lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2021-0030
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2021
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Walter Benjamin et Victor Hugo, un Français typique
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2021
Jean-Michel Gouvard
ldm461840023
DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 23 Dossier Jean-Michel Gouvard Walter Benjamin et Victor Hugo, un Français typique La connaissance qu’avait Walter Benjamin de la France résulte tout autant de ses lectures que des nombreux séjours qu’il effectua dans ce pays, et des rencontres et expériences qu’il y fit. Dans la „liste des écrits lus“ par Benjamin (Verzeichnis der gelesenen Schriften) dont les pages qui nous sont parvenues couvrent plus de vingt années, les ouvrages en langue française occupent la seconde place, après ceux en allemand (Benjamin 2015: 139-212). De même, les fiches qu’il rédigea en vue de la rédaction jamais advenue du Livre des Passages renvoient en majorité à des publications d’auteurs français, qu’ils aient vécus au XIX e ou au XX e siècle (Benjamin 1989: 961-970). Mais ces éléments factuels ne sauraient suffire à comprendre la relation de Walter Benjamin avec la France, telle qu’elle était médiatisée par les écrivains, essayistes et journalistes de langue française auxquels il accordait sa préférence. Si nous laissons de côté ses contemporains, en ce qui concerne les auteurs du XIX e siècle, ceux-ci l’intéressaient avant tout pour le témoignage qu’ils apportaient sur cette période, dont Paris - et non la France proprement dite - était devenu pour lui l’emblème. La place centrale qu’occupe la capitale dans son imaginaire a sans doute quelque chose de fortuit. Il semble en effet que, si Benjamin avait maîtrisé l’anglais aussi bien que le français et avait été amené à visiter Londres, il aurait pu faire de celle-ci un autre symbole de la modernité, comme le suggère, dans Le Paris du Second Empire chez Baudelaire, son interprétation de „l’animation des rues londoniennes“ que décrit Engels dans Situation de la classe laborieuse en Angleterre (Benjamin 2013: 752-753). Il n’en reste pas moins que des auteurs tels que Balzac, Baudelaire ou Du Camp, qu’il cite et commente abondamment dans ses notes préparatoires au Livre des Passages, valent tout autant à ses yeux pour leur identité française ou „parisienne“ que pour leur appartenance à leur siècle, même si ces deux aspects collaborent étroitement l’un avec l’autre et fusionnent en partie dans son imaginaire. Victor Hugo, qu’il oppose à l’auteur des Fleurs du Mal dans Le Paris du Second Empire chez Baudelaire autour des motifs du flâneur, du gueux et de la foule (Benjamin 2013: 709-794) et qu’il cite plusieurs dizaines de fois dans Le Livre des passages (Benjamin 1989: 966), fait à l’évidence partie de ces écrivains qui ont informé sa conception de la France et du XIX e siècle et pour lesquels il n’est pas toujours facile de dégager ce qu’ils avaient de spécifiquement français à ses yeux. C’est à clarifier cette question que sont consacrées les lignes qui suivent. Dans „Trois Français“, une recension d’œuvres de Proust, Gide et Valéry, qu’il publie le 30 octobre 1927 dans le cahier littéraire de la Frankfurter Zeitung, Benjamin affirme à propos de Gide que „ce publiciste [...] s’est formé à l’école des meilleures traditions du citoyen français“ et avance pour preuve que „Hugo est son dieu, le clergé son chiffon rouge et la démocratie sa profession de foi“ (Benjamin 2018: 89). Le brouillon de cette recension révèle qu’il avait tout d’abord associé le nom de Gide 24 DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 Dossier aux „meilleures traditions de la bourgeoisie française“ plutôt qu’à celles du „citoyen“ (ibid.: 655). La variante est significative, puisque, plutôt que le terme de ‚bourgeoisie‘, qui aurait souligné l’appartenance à la classe sociale dominante, et qu’explique l’intégration progressive, dans la seconde moitié des années 1920, de son interprétation pour le moins hétérodoxe de Marx à sa propre pensée, Benjamin a finalement préféré celui de ‚citoyen‘, à la connotation républicaine, comme si le fait d’être ‚français‘ rapprochait de cet imaginaire politique issu des Lumières et de 1789. Dans le même brouillon, la corrélation entre Gide, Hugo et le fait d’être français était aussi soulignée par une autre considération, selon laquelle „ces volumes [Les Faux Monnayeurs, Corydon, Si le Grain ne meurt] sont typiques en ceci qu’un Français typique parle ici“ (ibid.). Or si Gide est „typiquement français“, et Hugo son „dieu“, on peut penser que, la créature étant à l’image de son créateur, une telle typicité est aussi l’apanage du second. Sept ans plus tard, dans une lettre datée du 1er septembre 1935, qu’il adresse à Gretel Karplus, Benjamin lui confie: „j’ai trouvé chez Victor Hugo le matériau le plus irremplaçable pour le tableau de Paris auquel je travaille“, avant d’expliquer que si cela a été pour lui une „extraordinaire découverte“, cela tient à ce qu’„en Allemagne, nous n’imaginons absolument pas que cet auteur est [...] l’un de ceux dont la langue et les images sont les plus puissantes dès lors qu’il s’agit d’évoquer les manifestations des forces élémentaires dans la nature ou dans l’histoire“ (Benjamin 2007: 226), cette ignorance étant en quelque sorte la preuve par la négative de l’étroite association de Hugo avec „l’esprit de la France“, pour reprendre une formule de Baudelaire. Cet ancrage culturel, quel qu’il soit, puisqu’il n’est pas autrement spécifié dans la lettre, est plus ou moins associé et confondu avec l’idée que Hugo incarne son siècle. Une même conviction transparaît dans la recension du livre de Rolland de Renéville, L’Expérience poétique, que Benjamin place quatre ans plus tard, en mars 1939, dans la Zeitschrift für freie deutsche Forschung, et qui débute par cette phrase: „A la poésie romantique des Allemands demeura refusé un accomplissement séculaire comme en connut celle des Français en la personne de Victor Hugo“ (Benjamin 2018: 529). Bien que Benjamin n’explicite pas plus avant ses vues sur Hugo, les lignes qui suivent et qui retracent la réception du „romantisme allemand“ en Europe permettent de comprendre que l’auteur des Contemplations a eu le privilège d’exprimer dans ses vers „la poésie romantique des Français“, autrement dit un réseau de représentations dans lequel „s’accomplit“ ou se révèle, pour prendre une autre métaphore familière à la pensée de Benjamin, un quelque chose qui tient à la fois du siècle, comme l’exprime l’adjectif „séculaire“, et de l’identité nationale. C’est cette vision d’un Hugo français et rédempteur, récurrente dans les écrits de Benjamin dans les années 1930, qui explique encore qu’il ait recopié, sur l’une des fiches de la liasse „d“, deux extraits de nécrologies du poète, l’une assertant que „Victor Hugo est l’homme du dix-neuvième siècle comme Voltaire a été celui du dixhuitième“, l’autre qu’„avec sa mort, c’est le dix-neuvième siècle qui se clôt“ (Benjamin 1989: 752). DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 25 Dossier Dans la même lettre à Gretel Karplus du 1er septembre 1935, il ajoute néanmoins ceci: „j’ai toutes les raisons de supposer que ce qui m’est apparu chez Victor Hugo est également resté caché en France et qu’il n’y a que chez mon vieil et grand ami Charles Péguy qu’on trouve un petit passage où figure l’essentiel sur Hugo. Ce passage est caché dans un volumineux volume qui lui est consacré et qui, par ailleurs, n’offre que peu d’intérêt“ (Benjamin 2007: 226-227). Selon une posture usuelle chez Benjamin, si Hugo incarne l’une des „meilleures traditions“ françaises, ce que cette formule signifie est doublement „caché“, „en France“, d’une part, et chez Péguy, d’autre part, et il revient au philosophe de le révéler. Cette démarche heuristique explique pourquoi Benjamin a noté sur la fiche [N 8a, 1] deux vers de La Fin de Satan, „La tradition, fable errante qu’on recueille / Entrecoupée, ainsi que le vent sur la feuille“, dont la présence dans la liasse „Réflexions théoriques sur la connaissance“ pourrait sinon surprendre (Benjamin 1989: 490). Le philosophe y a probablement vu une „image de pensée“ (Denkbild) reflétant sa propre approche de Hugo et, plus largement, du XIX e siècle, d’autant plus que le poème d’où sont extraits ces alexandrins, „Le Crucifix“, se poursuit en ces termes: La tradition, fable errante qu’on recueille, Entrecoupée ainsi que le vent dans la feuille, Apparaît, disparaît, revient, s’évanouit, Et, tournoyant sur l’homme en cette étrange nuit, La légende sinistre, éparse dans les bouches, Passe, et dans le ciel noir vole en haillons farouches; Si bien que cette foule humaine a la stupeur Du fait toujours présent là-haut dans la vapeur, Vrai, réel, et pourtant traversé par des rêves (Hugo 1986: 100). Interprétés à la lumière de la pensée de Benjamin, ces vers donnent le sentiment d’exprimer sous une forme allégorique la méthode même avec laquelle le philosophe a abordé l’œuvre du poète qui les a écrits, comme si ce dernier donnait lui-même la clé permettant de révéler „l’essentiel sur Hugo“. Le „passage“ de Victor-Marie, comte Hugo, extrait du „volumineux volume“ auquel Benjamin fait allusion dans sa lettre à Gretel Karplus, est reporté sur la fiche [C 5, 1] de la liasse „Le Paris antiquisant, Démolitions, Catacombes“: „Soyez persuadé que quand Hugo voyait le mendiant sur la route, ... il le voyait ce qu’il est, réellement ce qu’il est réellement, le mendiant antique, le suppliant antique... sur la route antique. Quand il regardait la plaque de marbre de l’une de nos cheminées, ou la brique cimentée de l’une de nos cheminées modernes, il la voyait ce qu’elle est; la pierre du foyer. L’antique pierre du foyer. Quand il regardait la porte de la rue, et le pas de la porte, qui est généralement une pierre de taille, sur cette pierre de taille il distinguait nettement la ligne antique, le seuil sacré, car c’est la même ligne.“ Charles Péguy, Œuvres complètes 1873- 1914. Œuvres de prose, Paris 1916, p. 388-389 (Victor-Marie, comte Hugo) (Benjamin 1989: 117). 26 DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 Dossier Cet extrait, bien dans le style répétitif et appuyé de Charles Péguy, ressasse deux motifs clés, l’idée de „voir réellement“ ou „nettement“, qui recoupe les concepts benjaminiens de révélation et de réveil, et le lien intangible, réaffirmé ad libitum, entre la modernité et ce que l’essayiste appelle ici „l’antique“, une proposition qui résonne à l’unisson de la conviction du philosophe que l’antiquité est une caractéristique de la modernité. Sa fonction dans l’œuvre de Hugo fait néanmoins problème. Dans Le Paris du Second Empire chez Baudelaire, la référence à l’antiquité tient à ce que, pour l’auteur des Fleurs du Mal, „la stature de Paris est fragile; [...] cernée de symboles de décrépitude“ dont le „trait commun est la déploration de ce qui a été et l’absence d’espoir de ce qui sera“, ce qui conduit Benjamin à affirmer que „ce qui finalement lie le plus étroitement la modernité à l’antiquité, c’est [la] sénescence“ (Benjamin 2013: 776). Mais ce qui vaut pour Baudelaire ne saurait valoir pour Hugo. Dans „Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne“, un article qui avait été publié en février 1929 dans Die literarische Welt et dans lequel il aborde la question des précurseurs de ce mouvement, il avait déjà souligné les propos qu’Isidore Ducasse, „se situant dans la lignée de [...] Baudelaire“, avait adressés à son éditeur dans une lettre du 23 octobre 1869: Naturellement, j’ai un peu exagéré le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littérature sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède. Ainsi donc, c’est toujours le bien qu’on chante en somme, seulement par une méthode plus philosophique et moins naïve que l’ancienne école, dont Victor Hugo et quelques autres sont les seuls représentants qui soient encore vivants (Benjamin 2000: 128). La poésie de Hugo, si elle a „accompli“ son siècle sur un mode „typiquement français“, n’en appartient pas moins à une étape antérieure à celle que Baudelaire, ou Lautréamont, ont su atteindre. C’est la même idée que traduit la célèbre formule dont Hugo gratifia Baudelaire dans sa lettre de remerciements, après que ce dernier lui a dédié „Les Sept Vieillards“ et „Les Petites Vieilles“, „Vous créez un frisson nouveau“ (Benjamin 1989: 758), formule que Benjamin a recopiée sur la fiche [d 5, 6] et qui implique en creux que Hugo n’aurait pas su créer un tel frisson. De fait, dans la liasse „C“, Benjamin a placé après la citation de Péguy reproduite ci-dessus un extrait des Misérables qui paraît illustrer ce que signifie chez Hugo, aux yeux du philosophe, cette capacité à „voir l’antique“: „Les cabarets du faubourg Saint-Antoine ressemblent à ces tavernes du mont Aventin bâties sur l’antre de la sibylle et communiquent avec les profonds souffles sacrés; tavernes dont les tables étaient presque des trépieds, et où l’on buvait ce qu’Ennius appelle le vin sibyllin.“ Victor Hugo, Œuvres complètes, Roman 8, Paris 1881, p. 55-56 (Les Misérables, IV) (Benjamin 1989: 117). Le Paris de Hugo n’est pas „cette ville prise dans un mouvement incessant qui se fige“ que Benjamin voyait dans le Paris du „Cygne“ de Baudelaire, de telle sorte qu’„elle devient cassante comme le verre, mais aussi transparente comme lui - en DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 27 Dossier laissant voir ce qu’elle signifie“ (Benjamin 2000: 128). Le mont Aventin et ses tavernes sont chez Hugo des lieux communs empruntés à la topique du temps et visent à transfigurer la réalité afin de la dissimuler, l’embellir et la transcender tout à la fois, dans le cadre de ce que Pierre Albouy appellera trente ans plus tard la „création mythologique chez Victor Hugo“ et dont il fera une propriété essentielle de son œuvre (Albouy 1963). Une citation similaire est insérée dans la liasse „Construction de fer“, toujours extraite des Misérables, dans laquelle, sur une dizaine de lignes, le romancier développe l’idée que le palais de la Bourse „est Bourse en France comme il eut été temple en Grèce“ et que s’y affaire „dans les grands jours de solennité religieuse […] la théorie des agents de change et des courtiers de commerce“ (Benjamin 1989: 185-186). Toutefois le rapport de Hugo à l’Antiquité est loin de se limiter à des fleurs de rhétorique. Dans la liasse „Le Paris antiquisant, Démolitions, Catacombes“, Benjamin cite de longs extraits de l’ode à l’„Arc de Triomphe“, un poème recueilli dans les Odes et ballades (Hugo 1985a: 147-148), dans lequel le poète imagine la disparition de Paris, „cette cité qui fut égale à Rome“ [C 6; C 6a, 1]. Ce texte a marqué le philosophe. Il pense en retrouver une paraphrase dans l’avant-dernier chapitre du livre de Léo Claretie, Paris depuis ses origines jusqu’en l’an 3000, intitulé „Les Ruines de Paris“ [C 5, 4], et il relève un „passage parallèle“ dans „Dieu-L’Ange“, un poème de La Fin de Satan dans lequel „le poète apostrophe l’Homme“ et lui confie qu’il serait „peu surpris“ que ses „cités“ ne soient bientôt „plus qu’un tas de pierre et d’herbe“ [C 9, 3]. Cette ode „A l’Arc de Triomphe“ n’intéresse pas Benjamin seulement pour les motifs antiquisants qu’elle porte, mais aussi pour le lien qui s’y tisse entre l’Antiquité ainsi entendue et une méditation sur l’histoire et l’identité culturelle et politique de la France. L’ode „A l’Arc de Triomphe de l’Etoile“, pour lui redonner son titre complet, avait été publié le 3 décembre 1823 dans L’Oriflamme, un journal royaliste, et Hugo ne peint Paris en ruines que pour mieux faire l’éloge de ce qu’à l’époque il estimait être les trois piliers de la société française, le Roi, l’Empereur et la Gloire de la nation restaurée dans toute sa grandeur, comme l’expriment ces vers, qui figurent parmi ceux que Benjamin a recopiés: Il ne restera plus dans l’immense campagne, Pour toute pyramide et pour tout panthéon, Que deux tours de granit faites par Charlemagne, Et qu’un pilier d’airain fait par Napoléon; Toi, tu complèteras le triangle sublime! (Benjamin 1989: 119) Paris est consacrée dans cette ode du jeune Hugo comme le centre de l’une des plus remarquables civilisations de toute l’histoire de l’humanité, du fait même qu’elle est promise à la ruine dans un lointain avenir, comme le Forum de Rome témoigne dans le temps présent de la grandeur qui fut celle de l’Empire romain. „Voir l’antique“, pour le poète des Odes et Ballades, c’est donc avant tout adopter une démarche qui permet de prédire et d’asseoir la destinée d’un peuple et d’une nation. 28 DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 Dossier Dans les textes plus tardifs, les motifs ruinistes antiquisants se complètent chez Hugo ou, du moins, dans l’analyse qu’en propose Benjamin, de représentations qui en accentuent la ‚sénescence‘. Dans la liasse „P“ sur „Les Rues de Paris“ sont reproduites quelques lignes d’un célèbre passage des Misérables dans lequel le romancier décrit „l’ancien égout“ de la capitale, qu’il qualifie de „vieux cloaque gothique“ et dont „les larges grilles carrées à gros barreaux“ qui s’ouvrent sur la chaussée sont comparées à des „gueules“, comme si quelque hydre ou Léviathan était tapi sous la ville [P 4a, 1]. Cette note ne prend pleinement son sens que si on la rapproche des cinq fiches successives qui figurent dans la liasse „L“, „Maison de rêve, Musée, Pavillon thermal“ (Benjamin 1989: 429-430). Benjamin y a reporté divers extraits du roman qui ont tous pour objet les „vieux égouts“ du „Paris souterrain“: l’un fait de sa topographie un „bizarre alphabet d’orient“ dont il conviendrait de déchiffrer „les lettres difformes“ [L 3a, 1]; un autre y voit „une formation géologique à laquelle se superpose la merveilleuse formation historique, nommée Paris“ [L 3a, 3]; un autre encore relate qu’il fallut sept années pour reconnaître dans son entier „la voirie immondicielle de Paris“, et fait du réseau d’assainissement une „vieille crypte exutoire ... antre, fosse, gouffre percé de rues, taupinière titanique où l’esprit croit voir rôder à travers l’ombre ... cette énorme taupe aveugle, le passé“ [L 4, 1]. Le Paris „antique“ des Misérables n’est pas seulement une ville dont „les cabarets du faubourg Saint-Antoine ressemblent [aux] tavernes du mont Aventin“. C’est aussi une cité minée par des souterrains en ruines dont la „voussure fétide“ [L 3a, 4] exhale „la putridité et le miasme“ [L 3a, 2], et dont la signification allégorique est sans ambiguïté sous la plume de l’écrivain proscrit. L’antiquité n’est pas chez lui un indice de modernité, comme elle l’est chez Baudelaire: elle est le signe de la décadence du pays sous le règne de Napoléon III, „le petit“, ainsi que le poète le surnomme dans Les Châtiments. Dans la liasse „J“, consacrée à „Baudelaire“, Benjamin a d’ailleurs transcrit le final de l’un des poèmes majeurs de ce recueil aux accents pamphlétaires, „Apothéose“, dans lequel les références à l’antiquité jurent avec celle renvoyant au Paris du Second Empire: Entre Auguste à l’œil calme et Trajan au front pur, Resplendit, immobile en l’éternel azur, Sur vous, ô panthéons, sur vous, ô propylées, Robert Macaire avec ses bottes éculées! [J 82a, 6] Aux figures historiques d’Auguste et de Trajan, soit respectivement le fondateur de l’empire romain et, selon la légende, „le meilleur de ses empereurs“, est opposé le personnage fictif de Robert Macaire, qui fut inventé par le dramaturge Benjamin Antier, mais qui dut surtout son succès à l’interprétation qu’en donna Frédérick Lemaître lorsqu’il créa le rôle en 1823. Macaire incarnait le type même de l’affairiste sans scrupule, une figure caractéristique du XIX e siècle, et le personnage, créé sous la Restauration, fit l’objet en France d’un véritable engouement populaire jusqu’au cœur du Second Empire (Carrique 2012). Hugo ne l’entoure de référents antiques DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 29 Dossier que pour mieux souligner la décadence de la société française et dénoncer implicitement l’emprise des milieux d’affaires sur une société qui n’a plus d’autre valeur que l’argent, et plus rien de la noblesse et des hautes aspirations que les ‚humanités‘, ainsi qu’on les appelait, prêtaient alors à la Rome antique et impériale. Mais, de cette dimension politique conjoncturelle, Hugo glisse fréquemment à une vision plus large, panoramique, pour reprendre une notion benjaminienne, qui le conduit à penser la condition des hommes et des femmes du XIX e siècle. Dans la liasse „I“, consacrée à „La Seine, le très vieux Paris“, Benjamin a recopié un autre extrait des Misérables portant sur les égouts de Paris, qui est comme une clé de lecture pour les citations qui précèdent: „Paris est entre deux nappes, une nappe d’eau et une nappe d’air. La nappe d’eau, gisante à une assez grande profondeur souterraine ... est fournie par la couche de grès vert située entre la craie et le calcaire jurassique [...]. La nappe d’eau est salubre, elle vient du ciel d’abord, de la terre ensuite; la nappe d’air est malsaine, elle vient de l’égout“ [I 1a, 2]. Cette allégorie, qui fusionne une vision de Paris au XIX e siècle avec la condition humaine, trouve un écho, dans les notes de Benjamin, avec quelques vers extraits de „Ce qu’on entend sur la montagne“, un poème des Feuilles d’automne, dans lequel „le poète prêt[e] l’oreille au murmure du monde“: Bientôt je distinguai, confuses et voilées, Deux voix dans cette voix l’une à l’autre mêlées, […] Et je les distinguai dans la rumeur profonde, Comme on voit deux courants qui se croisent sous l’onde. L’une venait des mers; chant de gloire! hymne heureux! C’était la voix des flots qui se parlaient entre eux; L’autre, qui s’élevait de la terre où nous sommes, Était triste: c’était le murmure des hommes. [J 23, 7] Comme les ruines de Paris magnifient le „triangle sublime“ que forment la monarchie, l’empire et la nation, comme les égouts effondrés cachent une signification mystérieuse qu’il convient de révéler, comme Robert Macaire aux „bottes éculées“ - une autre forme de la „ruine“ - rappelle en contre-point un passé glorieux, comme „l’air malsain“ qui „vient des égouts“ souligne par contraste combien la nappe phréatique qui stagne en profondeur dans le sous-sol de la capitale est „salubre“, la voix des hommes „qui s’élèv[e] de la terre où nous sommes“ n’est que murmure face au „chant“, à l’„hymne“ des mers. Dans toutes ces citations, aussi diverses soient-elles par les motifs qu’elles convoquent, transparaît ce que Benjamin appelle „l’état de conscience du siècle“ dans une fiche de la liasse „d“, sur laquelle il a transcrit quelques vers de „Ce que dit la bouche d’ombre“, qui constituent à ses yeux un „passage décisif“ pour comprendre en quoi consiste cet „état“: 30 DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 Dossier Pleurez sur l’araignée immonde, sur le ver, Sur la limace au dos mouillé comme l’hiver, Sur le vil puceron qu’on voit aux feuilles pendre, Sur le crabe hideux, sur l’affreux scolopendre, Sur l’effrayant crapaud, pauvre monstre aux doux yeux, Qui regarde toujours le ciel mystérieux! [d 17a, 3] Suit une notule: „Opposer le dernier vers à celui des ‚Aveugles‘ de Baudelaire“. „Les Aveugles“ s’achève sur l’alexandrin „Je dis: Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles? “, qui exprime un point de vue qui est le contraire même de celui adopté par Hugo dans „Ce que dit la bouche d’ombre“. Pour Baudelaire, il est inutile de s’abîmer dans la contemplation du „ciel mystérieux“ car l’homme ne saurait y lire quoi que ce soit, non qu’il n’y ait rien à y lire, mais parce qu’il est aveugle. Pour son aîné, si la place de l’homme dans la société moderne est problématique, il n’en reste pas moins vrai que la contemplation des „ruines“, du „passé“, des „mers“ ou du „ciel“ n’est pas chose vaine et qu’une réponse existe - aussi „misérables“ que soient les hommes qui la cherchent. Cet „état de conscience du siècle“ se retrouve dans plusieurs citations extraites de La Légende des siècles et réunies par Benjamin les unes à la suite des autres dans la liasse „J“. Selon lui, celles-ci „donnent une idée particulièrement frappante de la vision de la nature au XIX e siècle“ (Benjamin 1989: 315-316). Le poète y questionne „le sombre sphinx Nature“ [J 40a, 5] comme il interrogera quelques années plus tard dans Les Misérables „cette énorme taupe aveugle, le passé“ (cf. supra), y évoque „la roche au profil pensif“ [J 40a, 4] et y entend „l’orgue effrayant de l’ombre, / Formé de tous les cris de la nature sombre“ [J 40a, 6]. Or ces représentations de la nature ne diffèrent guère, du point de vue qui nous intéresse, de celles de la ville, comme le suggère une autre citation empruntée par Benjamin aux Misérables: „Les villes, comme les forêts, ont leurs antres où se cachent tout ce qu’elles ont de plus méchant et de plus redoutable“ [L 5,4]. Ces antres des villes, ce sont les tavernes et les égouts de Paris, ou encore les caves du Châtelet dans lesquelles sont enfermés „les hommes condamnés aux galères jusqu’au jour de leur départ pour Toulon“ et dont Benjamin a recopié la longue description qu’en donne Hugo sur la fiche [C 5a, 1], dans la liasse „Le Paris antiquisant, Catacombes, Démolition“. Cette ville „comme une forêt“ devient même une ville de jardins dans la première fiche de la liasse „La Seine, le très vieux Paris“, sur laquelle Benjamin reproduit non pas un passage de Hugo, mais une référence indirecte à l’un des poèmes les plus célèbres des Rayons et les Ombres, „Ce qui se passait aux Feuillantines en 1813“: Vers 1830: „Le quartier était plein de ces jardins dont Hugo a laissé la description dans Ce qui se passait aux Feuillantines. Le Luxembourg, bien plus grand qu’aujourd’hui, était bordé directement par les maisons, chaque propriétaire avait une clef du jardin et eût pu s’y promener toute la nuit.“ Dubech-D’Espezel, Histoire de Paris, Paris 1926, p. 367. [I 1, 1] Dans l’imaginaire sous-jacent à ces lignes, la nature fusionne avec le passé de la ville, comme la géologie du sous-sol parisien dans Les Misérables a conservé „la DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 31 Dossier merveilleuse formation historique, nommée Paris“, et ses égouts „la taupe [...] passé“, et l’œuvre de Hugo paraît être le témoin, sinon le gardien, voire le facteur de ces opérations. Un autre motif révélateur de cet „état de conscience du siècle“ est celui de la foule, que Benjamin a particulièrement développé dans son Paris sous le Second Empire chez Baudelaire: „Chez Hugo, la foule fait son entrée en poésie comme objet de contemplation. Son modèle est l’océan qui déferle, et le penseur qui médite sur ce spectacle éternel est véritablement celui qui sonde la foule dans laquelle il se perd comme dans le grondement des vagues“ (Benjamin 2013: 755). Et ce que le poète distingue dans la foule c’est son caractère ‚surnaturel‘, au sens que le philosophe donne à ce terme: La foule apparaît chez Hugo comme un être bâtard que des puissances difformes, surhumaines, engendrent avec celles qui sont au-dessous de l’homme. [...] Car la foule est de fait une aberration de la nature [...]. Une rue, un incendie, un accident de la circulation provoquent des attroupements où les individus en tant que tels [...] se présentent sous l’aspect de rassemblements concrets; mais [...] qui masquent ce qu’ils ont de véritablement monstrueux: la concentration de personnes privées, réunies en tant que telles par le hasard de leurs intérêts privés. Quand [...] ces rassemblements sont spectaculaires [...] leur caractère hybride ressort clairement [...] pour ceux qui sont partie prenante, et qui rationalisent le hasard de l’économie de marché qui les a ainsi rassemblés en invoquant un „destin“ où la „race“ se retrouve (ibid.: 757). Si Benjamin, qui écrit ce texte entre mai et septembre 1938, pense à l’évidence bien plus aux foules immenses rassemblées par le régime nazi d’une Allemagne qu’il avait dû fuir cinq ans auparavant, la grille de lecture qu’il construit s’applique parfaitement aux considérations du poète, voyant et prophète, tel que Hugo le concevait, et tel qu’il l’a défini dans un célèbre passage de „Fonction du poète“, un texte de 1839 qui ouvre Les Rayons et les Ombres mais que, sauf erreur, Benjamin ne cite nulle part (Hugo 1985a: 921-929). Qu’il contemple le Paris antique, ses égouts, la mer ou la foule, Hugo „rationalise“ le spectacle qui s’offre à lui dans de vastes panoramas „en invoquant“ non pas la race, mais parfois le destin, et surtout d’autres notions comme les „pures abstractions“ avec lesquelles il discutait durant les séances de spiritisme à Marine-Terrace et que Benjamin a relevées à titre d’exemples sur la fiche [J 35a, 2]: „l’Idée, la Mort, le Drame, le Roman, la Poésie, la Critique, la Blague“. Comme l’écrit le philosophe dans une courte note de la liasse „Histoire littéraire, Hugo“, „conformément à une loi de sa nature poétique, il faut qu’il imprime à chaque idée la forme de son apothéose“ [d 7a, 4]. C’est cette „rationalisation“ qui informe en partie „l’état de conscience du siècle“, et qui explique que Benjamin établisse dans Paris sous le Second Empire chez Baudelaire de nombreuses analogies entre la foule, la mer, la forêt et la ville: Le naturel surnaturel qui bouleverse Hugo sous l’aspect de la foule se manifeste tout aussi bien dans la forêt que dans le règne animal ou le ressac de l’océan; chacun d’eux peut, par instants, faire surgir dans une fulgurance la physionomie de la grande ville. [...] Il y a dans 32 DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 Dossier Les Misérables, un passage étonnant où la vie de la forêt apparaît comme l’archétype de la masse. „Ce qui venait de se passer dans cette rue n’eût point étonné une forêt: les futaies, les taillis, les bruyères et les branches âprement entrecroisées, les hautes herbes existent d’une manière sombre; le fourmillement sauvage entrevoit là les subtiles apparitions de l’invisible“ (Benjamin 2013: 756-757). Mais la plus „étrange“ des propositions de Benjamin, pour reprendre l’adjectif qu’il a lui-même utilisé pour la qualifier, est le rapprochement qu’il effectue entre la foule ainsi entendue et la pratique assidue du spiritisme par Hugo, pendant son exil: Le contact avec le monde des esprits, qui eut à Jersey, on le sait, une profonde influence tant sur l’existence que sur la production de Hugo, était, aussi étrange que cela puisse paraître, avant tout ce contact avec les masses [...]. Car la foule est le mode d’existence du monde des esprits. Ainsi Hugo se voyait-il comme un génie dans une grande assemblée de génies qui étaient ses ancêtres. Son William Shakespeare parcourt sur des pages entières, en grandes rhapsodies, la liste des princes de l’esprit qui commence avec Moïse et se termine avec Hugo. Mais elle ne constitue qu’une petite troupe au milieu de la foule innombrable des défunts (Benjamin 2013: 758). Tout comme la foule, la mer ou la forêt sont susceptibles de „faire surgir dans une fulgurance la physionomie de la grande ville“, les manifestations de l’au-delà sont elles aussi dotées de ce pouvoir de révélation, comme le note Benjamin en reproduisant sur la fiche [I 7, 3] de la liasse „L’intérieur, la trace“ deux citations empruntées à Victor Hugo spirite de Claudius Grillet. L’une est un extrait d’une pièce des Contemplations qui n’est pas identifiée, mais qui est le poème sans titre „Ô gouffre! l’âme plonge et rapporte le doute“, dans lequel le poète confie qu’en épiant „les bruits dans ces vides funèbres“ il voit „par moments [...] s’éclairer [des] lueurs formidables“ (Hugo 1985b: 502). L’autre est un propos prêté à Hugo, comme quoi ces „révélations spirites“ seraient venues „jeter autour de [s]a petite lampe de mineur une lumière de foudre et de météore“. L’imagerie qui rend compte des illuminations que la ville, la nature ou la foule inspirent au poète se retrouve à l’identique dans celle qu’il emploie pour décrire les expériences de spiritisme, tout comme la posture humble qu’il se prête, avec sa „petite lampe de mineur“, rappelle celle des forçats dans la cave du Châtelet, ou du „pauvre“ crapaud qui „regarde le ciel mystérieux“ (cf. supra). Ces deux citations sont précédées d’un commentaire de Benjamin dans lequel il avance que la poétique de Hugo le conduit à s’aménager „un intérieur apocalyptique, qui est, pour ainsi dire, un complément de l’intérieur bourgeois du milieu du siècle“ [I 7, 3]. Cette considération ne fait pleinement sens que si on la rapproche de celles sur l’intérieur dans l’essai sur Baudelaire. Après avoir lié l’avènement de l’histoire de détective à „l’effacement des traces de l’individu dans la foule de la grande ville“ (Benjamin 2013: 738), Benjamin affirme que „depuis Louis-Philippe, [...] la bourgeoisie s’efforce de se dédommager de l’absence de traces qui caractérise la vie privée dans la grande ville“, en „tent[ant] de la compenser entre ses quatre murs“, comme si elle mettait „un point d’honneur à ne pas laisser se dissiper à tout jamais DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 33 Dossier la trace, sinon de son séjour terrestre, du moins de ses accessoires et articles d’usage courant“, de telle sorte que „l’appartement devient une sorte de coquille“, une nouvelle „enveloppe de l’individu“ (ibid.: 741). Cette attitude „bourgeoise“, complice de l’idéologie dominante en ceci qu’elle conduit à s’accommoder de la réalité du monde plutôt que de s’en émanciper, à rêver plutôt que de s’éveiller, est identique à celle qu’adopte Hugo lorsqu’il s’abîme dans la contemplation du monde ou dialogue avec les esprits. Comme le bourgeois couvrait les murs de son appartement de photographies afin d’y laisser une trace, Hugo se projette dans les paysages qu’il décrit ou les entretiens qu’il a avec les âmes des grands de ce monde. On retrouve les mêmes considérations, sous une forme condensée, sur la fiche [d 17a, 1] de la liasse „Histoire littéraire, Hugo“. Benjamin y note que „Hugo, et pas seulement dans William Shakespeare, s’enivre de longues listes énumérant les noms des grands génies“, et il développe ce point de vue en rappelant qu’il avait une „passion [...] pour les projections géantes de son nom“ et que, par exemple, „il voyait un H dans les tours de Notre-Dame“. Ces propos sont suivis sans transition de l’assertion selon laquelle „ses expériences en matière de spiritisme révèlent un autre aspect du même processus. Les grands génies, dont il ne se lasse pas de donner les noms selon un ordre chaque fois différent, sont ses propres ,avatarsʻ, des incarnations de son Moi, antérieures à son incarnation actuelle“. Hugo transforme le monde extérieur, quel qu’il soit, en „intérieur“, en se projetant dans les espaces qu’il contemple, les rencontres qu’il fait, comme s’il accrochait des photographies ou disposait des bibelots dans son salon. Et cet intérieur est „apocalyptique“ en ceci que l’opération qui le conduit à (im)poser ses traces sur le monde procède d’une „révélation“, d’une „fulgurance“. Rationalisation et intériorité apparaissent ainsi comme deux caractéristiques fondamentales de ce qui constitue la „typicité“ de Hugo en tant qu’écrivain français du XIX e siècle. Mais Benjamin ne fait pas seulement des „révélations spirites“ une mer d’idées abstraites ou „une grande assemblée de génies qui étaient ses ancêtres“. Dans Le Paris sous le Second Empire chez Baudelaire, il avance que „les cohortes innombrables du monde des esprits [...] sont principalement, pour Hugo, un public. Ce qui est singulier, ce n’est pas tant que son œuvre reprenne les thèmes de la table tournante, mais bien plutôt qu’elle lui serve de bureau pour la produire. Les applaudissements dont, en exil, l’au-delà ne s’est jamais montré avare avec lui étaient un avant-goût de ceux, prodigieux, qu’il connaîtrait le grand âge venant, une fois de retour dans sa patrie“ (Benjamin 2013: 759). Ces lignes ne se comprennent que si on les rapproche d’un autre texte dans lequel Walter Benjamin convoque une fois de plus la figure de Hugo, là où on ne l’attendait guère, dans la longue étude sur Eduard Fuchs à laquelle il travailla à la même période, et qui fut publiée en 1937 dans le Zeitschrift für Sozialforschung. Eduard Fuchs est aux yeux du philosophe „le créateur d’archives uniques ayant trait à l’histoire de la caricature, à l’art érotique et au tableau de mœurs“ (Benjamin 2000b: 172). Celui-ci, en „s’aventur[ant] dans les marges [...] a complètement rompu avec la conception classique de l’art“. Ne s’intéressant ni à „la belle apparence“, ni à „l’harmonie“, ni à „l’unité du divers“ (ibid.: 189), 34 DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 Dossier il accordait avant tout de l’importance à la „vérité“ que véhicule „l’art de masse“, voyant dans „les œuvres grotesques“ que sont la caricature ou les illustrations pornographiques „l’expression de la santé débordante d’une époque“ (ibid.: 195). Si Benjamin prédit que ces propositions de Fuchs „seront reprises à l’avenir par toute analyse matérialiste des œuvres d’art“ (ibid.: 191), il se montre plus réservé sur la conception de l’histoire que le collectionneur articule avec sa vision de l’art contemporain: „L’art d’aujourd’hui, dit-il, nous a apporté cent accomplissements qui, dans les directions les plus diverses, nous conduisent loin au-delà de ce qu’a pu réaliser la Renaissance, et l’art de l’avenir devra absolument représenter un nouveau progrès“ (ibid.: 202). Benjamin ne pouvait faire sienne ce qu’il appelle complaisamment „la conception fuchsienne de l’histoire“, laquelle, si elle n’est pas „contemplative“ comme l’est le plus souvent „l’historicisme“ (ibid.: 175), n’en reste pas moins colorée des idéaux progressiste et positiviste, et il en dénonce dans la sixième section de son étude „le pathos sous-jacent [...] le pathos démocratique de 1830“ (ibid.: 202). C’est dans ce contexte que Victor Hugo en vient à rencontrer Eduard Fuchs. Ce „pathos démocratique“, „l’orateur Victor Hugo s’en fit l’écho“, en particulier „dans les livres par lesquels Hugo s’adresse en orateur à la postérité. La conception fuchsienne de l’histoire est celle que Hugo célèbre dans son William Shakespeare: ,Le progrès, c’est le pas de Dieu lui-mêmeʻ. Le scrutin universel apparaît comme l’horloge cosmique qui mesure le rythme de ces pas. ,Qui vote règneʻ, écrit Victor Hugo, dressant ainsi les tables de l’optimisme démocratique“ (ibid.: 202-203). Cette suite de formules catégoriques, bien dans le style de Benjamin, se retrouvent pour partie dans plusieurs fiches de la liasse „Histoire littéraire, Hugo“ du Livre des Passages. La citation soi-disant extraite de William Shakespeare, „le progrès, c’est le pas de Dieu lui-même“, est doublement erronée. Elle provient non pas du drame susmentionné mais d’un discours intitulé „Anniversaire de la Révolution de 1848“, qui date du 24 février 1855, ainsi que le mentionne, à bon escient cette fois-ci, la fiche [d 2, 2], et dans lequel Hugo dresse un bilan au vitriol de la politique menée par Napoléon III, tout en prédisant la fin du régime et le retour des idéaux déçus et déchus de 1848. La citation est également déformée, comme souvent chez Benjamin, puisque la version authentique est „Le progrès, c’est le pas même de Dieu“, ainsi que la même fiche [d 2, 2] le rappelle également. Le lapsus du philosophe dans l’essai sur Baudelaire est significatif, car le William Shakespeare de Hugo est étroitement lié, dans la lecture que propose Benjamin, aux „révélations spirites“. Comme on l’a déjà relevé supra, il cite cette pièce comme illustration de ce que Hugo interprétait („rationalisait“) „la foule innombrable des défunts“ en déroulant „sur des pages entières, en grandes rhapsodies, la liste des princes de l’esprit qui commence avec Moïse et se termine avec [lui]“ (Benjamin 2013: 758). Par ailleurs, la formule selon laquelle „Le progrès, c’est le pas même de Dieu“ est un exemple caractéristique de ce que Benjamin appelle le „pathos démocratique“, dont elle constitue une illustration d’autant plus frappante si on la replace dans son contexte: DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 35 Dossier [...] Les hommes de tyrannie et de malheur disparaîtront. Leur temps se compte maintenant par minutes. Ils sont adossés au gouffre; et déjà, nous qui sommes dans l’abîme, nous pouvons voir leur talon qui dépasse le rebord du précipice. O proscrits! j’en atteste les ciguës que les Socrates ont bues, les Golgotha où sont montés les Jésus-Christs, les Jéricho que les Josués ont fait crouler; j’en atteste les bains de sang qu’ont pris les Thraséas, les braises ardentes qu’ont mâchées les Porcias, épouses des Brutus, les bûchers d’où les Jean Huss ont crié: le cygne naîtra! j’en atteste ces mers qui nous entourent et que les Christophe-Colombs ont franchies, j’en atteste ces étoiles qui sont au-dessus de nos têtes et que les Galilées ont interrogées, proscrits, la liberté est immortelle! proscrits, la vérité est éternelle! Le progrès, c’est le pas même de Dieu (Hugo 1938: 114-115). Une fois de plus, Hugo convoque les Socrates, Brutus et autres Christophe-Colombs („l’antique“), toute une „foule de défunts“, pour penser non seulement son époque mais, à travers elle, dans une apothéose prophétique, le triomphe d’un ‚sens‘ de l’histoire dont le poète se veut à la fois le chantre et le héros. Tout en rationalisant le monde tel qu’il le voit et le contemple, tout en en faisant son „intérieur apocalyptique“, il s’appuie, comme Eduard Fuchs, sur un „pathos“ qui convoque les grands idéaux démocratiques et révolutionnaires hérités de 1789, et dont 1830 et 1848 sont les avatars. Cette même idée, selon Benjamin, transparaît dans la „terne conclusion“, qui gâche [...] le magnifique septième livre de la quatrième partie des Misérables [...] Cette conclusion est la suivante: „Depuis 89, le peuple tout entier se dilate dans l’individu sublimé; il n’y a pas de pauvre qui, ayant son droit, n’ait son rayon; le meurt-la-faim sent en lui l’honnêteté de la France; la dignité du citoyen est une armure intérieure; qui est libre est scrupuleux; qui vote règne“ [d 7a, 1]. Cette fiche se retrouve presque à l’identique dans Le Paris du Second Empire chez Baudelaire, page 760, après que Benjamin a affirmé que „les cohortes innombrables du monde des esprits [...] sont principalement, pour Hugo, un public“ (ibid.: 759). L’extrait des Misérables qui fait des indigents des citoyens dignes et libres au nom du droit de vote dont ils disposeraient n’est pour Benjamin qu’„un avis superficiel sur les événements du jour“ qui trahit „une croyance naïve en l’avenir“, et il démontre que „la foule était pour lui, presque au sens antique, la foule des clients - c’était la masse de ses lecteurs et de ses électeurs“ (ibid.: 760). C’est cette analyse du positionnement de Hugo qui explique que Benjamin ait relevé, toujours dans la liasse „Histoire littéraire, Hugo“, une citation aussi brève que sibylline extraite d’un article d’Edmond Jaloux consacré à „L’Homme du XIX e siècle“, paru dans Le Temps du 9 août 1935: „[Victor Hugo] a placé les urnes électorales sur les tables tournantes“ [d 5a, 2]. Ces „tables de l’optimisme démocratique“, pour reprendre l’une des formules qu’emploie Benjamin dans son étude sur Fuchs, ces „tables dressées par Victor Hugo“, pour en citer une autre, „commandent encore l’œuvre de Fuchs“, lequel, poursuit le philosophe, „reste dans la tradition démocratique en vouant un amour particulier à la France, terre de trois grandes révolutions, pays des exilés, origine du 36 DOI 10.24053/ ldm-2021-0030 Dossier socialisme utopique, patrie de Quinet et Michelet qui haïssaient les tyrans, terre où reposent les Communards“ (Benjamin 2000b: 203). Si la rationalisation et l’intériorisation sont des opérations qui caractérisent „l’état de conscience du siècle“, elles ne sont „françaises“ que parce que le philosophe a construit ces concepts en partie sur la connaissance et la compréhension qu’il avait, à travers ses lectures et ses séjours parisiens, de la France du XIX e siècle - sans que le fait d’être français soit ici une condition sine qua non. En revanche, la conception de l’histoire et les représentations culturelles sous-jacentes à ces opérations sont indissociables de „cette image de la France“ qui, dans l’entre-deuxguerres, faisait de ce pays „l’avant-garde de la culture et de la liberté“, comme l’écrit Fuchs lui-même dans son essai Karikatur (cf. ibid.), avec tout le „pathos démocratique“ qui l’accompagne. Si Victor Hugo, le „dieu“ d’André Gide, était lui aussi un „Français typique“, cela tenait non pas à ce qu’il „rationalisait“ le monde et le transformait en un „intérieur apocalyptique“, mais aux représentations et au système de valeur qu’il utilisait pour y parvenir. Albouy, Pierre, La Création mythologique chez Victor Hugo, Paris, José Corti, 1963. Benjamin, Walter, Paris. Capitale du XIX e siècle. Le livre des Passages, ed. Rolf Tiedemann, Paris, CERF, 1989. —, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000a. —, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000b. —, Gretel Adorno - Walter Benjamin. 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