eJournals lendemains 46/184

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0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0029
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Consolation et tristesse: Benjamin et la littérature française du XVIIe siècle

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2021
Romain Jobez
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DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 9 Dossier Romain Jobez Consolation et tristesse: Benjamin et la littérature française du XVIIe siècle Écrire sur Walter Benjamin et la littérature française du XVII e siècle, c’est, d’un point de vue de dix-septièmiste, s’engager sur un chemin inhabituel. En effet, à cette époque, la vie d’un auteur est d’un intérêt secondaire par rapport à son œuvre. Rares sont les éléments biographiques qui permettent de faire son portrait en train d’écrire, comme l’a rappelé Georges Forestier au sujet de Jean Racine: Un écrivain du XVII e siècle ne souciait pas de la postérité. Il ne subsiste aucune trace écrite de la main de Molière et l’on n’a conservé de Corneille que quelques lettres. Pour Racine, on a un peu plus de chance: près de deux cents lettres ont survécu (Forestier 2006: 9). On ne rencontre pas cette difficulté lorsqu’on s’intéresse à Benjamin puisque sa correspondance est facilement accessible. Ainsi, de nombreux documents ont permis d’écrire plusieurs ouvrages à son sujet, lesquels relèvent souvent du genre de la biographie intellectuelle. Or, force est de constater qu’une certaine partie de la littérature qui lui est consacrée n’est pas parfois sans emprunter un ton hagiographique. Il faut dire que l’abondance des publications n’a pas empêché qu’aient longtemps subsisté des zones d’ombre dans les développements de la pensée benjaminienne. 1 Rien d’étonnant donc qu’il faille régulièrement s’employer à corriger l’image faussée d’un philosophe et écrivain dont on connaît la fin tragique au terme d’une vie faite de nombreuses déconvenues. Au reste Benjamin lui-même ne fait rien pour simplifier la tâche de ses exégètes quand il s’agit pour eux de ne pas céder à une certaine forme d’empathie. On pense ici en particulier à ses toutes dernières lettres, comme celle adressée à Hannah Arendt le 8 juillet 1940: Je serais plongé dans un cafard plus noir encore que celui qui me tient à présent, si, tout dépourvu que je suis de livres, je n’avais pas trouvé dans mon seul la devise qui s’applique le plus magnifiquement à ma condition actuelle: „Sa paresse l’a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l’obscurité d’une vie errante et cachée.“ (La Rochefoucauld en parlant de Retz.) Je vous cite cela avec le sourd espoir d’attrister Monsieur (Benjamin 1979b: 335). Gretel Adorno est elle aussi l’un des derniers témoins épistolaires de sa recherche de consolation dans la littérature française du XVII e siècle: „J’ai emporté un seul livre: les Mémoires du cardinal de Retz. Ainsi, seul dans ma chambre, je fais appel au ‚Grand Siècle‘“ (Adorno/ Benjamin 2007: 396). Avec cette lettre datée du 19 juillet 1940, Benjamin s’inscrit dans la postérité du célèbre auteur d’une „autobiographie héroïque“ qui, selon Jean Garapon, „anticipe sur l’évolution moderne du genre, dans le sens d’une introspection radicale sans beaucoup d’exemple à l’époque si ce n’est du côté de Port-Royal“ (Garapon 2003: 285). Difficile de ne pas voir ici comment 10 DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 Dossier l’œuvre pourrait rejoindre la vie, moins d’ailleurs directement dans une correspondance tragique entre la situation de Benjamin et les conséquences personnelles fatales de la Débâcle que dans le rappel du rôle central joué par la mélancolie dans sa pensée. La lecture du Cardinal de Retz, soupçonné de jansénisme par Mazarin, ramène en effet à celle de Blaise Pascal, pensionnaire de Port-Royal, dont ce sont justement les Pensées qui permettent de saisir dans L’Origine du drame baroque allemand la „mélancolie du prince“ (Benjamin 2000: 153sqq.). Celle-ci, comme le fait remarquer Marc Sagnol, amène à „la prise de conscience que le monde est un Trauerspiel [qui] conduit à un refus tragique du monde et au refuge dans le monologue“ (Sagnol 2003: 212). En fin de compte, il ne resterait donc plus à Benjamin que la conversation épistolaire, rendue difficile voire impossible par la désorganisation de la guerre, pour porter un regard désabusé sur le monde. Lire les classiques du théâtre contre Hofmannsthal Jane O. Newman poursuit l’idée d’un possible rapprochement biographique entre Benjamin et Retz. Elle cite également les deux lettres où Benjamin renvoie aux Mémoires de l’homme d’Église partisan de la Fronde. Elles seraient un Gegenstück à sa propre situation en 1940: „Dans cette construction, l’État absolutiste de la France de Retz […] a sans doute pu servir à Benjamin comme homologue de l’État autoritaire plus moderne à l’atteinte mortelle duquel il voulait échapper“ (Newman 2013: 153). Newman fait en effet remarquer le caractère récurrent dans le vocabulaire benjaminien de l’emploi de Gegenstück qu’elle relie à son intérêt pour la littérature baroque considérée comme antidote à „la tragédie de la modernité“ (ibid.: 170). Paru dans un numéro des Yales French Studies consacrées à „l’hypothétique Trauerspiel français de Walter Benjamin“, son article cite, comme la plupart de ceux des autres contributeurs (cf. Bjornstadt/ Ibbett 2013), la lettre qu’avait adressée Benjamin en juin 1927 à Hugo von Hofmannsthal alors qu’il espérait son soutien pour publier sa thèse d’habilitation: Je songe parfois à un travail sur la tragédie française qui serait l’homologue [Gegenstück] de mon livre sur le Trauerspiel. À l’origine j’avais eu l’idée de développer dans cet ouvrage le contraste que font l’un avec l’autre le Trauerspiel allemand et français (Benjamin 1979a: 406). Publiée un an plus tard chez Rowohlt sous le titre d’Origine du drame baroque allemand, la thèse aurait donc dû être complétée par un Gegenstück consacré à l’équivalent du Trauerspiel dans le théâtre français du XVII e siècle, que les contributions à la revue américaine se sont plues à imaginer. Cependant, toutes prennent cette citation de la correspondance de manière isolée. Aussi nous paraissait-il intéressant d’en rappeler le contexte pour mieux saisir le sens et la portée du projet d’ouvrage inédit de Benjamin. En effet, ce dernier, en écrivant à Hofmannsthal, s’adresse à un romaniste qui avait également envisagé de poursuivre une carrière universitaire et déjà publié plusieurs essais traitant de la littérature française. Comme l’a fait remar- DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 11 Dossier quer Audrey Giboux, Hofmannsthal „recompose […] une image idéale du classicisme français, érigé en modèle esthétique, moral et social“ (Giboux 2013: 87) grâce la fréquentation régulière des écrivains du Grand Siècle dont parle une lettre datée d’août 1916: Du reste, je lis presque chaque soir depuis des mois, avant de m’endormir, quelques pages de Madame de Sévigné, de La Fontaine, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, de Molière, de Bossuet, et cette époque vraiment grande, extrêmement humaine aussi, me semble un vrai paradis. En outre, elle ne me paraît pas du tout si lointaine ou étrangère (Hofmannsthal/ Nostiz 1965: 136). 2 Dans le contexte de la Première Guerre Mondiale, Hofmannsthal, toujours selon Giboux, „cherche à restaurer une vision idéaliste et humaniste de l’Europe“ et à „préserver un patrimoine culturel transnational“ qui permette à la littérature autrichienne de ne pas se soumettre entièrement à l’influence de l’Allemagne (Giboux 2013: 77). C’est en ce sens que la France peut servir de modèle à suivre, grâce à la pérennité et la diversité de ses œuvres littéraires, ainsi présentées dans un essai de 1926: Les grands textes parus depuis le début de l’ère moderne, c’est-à-dire depuis environ trois cent cinquante ans, semblent toujours vivants. […] Même les petits textes, destinés aux contemporains, ne manquent pas, tout le temps qu’ils durent, d’une certaine dignité grâce au soin mis à rechercher une langue pure et à rendre les pensées de façon claire, ordonnée et compréhensible (Hofmannsthal 1979: 25). Benjamin peut donc espérer trouver chez l’écrivain viennois un écho favorable à son projet de faire connaître à des lecteurs de langue allemande le théâtre français de siècles passés. Il en précise les contours à l’occasion d’une lettre envoyée de Tours en août 1927 et dans laquelle il fait le bilan d’un séjour dans le Val de Loire: Si je reviens une autre fois dans cette région, sans trop tarder peut-être, j’espère en savoir davantage et être mieux armé. Je vais en effet me consacrer quelque peu à la culture française de cette époque (XVI e et XVII e siècles) pour voir si je m’accoutume à un travail sur la tragédie française, auquel je vous ai sûrement fait allusion dans ma dernière lettre (Benjamin 1979a : 406) Ainsi, Benjamin semble vouloir donner des gages de son indéniable francophilie à son éminent correspondant. Par ailleurs, il n’hésite pas à pousser dans le sens d’une certaine forme de germanophobie en se référant à Gottfried Keller, qu’il mentionnait déjà dans sa précédente lettre écrite depuis le sud de la France: Ici à Pardigon je travaille à une représentation, prévue depuis longtemps, de la grande édition critique des œuvres de Keller. (Ce faisant je suis tombé par hasard sur quelques mots concernant la tragédie française; leur hauteur de vue tranche sur tout ce que la mode imposait alors.) (Benjamin 1979a: 406) L’allusion porte ici sur une lettre de l’écrivain suisse envoyée en septembre 1850 à son ancien condisciple de l’université de Heidelberg, Hermann Hettner, et qui servira 12 DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 Dossier à ce dernier pour écrire un mois plus tard une série d’articles sur la situation du théâtre en Allemagne: Depuis Lessing, chaque fripouille en Germanie se croit autorisée à faire de mauvaises plaisanteries sur Corneille et Racine, sans penser que Lessing avait pour tâche de faire dégager le théâtre français comme un obstacle au développement national du sien et que cette tâche est depuis longtemps accomplie, donc que l’obstacle n’est plus là et qu’il est temps de faire de place à la reconnaissance, sans doute pour son propre bien […] (Keller 1919: 241). 3 La réponse d’Hofmannsthal n’ayant pas été conservée en raison d’une destruction d’une partie de sa correspondance par le régime national-socialiste, seule la missive suivante de Benjamin donne un aperçu indirect de sa réaction: „Mais la réserve perplexe avec laquelle vous accueillez mon intention d’écrire sur Keller compte aussi beaucoup pour moi et je crois la comprendre“ (Benjamin 1979a: 408). On peut penser qu’avec sa „Conversation sur les écrits de Gottfried Keller“ publiée en 1906, l’écrivain viennois considérait qu’il n’y avait plus rien à dire au sujet de l’auteur d’Henri le Vert. Mais il est également possible que la position benjaminienne sur l’histoire du théâtre allemand lui soit parue comme excessive alors qu’il avait plaidé un an plus tôt pour une approche plus nuancée de celle-ci: Six générations consécutives, depuis Lessing jusqu’à nous, ont constitué un répertoire allemand qui peut présenter des couleurs diverses selon le lieu et le moment: mais enfin il ne doit être que teinté par l’esprit du lieu et du moment, non formé par lui. Il a reçu sa forme et son contenu du siècle de l’esprit allemand, de la grande époque qui s’étend de 1750 à 1850 […] (Hofmannsthal 1979: 173). Lorsqu’il examine quelques années auparavant la situation du Burgtheater, Hofmannsthal a en revanche en tête le modèle patrimonial du répertoire de la Comédie- Française dont il loue la stabilité: „Ils jouent leur Corneille, leur Racine et leur Molière depuis deux cents ou deux cent cinquante ans. C’est le fond immuable de leur répertoire“ (ibid.: 243). Seule une longue sédimentation permet d’enrichir ce dernier de pièces allant au-delà du Grand Siècle. En un sens, il défend donc une position plus conservatrice que Benjamin sur l’histoire du théâtre, car elle se nourrit d’une vision plus étroite de celle-ci, en la maintenant dans les limites d’une conservation quasipatrimoniale qui en ignore sans doute ses marges. Or, ce sont ces dernières qui auraient pu être explorées après L’Origine du drame baroque allemand dans un autre ouvrage. Malgré leur estime mutuelle, il semble donc que les deux hommes aient rapidement suivi des voies divergentes, ce que Christoph König résume d’une formule lapidaire: „Hofmannsthal reste seul - sans Benjamin - avec son Benjamin“ (König 1993: 167). La théorie du Trauerspiel a assurément influencé Hofmannsthal dans l’écriture de La Tour, mais il s’agit pour Benjamin d’une sorte de coup de force esthétique, comme il l’écrit dans sa recension de la pièce: „Le grand poète peut, en l’espace de peu d’années, satisfaire aux nécessités intérieures de formes et sujets qui, à l’origine, avaient besoin de décennies pour être réalisées“ (Benjamin 1991: DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 13 Dossier 266). Ces propos semblent faire écho aux considérations formulées dans L’Origine du drame baroque allemand: „Une œuvre significative: ou bien elle est le fondement du genre, ou bien elle en est la négation, et quand elle est parfaite, elle est les deux à la fois“ (Benjamin 2000: 42). Au-delà des considérations sur la temporalité qui nourrissent en arrière-plan la philosophie de l’histoire benjaminienne, il y a dans ces propos une vérité sur l’histoire du théâtre, en particulier français, qui entre en contradiction avec la conception qu’en a Hofmannsthal lorsqu’il défend une sorte d’éternité des classiques du répertoire. Même si elle n’apparaît que de loin en loin dans ses écrits, il semble bien que Benjamin ait effectivement eu une connaissance plus fine de cette histoire dans sa dimension pratique. Ainsi, quand on s’intéresse à la mise en scène des pièces de l’Âge classique dans ce haut lieu de leur conservation qu’est la Comédie-Française, on s’aperçoit assez vite que l’histoire de leur réception est loin d’être linéaire. Il n’est, pour s’en convaincre, qu’à citer Heinrich Heine, observateur attentif et avisé de la vie théâtrale parisienne au cours de la première moitié du XIX e siècle: Je suis loin de rejeter purement et simplement la vieille tragédie française. Je respecte Corneille et j’aime Racine. Ils nous ont donné des chefs-d’œuvre qui auront éternellement leur place sur les piédestaux du temple de l’art. Mais pour le théâtre leur temps est passé, ils ont accompli leur mission devant un public de gentilshommes qui se considéraient comme les héritiers de l’ancien héroïsme, ou du moins ne rejetaient pas cet héroïsme avec un esprit petit-bourgeois (Heine 1996: 308). Heine aura manqué les débuts de la grande tragédienne Rachel Félix qui aura revivifié le répertoire classique par ses talents d’interprétation au Français. Or c’est sa tournée en Allemagne qui pousse Keller à défendre la tragédie française du XVII e siècle face aux accusations de passéisme alors formulées à son encontre et dans lesquelles il a reconnu avec raison la stratégie choisie par Lessing pour fonder un théâtre national allemand. Ainsi, il se réfère indirectement aux „Remarques sur Rachel et le jeu du Théâtre français“, parues dans Die Grenzboten, car elles stigmatisent la tragédie classique en convoquant des arguments déjà anciens car datés du XVIII e siècle: Le jeu tragique dans les drames réguliers français se compose d’autres éléments que, par exemple, dans les pièces de Shakespeare. Tout dans les rôles français est plus simple, plus univoque et travaillé à partir d’une matière brute. Participant à une intrigue facile à suivre, les caractères sont dès le début clairement déterminés et suivent une trajectoire fixe; ils ont à souffrir de grandes douleurs sans pour autant changer leur individualité (N. N. 1850: 411). Quant aux talents d’interprétation de Rachel, ils sont réduits à une sorte de virtuosité dont les effets paraissent retomber à plat devant le public de sa tournée Outre-Rhin: „Nous autres Allemands cherchons vainement à nous rassurer en nous disant que la grande actrice ne cherche rien d’autre qu’à jouer une femme méchante“ (ibid.: 414). Il est fort probable que la barrière de la langue ait été un facteur aggravant de l’incompréhension du jeu de l’actrice qui relevait d’une tout autre culture de la scène 14 DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 Dossier que celles des spectateurs. Près d’un demi-siècle plus tôt, Wilhelm von Humboldt, en observant Talma jouer, faisait des observations du même ordre: „L’acteur tragique français a dans son jeu une expression beaucoup plus passionnée que l’allemand; cela est incontestable. Il joue, si j’ose le dire ainsi, plus la passion que le caractère […]“ (Humboldt 1800: 389). Jouer le théâtre classique avec Brecht Benjamin est en tout cas très au fait des questions liées à l’interprétation de la tragédie classique; elle apparaissent de la façon la plus évidente au détour de ses „Conversations avec Brecht“ qui ont lieu lors de l’exil du metteur en scène au Danemark: Brecht parle du théâtre épique; il mentionne le théâtre d’enfants, où les fautes de jeu, fonctionnant tels des effets de distanciation, donnent des traits épiques à la représentation. Avec le cabotinage, selon lui, peuvent se produire des choses semblables. Il me vient à l’esprit la mise en scène genevoise du Cid où, voyant la couronne du roi posée de travers, j’eus la première inspiration de ce que, neuf ans plus tard, j’ai couché sur le papier dans le livre sur le Trauerspiel (Benjamin 2003: 197). Benjamin avait très probablement assisté à la représentation de la pièce de Corneille en 1915, lors d’un séjour à Genève qui avait pour but de rendre visite à son ami d’enfance Herbert Blumenthal. La Comédie de Genève avait alors mis à l’affiche la pièce de Corneille qui reçut un accueil mitigé de la critique. On trouve en effet dans le Journal de Genève un compte rendu qui corrobore l’impression médiocre laissée par le spectacle sur Benjamin. Le critique y fait part de ses réserves sur les acteurs, regrettant par exemple un „certain petit bonnet […] presque ridicule“ porté par l’interprète du rôle-titre, à qui il souhaiterait „des jambes plus musclées“, et il estime également que le comédien jouant le roi de Castille „n’a pas paru très à son aise: le répertoire tragique n’est point son fait“ (N. N. 1915: 3). Or ces maladresses prennent un sens a posteriori dans la pensée théâtrale de Benjamin puisqu’il les rapproche du gestus brechtien: la couronne maladroitement posée de travers sur la tête de l’acteur procède d’une mise à distance involontaire du personnage dans la façon de le jouer, ce qui, en conséquence, remet en cause sa royale dignité. Par ailleurs, cette vulnérabilité du souverain est thématisée dans L’Origine du drame baroque allemand où „la constitution du langage formel du Trauerspiel “ met en œuvre sa „régression vers le simple état de créature“ (Benjamin 2000: 81). Ce faisant, „le Trauerspiel s’abîme complètement dans le désespoir de la condition humaine“ (ibid.: 82). En effet, son royal protagoniste ne connaît pas le sort du héros de la tragédie grecque qui parvient à s’élever en lui-même en affrontant les dieux. Il est au contraire un „héros non tragique“, comme le qualifie Benjamin dans la première version de „Qu’est-ce que le théâtre épique? “, où il l’inscrit alors dans une sorte de généalogie théâtrale: DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 15 Dossier Depuis les Grecs en effet, la recherche du héros non tragique n’a pas cessé sur la scène européenne. […] Ce n’est pas le lieu ici d’expliquer comment cette voie se profile au Moyen Âge chez Hroswitha, dans les mystères, plus tard chez Gryphius, Lenz et Grabbe, ni comment Goethe l’a croisée dans le second Faust. Mais disons que ce fut la voie la plus allemande. Si l’on peut parler d’une voie et non pas plutôt d’un discret sentier de contrebande par lequel vint jusqu’à nous, en coupant à travers le massif sublime mais infécond du classicisme, l’héritage du drame médiéval et baroque. Ce sentier muletier réapparaît en surface aujourd’hui - aussi broussailleux et ensauvagé soit-il - dans les drames de Brecht. Le héros non tragique est un élément de cette tradition allemande (Benjamin 2003: 23sq.). Benjamin retrace donc en un paragraphe une histoire alternative du théâtre allemand, entraînant une remise en cause du récit fondateur centré sur le Nationaltheater à l’époque des Lumières et que Lessing avait commencé d’écrire de manière offensive dans ses Lettres sur la littérature moderne et l’art ancien: Nous n’avons pas de théâtre. Nous n’avons pas d’acteurs. Nous n’avons pas d’auditoire. […] Le Français a au moins une scène alors que l’Allemand n’a à peine que des baraques. La scène des Français est au moins le plaisir d’une grande capitale alors que dans les capitales des Allemands la baraque est la risée de la populace (Lessing 1878: 141sq.). 4 En corollaire de ces propos, l’auteur de la Dramaturgie de Hambourg avait mené un travail de sape contre la diffusion du théâtre français du XVII e siècle par Johann Christoph Gottsched, car il convenait alors de s’émanciper de son modèle (cf. Jobez 2021). Or, Keller avait justement bien compris que s’opposer à ce modèle culturel dominant, hérité du siècle de Louis XIV, relevait d’une nécessité certaine pour faire exister une littérature théâtrale originale. Complétant ces observations de l’écrivain suisse, Benjamin met en revanche à jour toute une tradition dramatique allemande largement ignorée. Elle est par conséquent passée en contrebande sur un „chemin muletier“ ouvert par les dramatica series de Hrosvita de Gandersheim et qui débouche sur le théâtre épique de Bertolt Brecht. En parlant de „massif sublime mais infécond du classicisme“ il ne pouvait donc que s’opposer à Hofmannsthal, lequel empruntait pour sa part l’allée dégagée et tracée au cordeau du patrimoine dramatique européen. La réhabilitation du Trauerspiel dans L’Origine du drame baroque allemand participe ainsi de la remise en cause d’une historiographie théâtrale que l’on pourrait qualifier avec Christian Biet de „national-classicisme“ et dont l’idéologie a sévi à partir du XIX e siècle, aussi bien en France qu’en Allemagne (cf. Biet 2011). Elle consistait à vouer un culte à des grands auteurs dramatiques censés incarner le génie d’un peuple. Il s’agissait en revanche pour Benjamin de faire connaître par son travail d’habilitation les Trauerspiele d’Andreas Gryphius et des autres auteurs de l’école silésienne, jugés par la critique universitaire positiviste comme fort éloignés de la perfection du modèle classique. Dès la préface de son ouvrage, il s’inscrit donc en faux contre „le caractère prétendument non-scénique de ce théâtre“, injustement considéré selon lui comme „une caricature de la tragédie antique“ (Benjamin 2000: 16 DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 Dossier 48sq.). Adoptant un ton offensif, il défend alors dans un vigoureux plaidoyer le „théâtral qui s’exprime […] avec une force particulière“ dans des pièces centrées sur des „actions violentes“ qu’ „ un goût éclairé“ ne pouvait que rejeter en raison de leur caractère de prime abord „déconcertant“, voire „barbare“ (ibid.: 50). Ici, Benjamin répond indirectement à Louis Wysocki, lequel, dans son Andreas Gryphius et la tragédie allemande au XVII e siècle, stigmatise „la barbarie étalée complaisamment sur la scène“ et „la description minutieuse de la torture“, soit en un mot „le tragique qui demande tous ses effets à la sensation brutale, à l’ébranlement des nerfs“ (Wysocki 1893: 291). Il en trouve la cause dans „la théorie de la patience stoïque“ du dramaturge silésien qui le fait „fatalement tomber dans le tragique des sens“, car „son héros ne pouvait montrer sa force d’âme que s’il l’exposait à des souffrances extraordinaires“ (ibid.). À rebours de la lecture du Trauerspiel par Benjamin, qui, comme le souligne Sagnol, „décrit le mouvement inverse de la tragédie“ en ayant des répercussions sur sa philosophie de l’histoire, Wysocki cherche à réinscrire ce théâtre dans un contexte historique précis qui est celui de la Guerre de Trente Ans: „Tout y reflète […] les idées, les mœurs, les opinions de l’époque, tout y est dur, exagéré, sauvage, depuis la conception de l’essence de la tragédie, jusqu’aux caractères, jusqu’aux théories des personnages“ (ibid.: 365). Ainsi, „c’est au spectacle de la réalité, […] aux horreurs de la guerre“ que Gryphius „doit le fond sauvage de la plupart de ses pièces“ (ibid.: 366). Professeur au lycée Condorcet après avoir enseigné à celui de Toulouse, Wysocki a été reçu à l’agrégation d’allemand en 1884. C’est avec sa thèse principale sur Gryphius et une thèse secondaire sur le poète Paul Fleming qu’il a été élevé au grade de docteur ès lettres en février 1893 à la Sorbonne. On retrouve également sa trace dans les bulletins de l’Association des anciens élèves de l’École polonaise. Il est par conséquent fort probable qu’il fasse partie d’une famille ayant émigré après la capitulation de Varsovie face aux armées du Tsar en septembre 1831. Sa carrière d’enseignant d’allemand s’accorde en tout cas avec celle de beaucoup de ses anciens compatriotes ayant choisi l’émigration en France. Sans doute sa biographie explique-t-elle, comme le fait remarquer Jean-Michel Palmier, que „[l]à où Benjamin décèle le jeu de l’allégorie, Wysocki ne voit qu’une expression historique“ (Palmier 2006: 529). L’Origine du drame baroque allemand classe en tout cas sa thèse dans „les ouvrages anciens“, en raison desquels „la recherche avait perdu toutes ses chances d’aboutir à un étude critique de la forme du Trauerspiel “ (Benjamin 2000: 52). Pourtant, le germaniste français n’hésite pas à faire des comparaisons qui, si elles ne paraissent pas entièrement justifiées, ont le mérite d’ouvrir des pistes qu’il aurait été intéressant de suivre, ainsi quand il livre cet étonnant jugement: „Rotrou, Corneille et Gryphius imitent Sénèque; c’est dire que leur style se ressemble“ (Wysocki 1892: 324). Dans la même optique, il avance plus loin l’idée suivante: „[…] si le théâtre de Gryphius a des analogies avec celui de Sénèque et de Garnier, cela doit être attribué au goût commun de ces trois écrivains pour la rhétorique“ (ibid.: 450). En se référant à des dramaturges situés hors du canon classique, Wysocki a DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 17 Dossier pu susciter l’intérêt de Benjamin pour ceux-ci et alimenter son projet hypothétique sur la tragédie française de la première modernité. On peut en tout cas considérer que la réflexion benjaminienne sur l’historiographie théâtrale trouve une sorte d’aboutissement à l’occasion des échanges fructueux avec Brecht. Ainsi, dans la deuxième version de „Qu’est-ce que le théâtre épique? “, Benjamin explique la distanciation en renvoyant à un exemple bien connu des historiens du spectacle vivant au XVII e siècle: La scène classique des Français ménageait parmi les acteurs une place aux personnes de condition, qui avaient leur fauteuil sur cette scène ouverte. Ce dispositif nous semble, à nous, déplacé. Conformément au concept de drame auquel le théâtre nous a habitués, il nous semblerait pareillement déplacé de voir un tiers assister aux événements scéniques sans participer, comme un observateur lucide, „pensant“ (Benjamin 2003: 40). Dans „Le pays où il est interdit de nommer le prolétariat. À propos de la première représentation de huit monoactes de Brecht“, Benjamin réutilise la même comparaison pour mettre en lumière la technique de montage du théâtre épique qui amène le spectateur à la réflexion critique: Le théâtre épique de son côté avance par saccades, comparable en cela aux images de la bande cinématographique. […] Ces intervalles sont réservés à sa prise de position critique, à sa réflexion. (Semblablement, la scène classique en France faisait place, entre les comédiens, aux personnes de condition, qui avaient donc leur fauteuil sur la scène ouverte.) (Ibid.: 60) Que l’on puisse en retour travailler à la distanciation dans le théâtre classique est devenu une évidence de l’histoire de la mise en scène de l’après-guerre, écrite sous influence de la dramaturgie brechtienne. On peut en premier lieu penser à la figure tutélaire de Roger Planchon, considérant que „la leçon de Brecht […] est d’avoir déclaré: une représentation forme à la fois une écriture dramatique et une écriture scénique“ (Copfermann 1969: 123). Fort de cette légitimité créatrice, il pouvait donc monter Molière en affirmant que „la mise en scène d’un ‚classique‘ se voit: on peut mesurer l’originalité du travail“ (Petitjean/ Tordjmann 1977: 53). En d’autres termes, Brecht a, dans une certaine mesure, permis le développement de la version française du Regietheater. Cette dernière a tout d’abord reposé sur des rapprochements historiques que n’aurait pas reniés Benjamin dans la filiation du „héros non tragique“. C’est notamment le cas quand Bernard Dort salue le choix de Planchon de mettre en scène en 1966 Georges Dandin, „une des œuvres les moins connues, les moins admirées de Molière“ et qui s’avère pourtant „l’une des plus parfaites“, en raison, selon lui, de sa „ressemblance […] avec un ‚Lehrstück‘ de Brecht“ (Meyer-Plantureux 2000: 117). En élargissant le répertoire scénique du XVII e siècle, il était finalement possible de laisser derrière soi la vision d’un théâtre reposant entièrement sur une esthétique classique inventée par l’histoire littéraire positiviste. Si Benjamin a pu voir une sorte de continuité historique entre le théâtre épique et les conditions de représentation théâtrale à l’Âge classique, Brecht, en revanche, n’a 18 DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 Dossier pas cherché à trouver dans ce passé des éléments qui appuieraient sa pratique scénique. Il le tient au contraire à distance, sans pour autant définitivement renoncer à l’intégrer dans sa théorie. Ainsi, dans son Petit organon pour le théâtre, il considère que l’écart critique existant entre ses pièces et celles des dramaturges qui l’ont précédé n’enlève rien à leur qualité de „représentations fort diverses d’événements humains significatifs“, dont la thématique varie en fonction de leur contexte de création (Brecht 2000: 357). Qu’importe alors que ce dernier ne soit pas entièrement considéré du point de vue de la réalité sociale, quand le spectateur reste conscient de la distance entre lui et la représentation: „Nous aussi fermons les yeux sur de telles discordances, lorsque nous avons l’occasion de profiter en parasites soit des lavages d’âme de Sophocle, soit des sacrifices de Racine, soit des frénésies shakespeariennes“ (ibid.). On remarquera que cette historicisation des œuvres du patrimoine dramatique européen va à l’encontre des intentions d’actualisation dont font part des metteurs en scène qui très souvent, et plus particulièrement en France depuis Planchon, se réfèrent de loin en loin à la théorie du théâtre épique. Cette dernière, appliquée de façon conséquente, mène finalement à ce qu’Andrzej Wirth a pu qualifier de „brechtisme sans Brecht“, annonciateur de l’esthétique de la performance qui, d’une certaine façon, systématise le gestus (cf. Wirth 1981). Brecht et Benjamin se rejoignent en tout cas dans la distance critique à l’histoire qui conditionne son interprétation dans la représentation scénique. On peut s’en rendre compte à travers un distinguo qui apparaît discrètement dans L’Origine du drame baroque allemand: „Alors que la présence du spectateur [Zuschauer] est requise et justifiée précisément par la tragédie, c’est à partir de celui qui regarde [Beschauer] qu’il faut comprendre le Trauerspiel “ (Benjamin 2000: 127). Ce sont donc ici deux façons d’assister au spectacle qui se trouvent opposées, en fonction de systèmes théâtraux différents: au public saisi par l’effet cathartique de la tragédie grecque s’oppose le spectateur critique du Trauerspiel, le Beschauer qui, pour reprendre une expression de la première version de „Qu’est-ce que le théâtre épique? “, occupe donc la position d’„observateur lucide [et] ‚pensant‘“ face à la représentation de l’histoire (Benjamin 2003: 40). En d’autres termes, ce sont deux rapports à la temporalité historique qui se trouvent dissociés l’un de l’autre comme l’a relevé Palmier: „Le Trauerspiel est un concept historique (ou philosophico-historique) avant d’être un concept dramatique; le Trauerspiel présente le cas normal, la règle dont la tragédie constitue l’exception“ (Palmier 2006: 168). En effet, cette dernière, pour reprendre l’analyse de Sagnol, „signifie l’émergence de l’histoire à partir du mythe, l’émancipation des forces mythiques et démoniaques par la victoire de la transcendance de l’homme sur le destin“, alors que dans le Trauerspiel „l’histoire succombe et devient nature“ (Sagnol 2003: 181sq.). Son spectateur s’en rend compte car il assiste au „spectacle sans cesse renouvelé de l’ascension et de la chute des princes“, lequel représente à ses yeux „l’aspect naturel, essentiellement constant, du cours de l’histoire“ (Benjamin 2000: 89). Enfin, ce dernier est pleinement analysé grâce au système de représentation allégorique du Trauerspiel. DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 19 Dossier Interpréter le Trauerspiel à la française On pourrait croire que les développements sur la distinction entre Trauerspiel et tragédie concernent d’abord la philosophie de l’histoire benjaminienne, telle qu’elle se trouve diffusée de façon fragmentaire dans le reste de son œuvre, voire qu’ils se trouvent volontairement circonscrits à un hapax de l’histoire du théâtre de langue allemande. En réalité, ces considérations philosophiques ramènent à l’historiographiques théâtrale et à l’intérêt de Benjamin pour la tragédie française du XVII e siècle. Comme l’a montré Sagnol, la Trauer s’apparente à ce que Lucien Goldmann, dans Le Dieu caché, qualifie de „vision tragique“ propre à la création littéraire issue de Port-Royal. Cette dernière est aux antipodes de l’idéal du théâtre de l’antiquité grecque imaginé par le classicisme de Weimar. Elle renvoie en effet à la „tristesse majestueuse“ dont parle Racine dans la préface de Bérénice. Celle-ci, à l’origine d’un „coup de force esthétique“ (Forestier 2006: 396), pour employer une expression benjaminienne, a en tout cas suscité la perplexité des lecteurs allemands. C’est notamment le cas de Schiller qui, dans son essai „Sur l’art tragique“, déplore les longueurs monologiques de ce théâtre: Toutes les fois que le narrateur met en avant sa propre personne, il en résulte un arrêt dans l’action et donc inévitablement aussi dans notre affect participant; ceci a même lieu lorsque le poète dramatique s’oublie dans le dialogue et met dans la bouche des personnages parlants des considérations que seul un froid spectateur aurait pu livrer. Pas une, sans doute, de nos plus récentes tragédies ne devrait échapper à ce défaut, mais seules les tragédies françaises en ont fait une règle (Schiller 1998: 120). Il est intéressant de constater que ces propos anticipent l’épicisation de la représentation, en considérant que le monologue transporte l’attitude d’un „narrateur [qui] met en avant sa propre personne“ et introduit par conséquent une distance délibérée à l’intrigue: comme „le poète dramatique s’oublie dans le dialogue“ il s’adresse à un „froid spectateur“ dont la posture critique semble proche de celle du Beschauer du Trauerspiel. Cette froideur de l’accueil du public répond selon Schiller, dans son essai „Sur le pathétique“, au „ton glacial de la déclamation“ qui rend le discours des personnages peu crédible: Il nous est difficile de croire du héros d’une tragédie française qu’il souffre car il s’épanche comme le plus calme des hommes et l’incessante prise en compte de l’impression qu’il fait sur les autres ne lui permet jamais de laisser libre la nature en lui (ibid.: 152). Chaque époque de l’histoire de sa réception allemande émet donc des réserves sur la tragédie du Grand Siècle, qu’elles servent à justifier un nationalisme agressif au milieu du XIX e siècle, auquel s’est opposé Keller avec véhémence, ou encore à nourrir chez Schiller une réflexion sur le pathétique et le sublime qui est à la recherche d’un accès authentique à l’Antiquité. On ne peut dès lors que faire sienne l’observation de Benjamin dans „Histoire littéraire et science de la littérature“, considérant qu’„il est impossible de définir l’état présent d’une discipline sans montrer que sa 20 DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 Dossier situation actuelle“ s’avère être „une élément de toute la culture à un instant correspondant“ (Benjamin 1983: 141). En retour, pareille remarque vaut également pour les considérations de Wysocki sur la „cruauté“ et la „sauvagerie“ des pièces de Gryphius qui heurteraient la sensibilité d’un lecteur formé au goût des classiques français (Wysocki 1892: 366). Seul le développement d’une théorie de la représentation permet de sortir des apories d’une histoire positiviste de la littérature dramatique culminant avec son prétendu apogée classique et sa conservation figée dans un répertoire dont Hofmannsthal a défendu le caractère idéal. Benjamin développe en tout cas une véritable pensée théâtrale qui, à travers sa théorie de la Trauer, vise à associer la dramaturgie de la temporalité déceptive et mélancolique à la philosophie de l’histoire. Sans aller aussi loin dans cette direction, Roland Barthes se livre au même exercice dans son analyse de la Bérénice de Racine qu’il considère comme „un éloignement de la tragédie“ car dominent en elle „le silence et la durée“ (Barthes 2002: 133). La pièce s’avère donc être un Trauerspiel à la française, puisqu’en elle „se rassemblent toutes les images d’une vie soumise à la puissance la plus anti-tragique qu’il soit: la permanence (solitude, ennui, soupir, errance, exil, éternité, servitude ou domination sans joie)“ (ibid.). On pourrait appliquer une analyse similaire à d’autres pièces du corpus des tragédies françaises que la classification littéraire la plus ancienne range dans l’humanisme ou le baroque et que Wysocki comparait d’ailleurs de loin en loin aux Trauerspiele gryphiens. Certaines pièces de Robert Garnier ou d’Antoine de Montchrestien, pour citer des dramaturges contemporains du début des Guerres de Religions, présentent également des liens de parenté formels avec le théâtre de l’école silésienne. Puisant souvent aux mêmes sources sénéquéennes, comme l’avait d’ailleurs fait remarquer Wysocki, elles partagent également un système de représentation allégorique dont l’analyse peut s’envisager selon les catégories de L’Origine du drame baroque allemand (cf. Jobez 2010). Plus qu’un „théâtre grave“, comme on a coutume de le qualifier, il s’agit donc d’un „théâtre de la tristesse“ qui, pour citer le commentaire de Sagnol sur la métaphorique du Trauerspiel, „assimile les faits historiques à des événements naturels“ (Sagnol 2003: 91). Il est d’ailleurs tout à fait possible de prendre cette affirmation à la lettre puisque c’est de la pastorale qu’est née la tragédie française moderne, en en reprenant le ton élégiaque. Au milieu d’un univers champêtre, la séparation temporaire entre un berger et sa bergère a été transformée par Racine, qui l’a donc réduite à „un seul instant: celui où l’homme devient réellement tragique par le refus du monde et de la vie“ (Goldmann 1975: 351). On retrouve ici la posture d’exil intérieur du Cardinal de Retz mais, de manière plus fondamentale, une vision de l’histoire qui, dans L’Origine du drame baroque allemand, donne l’avantage conceptuel à la matrice pastorale de la ‚vision tragique‘ goldmannienne: […] c’est surtout dans la comédie pastorale que se manifeste le caractère particulier des rêveries sentimentales sur la nature. Car ce n’est pas l’antithèse de la nature et de l’histoire, mais la sécularisation radicale des faits historiques dans l’état de Création qui a le dernier mot dans la fuite hors du monde du baroque (Benjamin 2000: 94). DOI 10.24053/ ldm-2021-0029 21 Dossier En philosophe de la première modernité, dont la pensée est sur ce point assez proche de celle de Hans Blumenberg dans La Légitimité des temps modernes et de sa réponse à la théologie politique schmittienne, Benjamin met en avant le mouvement de sécularisation qui traverse notamment le théâtre du XVII e siècle, aussi bien allemand que français. Dans le Trauerspiel, le système de représentation emblématique témoigne des tensions qui sont liées au progrès de la rationalité. Dans la tragédie de l’Âge classique, on peut, à la suite de Louis Marin, questionner également la représentation et remettre en cause son idéal de transparence avec la coexistence d’éléments qualifiés de baroques. On en trouve justement une illustration dans le dernier livre en possession de Benjamin: les Mémoires de Retz qui sont lues et analysées dans Le Récit est un piège. Ce rapprochement ultime entre deux lecteurs de la littérature française du XVII e siècle nous invite à continuer le croisement de leurs pensées. Adorno, Gretel / Benjamin, Walter, Correspondance 1930-1940, trad. Christophe David, Paris, Gallimard, 2007. Barthes, Roland, „Sur Racine“, in: id., Œuvres complètes, tome II, Paris, Seuil, 2002, 151-196. Benjamin, Walter, Correspondance, tome I, 1910-1928, trad. 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