eJournals lendemains 47/185

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0003
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
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Sept ans d’amour, deux ans après.

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Jan Baetens
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10 DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 Dossier Jan Baetens Sept ans d’amour, deux ans après. Quelques notes sur l’intégrale de Fraise et Chocolat (Aurélia Aurita) 1. Naissance d’un phénomène éditorial Fraise et chocolat, deuxième livre d’Aurélia Aurita (*1980), reste un des grands phénomènes éditoriaux de l’histoire récente de la bande dessinée française. Dû à une jeune autrice encore peu connue, publié à un tirage d’abord modeste par un éditeur généraliste, non spécialisé en bande dessinée, lancé sans grand renfort de publicité (mais avec une introduction forte de Joann Sfar), cet album qui deviendra par la suite le premier tome d’une érographie, mot-valise contractant érotisme et autobiographie, s’est vite imposé comme un incontournable de la production contemporaine (Aurita 2006). Le succès ne s’est pas démenti avec le second tome, qui prolonge et couronne le cycle (Aurita 2007), avant qu’une édition dite ‚intégrale‘ ne relance et, pour cette fois-ci, le clore définitivement (Aurita 2014). Dans Buzz-moi, Aurélia Aurita a reconstitué avec beaucoup d’humour la réception inattendue mais spectaculaire de son livre (Aurita 2009). 1 Parlant des coulisses des médias généralistes (d’Elle à Libé, d’Europe 1 au Grand Journal de Canal +) aussi bien que de celles du milieu de la bande dessinée (éditeurs, festivals, lectrices et lecteurs), Buzz-moi raconte de manière vive et souvent drôle comment le tourbillon suscité par Fraise et Chocolat a été vécu par celle qui en est à la fois la créatrice, la protagoniste et l’analyste. Cependant, comme l’ont bien vu C(h)ris Reyns et Marina Gheno (2013) dans une étude intertextuelle fouillée, Fraise et Chocolat était dès le début comme condamné au succès. D’une part, la démarche d’Aurélia Aurita, qui retrace la passion sexuelle et amoureuse vécue avec Frédéric Boilet, auteur de bande dessinée de grand renom vivant à ce moment-là au Japon (l’histoire se déroule essentiellement à Tokyo), capte à merveille l’esprit du temps. On y retrouve une expression enjouée du féminisme pop, variante peu intellectuelle mais très charnelle de l’émancipation féminine dont Madonna fut une des icônes, tout comme s’y manifeste une émanation plutôt souriante du réalisme à scandale, celui du ‚tout dire‘, en l’occurrence d’un ‚tout montrer‘, dont l’écriture ‚sans tabou‘ de Christine Angot ou Virginie Despentes était dans ces années-là l’illustration très médiatisée. D’autre part, les confessions inhabituellement crues d’Aurélia Aurita et surtout ses dessins qui ne laissent aucune place à l’imagination tout en étant fort stylisés, apportent un élément neuf dans le monde de la bande dessinée, plus particulièrement de la bande dessinée érotique, depuis toujours un bastion presque exclusivement masculin. Aurélia Aurita - à noter toutefois que sur les couvertures de ses livres, le DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 11 Dossier pseudonyme 2 qui désigne une sorte de méduse s’écrit en effet avec double minuscule, comme pour marquer une distance par rapport à la posture d’auteur conventionnelle, encore très marquée du point de vue social et sexuel - parle en effet des choses du sexe sans la retenue jugée typiquement féminine, rivalisant même avec la franchise et le plaisir de choquer soi-disant recherchés par les hommes. Comme le fait remarquer Joann Sfar: Frédéric, mon gars, te voilà enfin devenu un personnage. Chenda raconte ce qu’elle veut sur toi, tu ne contrôles plus rien, brrr, ça doit être grisant. […] Ah, et pour une fois c’est une fille qui parle. Ho j’aimerais bien savoir faire parler mes personnages féminins aussi bien que ça. Oui mais elle, elle est une fille alors tu parles, ça vient tout seul. Moi, il faut que je simule l’hystérie pour prétendre à une telle joie érotique. Oh mais quel plaisir! D’habitude quand des filles parlent de cul en bande dessinée, c’est des punks pourrites qui parlent de leurs chaussettes sales. Je ne sais pas qui a pris l’initiative de prêter un crayon à une fille amoureuse, mais il faut que ça dure toujours, je veux dire il faut qu’elle en fasse plein, des histoires (Aurita 2014: 4). Un échange caractéristique de Fraise et Chocolat montre à quel point c’est maintenant la femme qui prend les devants et se montre d’une audace supérieure à celle de son partenaire, pourtant réputé pour la manière fort libre de montrer ses propres ébats sexuels, notamment dans L’Épinard de Yukiko, son livre le mieux connu (Boilet 2017): - Tu sais que tu es mignon quand t’es bourré? - Et toi, mon amour… C’que t’s belle! toute offerte… toute prête à être sautée! - Voui! - Mon Dieu, mais tu vois comment je parle, maintenant… Avant de te rencontrer, je disais encore „faire l’amour“! ! ! - Oui, et maintenant tu baises, tu fourres, tu tringles, tu m’enfiles et tu ne jouis plus, tu décharges! ! ! - Oh la la [sic]! ! ! Avec toi je redécouvre les raffinements de la langue française! ... après 15 ans de Japon, j’avais oublié qu’on pouvait jouir avec les mots! ! ! - Mais alors… ici, ils n’en ont pas autant? ... - Tu rigoles? Ils ont juste „faire le sexe“! (Aurita 2014: 128-129) Certains critiques ont pu taxer le travail d’Aurélia Aurita d’exhibitionnisme gratuit (Guilbert 2009). On imagine du reste assez que le feuilletage de Fraise et chocolat ait pu effaroucher plus d’un lecteur ou d’une lectrice non prévenus. Force est toutefois de constater que la réception globale du livre, sans jamais escamoter le côté salace de l’œuvre, insiste davantage sur d’autres aspects, comme par exemple la fusion du sexe et du sentiment, le goût de la liberté assumé comme une évidence et n’ayant donc plus besoin d’être revendiqué de manière militante, ou encore. À cela s’ajoute aussi la fraîcheur et la naïveté du style de l’autrice, style savamment et savoureusement proche du croquis, parfaitement approprié au régime du journal qui étaye largement la structure du livre. 12 DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 Dossier 2. Un, deux, trois: des livres à l’intégrale Peu d’attention a toutefois été accordée aux différences entre les deux volumes de Fraise et chocolat, sans solution de continuité chronologique (la coupure temporelle entre les deux livres ne coïncide par exemple nullement avec les périodes où l’autrice a dû rentrer en France pour le renouvellement de son visa) et que l’édition intégrale, avec l’ajout d’un long épilogue de trente-six pages, va transformer en véritable triptyque. Du premier tome au second, l’évolution est pourtant nette, moins sans doute sur le plan du style (encore que le trait d’Aurélia Aurita ne cesse de se faire de plus en plus pétillant) que sur celui des relations entre les deux amants et, plus généralement, de la position d’Aurélia Aurita sur les questions du sexe, du couple, de l’amour, du travail, bref de la vie. Le tome 1 est encore une histoire à l’eau de rose, certes à fortes doses de sexe plus que torride et apparemment sans le moindre tabou (le titre métaphorique du livre renvoie ainsi à deux aspects peu discutés et surtout peu montrés des rapports sexuels, comme ils le sont ici sans nulle pudibonderie: l’amour pendant les règles et la pénétration anale). Le tome 2 donne la suite de l’histoire, qui se trouve maintenant ponctuée de frictions, de doutes, d’usure au sein du couple. Le récit s’arrête pourtant avant la consommation de leur rupture, la dernière page du livre pointant même vers une sorte de nouveau départ. La véritable fin ne sera établie que quelques années plus tard, dans l’épilogue de l’édition intégrale, située plus de deux ans après la séparation avec Frédéric et presque sept ans après la publication du tome 2, dont la terminaison, répétons-le, se présentait à la manière d’un point final ‚ouvert‘, comme si, après toutes les crises décrites en long et en large, les deux amants avaient trouvé un équilibre certain et n’avaient plus qu’à vivre heureux pour l’éternité. En ce sens, l’épilogue de ce tome reprend, mais avec moins d’humour, la conclusion heureuse, un rien ironique mais également donnée pour heureuse et définitive, du tome 1 (il est d’ailleurs permis de se demander si Aurélia Aurita eût encore écrit ou publié le nouveau tome sans l’incroyable succès du livre précédent, mais ceci est évidemment une toute autre histoire). Dans l’épilogue de l’édition intégrale, en fait le troisième épilogue au sein de l’œuvre, les derniers chapitres des deux premiers tomes s’appelant eux aussi „épilogue“, la fin est une fois de plus heureuse, mais cette foisci toute différente et réellement définitive, la rupture avec Frédéric n’étant plus donnée comme impensable (tome 1) ou évitée (tome 2), mais comme irrémédiable: Chenda traverse une dernière crise, fait le point et finit par décider qu’„il est temps de tourner la page“ (Aurita 201: 365). Comme le montre cette longue description d’une intrigue qui paraît à première vue le simple témoignage chronologique d’une passion qui naît, puis se développe et enfin se dilue et meurt, l’architecture de Fraise et chocolat est complexe et mérite d’être regardée plus en détail. Les pages qui suivent se proposent de lire le travail d’Aurélia Aurita non pas comme un bloc uni et homogène, mais comme une création en devenir, où vie et œuvre se touchent et se heurtent de plusieurs manières. DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 13 Dossier 3. Commencement, milieu, fin: une chronologie enchevêtrée Toute publication de journal pose de complexes problèmes de temporalité, dont l’inévitable décalage entre les événements vécus et le temps de la rédaction ou, dans le cas d’une bande dessinée, du dessin et de l’écriture, puis de l’écart entre les temps de la genèse (temps vécu, temps de la notation, temps des retouches) et le temps ou les temps de la publication. C’est l’un des thèmes centraux de L’Emploi du temps de Michel Butor (1956) et l’un des traits distinctifs de l’entreprise autobiographique de Fabrice Neaud (1996-2002), parmi bien d’autres exemples. Afin de voir plus clair dans la structure de Fraise et Chocolat, voici un bref aperçu des trois grands niveaux temporels qui jouent un rôle dans la lecture des ouvrages. Fraise et Chocolat Tome 1 Fraise et chocolat Tome 2 Epilogue de L’intégrale Faits vécus 13 octobre 2004 - 13 janvier 2005 (brèves références textuelles, sans dessins, aux mois précédents) 17 janvier 2005 - 12 septembre 2005 (deux courts flashbacks, avec textes et dessins, situés respectivement en 1985 et 1994) février 2014 (largement composé de flash-backs, allant de la toute première rencontre, en janvier 2004, jusqu’à la rupture le 17 octobre 2011, en passant par les sept années de la relation amoureuse) Achevé d’écrire 12 février 2006 31 juillet 2007 21 avril 2014 Achevé d’imprimer mars 2006 octobre 2007 mai 2014 Ce schéma est bien sûr loin de reprendre tous les détails utiles. Les va-et-vient entre la France et le Japon n’y apparaissent pas. Il manque aussi la date de publication d’un livre sur lequel on reviendra plus loin: 286 jours de Frédéric Boilet et Laia Canada (2014). Il est toutefois facile d’en dégager une structure ternaire, que L’Intégrale laissera éclater au grand jour: la division aristotélicienne entre début, milieu et fin - et même très exactement dans cet ordre-là. Cette première chaîne est essentielle. On aurait tort de ne pas prendre au sérieux la progression des événements narrés dans un livre qui s’articule sur le mode du journal. On suit les étapes successives d’une passion, lesquelles s’avèrent vite plus complexes que les seuls rapports amoureux, érotiques, sexuels d’un couple. En passant de Fraise et chocolat à Fraise et chocolat 2, ce n’est pas seulement la nature des sentiments de Chenda à Frédéric Boilet qui change. On observe aussi une transformation non moins forte dans la perception des rapports entre hommes et femmes en général et dans la manière dont l’autrice voit sa propre position dans la société. Un des éléments décisifs dans le succès immédiat du premier tome de Fraise et chocolat était sans aucun doute la focalisation exclusive sur la relation sexuelle et 14 DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 Dossier amoureuse. Averti ou non, le regard du public n’avait guère le temps de se détourner du lit. De surcroît, cette relation était finalement conventionnelle, c’est-à-dire hétéronormative, quand bien même l’initiative sexuelle était prise autant par la femme que par l’homme, dans une égalité quasi parfaite qui aura plu aux lectrices sans trop déplaire aux lecteurs. Mais dès l’ouverture du tome 2, la situation évolue et elle n’arrêtera plus de le faire. Or, ce n’est pas seulement l’entente parfaite des deux amants qui s’ébrèche. En même temps se brise aussi l’heureux repli sur soi de la protagoniste, qui tout à coup se voit rappeler par un voisin de palier xénophobe ses „racines“ étrangères. Classée, c’est-à-dire déclassée, „non japonaise“, 3 Chenda se souvient alors avec douleur de brimades similaires subies à l’école maternelle, puis au collège. De la même façon, le splendide isolement hétéronormatif se casse au contact de rencontres faites en dehors du couple formé avec Boilet, par exemple dans un passage où la narratrice se fait draguer par une serveuse homosexuelle. Les traumatismes sociaux, ethniques, sexuels, soigneusement tenus à l’écart du premier tome de Fraise et chocolat, reviennent ainsi comme une sorte de refoulé dans le tome 2, même s’il importe de souligner que le ton d’Aurélia Aurita ne devient jamais aigre ou militant. Il est toutefois manifeste que l’héroïne de Fraise et chocolat 1 se trouve chassée du paradis, artificiel à sa façon, au cours du deuxième tome. Il suffit à cet égard de comparer la manière dont la conversation des amoureux aborde la question des différences entre femmes japonaises et françaises. Dans le premier tome, c’est encore un sujet de curiosité, qui prend vite une tournure salace pour rapidement finir au lit: - Euh… dis-moi, Frédéric… J’ai un peu honte de te demander ça, mais… est-ce qu’il y a une vraie différence entre les Françaises et les Japonaises. - Euh… eh bien… - (Quelle idiote! Mais pourquoi je lui ai demandé ça? ) - Mais enfin, Chenda… Je ne fais pas de différence, tu le sais bien… une femme est une femme! - (Ouf! on s’en sort bien! ) - Maintenant, c’est sûr qu’avec toi… - ? Quoi, Moi? - Eh bien toi, tu as peut-être un corps d’Asiatique… mais tu es bel et bien française! On peut dire que tu as les avantages des deux! - ? ? ? - Toi, tu sens toujours bon, comme une Japonaise… mais tu te laisses enculer comme une Française. - Oh, mon French lover… - … Ma Parisienne… (Aurita 2014: 132-134) Il en va tout autrement dans le tome 2, où l’on lit par exemple au cours d’une conversation où Boilet s’étend sur la cuisine japonaise: DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 15 Dossier - Je sais pas pourquoi, mais la cuisine japonaise n’est bonne qu’au Japon… C’est comme les Japonaises. - Co… Comment ça? ... Elles ne sont „bonnes“ qu’au Japon? ... - Eh… c’était pour rire! … Mais c’est vrai qu’ici, tout est fait pour qu’elles soient désirables! Une Japonaise, en France, elle n’osera pas se mettre en mini-j… - J’en ai marre de tes généralisations sur le Japon et les Japonaises. Les Japonaises par ci, les Japonaises par là… T’en parles comme si c’étaient des bagnoles! ! ! - Mais qu’est-ce qui te prend? ! ? Tu sais bien que c’est pas sérieux! Que je suis pas comme! ! Oh, et puis tu m’énerves, avec tes névroses! ! ! J’en ai assez de payer pour les 2 ou 3 connards qui t’ont manqué de respect dans ta petite vie! Tu devrais balayer devant ta porte avant de me faire chier! ! ! (Aurita 2014: 316-317) L’épilogue de L’Intégrale, que sa densité narrative et stylistique incite à lire comme un véritable troisième tome de la série, revient sur la rupture, plus exactement sur l’abattement et les accès de jalousie qui l’accompagnent. Il marque cependant, au bout d’une crise aiguë, un nouveau départ, en fait une vraie victoire personnelle. Au lieu de rêver de la continuation ou du redémarrage de la situation d’avant, cet épilogue débouche sur un sursaut, basé sur la confiance en soi et le courage de laisser le passé enterrer le passé. De ce point de vue, il reste peu de ce qui fut à l’origine de la formule à succès de Fraise et chocolat. Le centre de gravité s’est inexorablement déplacé du couple et du sexe à la création artistique (on voit maintenant Chenda prendre des leçons de piano et fermer le livre en chantant), comme s’il avait fallu toutes ces années pour que l’autrice réalise entièrement le sens d’une confession à Frédéric au début de leur relation. À l’amant qui lui dit qu’il rêve d’avoir un enfant, Chenda répond: - Ha ha… euh… en tous cas, ça sera pas avec moi! ! ! - Ah oui? ... - Moui… je suis moi-même bien trop enfant pour en avoir! - Encore à boire? ... - Oui! ! ! - Écoute… en ce moment, tu me dis que tu es amoureuse. - Oui! - Mais dans quelques années, voire quelques mois, quand la passion sera éteinte, que restera-t-il? - Si notre histoire est intéressante, un très beau livre. Tu vois, je me dis que mes albums, ce sont mes enfants… Je veux mettre toute mon énergie dans mes créations artistiques! (Aurita 2014: 24-26) Le ton ici reste encore celui du badinage. Quelques répliques plus loin la narratrice évoque aussi son désir de combiner le fait d’„être avec quelqu’un“ et „d’avoir plein d’amants“ (Aurita 2014: 28), chose que le tome 1, puis le tome 2 ne tarderont pas à contredire avec force, son amour de Frédéric ne tolérant aucun partage. À la fin du cycle, pourtant, l’aspiration à l’œuvre, à l’exclusion de tout le reste, devient la force motrice de l’écriture et le choix ne sera plus entre sexe et famille, mais entre dépression et création. 16 DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 Dossier 4. Raconter pour ne pas finir La structure ternaire qui organise L’intégrale n’est pas limitée au récit des trois temps d’une passion, ni aux trois tomes d’une mini-série. Elle affecte en profondeur l’architecture de l’œuvre, ainsi que le montrent l’emploi et le montage des épilogues aux moments stratégiques de Fraise et chocolat. Chacune des trois étapes de la publication comprend en effet un épilogue. Cependant, le statut de ces post-scripta varie considérablement d’une occurrence à l’autre. Aurélia Aurita prend appui sur cette forme d’hyperbate narrative, pour nous donner in fine des clés de lecture, elles aussi changeantes à travers le temps. À la fin du tome 1, on découvre un épilogue de cinq pages, elles-mêmes suivies d’une page d’avertissement qui parachève l’épilogue tout en bouleversant l’ordre de la lecture et du livre. L’épilogue proprement dit est un monologue de Chenda en train de repasser et de pop-philosopher sur l’amour avec le public auquel elle semble s’adresser. Ce moment de semi-méditation à voix haute est alors source d’une épiphanie sur l’amour et les types d’amants, que la narratrice partage en souriant avec son public imaginaire. Puis, les réflexions taxinomiques s’arrêtent pour donner lieu, sur une nouvelle page au verso de la fin de l’épilogue, à un nouveau clin d’œil: „L’histoire que vous venez de lire est une fiction, car je n’ai jamais, bien évidemment, de toute ma vie, repassé une seule des chemises de Frédéric“ (Aurita 2014: 142). Il se passe ici, en très peu de mots et quelques dessins minimalistes, énormément de choses. Remarquons d’abord que, dans l’épilogue, tout ancrage spatio-temporel fait défaut. On trouve bien un titre, „épilogue“, mais contrairement à la plupart des autres sections ou chapitres du journal, ce titre n’est suivi d’aucune indication de temps et de lieu (précisions qui ne seront données qu’en bas de l’avertissement final, page 142, sans qu’on puisse en déduire qu’elles s’appliquent aussi aux aveux qui précèdent). Qui plus est, les pages de l’épilogue ne mettent pas en scène le couple avec Frédéric, là où ce dernier - le couple aussi bien que Frédéric - occupait la quasi-totalité des pages jusque-là. Ce qui reste après les ébats sexuels, c’est Chenda et sa planche à repasser. De même, cet épilogue fait allusion à une conversation, toujours sur la question des types d’amoureux, non pas avec Frédéric, mais avec un certain Stéphane. Enfin, le passé composé de la page finale („je n’ai jamais […] repassé […]“, Aurita 2014: 142) marque une distance certaine par rapport à l’éternel présent du journal, comme si le personnage faisait un bilan de quelque chose qui relèverait désormais du passé. Mais le tout demeure ambivalent: est-ce que le référent de „l’histoire que vous venez de lire“ renvoie à la grande histoire de sa relation avec Boilet dans son ensemble ou seulement à la ‚petite‘ histoire - la corvée du repassage - détaillée dans l’épilogue? Le gros bon sens répondra en faveur de la première hypothèse, mais rien n’interdit de lire un peu entre les lignes. Et que penser du fait qu’on voit Chenda repasser un t-shirt et un pantalon, mais pas de chemise: une autre invitation à lire entre les lignes et à comprendre qu’elle n’a jamais repassé les chemises mais bien les pantalons et les t-shirts de son grand amour? DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 17 Dossier Au-delà du clin d’œil ironique, presque de femme à femme, la page finale varie sur la formule de dénégation stéréotypée qu’on trouve souvent au seuil des romans réalistes, voire basés sur des faits, qu’on cherche à faire lire comme des fictions: „Toute ressemblance avec des noms existants et des situations réelles serait purement fortuite“. La clausule du tome 1, qui paraît juste drôle et amusante, procède donc à une véritable refonte, en dernière instance, du livre qu’on s’apprête à fermer, à la fois quant à son ordre (Aurélia Aurita dévoile à la fin ce qui normalement aurait dû se dire au début) et quant à sa signification (on glisse du témoignage à l’invention pure). Bref, à la toute fin, on se rend compte que Fraise et chocolat est une œuvre encore en cours, dont la signification reste ouverte, non seulement pour le lecteur mais aussi pour l’autrice. Un livre lu sur le mode de l’autobiographie garantie 100% n’est peut-être pas totalement dénué d’éléments fictionnels, quand bien même cette part d’invention fait à son tour l’objet d’une dénégation: ce n’est pas parce que Chenda n’aurait jamais repassé les chemises de Frédéric que l’histoire d’amour et de sexe dont cette petite scène ménagère fait partie ne serait pas authentique. Certes, mais quand même… Le jeu des faits et de la fiction est familier de ce genre d’oscillations où tout déni a valeur d’aveu et inversement. Quelle que soit la manière dont on lit cet épilogue à deux temps, il y a au moins une conclusion qui s’impose, même si cela reste une non-conclusion: on ne sait pas vraiment comment se termine l’histoire de Chenda et Frédéric, on ne sait même pas si elle continue ou continuera encore, on ne sait surtout pas par quel bout la prendre. Autant de façons de terminer une aventure tout en laissant une porte ouverte à de possibles continuations. Il importe de rappeler à cet égard que Fraise et chocolat, qui ne s’intitulait pas Fraise et chocolat 1, n’était pas programmé pour lancer une série: le volume n’est devenu tome premier que chemin faisant, grâce à son propre succès… L’épilogue du tome 2, qui paraît tenir en une seule page, se trouve lui aussi au cœur d’un dispositif étagé, à trois temps mais aussi à trois registres, qui, tous, déplacent la lecture à première vue univoque, celle de la poursuite des jeux érotiques des deux amants. En regard de la page d’épilogue - dans le travail d’Aurélia Aurita, le travail sur la double page est toujours essentiel - se découvre un autre dessin, lui en pleine page, qui interrompt brutalement la chronologie du journal. On y voit la tombe de „ BOILET Frédéric“, devant laquelle se recueille une vieille dame, aperçue de dos et s’appuyant sur une canne. Bel exemple de prolepse narrative, soit, comme définie par Gérard Genette dans Figures III. Discours du récit: „toute manœuvre narrative consistant à raconter ou évoquer d’avance un événement ultérieur (au point de l’histoire où l’on se trouve)“ (Genette 1972: 105). Banale, cette anticipation? Sentimental, ce rêve d’un amour au-delà de la mort? Une fois de plus, c’est l’ordre des unités, puis certains détails, à l’instar de ce que nous avons pu observer au moment de l’insertion des pages d’épilogue dans le tome 1, qui vont perturber le caractère apparemment simple et transparent de cette conclusion. Il eût en effet été plus logique de nous montrer d’abord la page d’épilogue avec le dénouement heureux d’une passion érotique et amoureuse mise à rude épreuve tout 18 DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 Dossier au long du tome 2, puis de continuer, en belle page, par l’anticipation rêvée ou souhaitée d’un lien sentimental capable de traverser le temps - et de le faire sans entamer en rien l’éclat des débuts: le portrait en médaillon sur la tombe de Frédéric le représente en jeune homme, non comme quelqu’un du même âge que celui de la dame du cimetière. L’inversion des deux scènes qui fait précéder une scène de sexe jubilatoire par une évocation apaisée mais funéraire, insinue que la page d’épilogue avec l’ultime scène de sexe du livre relève elle aussi du même registre fantasmatique ou imaginaire que la visite au cimetière. L’épilogue cesse alors d’être le dernier maillon du récit érotique de Fraise et chocolat 2, soit une nouvelle entrée du journal ajoutée en dernière minute à une histoire déjà close, pour devenir pure spéculation, un insert fictionnel dans un tout qui se donne à lire par ailleurs comme entièrement factuel. On retrouve ainsi le jeu sur fait et fiction qui a pu faire sourire à la fin du tome 1 mais qui prend ici une tonalité plus grave, comme si le nouvel épilogue était surtout une projection destinée à conjurer la crainte de l’avenir. On notera aussi que le dispositif se prolonge d’un troisième temps, de nouveau placé au verso de l’épilogue dessiné: une dédicace finale, qui ne fait plus aucune mention de Frédéric, comme si l’amant était déjà rayé de la carte (le livre est dédié à trois autres personnes, un peu comme dans l’épilogue du tome premier où la conversation avec „Stéphane“ se substituait déjà aux échanges avec Frédéric). Autrement dit: la manière dont s’achève Fraise et chocolat 2 est plus ambivalente encore que ce qu’on avait lu dans les dernières pages du volume précédent. 5. Tourner la page Avec la publication de L’intégrale, les voiles se lèvent. Le cadre ou paratexte de ce livre est de prime abord la synthèse des deux volumes déjà parus. D’une part, l’illustration de couverture (Fig. 1) reprend celle de Fraise et chocolat 1, placée sous le signe de l’érotisme triomphant de la femme. L’image représente Chenda au-dessus de Frédéric, les positions du haut et du bas étant aussi symboliques que sexuelles. Elle montre aussi le partenaire féminin du couple dans une posture presque agressive: Chenda mord le menton de Frédéric; elle ne sourit pas, en grand contraste avec l’expression béate de Frédéric; elle garde aussi les yeux ouverts pendant l’amour, à la différence complète de son amant; enfin, ses yeux inquisiteurs ne sont pas sans rappeler le regard féroce des samouraïs qu’on connait des estampes japonaises. 4 D’autre part, sur le rabat intérieur de la couverture, L’Intégrale reproduit aussi la photo de l’autrice utilisée dans Fraise et chocolat 2 (Fig. 2). Cette image est beaucoup plus proche de la déclaration d’indépendance sexuelle faite par Aurélia Aurita tout au long de son œuvre que l’illustration plus conventionnelle de la première couverture du tome 2, avec Frédéric en position supérieure et Chenda souriante, les yeux fermés. DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 19 Dossier Or, les deux faces et le dos de la couverture de l’édition intégrale sont occupés par une grande image photographique, du même rouge que le fond de l’illustration et „lisible“ seulement quand on passe de la première (Fig. 3) à la quatrième de couverture (Fig. 4), où la photographie devient vraiment figurative (en première couverture, on ne distingue que des formes abstraites; en quatrième de couverture ces formes se transforment en les corps de Chenda et Frédéric, dans une position qui se veut une réplique photographique du dessin au recto). Fig. 1: Aurita © LES IMPRESSIONS NOUVELLES, 2021 Fig. 2: photo F. Boilet © LES IMPRESSIONS NOUVELLES, 2021 20 DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 Dossier Fig. 3: Aurita © LES IMPRESSIONS NOUVELLES, 2021 Fig. 4: Aurita © LES IMPRESSIONS NOUVELLES, 2021 DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 21 Dossier En fait, la véritable signification de ce montage ne se fait jour qu’à travers la lecture du nouvel et troisième épilogue. L’édition intégrale ne se contente pas de réunir les tomes 1 et 2 de Fraise et chocolat, elle y ajoute une longue clausule, de nouveau intitulée „épilogue“, et c’est par rapport à cet addendum qu’il convient de lire l’image photographique en couverture. La photographie fonctionne en effet à deux temps: au niveau de la seule couverture, elle redouble l’illustration dessinée; au niveau du livre pris comme un ensemble, elle est une réplique, plus exactement une revanche, à la publication qui est au cœur de ce nouvel épilogue, à savoir 286 jours, le journal photographique à quatre mains de Frédéric Boilet et de Laia Canada, sa nouvelle amante rencontrée six mois à peine après la rupture avec Chenda (le 17 octobre 2011, apprend-on dans cet épilogue). 286 jours documente la période qu’a duré ce nouvel amour de Frédéric, du 26 juin 2012 au 27 avril 2013, c’est-à-dire terminée déjà au moment où Aurélia Aurita entreprend la composition du dernier épilogue en vue de la sortie de L’Intégrale (au cours du mois d’avril 2014, lit-on dès le début). Le chagrin amoureux et la jalousie sont encore tels que pendant sa lecture de 286 jours, Chenda ne peut que „défigurer“ la création photographique de Frédéric et Laia, d’abord en la transformant en dessins (l’épilogue de l’intégrale redessine plusieurs pages de 286 jours), puis en y substituant une autre photographie, la „sienne“, prise par Frédéric au moment de leurs amours et donc „volée“ par l’autrice pour se venger du double affront d’avoir été remplacée au bout de quelques mois et d’avoir à lire, à regarder, à subir le compte rendu, lui aussi „sans tabou“, d’une expérience similaire à celle qu’elle a vécue avec Frédéric, mais produite cette fois par lui en collaboration avec sa nouvelle partenaire. Ainsi, la lecture de L’Intégrale change de registre: l’humour, le clin d’œil, le fantasme, l’évasion, le plaisir, s’effacent au profit d’un réel qui ne cherche plus à broder sur le thème classique du vrai et du faux, des faits et de la fiction. Le mode du divertissement cède la place au mode de l’aveu sans fard, sans complaisance, sans pitié - mais aussi non sans courage. L’épilogue de L’Intégrale parcourt en effet la durée complète de l’histoire de Chenda et Frédéric, mais pour en livrer cette fois les documents bruts, les croquis et les textes du journal non retravaillés, non embellis. Les citations les plus cruelles sont celles du journal, non encore réécrit ou travesti dans l’euphorie de l’autrice vivant un amour fou et décidée coûte que coûte à en faire un „très beau livre“ (Aurita 2014: 26): 30 août 2005 Ce que je me sens isolée, ici. Je ne comprends pas le japonais, difficile de rencontrer des gens. J’ai déjà tout le côté charnel avec Frédéric. Mais j’ai besoin d’amis. J’aimerais parler des livres que j’ai aimés, des films que j’ai vus. Je n’y arrive pas avec Frédéric. Il ne m’écoute pas. Nous ne communiquons que par monologues. Les siens, les miens. Alors que nous sommes attentifs au plaisir de l’autre quand nous faisons l’amour (Aurita 2014: 34). Ce que nous révèle le troisième épilogue indique à quel point Chenda s’est fait prendre à son propre piège, enjolivant une réalité souvent sombre et déprimante. La fin, 22 DOI 10.24053/ ldm-2022-0003 Dossier au bout de L’Intégrale, est sans retour et l’ironie des épilogues antérieurs (le brouillage des faits et de la fiction dans le tome 1, les spéculations et projections dans le tome 2) n’a plus lieu d’être. En même temps, cette prise de conscience, si tardive et douloureuse soit-elle, est avant tout une libération. Le tressage vertigineux des divers dispositifs de l’épilogue, puis la transformation progressive du retour de l’autrice sur son propre récit, sont la preuve qu’Aurélia Aurita a dépassé le vécu immédiat, sans plus l’agrémenter, voire l’imaginer de toutes pièces, mais dans l’effort d’en faire à la fois un livre et plus qu’un livre, trouvant enfin la force de „[…] tourner la page. Il est grand temps […]“. Et cette fois, il n’y aura plus de place pour un nouvel épilogue aux épilogues. Aurita, Aurélia, Fraise et chocolat, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2006. —, Fraise et chocolat 2, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2007. —, Je ne verrai pas Okinawa, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles. —, Buzz-moi, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009. —, Fraise et chocolat, l’intégrale, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2014. Aurita, Aurélia / Maier, Corinne, Ma vie est un bestseller, Paris, Casterman, 2015. Boilet, Frédéric, L’Épinard de Yukiko, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2017 [2001]. Boilet, Frédéric / Canada, Laia, 286 jours, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2014. Butor, Michel, L’Emploi du temps, Paris, Minuit, 1956. Genette, Gérard, Figures III. Discours du récit, Paris, Seuil, 1972. Guilbert, Xavier, „Fraise et chocolat de Aurélia Aurita“, in: Du 9, 2006, www.du9.org/ Fraise-et- Chocolat (consulté le 08.04.2021). Lavocat, Françoise, Fait et fiction: pour une frontière, Paris, Seuil, 2016. Lejeune, Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. Neaud, Fabrice, Journal (4 tomes), Angoulême, Ego comme X, 1996-2002. Reyns, C(h)ris / Gheno, Marina, „De ,Fraise et chocolat‘ à ,Buzz-moi‘ d’aurélia Aurita [sic]. D’un journal érographique à la mise en scène d’une mise à nu dans le contexte du tout dire‘“, in: Image [&] Narrative, 14, 1, 2013, 105-129. 1 Ce livre servira de modèle à une collaboration avec Corinne Maier, Ma vie est un bestseller (Aurita 2015). 2 Le nom de l’autrice, d’origine sino-khmère mais née en région parisienne en 1980, est Hakchenda Khun, „mais mes parents m’appellent Chenda“ (Aurita 1014: 270). Il y a déjà là un premier indice de la rupture du pacte autobiographique défini par Philippe Lejeune (1975), avec sa coïncidence des noms de l’auteur, du narrateur et du personnage. 3 Sur les démêlés de l’autrice avec les douanes et les services d’immigration japonais, cf. Je ne verrai pas Okinawa (Aurita 2008). 4 Il n’est pas interdit d’y ajouter une autre inversion, celle du stéréotype occidental qui veut que la pureté de la femme soit signalée par la couleur blonde des cheveux et la pâleur de sa peau, là où l’agressivité du partenaire masculin s’exprime par une peau plus sombre et des cheveux foncés.