eJournals Vox Romanica 83/1

Vox Romanica
vox
0042-899X
2941-0916
Francke Verlag Tübingen
10.24053/VOX-2024-017
0217
2025
831 Kristol De Stefani

France Martineau/Wim Remysen (ed.), La parole écrite, des peu-lettrés aux mieux-lettrés: études en sociolinguistique historique, Strasbourg (ELiPhi) 2020, vi + 272 p. (TraLiRo)

0217
2025
Diane Kalms
vox8310248
248 DOI 10.24053/ VOX-2024-017 Vox Romanica 83 (2024): 248-251 Besprechungen - Comptes rendus F RanCe m aRtineau / W im R emYSen (ed.), La parole écrite, des peu-lettrés aux mieux-lettrés: études en sociolinguistique historique , Strasbourg (ELiPhi) 2020, vi + 272 p. (TraLiRo) «Tu sais ma maman excuse mon style, mon ecriture, mes fautes, je n’ai pas bien la tete à moi» 1 . Ainsi Esther Dubuc, jeune femme ayant vécu au Québec à l’aube du XX e siècle, dépeint-elle sa plume; une citation significative tant par sa prise de conscience métalinguistique que par l’expression d’un idiolecte particulier. De fait, c’est à la croisée de l’histoire interne de la langue et l’histoire externe des communautés linguistiques que se situent les douze contributions coordonnées par France Martineau et Wim Remysen, fécondes de réflexions linguistiques et d’observations historiques. En recourant à une épistémologie interdisciplinaire, La parole écrite, des peu-lettrés aux mieux-lettrés: études en sociolinguistique historique s’intéresse aux pratiques scripturales de l’immédiateté en redonnant voix à ceux qui emploient une langue non conforme. Ce faisant, l’ouvrage porte au jour une catégorie de scripteurs, au confluent des lettrés et des illettrés, longtemps tenus dans l’angle mort de l’historiographie; d’un même geste, il concourt à la consolidation du champ analytique qui l’héberge. En ouverture de la première partie, le gage d’un scrupule méthodologique, manifestation ostensible de l’autonomisation de ce champ de recherche, corrobore ce que nous affirmions supra . La comparaison de deux journaux de voyage, écrits respectivement dans la première et la seconde moitié du XIX e siècle au Canada, que propose «Le visible et l’invisible en sociolinguistique historique: les écrits de Charles Morin» s’en trouve de ce fait fortifiée. Au travers de ce qu’elle appelle la démarche du visible, qui s’engage à relier les écrits individuels de différents lieux, époques ou classes sociales, et de l’invisible, qui s’évertue à découvrir dans l’absence de variantes linguistiques les tensions langagières d’ordre individuel ou communautaire, France Martineau dévoile le poids des usages sur les pratiques écrites d’un individu peu-lettré. Mais ces tiraillements linguistiques se font aussi jour de l’autre côté du continuum, nous informent Sandrine Tailleur et Marie-Ève Rouillard. Empreints à la fois du modèle normatif externe au pays, le français hexagonal, et du modèle de pouvoir incarné par l’anglais, les Canadiens français de l’élite de la fin du XIX e siècle, loin d’en subir les ballottements, exploitent cette double influence. Dans «Écrire à Saguenay au début du XX e siècle: adaptation sociale et accommodation linguistique», le dépouillement des manuscrits d’une mère et de sa fille, toutes deux au bénéfice d’une excellente éducation, via la mise en relation d’usages lexicaux précis avec leurs trajectoires sociales et géographiques nous amène à constater une accommodation quasi parfaite à l’environnement linguistique. La lecture de leurs correspondances et journaux privés démontre effectivement que l’endroit d’où la parente écrit s’avère déterminant dans le choix de la variante utilisée, le lieu géographique incarnant pour elle une communauté linguistique idéalisée. 1 T aiLLeuR , S./ R ouiLLaRd , M.-E. 2020: «Écrire à Saguenay au début du XX e siècle: adaptation sociale et accommodation linguistique», in: F. M aRtineau / W. R emYSen (ed.), La parole écrite, des peu-lettrés aux mieux-lettrés: études en sociolinguistique historique , Strasbourg, ELiPhi: 31. 249 DOI 10.24053/ VOX-2024-017 Vox Romanica 83 (2024): 248-251 Besprechungen - Comptes rendus C’est dans le prolongement de l’article précédent que se situe la contribution suivante, «Entre Saint-Domingue et Angers: le français d’une créole d’Ancien Régime», consacrée aux lettres d’une Créole née à Saint-Domingue au milieu du XVIII e siècle. Confiée à des parents angevins et ainsi intégrée au système éducatif français, Marie Labry est contrainte de retourner dans sa ville natale une dizaine d’années plus tard; de ce rapatriement résulte une correspondance entre Marie et le couple sur quatre ans. Une fois écartée la gêne suscitée par une problématique inarticulée, le voile se lève sur les zones d’ombre pesant sur les processus de diffusion de la langue française de part et d’autre de l’Atlantique. Parmi les exemples linguistiques nombreux et variés qu’elle observe, Myriam Bergeron-Maguire met en exergue le maintien de certaines caractéristiques angevines face aux néologismes coloniaux, traduisant des besoins désignatifs nouveaux. S’inscrit dans un mouvement de reconstruction historique analogue «La correspondance d’une femme de soldat en Bretagne romane (1915-1917)» d’André Thibault. L’étude de phénomènes linguistiques d’une scriptrice originaire du Grand-Ouest permet d’éprouver certaines hypothèses sur l’origine intraou intersystémique de variantes également présentes dans certaines régions américaines - ladite région française ayant joué un rôle significatif dans la colonisation de la Nouvelle-France. Car en s’attelant aux correspondances d’une agricultrice exemptes des contaminations langagières anglophones mais astreintes à la norme européenne, l’auteur relève deux phénomènes syntaxiques jusque-là dominants dans certains français d’Amérique - preuve ultime de la possibilité pour la langue française d’une restructuration immanente, sans pression externe. La sociolinguistique historique trouve son déploiement allophonique avec Andreas Krogull et Gijsbert Rutten, qui se proposent d’étudier certains usages de la langue néerlandaise à l’aune d’une politique linguistique. Retraçant les conditions d’émergence et les implications politiques des mesures d’aménagements linguistiques, les deux chercheurs présentent une confrontation entre manuscrits et documents imprimés, ego-documents (ie. écrits personnels) et journaux régionaux. Par cette mise en regard, «Standards from above and below: Standard language ideology, language planning and language use in the Netherlands (1750-1850)» consigne l’efficacité de ces mêmes prescriptions, dont l’influence manifeste se retrouve jusque dans les communications relevant de la sphère privée. En clôture de la première section, «L’avancement de la scripturalité conceptuelle dans la correspondance de soldats du Midi entre la Révolution française et la Grande Guerre» (re-) dessine les configurations de l’accession progressive à la littératie d’une collectivité provenant de milieux ruraux. Alors que l’homogénéisation linguistique du français se répand conjointement à une accession plus généralisée à l’éducation, Joachim Steffen constate une hétérogénéité dans la progression des usages normatifs. Autre fait d’importance que révèlent ces recherches: pour un même observable, à la même période, la différence dans les résultats obtenus selon le type de texte considéré. En effet, force est de constater que les sources basées sur de l’oralité «conceptuelle» (comédies, vaudevilles et farces) peuvent diamétralement s’opposer à des documents se rapprochant pourtant de la langue de l’immédiateté et de l’ordinaire. 250 DOI 10.24053/ VOX-2024-017 Vox Romanica 83 (2024): 248-251 Besprechungen - Comptes rendus «Les billets de l’Acadie et la circulation de l’écrit en Nouvelle-France (1750-1760)» ouvre la seconde partie du recueil, dans laquelle le geste réflexif propre à la sociolinguistique historique s’éploie à de nouvelles variétés de genres épistolaires et se trouve enrichi de regards pluridisciplinaires. René Lessard illustre dans sa contribution tout le potentiel d’une approche (micro-)historique sur l’étude du rapport à la scripturalité d’une population faiblement alphabétisée, étude rendue difficile par la rareté des sources. En détaillant l’histoire de la création et de la circulation des billets d’Acadie, qui jouent un rôle important dans la gouvernance et l’administration du territoire, l’auteur jette non seulement une lumière nouvelle sur les conditions de vie qui prévalaient à cette époque - de l’affirmation française sur le territoire à la capitulation de Montréal en 1760 -, mais dévoile aussi une réelle pénétration de l’écrit au sein de la communauté. En dépit d’un illettrisme généralisé, le relais des billets dans un réseau d’échange entre la nouvelle Acadie et l’État français témoigne d’un lien de confiance entre les habitants et l’autorité qui les émet. Dans un même élan, Geneviève Piché met sur le devant de la scène les archives personnelles, jusque-là négligées par l’histoire institutionnelle de l’Église catholique américaine, de différents représentants du corps ecclésiastique, séparés par le temps et l’espace. «La parole écrite des gens d’Église (XIX e -XX e siècles): perceptions et témoignages d’une Amérique française catholique» invite à (re-)considérer la réalité des missionnaires et des religieux en Amérique du Nord aux XIX e et XX e siècles au prisme d’une perspective individuelle. Si d’emblée l’écueil auquel l’analyse de tel documents pourrait heurter est envisagé - écrits pour être lus au sein de la communauté religieuse, ces manuscrits tiennent plus du personnel que de l’intime -, il en reste que ces témoignages (un récit de voyage, un journal personnel de voyage et un journal personnel et autobiographique) offrent au regard extérieur une image plus subjective du monde interne de l’Église durant l’époque en question et, en restituant les silences dont ces textes sont parsemés, des mentalités à l’œuvre. «Alma Drouin, épistolière (1912-1918)», fruit d’un travail de longue haleine sur la correspondance d’une jeune Franco-Américaine originaire du New Hampshire, parachève l’étude en trois volets menée par Yves Frenette sur les pratiques épistolaires au début du XX e siècle. En prenant la plume, Alma Drouin pérennise les liens amicaux et familiaux (majoritairement féminins) suite à son départ; un geste significatif, empreint de l’importance que revêt la correspondance au sein du réseau de sociabilité de plusieurs générations de femmes issues de la classe ouvrière. Marqué par la mobilité sociale et géographique, le parcours d’Alma Drouin ressemble à celui d’autres migrants d’Amérique du Nord. C’est une «identité hybride», formée par la fusion d’influences culturelles ou sociales appartenant respectivement au Québec et à la Nouvelle-Angleterre, qui se manifeste via son écriture, car il se dégage des lettres le sentiment d’une conscience transnationale - un phénomène qui pourrait, à notre sens, ultérieurement bénéficier d’un éclairage linguistique. Mais il s’avère que l’ouverture à d’autres genres discursifs, situés aux frontières du moi , peut amener à la découverte de gisements encore inexplorés, témoins eux aussi d’une parole singulière. Là réside tout l’intérêt de la démarche de Christine Nougaret, qui, à travers une lecture méticuleuse de testaments olographes - jusque-là confondus dans la production juridique - reconstitue d’une main experte les relations aux normes grammaticales et juridiques 251 DOI 10.24053/ VOX-2024-017 Vox Romanica 83 (2024): 248-251 Besprechungen - Comptes rendus que la langue écrite des Poilus a pu tisser. «La langue testamentaire des Poilus parisiens (1914-1918): une source de l’écriture des peu-lettrés» s’éloigne des écrits du front habituellement étudiés et ménage un point de vue antérieur à la rédaction dans les tranchées. À l’aune de données sociologiques diverses, toutes relatives aux auteurs, l’autrice décèle le signe d’une acculturation juridique propre à l’époque par le recours à certaines formules figées, appartenant toutes au modèle testamentaire, et met réciproquement en relief les contraintes d’écriture qui peuvent s’imposer aux individus rejoignant la capitale. En plus de décrire des pratiques épistolaires et langagières a priori conditionnées par leur positionnement dans le champ social, «Les Archives de la vie ordinaire (AVO) et l’apport des peu-lettrés et mieux-lettrés à la connaissance de l’histoire linguistique du canton de Neuchâtel» procure un éclairage sur une variété régionale du français - ici, le francoprovençal - à la mesure d’une migration outre-mer. Si l’analyse de lettres adressées à une Neuchâteloise par des membres de sa famille émigrés au Canada et aux États-Unis ouvre de multiples voies interprétatives sur les évolutions de français nord-américain, elle sert tout à la fois l’histoire (linguistique) de gens ordinaires en Suisse romande. Par le truchement de ces deux fonds d’archives, Federica Diémoz † et Julie Rothenbühler dépolarisent, d’un point de vue linguistique, la bipartition du canton (un Nord ouvrier, à la suite de son industrialisation par l’horlogerie, face à un littoral viticole et bourgeois). La confrontation de correspondances issues respectivement d’un milieu rural et d’un milieu bourgeois témoigne ainsi de la diversité sociale dont fait preuve le Haut du canton. Beatrice Dal Bo nous invite, en guise d’épilogue, à décentrer notre lecture - jusque-là principalement historique - de correspondances privées échangées entre 1914 et 1917, au profit d’une lecture qui rend saillantes les compétences langagières des scripteurs. Une certaine régularité dans les usages écrits non standards se dessine, malgré la distance qui les séparent des normes linguistiques. Contraints, souvent pour la première fois, de prendre la plume pour maintenir un contact qu’entrave le contexte de guerre, les scripteurs du corpus se voient astreints à transmuer une langue orale en langue écrite. C’est en partant de ce constat que «Pratiques orthographiques de scripteurs peu lettrés de la Grande Guerre: les frontières des mots graphiques» étudie, au moyen de fines analyses quanti-qualitatives, la segmentation de la chaîne graphique, phénomène de première importance lors du processus de production textuelle. De cette collection d’articles, on ne pourra que constater le succès d’une épistémologie interdisciplinaire, qui, loin de concourir à son éclatement méthodologique, nous permet de mesurer l’importance de la sociolinguistique historique dans notre compréhension du changement linguistique. Surtout, on s’arrêtera un instant pour apprécier la diversité des corpus traités, aussi bien d’Europe que d’outre-mer, et la richesse du réseau herméneutique tissé par les différents auteurs - richesse que la bibliographie figure sans peine. Diane Kalms (Université de Lausanne) ★