souvent de lui faire subir des modifications afin de faire en sorte qu’elle s’accorde avec une autre. Une telle déclaration rend sensible la manière dont La Fontaine envisageait très concrètement l’idée d’apporter des modifications à son œuvre si celles-ci étaient capables de la rendre plus conforme aux attentes du public. L’auteur dévoilait qu’il était bien question pour lui de s’accorder, par choix, par opportunité ou par obligation, en arrangeant son œuvre dans le sens des indications reçues de la part du public afin de plus certainement le contenter. Comme le souligne Tiphaine Rolland, la déclaration de La Fontaine dans la Préface des Contes « définit un programme […] entièrement tourné vers l’enregistrement minutieux (et inquiet) des sautes d’humeur d’un public versatile 48 » et s’inscrit finalement dans la lignée d’un grand nombre de « réflexions particulièrement appuyées, sur la nécessaire adaptation du propos à 44 La Fontaine, O. C., t. 1, op. cit., Préface de la première partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 555. 45 René Bray, Les Fables de La Fontaine, Paris, E. Malfère, coll. « Les grands évènements littéraires », Deuxième série, n°8, 1929, p. 43. 46 Loc. cit. 47 Ibid., p. 45. 48 Tiphaine Rolland, Le “Vieux Magasin” de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant (XV e -XVII e siècles), op. cit., p. 194. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 180 un goût changeant 49 ». Catégorisant l’attitude de La Fontaine entre franche plasticité, docilité extrême, voire véritable soumission, Roger Duchêne va, certes un peu radicalement mais non sans une certaine intuition, jusqu’à considérer que « la volonté de réussir et le fait de s’adapter, presque sans scrupules, aux tendances et goûts du public contemporains » constituent sans doute « les mobiles les plus évidents de toute l’activité littéraire de La Fontaine 50 ». Sans exclure d’autres motivations moins pragmatiques, moins stratégiques, nous admettons que l’œuvre semblait effectivement toujours, plus ou moins, découler d’un compromis entre la proposition d’un artiste créateur et l’adaptation de cette proposition aux attentes du public et au goût du temps afin de rencontrer l’un et l’autre. Une telle démarche en venait alors à placer l’étude préalable du public au cœur de la définition du projet et octroyait à cette dernière une influence déterminante dans la mesure où l’ensemble de l’entreprise jaillissait de cet effort d’adaptation d’un contenu aux goûts des « gens d’aujourd’hui 51 ». Cet effort constant d’adaptation et d’accommodation fut sans doute intrinsèquement lié à la conscience du fait que le public avait le pouvoir de faire et défaire les modes et, par la même occasion, de faire et défaire les réputations. Parfaitement en accord avec les conceptions d’une époque ayant progressivement développé un sens inné du public, de ses attentes et fait de son approbation l’aulne à laquelle mesurer la réussite des œuvres, il serait alors de plus en plus clairement question de rencontrer « le goût » de la fin de siècle qu’il faudrait, en amont, sonder. La tâche n’était cependant pas facile ; il fallait que - selon la belle expression de Tiphaine Rolland - l’auteur se fasse habile « sismographe des envies du public 52 » dont le goût possédait quelque chose de profondément versatile. La Fontaine comprendrait toutefois très vite l’intérêt (voire l’impérieuse nécessité) de cette « adaptation » et ne manquerait pas d’en faire le principe d’une véritable méthode. 49 Loc. cit. 50 Propos de Roger Duchêne (La Fontaine, Paris, Fayard, 1990, p. 181) résumés par Jürgen Grimm, « “Si je craignais quelque censure…”. Pourquoi La Fontaine écrit-il des fables ? » , dans Id., Le pouvoir des fables. Études lafontainiennes I, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, coll. « Biblio 17 », n°85, 1994, p. 266. 51 La Fontaine, O.C., t.1, op. cit., Préface de la première partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 557. 52 Tiphaine Rolland, Le “Vieux Magasin” de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant (XV e -XVII e siècles), op. cit., p. 194. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 181 Les contours d’une méthode À ce stade, nous estimons avoir bien présenté les grands principes de cette méthode ayant, manifestement, possédé une influence décisive sur la démarche créatrice de l’auteur. Nous pouvons en conclure que la méthodologie lafontainienne semble avoir mis en jeu un jugement particulièrement sûr qui ne fut sans doute pas sans avoir partie liée avec cette « prudence » classique - telle qu’a notamment pu la définir Francis Goyet 53 . Celle-ci paraît en effet avoir bel et bien tenu d’une certaine prudentia qui, loin d’être seulement la prudence précautionneuse, est, en réalité, une « théorie complète de la décision 54 ». Selon cette méthode, l’œuvre semble avoir toujours été conçue comme réaction à la réception mi-observée, mi-anticipée d’un public qui en devenait le déterminant majeur. Comme nombre de ses contemporains, La Fontaine envisageait en amont la réception de ses œuvres, et plus largement la nature et les attentes de son public, avant de tenter, par la suite et en réaction, de s’y adapter. Cette réception mi-effective (observée à partir des expériences précédentes), mi-anticipée (sur le mode de la projection et de l’étude de marché), possédait donc une influence considérable sur la création dont elle déterminait l’orientation - semblant quelquefois même avoir pu se poser à son origine en décidant ou non de son bienfondé et de sa pertinence. Même si, comme l’évoque Roger Duchêne, « La Fontaine [vivait] chacune de ses œuvres comme une nouvelle aventure 55 », la démarche créatrice semblait surtout découler de l’application d’une méthode plus ou moins expérimentale suivant une formule mettant successivement en jeu : observations, hypothèses, expérimentations, résultats, interprétations et conclusions. Bien entendu, il convient de rester précautionneux quant aux réalités évoquées : il n’est pas question d’écarter la part de sensibilité qui entre en jeu dans ce qui s’apparente, chez La Fontaine, à une certaine méthodologie de l’agrément. Néanmoins, le rapprochement avec une méthode expérimentale semble valoir au moins du point de vue de la manière dont l’auteur observe une démarche tant empirique que méthodique. Tout projet semblait en effet jaillir d’une conjonction d’observations, de tests, d’expérimentations permettant de recueillir un certain nombre d’indices. Ces éléments, fonctionnant comme autant d’instruments d’orientation pour l’artiste, l’amenaient donc progressivement à éclaircir les termes de sa création ; la conception du projet 53 Francis Goyet, Les audaces de la prudence : littérature et politique au XVI e et XVII e siècles, Paris, Éditions Classiques Garnier, coll. « Études montaignistes », n°54, 2009. 54 Ibid., p. 9. 55 Roger Duchêne, La Fontaine, op. cit., p. 260. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 182 étant alors scrupuleusement rapportée et envisagée en fonction des résultats obtenus. Misant sur les acquis d’une observation implacable, l’auteur n’avait qu’à tenter d’exploiter, le plus judicieusement possible, les conclusions tirées de l’analyse. En anticipant minutieusement la nature et les attentes du public - c’est-à-dire en s’adonnant à la projection d’une réception probable - et en tentant d’en intégrer les enseignements, le poète décèlerait toujours quelques indices concernant la meilleure manière d’orienter son projet en en déterminant quelques lignes directrices. Selon un ensemble de pratiques finalement assez communes aux auteurs du Grand Siècle, l’appréhension du champ littéraire au sens large resterait systématiquement conçue par l’auteur comme l’occasion de définir une cible et de poser quelques garde-fous, tout en se faisant la boussole qui lui permettrait de définir un cap à tenir pour s’assurer d’arriver à destination - autrement dit atteindre les voies du succès. Porté à adapter son projet en fonction de ses découvertes, l’auteur mettait enfin en œuvre un certain nombre de stratégies visant à mieux le contrôler. De la sorte, il estimait sans doute pouvoir en réduire considérablement les risques. Si une loi générale - celle de s’adapter au goût du temps - semblait présider à l’ensemble de la création et en définir le principe de base, chacune des orientations suivies par ailleurs résultaient d’observations singulièrement référencées qui décidaient avec une grande précision de la direction à suivre en fonction des circonstances afin de toujours mieux répondre à l’injonction première. L’auteur semble avoir systématiquement procédé de la même manière selon un enchaînement logique d’actions qui permettaient, ensemble, de définir habilement son projet suivant une ligne directrice parfaitement anticipée lui donnant la possibilité, au moment de la création, d’orienter une matière ou une manière afin de la rendre parfaitement conforme aux données récoltées durant la phase préparatoire. *** En tentant de clarifier les contours de ce qui s’apparente à une véritable méthode chez notre auteur, nous espérons avoir bien mis en évidence la manière dont se noue une véritable relation entre la démarche créatrice et la prise en compte du public. Nous avons souligné l’influence considérable que put exercer une certaine conception de la réception du texte sur les formes d’une création adaptée, par un auteur particulièrement attentif aux attentes et aux mutations du champ littéraire dans lequel il entendait s’inscrire, à son public. Nous avons alors mis en lumière la manière dont La Fontaine paraît toujours avoir organisé sa création en fonction du public et de ses attentes - c’est-à-dire en considérant une certaine réception qu’il Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 183 escomptait de l’œuvre. Ainsi apparait-il que la réception (se présentant comme le point vers lequel est tendue l’écriture) a en fait directement agi sur nombre - si ce n’est chacun - de ses projets en en déterminant fortement les codes et l’ambition. Faisant l’objet d’une pensée résolument pragmatique, la réception fut, d’emblée, intégrée et prise en compte à toutes les étapes de la conception de l’œuvre. Suivant les termes de ce qui s’apparente finalement à une véritable méthodologie du succès, dont nous avons tenté de rendre compte en revenant sur ses principes structurant, l’auteur semble même avoir fait d’une réception escomptée le guide le plus sûr, voire le déterminant, de toutes ses décisions visant à rencontrer le public. Bibliographie Sources La Fontaine. Œuvres Complètes. Tome I : Fables, contes et nouvelles, édition établie, présentée et annotée par Jean Pierre Collinet, Paris, Gallimard, NRF, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n°10, 1991. —. Œuvres Complètes. Tome II : Œuvres diverses, édition présentée, établie et annotée par Pierre Clarac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n°62, 1968 (rééd. 1991). —. Les Amours de Psyché et de Cupidon [et Adonis. Poème] par M. de La Fontaine, Paris, Claude Barbin, 1669, in-8°. —. Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. Françoise Charpentier, Paris, Flammarion, coll. « GF », n° 568, 1990. —. 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