eJournals lendemains 46/182-183

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0024
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2021
46182-183

„L’épouvante des insectes“: poétique d’une résistance coloniale?

121
2021
Yves Clavaron
ldm46182-1830148
148 DOI 10.24053/ ldm-2021-0024 Dossier Yves Clavaron „L’épouvante des insectes“: 1 poétique d’une résistance coloniale? L’ouvrage de Graham Huggan et Helen Tiffin, Postcolonial Ecocritcism. Literature, Animals, Environment, montre comment la colonisation (puis la décolonisation) ont eu des interactions avec l’environnement et les écosystèmes: mise en culture systématique des terres, imposition de pratiques agricoles ‚modernes‘ et reposant sur la technologie, importation destructrice d’espèces animales européennes qui colonisent les terres et détruisent les écosystèmes, changement du rapport domestique/ sauvage (les Indiens d’Amérique utilisaient parfois des animaux sauvages sans les domestiquer ni les posséder). Dans son étude des structures de l’impérialisme, la féministe Val Plumwood (2001: 4) parle d’„hegemonic centrism“ pour désigner un point de vue dominant qui sous-tend le racisme, le sexisme et le colonialisme, attitudes se confortant les unes les autres pour exploiter la nature et exclure tout ce qui est considéré comme nonhumain. Une des formes de l’hegemonic centrism réside donc dans la justification de l’exploitation animale et de l’autre, colonisé et animalisé. L’autre, c’est le nonhumain, le non-civilisé, l’animal, toutes assertions qui justifient un „impérialisme écologique“ selon Alfred W. Crosby (1986). 2 La critique utilise aussi des termes tels que ‚biocolonisation‘ ou ‚biopiraterie‘ (biopiracy) pour désigner l’appropriation des biens naturels et culturels des populations indigènes par les puissances occidentales (Huggan/ Tiffin 2010: 4). La biocolonisation consiste souvent en une destruction des écosystèmes locaux par l’importation d’espèces animales ou végétales exogènes et la réduction des espaces sauvages comme la forêt ou la brousse par des défrichements intensifs. Elle revient aussi à importer et imposer des modèles civilisationnels, notamment la domestication, étrangers aux coutumes des peuples premiers, dont les modes de pensée ne s’inscrivent pas dans les oppositions binaires sédentarisation/ nomadisme ou animal domestique / animal sauvage. L’impérialisme écologique est consubstantiel au colonialisme dont l’âge d’or s’est situé au tournant du XIX e siècle, „the age of Empire“ (Hobsbawm 1987). A Passage to India d’E. M. Forster, La voie royale d’André Malraux et Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras évoquent cette période, les années 1920, et mettent en scène l’épreuve que constituent la nature et le climat de l’Asie, qu’il s’agisse de l’Inde ou de l’Indochine, pour l’Européen. Les animaux contribuent à cette épreuve: si certains peuvent servir de trophée (le tigre) ou de moyen de parade (l’éléphant), il existe tout un monde inférieur qui n’appartient pas au règne des mammifères, grouillant et proliférant, et qui livre une sorte de guérilla au colonisateur en lui rendant la vie impossible. Invasifs et parfois très dangereux, les insectes tropicaux sont particulièrement redoutés. DOI 10.24053/ ldm-2021-0024 149 Dossier Si l’animal a souvent valu comme métaphore dépréciative pour désigner l’altérité et la sauvagerie de l’être colonisé, le règne des insectes constitue une altérité absolue, une forme d’inconscient, inassimilable aux valeurs européennes. Il s’agira donc d’observer la représentation qui est faite du monde des insectes dans des romans sur la colonisation et de s’interroger sur sa signification poétique, philosophique et politique. Pullulement animal sous les Tropiques Qu’il s’agisse de la forêt parcourue par les héros d’André Malraux, de la concession décrite par Marguerite Duras dans la plaine indochinoise ou de la „civil station“ de Chandrapore représentée par Edward Morgan Forster, les Européens sont soumis à une épreuve initiatique par le climat et la nature des Tropiques. L’univers de Marguerite Duras est aquatique - fleuve, océan, pluies diluviennes - et la forêt apparaît comme un lieu d’effroi pour l’enfant qu’elle était: „Toute petite, enfant, j’ai habité des terres près de la forêt vierge, en Indochine, et la forêt était interdite, parce que dangereuse, à cause des serpents, des insectes, des tigres, et tout ça“ (Duras/ Porte 1977: 26). Dans Un barrage contre le Pacifique, cette luxuriante végétation abrite un monde grouillant, bruyant et proliférant: „De toute la forêt montait l’énorme bruissement des moustiques mêlé au pépiement incessant des oiseaux“ (Duras 1950: 158). Une des conséquences est la propagation de maladies comme la malaria, à tel point d’ailleurs que Duras utilise l’image de la „terrible nuit paludéenne“ et de la forêt impaludée (ibid.: 32, 159) et que Malraux observe des „indigènes impaludés jusqu’au gâtisme“ (Malraux 1930: 25). L’insecte apparaît comme un fléau tant par les maladies dont il est vecteur que par les ravages qu’il peut accomplir. Dans La voie royale, la nature tropicale se caractérise par une atmosphère de pourrissement, de dévoration - „l’universelle désagrégation des choses“ (ibid.: 73) - et d’agressivité animale, dont les insectes omniprésents dans la forêt cambodgienne, réellement terrifiants (cf. Girard 1953). Si les insectes disposent d’une agency, celle-ci n’a rien d’humain et passe par la puissance destructrice du nombre, un vouloir-vivre acharné, une force incoercible venue de la nature tropicale dans un contexte posthumaniste. Le monde des insectes „ignoble et attirant à la fois comme le regard des idiots“, suscite une répulsion fascinée chez l’aventurier Vannec, amateur d’art khmer, car ce monde ne semble pas fait à la mesure de la pensée humaine (ibid.: 68). La forêt tropicale constitue le lieu des animaux „furtifs“: insectes, araignées, sauterelles, cancrelats, mouches sont reliés par une troublante analogie et évoluent dans une „confusion des formes“ (ibid.: 66). À l’image de ces „bêtes sans nom dont la tête sortait de la carapace au ras des mousses“, le monde des insectes se situe souvent dans le registre de l’innommable. Les „minuscules sangsues“, et les „œufs de mouches“ renvoient à une forme de primitivisme qui constitue l’unité de la forêt tropicale (ibid.). 150 DOI 10.24053/ ldm-2021-0024 Dossier L’humain est déphasé car cet univers minuscule possède „l’écœurante virulence d’une vie de microscope“, mais l’infiniment petit côtoie aussi le très grand: ainsi les termitières prennent une ampleur cosmique pour devenir des „pics de planètes abandonnées“ (ibid.). On trouve aussi des „fourmis noires“ géantes, „grandes comme des guêpes“ ou des fourmis rouges au venin mortel (ibid.: 68, 69). Les guerriers moïs sont assimilés à des insectes géants, „avec leurs gestes précis de guêpes, avec leurs armes de mantes“, augurant d’une gigantomachie héroïque (ibid.: 122). L’insecte effraie, car il est à la fois très petit, mais présente aussi la possibilité du gigantisme. E. M. Forster représente la nature indienne d’une manière similaire, insistant sur ses dangers comme le léopard, le serpent ou, de manière plus surprenante, „un scarabée à six taches“, „a six-spot beetle“: „You pick it up, it bites, you die“, dont le danger, en fait, est plus fantasmé que réel (Forster 1924: 43). Partout, dans le souscontinent, les univers animal et végétal sont extrêmement présents, interférant sans cesse avec l’humain qui ne réussit jamais à préserver un espace à soi: Perhaps he [the wasp] mistook the peg for a branch - no Indian animal has any sense of an interior. Bats, rats, birds, insects will as soon nest inside a house as out ; it is to them a normal growth of the eternal jungle, which alternately produces houses trees, houses trees (ibid.: 55). Une des raisons pour lesquelles la maison d’Aziz n’est pas présentable pour des Anglais tient à ce qu’elle ne possède qu’une pièce et que celle-ci est toute infestée de petites mouches noires. L’habitation est littéralement colonisée: He pointed to he horrible mass that hung from the ceiling. The nucleus was a wire which had been inserted as a homage to electricity. Electricity had paid no attention, and a colony of eye-flies had come instead and blackened the coils with their bodies (ibid.: 115). Une des plus importantes des inventions humaines reçoit ici un hommage très ironique de la nature qui l’envahit sous la forme d’une animalité grouillante et répugnante. La mouche est traditionnellement associée à la représentation de la vanité et de la mort, mais dans le roman de Forster, il s’agit plutôt d’un hommage ironique à une forme de vie débordante et répugnante, qui métaphorise la honte paroxystique du propriétaire de la maison (Loignon 2006: 237). Mais on peut aussi retrouver la trace d’une nausée coloniale dans cette écœurante invasion. Les mouches d’Asie - et les insectes en général - diffèrent de celles d’Europe selon Nicolas Bouvier, qui semble jouer avec les théories raciales pour montrer la nocivité de l’espèce asiatique : La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. Parfois même elle s’égare sur une fleur. [...] Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle (Bouvier 2004: 344sq.). DOI 10.24053/ ldm-2021-0024 151 Dossier Insectes et symboles L’animal possède une dimension figurative que la littérature met en œuvre. Ainsi, les insectes revêtent souvent une valeur symbolique dans le roman comme les mouches dans Lord of the Flies (1954) de William Golding, qui représentent à la fois la violence de toute forme de pouvoir, l’ensauvagement de l’humain et la montée du fascisme (Siganos 1985: 107). Dans La voie royale, les myriades d’insectes apparaissent comme un trait définitoire de l’Asie tandis que dans A Passage to India, les mouches, guêpes et abeilles sont des insectes omniprésents, caractéristiques du fourmillant monde inférieur de l’Inde. Dans la tradition occidentale, la guêpe est souvent mise en relation avec le travail du poète et un modèle d’organisation de société animale, ce qui ne se retrouve pas en Asie où elle se manifeste souvent sous la forme d’une multiplicité envahissante. Chez Forster, la guêpe semble constituer un indice de la capacité d’accueil et de la générosité des humains. Les missionnaires chrétiens comme Sorley pensent que le paradis de Dieu est limité aux seuls mammifères, et la bonté de Dieu, quoiqu’infinie, ne peut s’étendre à la guêpe (Forster 1924: 58). Néanmoins, la Britannique Mrs. Moore manifeste de l’empathie quand elle trouve une guêpe sur sa patère: „Pretty dear! “ et, surtout, Godbole réussit à inclure la guêpe dans son chant d’amour total, juste après avoir ramené dans sa mémoire la vieille dame aperçue à Chandrapore (ibid.: 55, 283). La guêpe contribue finalement à souligner une affinité entre Mrs. Moore et le professeur Godbole, qui sont ainsi mystérieusement rapprochés. Des abeilles interviennent à la fin du roman qui piquent Ralph, le fils de Mrs. Moore, venu en Inde avec Fielding, son beau-frère désormais (ibid.: 298). C’est cet événement qui préside à la rencontre d’Aziz et du fils de sa vieille amie. Le jeune musulman avait rencontré Mrs. Moore dans une mosquée, il rencontre le fils près d’une châsse à proximité d’une mosquée miniature. Dans les deux cas, après des débuts marqués par l’agressivité, la compréhension s’installe de manière profonde. Le rapport à l’insecte ici traduit l’ouverture d’esprit de Mrs. Moore, sa capacité à accueillir l’autre tout en illustrant les valeurs synthétiques et syncrétiques de l’hindouisme. Pour Forster l’agnostique, l’hindouisme est la religion la plus ouverte à l’inconscient et la moins effrayée par la vision de l’ombre. Restaurant des aspects que la pensée occidentale a réprimés, il se caractérise par son universalisme - il peut tout accueillir, sans séparer l’humanité du reste de la création. Dans Un Barrage contre le Pacifique, s’observe tout un continuum de vies élémentaires et agressives dont font partie les insectes. Ainsi, le „crapaud“ du diamant est métaphorique de la malchance du trio familial et de la laideur de celui qui l’a offert, M. Jo - „Crapaud pour crapaud […] ils se valent“ (Duras 1950: 178). Le pullulement animal est largement associé à des „bêtes rongeuses“ (Ligot 1992: 112), comme les crabes nains des rizières qui désagrègent les barrages de la mère et participent à leur destruction ou encore ces vers qui s’installent dans la toiture de chaume du bungalow : 152 DOI 10.24053/ ldm-2021-0024 Dossier Il se fit une gigantesque éclosion de vers dans le chaume pourri. Lentement, régulièrement, ils commencèrent à tomber du toit. Ils crissaient sous les pieds nus, tombaient dans les jarres, sur les meubles, dans les plats, dans les cheveux (Duras 1950: 286). D’ailleurs, c’est pour lutter contre cet envahissement du monde animal que „la maison est bâtie sur un terre-plein qui l’isole du jardin, des serpents, des scorpions, des fourmis rouges, des inondations du Mékong“ (Duras 1984: 76). Crabes et vers ne sont pas des insectes au sens propre, mais longtemps la catégorie insecte a été une sorte de fourre-tout englobant les arthropodes, les arachnides mais aussi les crustacés, toute une animalité considérée comme inférieure et indistincte. Les insectes et les formes de vie élémentaires participent d’un mythe du grouillement et de la dévoration à l’instar des vers qui sortent de la bouche de l’enfant malade et que la mère retire de sa gorge ou des poux dans les cheveux des enfants qui migrent aussitôt après la mort de ces derniers (Duras 1950: 121, 330). L’insecte est souvent associé à un mouvement anarchique „qui cerne d’une aura péjorative la multiplicité qui s’agite“ selon Gilbert Durand (1969: 76). Cet assemblage fourmillant et pernicieux suscite une répugnance primitive qui renvoie au chaos primordial et à une perspective anhistorique. Si l’humanisme de Forster peut permettre d’envisager une relation d’accueil et d’équilibre avec le monde des insectes chez les femmes et les hommes de bonne volonté, rien ne semble envisageable dans l’univers durassien où toute tentative humaine se heurte inéluctablement aux forces dissolvantes de la nature et d’un monde animal particulièrement agressif. Métaphysique et politique de l’insecte Le grouillement inquiétant d’un monde élémentaire difficilement contrôlable, celui des insectes, renvoie à ce que Malraux appelle la sauvagerie et interroge les limites de l’humain et de l’inhumain. Comme le souligne Michel Serres, l’animal et encore plus l’insecte se vivent sur le mode de la multiplicité et non de l’individualité: „Nul n’a jamais vu de moucherons qu’en essaims, colonies ou nuages […]“ (Serres 1978: 731). Avec ses „bois fumants de commencement du monde“, la nature asiatique met en scène l’affrontement de la Vie et de la Mort à travers un monde végétal à la croissance incontrôlable et un monde animal envahissant (Malraux 1930: 66-67). Ainsi, dans l’œuvre de Malraux, l’insecte est associé aux différents aspects de la condition humaine: la mort, le temps et l’angoisse qu’il suscite, le destin. L’insecte représente l’horreur de l’inhumain, notamment par son implacable cruauté. À la fin du roman, Perken agonise au rythme de l’incessante agression des insectes: „Tout près de ses oreilles, des moustiques croisaient leurs fins bourdonnements, la douleur des piqûres, transparente, recouvrait comme un filigrane celle de la blessure“ (ibid.: 176). La nature et le monde animal sont associés à une forme de tragique: exister contre tout cela, c’est „exister contre la mort“ et, en même temps, „Nous manquons presque DOI 10.24053/ ldm-2021-0024 153 Dossier tous notre mort“ reconnaît Vannec (ibid.: 108, 109). Le héros de Malraux finit par trouver une mort tragique dans un univers fermé aux valeurs de l’Occident. À la suite de Malraux, on ne peut que s’interroger sur la place dérisoire de l’homme dans un tel univers: „Quel acte humain, ici, avait un sens? Quelle volonté conservait sa force? Tout se ramifiait, s’amollissait, s’efforçait de s’accorder à ce monde ignoble et attirant à la fois“ (ibid.: 66sq.). Illustration de l’impuissance humaine, le site de Banteaï-Srey, appartenant au prestigieux ensemble d’Angkor-Vat, est complètement enseveli par le milieu tropical, qui a tout recouvert: „fabuleux enchevêtrement de lianes et de pierres. Confusion féerique: les arbres se dressent sur des socles de grès et les colonnes ont des branches...“ (Dorgelès 1925: 255). À travers l’invasion et l’anéantissement de ce symbole de toute une civilisation, la nature transforme en caricature les aspirations divines et le désir d’absolu de l’homme, dont la grandeur est niée. En effet, dans la nature asiatique, l’homme n’occupe pas une place privilégiée, il est placé dans un continuum d’existence qui le met au rang des singes, des chacals ou des mouches. Ainsi, l’insecte renvoie une image inquiétante à l’homme et l’interroge sur sa place dans le vivant au point qu’André Siganos évoque une possible „métamorphose insectiforme“ de l’homme (Siganos 1985: 281). Ainsi, dans les œuvres de Duras et de Forster, l’être humain voit sans cesse sa volonté de puissance contrariée et il est renvoyé à son néant par l’omnipotence de la nature: It matters so little to the majority of living beings what the minority, that calls itself human, desires or decides. […] In the tropic the indifference is more prominent, the inarticulate world is closer at hand and readier to resume control as soon as men are tired (Forster 1924: 126). De fait, les insectes contribuent à miner le sentiment de sécurité que peut éprouver l’Occidental par une confrontation de la vie élémentaire, collective, larvaire avec la conscience de l’individu solitaire. Le monde des insectes s’inscrit dans une altérité paradoxale où l’esprit humain reconnaît, à la fois, une totale étrangeté et une familiarité inquiétante par certaines analogies qu’on peut trouver avec les comportements humains selon Roger Caillois. 3 Le monde des insectes peut être soumis à une lecture politique comme Géo Favarel, ancien administrateur colonial en Afrique, l’a fait dans Démocraties et dictatures chez les insectes, où il distingue la dictature de la termitière, le nationalisme de la ruche et la démocratie de la république formicole tout en affirmant, non sans une pointe d’anthropomorphisme, que „la vie que mènent les insectes individualistes est malgré tout la plus heureuse“ (Favarel 1945: 236). Les romans de Duras, Forster et de Malraux posent la question de la colonisation en des termes différents, mais la nature asiatique est à la fois l’objet d’une conquête et une source de dangers qui mettent à l’épreuve l’Occidental. Certes, les fauves représentent des dangers sans doute plus visibles quoique maîtrisables avec une arme - on pense aux panthères cachées près du rac chez Duras ou aux léopards qui peuvent descendre des collines de Marabar chez Forster, mais le monde des insectes représente un danger protéiforme et insaisissable, lié à des maladies mortelles pour l’humain. Par ailleurs, ces 154 DOI 10.24053/ ldm-2021-0024 Dossier animaux très différents des mammifères suscitent un dégoût et une crainte, associés qu’ils sont à la saleté et à la mort. L’insecte est complicité avec l’immonde, attaché à la matière et à ce que cette dernière a de plus bas et de plus répugnant: la pourriture, la substance en décomposition amassée par la forêt tropicale. L’insecte génère une véritable phobie de l’autre d’autant qu’il apparaît comme un être paradoxal, vivant et insensible. Les romans ne mettent pas du tout en valeur les sociétés organisées d’insectes, mais des groupes anarchiques et proliférants, se situant au-delà de toute structure morale. Les insectes marquent un irrépressible retour de l’animalité que les Occidentaux avaient exclue au nom de la rationalité cartésienne. La réduction au silence de l’indigène ou du subalterne est souvent un trait constitutif de l’acte colonial or, ici, les insectes constituent un monde crissant, stridulant ou vrombissant, mais qui n’en est pas moins réduit au „silence de bêtes“ dont parle Elisabeth de Fontenay, car leur langage ne nous parle pas du tout et notre langage est sans effet sur eux, qui restent insensibles à nos volontés domesticatrices (Fontenay 1999). Impossibles à domestiquer, les insectes exploitent parfois les ressources de l’homme (son sang, ses cultures) et symbolisent ainsi une forme de résistance aux entreprises européennes. Ils incarnent un hors-champ de l’humain qui résiste à la présence coloniale, forment un symbole de l’irréductible altérité de l’Asie et de son impossible maîtrise par les Européens. Au même titre que la minéralité des grottes de Marabar chez Forster, le monde des insectes oppose une fin de non-recevoir à l’entreprise coloniale et à l’hegemonic centrism décrit par Val Plumwood. Ils sont en tout cas inaccessibles à une représentation exotisante comme la littérature coloniale en procure souvent avec les jungles d’Asie remplies de fleurs exubérantes et d’oiseaux de paradis aux couleurs flamboyantes. Conclusion Dans l’histoire de la pensée occidentale, la civilisation s’est constamment construite sur le rejet et la répression du sauvage et de l’animalité au nom d’un anthropocentrisme qui va de pair avec un eurocentrisme, cible des théoriciens postcoloniaux. Dans ce cadre, les insectes constituent une forme de paroxysme de l’altérité animale: avec eux, nulle fraternité ou empathie n’est possible car ils demeurent parfaitement inassimilables. Du point de vue d’une zoocritique postcoloniale, l’insecte est un animal atypique: il n’est habituellement pas mangé en Occident; il ne revêt pas de statut de victime de l’homme même s’il a parfois subi de violents traitements chimiques dans un but sanitaire; il n’entre pas non plus dans l’analogie avec l’esclavage des Noirs puisqu’il ne peut être mis en servitude ni exploité, contrairement aux mammifères (Spiegel 1996). Le roman de Malraux, construit sur le modèle du roman d’aventure, n’est pas indemne d’une forme de racisme environnemental (espécisme), car on peut relier la question de la race et de l’environnement dans une oppression de l’une et de l’autre, l’une s’appuyant sur l’autre. Même si l’environnement pèse de tout son poids, les DOI 10.24053/ ldm-2021-0024 155 Dossier positions de Duras et Forster sont un peu différentes: fusion presque identitaire avec un cadre qui renvoie à l’essence à la fois intime et fantasmée de l’être pour l’une, tentative d’appréhension rationnelle inspirée par l’humanisme libéral de l’autre mais vouée à l’échec. Face aux insectes d’Asie, le logos anthropocentrique est mis en échec de la même manière que la centralité européenne est contestée. Il est frappant de constater que les écrivains postcoloniaux des Caraïbes ont tendance à valoriser les animaux comme les insectes, souvent négligés par le monde occidental car supposés relever d’un monde inférieur. Dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau, Lucile Desblache observe que les insectes apparaissent „comme êtres inconditionnels de l’accès à une existence pleinement vivante“ (Desblache 2006: 202). L’insecte obéit à des lignes de fuite dont l’altérité antinormative - le ‚devenir-animal‘ deleuzien conduit à mettre en échec les essences, les identités, les territoires tout en favorisant les formes hybrides honnies par le colonisateur européen (Deleuze/ Guattari 1980: 292). Plus que dans la séparation abrupte, la philosophie de la relation mise en œuvre vise à établir des zones de contact, des lieux où les espèces peuvent se rencontrer (Haraway 2008). Bouvier, Nicolas, L’Usage du monde, in: id., Œuvres, Paris, Gallimard (coll. Quarto), 2004. Crosby, Alfred W., Ecological Imperialism: The Biological Expansion of Europe, 900-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Deleuze Gilles / Guattari, Félix, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980. Desblache, Lucie, „Sur la trace des bêtes. Nouvelles écritures caribéennes du vivant“, in: Lucie Desblache (ed.), Écrire l’animal aujourd’hui, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006, 197-211. 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Spiegel, Marjorie, The Dreaded Comparison: Human and Animal Slavery, New York, Mirror Books, 1996. 1 La formule vient d’André Malraux (1930: 78). 2 L’impérialisme écologique comprend l’appropriation violente des terres indigènes, l’introduction d’espèces animales exogènes et de pratiques agricoles européennes. 3 Dans Les cases d’un échiquier (1970), Roger Caillois évoque un énorme scarabée, qu’il appelle „le Goliath tropical“, qui aime à s’enivrer comme l’humain et pousse des vrombissements de pochard.