eJournals lendemains 47/185

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0008
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2022
47185

„Ce n’est pas réel mais c’est vrai.“

121
2022
Maxi Bräuer
Imke Heine
Karen Struve
ldm471850084
84 DOI 10.24053/ ldm-2022-0008 Dossier Maxi Bräuer / Imke Heine / Karen Struve „Ce n’est pas réel mais c’est vrai.“ Interview avec Lou Lubie Lou Lubie: Bonjour et bienvenue dans mon atelier. Je suis autrice de bande dessinée. J’ai aussi brièvement fait du roman au début, mais j’ai plus un ADN de scénariste. Ce qui m’intéresse, c’est de développer des histoires, des concepts. Le dessin est une compétence que j’ai apprise beaucoup plus tard. C’est vraiment un outil dans mon travail. Donc je ne me considère pas du tout comme une dessinatrice. Mon centre d’intérêt se trouve vraiment dans l’essence, dans le cœur, le scénario, le concept - plus que dans le visuel. Maxi Bräuer / Imke Heine / Karen Struve: Qu’est-ce qui a déclenché votre intérêt pour la BD? Lisiez-vous des BD ou des mangas dans votre enfance? L. L.: J’avais des bandes dessinées à la maison quand j’étais petite. Au début, c’étaient pas mal de BD franco-belges et américaines: des classiques comme Astérix, Calvin et Hobbes ou Garfield. En effet, j’ai grandi avec ça, jusqu’à ce qu’on m’offre, quand j’étais adolescente, Lanfeust de Troy qui est une série de fantasy plutôt humoristique dans la bande dessinée. Je lisais énormément de romans de fantasy. Plus tard, j’ai découvert le roman graphique avec Blankets de Greg Thompson, qui est vraiment très, très bien. C’était un propos beaucoup plus axé sur les émotions. Et je me suis juste dit: wow! Mais je ne me projetais pas du tout comme autrice de bande dessinée. Moi, je me voyais plus comme romancière parce que je n’étais pas très à l’aise en dessin. C’est vraiment petit à petit que ça s’est fait. Mais ça n’a jamais été une vocation depuis toute petite. M. B. / I. H. / K. S.: Est-ce qu’il y a des bédéistes spécifiques qui ont influencé votre œuvre? Dans quelle mesure? Y a-t-il des bédéistes féminines qui étaient vos idoles? L. L.: Déjà, je ne fais pas de distinction entre les hommes et les femmes. Je juge le travail et non pas le genre de la personne qui le fait. Au-delà de ça, j’ai du mal à citer des noms parce qu’il n’y a pas de grand maître qui aurait pu m’inspirer. En scénario, je m’incline devant Hubert, qui est un des meilleurs scénaristes que j’ai lus. Peutêtre le meilleur. Il a travaillé dans plein de genres différents avec toujours un très grand talent, mais je l’ai découvert assez tard. Je crois que j’ai grappillé beaucoup DOI 10.24053/ ldm-2022-0008 85 Dossier de choses dans beaucoup de livres sans pouvoir vraiment parler d’une influence en particulier. M. B. / I. H. / K. S.: Vous avez fait des études dans le domaine du jeu vidéo. Quelle est votre relation avec le monde numérique? Quelle est l’influence du jeu vidéo sur vos BD? Y a-t-il une analogie entre la narration des BD et des jeux vidéo? L. L.: Clairement, je suis une digital native jusqu’au fond de mon ADN . J’ai fait des études de Game Design, c’est-à-dire sur la conception du jeu vidéo, donc rien à voir avec l’aspect esthétique. C’est vraiment l’aspect de l’interactivité qui m’a beaucoup intéressée à l’époque et qui continue de me diriger dans mon travail en bande dessinée: je conçois souvent mes bandes dessinées comme des expériences. Dans des démarches artistiques ou personnelles où je veux exprimer ce qui est au fond de moi, je suis vraiment plus dans une démarche d’accessibilité, d’ouverture. Pour vous donner un exemple: quand j’ai conçu La fille dans l’écran, je savais que ce serait une bande dessinée où l’on a deux personnages qui vont être sur deux pages en vis-àvis, qui vont s’échanger des messages. À ce moment-là, il n’était pas question qu’il s’agisse de deux femmes, cela aurait pu être un homme et une femme. Il n’était pas question que cela se passe entre le Québec et la France. C’est vraiment ce concept d’échange et de parallèle qui était au centre et ensuite, tout le reste est venu se greffer dessus, au fil de nos discussions avec Manon qui interprète Coline. Et pour moi, la réflexion se fait dans ce sens-là: d’abord un concept, d’abord quelque chose à partager et ensuite, on réfléchit à la forme, à la narration et au dessin. M. B. / I. H. / K. S.: Dans quelle mesure votre projet collaboratif intitulé le Forum Dessiné 1 est-il une inspiration artistique? L. L.: Le Forum Dessiné, c’est tout: c’est la base, je pense, de toute ma carrière. C’est vraiment là où j’ai appris à faire des choses par moi-même et cela a une influence énorme. Pour être sincère, c’est sur le Forum Dessiné que j’ai appris à dessiner. Quand je l’ai fondé, il y a bientôt treize ans, je dessinais, mais je dessinais à peine. Et en fait, je voyais déjà le dessin comme un moyen de communication. J’ai donc fondé un forum où on venait communiquer par le dessin. Et le dessin était en effet un moyen ou un outil - ce n’était pas le but. Il n’était pas indispensable de bien dessiner. Et cela m’a beaucoup motivée de dessiner pour être avec des gens, de vivre des histoires par les dessins. J’ai posté un peu plus de huit mille dessins en dix ans. J’ai appris parce que c’est en pratiquant que l’on peut apprendre une compétence. Clairement, sans le Forum Dessiné, je ne saurais pas dessiner. Je n’aurais pas été capable de faire de la bande dessinée. J’aurais peut-être été romancière. Mais le Forum Dessiné a tout changé. Il en résulte que je ne fais que de la bande dessinée numérique, c’est-à-dire que je ne sais pas dessiner avec un papier et un crayon. Je suis très mal à l’aise quand on me demande de le faire parce que ce ne sont pas des outils que j’aime ou que je 1 www.forum-dessine.fr/ forum. 86 DOI 10.24053/ ldm-2022-0008 Dossier maîtrise. Moi, je suis toujours à la tablette avec Photoshop sur mon ordinateur. Je suis purement dans le numérique. M. B. / I. H. / K. S.: Comment avez-vous développé votre style (si c’est un seul style)? L’emploi des couleurs, par exemple, nous semble fascinant et impressionnant. L. L.: Je trouve ça très compliqué comme question parce que je ne sais pas ce qu’on appelle ‚un style‘. Il se trouve que mes habitudes de dessin font que j’ai un trait, mais c’est difficile d’en dire plus. En ce qui concerne la question sur l’emploi des couleurs, il faut dire que je déteste faire la couleur comme à peu près tout ce qui est lié à la partie esthétique. C’est un peu difficile pour moi de prendre en charge la couleur. Sur Goupil ou face et sur mon prochain livre sur les contes de fée, je fais de la bichromie, c’est-àdire qu’il y a seulement deux encres: généralement un violet-noir sombre et une couleur pour venir rehausser, comme de l’orange ou du jaune. Cela me permet de traiter la couleur comme une information plutôt que comme une ambiance. C’est-àdire que ce sont des niveaux de gris et que je me demande: Qu’est-ce qui est une information principale que je veux mettre en valeur? Qu’est-ce qui est une information secondaire? Je vais juste dans les contrastes, mais je n’ai pas besoin de définir des couleurs. Ce sont uniquement des nuances. Sur La fille dans l’écran, j’avais besoin de faire la couleur parce qu’il fallait venir répondre à Manon qui allait travailler en noir et blanc. Et en effet, je me suis déterminé une palette extrêmement limitée de couleurs que j’ai d’ailleurs honteusement volée à un autre livre - personne ne le saura jamais! (Elle rit.) Sur L’homme de la situation, la couleur était vraiment indispensable pour donner de la profondeur à l’univers. Pour la première fois, j’ai fait appel à une coloriste dont c’était le premier travail, mais qui avait vraiment un œil pour l’expressivité de l’émotion en couleur. J’ai travaillé en lui donnant des ressentis que je voulais faire passer, quelque chose d’un peu surnaturel, inquiétant, et elle le transcrivait en gamme colorée. Elle a fait un travail extraordinaire. M. B. / I. H. / K. S.: Comment la relation entre les images et le texte a-t-elle changé au fil de vos œuvres? L. L.: Ce n’est pas vraiment une question de ‚changer‘ mais une question de s’adapter. Goupil ou face ou mon prochain projet sur les contes des fées sont des œuvres très didactiques. On a la narration et le dialogue dans la bande dessinée, mais aussi un texte extérieur qui va expliquer et mettre en scène. À l’inverse, dans La fille dans DOI 10.24053/ ldm-2022-0008 87 Dossier l’écran ou L’homme de la situation, on n’a que des dialogues et je mets un point d’honneur à ne jamais mettre de bulles de pensée ou de didascalies pour situer l’action. Donc je pense que ça s’ajuste selon les œuvres et c’est difficile de faire une généralité parce que je touche à des genres qui sont très différents. On peut difficilement comparer des choses qui sont aussi variées. M. B. / I. H. / K. S.: À notre avis, on y trouve une variété impressionnante de styles, de genres et de sujets quand nous pensons à vos BD des dix dernières années, d’Un créole en métropole (2011) à L’homme de la situation (2021). Dans quelle mesure adaptez-vous votre conception graphique au sujet que vous traitez? L. L.: On ne peut pas parler de sujets dans des tons différents avec le même mode d’expression. Quand je parle de L’homme de la situation, c’est un thriller. Par exemple, graphiquement, j’avais besoin de dessins qui soient un peu plus réalistes. Si je fais de petits bonshommes mignons comme dans Goupil ou face, les gens ne vont pas avoir peur, les gens ne vont pas s’identifier et croire à la réalité de cet univers. Donc, pour L’homme de la situation, j’ai créé un dessin qui est extrêmement réaliste pour moi. J’ai poussé le plus loin possible sur mon trait qui n’est pas naturellement très détaillé. C’était difficile, vraiment. Graphiquement, ça a été une bande dessinée qui a été difficile à réaliser justement parce que j’étais obligée d’aller chercher du décor concret et des mains avec cinq doigts - des choses que je fais rarement, d’habitude. C’était un exercice nécessaire. Pour le prochain, je suis dans un registre beaucoup plus analytique, didactique. À nouveau, je pourrai revenir à quelque chose de très léger - comme ça fait du bien! (Elle rit.) M. B. / I. H. / K. S.: Quels sujets vous intéressent particulièrement? Ou plutôt, quels sujets s’intéressent à vous? L. L.: C’est difficile de vous répondre parce que je m’intéresse à beaucoup de choses et que je saute vraiment d’un sujet à l’autre selon les bandes dessinées. Après, parfois, il y a des liens qui se font. La fille dans l’écran était par exemple une bande dessinée très féminine avec deux héroïnes. Le personnage masculin, Vincent, le compagnon de Marley, était complètement au second plan et brossé rapidement, sans nuances. C’est un personnage dont je ne suis pas particulièrement fière parce qu’il était juste là pour être le méchant compagnon. J’aurais aimé qu’il soit un peu plus fin. Ensuite, pour L’homme de la situation, cela m’a donné envie d’essayer d’être un peu plus fine sur un traitement de personnage masculin et de m’intéresser à un vécu d’homme dans une société qui évolue pour être plus inclusive vis-à-vis des femmes. Et voilà, il y a une certaine analogie. Et puis, je passe aux contes des fées, ce qui n’a aucun rapport. Je ne sais pas si on peut considérer qu’il y a un fil directeur dans les sujets qui m’intéressent. M. B. / I. H. / K. S.: Qu’est-ce qui est important pour la création d’une histoire qui touche les lecteurs et les lectrices? Est-ce que vous vous adressez à un public spécifique (des jeunes, des hommes, des femmes)? 88 DOI 10.24053/ ldm-2022-0008 Dossier L. L.: Non, je ne m’adresse pas à un public spécifique. Je trouve que c’est une grosse erreur de segmenter. Pour vous donner une petite anecdote: Quand je vais en dédicace pour La fille dans l’écran, c’est cette BD où il y a deux jeunes femmes qui s’embrassent sur la couverture, je vois assez clairement qui vient. Ce sont des femmes, des jeunes femmes, des femmes lesbiennes. Et en fait, quand il y a un homme qui vient d’acheter cette bande dessinée, généralement, il me dit: „Je l’achète pour ma copine.“ Et on la dédicace toujours pour la copine. Ça n’empêche pas l’homme en question de lire la bande dessinée après coup et de l’apprécier. Quand je dédicace L’homme de la situation, je vois beaucoup d’hommes blancs de cinquante ans et plus parce que ça leur parle et parce que c’est un format de bande dessinée qui est un peu plus thriller. Ces gens-là ne viennent jamais me voir sur les autres titres. Et à la fin, on a „des BD de jeunes pour les jeunes“, „des BD d’hommes pour les hommes“ et „des BD de femmes pour les femmes“, ce qui contribue à renforcer un écart des stéréotypes et des choses qui sont extrêmement dommageables. Ce sont des catégories que j’ai un peu envie d’abattre, c’est-à-dire que j’ai envie de faire de la bonne BD plutôt qu’une BD pour tel ou tel type de personne. Je sais que tout le monde est capable d’apprécier tous les types de BD. La difficulté, c’est d’aller les apporter à tout le monde et ne pas donner l’impression que telle BD est par exemple pour les petits garçons parce qu’il y a un petit garçon sur la couverture. Ce sont les erreurs que l’on fait sur l’adressage des bandes dessinées. M. B. / I. H. / K. S.: Est-ce que vous êtes une scénariste et dessinatrice qui crée des BD féminines? À votre avis, est-ce qu’on pourrait parler d’une ‚écriture féminine‘ dans la BD en général? L. L.: Mais non! Je sais qu’il y a une tendance à le faire et je comprends la nécessité de faire émerger une écriture qui mette en avant les femmes parce que ça manque, parce qu’on a du retard là-dessus. Pour autant, je pense que catégoriser une écriture féminine qui parle des femmes, qui est écrite par des femmes, c’est un peu enfoncer le problème. Moi, je veux être une bonne autrice, de mon genre. Je veux juste faire de la bonne bande dessinée. Je veux que ce soit de qualité pour que n’importe qui puisse la prendre, la lire et passer un très bon moment. Je n’ai pas du tout envie qu’on s’arrête au fait que je suis une femme ou que j’écris pour les femmes. Ce n’est pas possible pour moi. C’est même quelque chose qui m’énerve quand on me réduit à ça et qu’après, on est surpris que je puisse avoir un personnage principal masculin comme si ce n’était pas pour moi. Je trouve ça vraiment dommage. M. B. / I. H. / K. S.: Dans vos albums, vous jouez avec les stéréotypes des genres et vous les liez à des défis émotionnels: une fille pleine d’énergie cyclothymique, deux femmes qui tombent amoureuses l’une de l’autre, un homme doux et finalement hanté par ses démons… Comment est-ce que vous arrivez à créer des individus plutôt que des clichés? DOI 10.24053/ ldm-2022-0008 89 Dossier L. L.: Je pense que c’est lié au fait que je ne me perçois pas comme une scénariste qui manipule les ficelles des personnages à la troisième personne. J’incarne les personnages à la première personne, peu importe que ce soit autobiographique ou complètement fictionnel. Le meilleur exemple est Marley dans La Fille dans l’écran, un personnage fictif que j’ai conçu et qui ne me ressemble pas du tout. Pourtant, Marley, je l’ai jouée, je ne l’ai pas dessinée ou écrite, mais je l’ai incarnée comme un rôle. On voit l’influence du Forum Dessiné où on incarne un avatar et où on vit son aventure. Et quand je parle d’histoires que j’ai vécues sous forme dessinée, justement, je dis que je les ai vécues. J’ai incarné Marley comme une actrice aurait pu incarner son rôle au cinéma. Je lui ai prêté ma façon d’écrire, ma façon de dessiner mais je me suis glissée dans son rôle, j’ai vécu ses sentiments amoureux, je l’ai ‚accompagnée‘ dans les rues de Montréal. Donc, je pense que c’est pour ça que beaucoup de gens pensent que c’est autobiographique parce qu’il y a de vraies émotions dedans, mais ça ne veut pas dire que c’est réel. Ce n’est pas réel mais c’est vrai. M. B. / I. H. / K. S.: Est-ce que vous pensez que c’est surtout la BD qui permet de raconter la vie intérieure des humains grâce à toutes ses possibilités graphiques et textuelles? Par exemple, dans votre BD actuelle L’homme de la situation, vous utilisez la caméra comme un objet qui arrive à démontrer l’inexistence des démons intérieurs dont souffre le protagoniste. L. L.: Non, je ne pense pas que la BD s’y prête le mieux parce qu’il y a beaucoup de limites. Par exemple, les romans permettent d’exprimer beaucoup plus son monde intérieur parce que les mots sont plus précis, il y a beaucoup plus de place. Donc le roman est peut-être plus adapté. Pour moi, la bande dessinée est un média comme un autre. Un média que je ne voulais pas forcément faire au début puisque je voulais être romancière. Après, je voulais faire du jeu vidéo mais ça nécessite de très grosses équipes et c’est plus difficile d’avoir le propos d’un auteur. Donc je suis arrivée à la bande dessinée parce que cela me permet d’être plus visible par rapport au roman, où il y a beaucoup de livres sur les tables. Je pense que la BD me permet d’avoir un propos unique. Mais je ne pense pas qu’il y ait une supériorité de la bande dessinée. M. B. / I. H. / K. S.: Où voyez-vous les avantages et désavantages des albums par rapport aux séries? Pourquoi avez-vous pour l’instant choisi de publier uniquement des albums? À notre avis, la fin de La Fille dans l’écran et de L’homme de la situation est plutôt ouverte. Est-ce que vous y voyez du potentiel pour une suite? L. L.: Je n’ai pas publié uniquement des albums mais deux débuts de série: Jours sombres chez les yaourts et L’île au temps suspendu qui sont parus en 2010/ 2011. Mais les suites ne sont pas rentables et les éditeurs n’hésitent pas à les arrêter en cours de route. Pour l’immense majorité des séries, le tome deux se vend en moyenne deux fois moins que le tome un et ainsi de suite, c’est pour ça que ça s’arrête souvent avant la fin. Les séries tombent fréquemment dans l’oubli parce que 90 DOI 10.24053/ ldm-2022-0008 Dossier ce n’est pas rentable, donc travailler sur les one-shots est à la fois un moins gros risque pour l’éditeur parce qu’il va financer un seul album sans autre engagement. En tant qu’autrice, j’aime changer de thème, changer de registre, explorer des choses différentes, donc si je devais passer cinq ans à travailler sur un propos, un personnage, un sujet, ça risquerait d’être un peu long. L’album, le one-shot me convient bien mieux. La Fille dans l’écran et L’homme de la situation n’ont pas de fin ouverte. Ce sont des fins complètes. Par économie, souvent de place et de temps, je ne veux pas forcément faire la fin après la fin et donner des détails sur le bonheur éternel des personnages. C’est vrai que pour ces deux livres, je me suis arrêtée juste au moment où l’intrigue se résout pour laisser la suite à l’imagination des gens. Mais une suite n’est pas prévue. M. B. / I. H. / K. S.: On a remarqué un certain changement dans votre œuvre qui part de la création plutôt autobiographique et instructive (Un créole en métropole de 2011 et Goupil ou face de 2016) pour aller dans une direction plus fictive (La Fille dans l’écran de 2019) voire fantastique (L’homme de la situation de 2021). Pourtant, le fil rouge est la confrontation avec les émotions, notamment l’angoisse et les troubles psychiques, et un sens de l’humour magnifique. Est-ce que vous êtes d’accord avec cette lecture selon laquelle vos œuvres se dirigent vers le fantastique ou même vers le merveilleux (aussi concernant votre projet actuel sur les contes de fées)? L. L.: Je réponds non. Il faut savoir que j’ai commencé avec de la fiction un peu fantastique. Mon premier roman s'appelait Hallucinogène. C’était l’histoire d’un jeune garçon, un lycéen, qui peut voir ce que les gens imaginent. Donc, on était déjà sur quelque chose qui était un peu psychologique et en même temps fantastique et très humain. J’ai grandi dans la littérature d’imaginaire, de fantasy, c’était là depuis le début. Après, c’est plus facile de faire de l’autobiographie que de la fiction. La preuve: tout le monde en fait, tout le monde parle de son nombril sur les réseaux sociaux par exemple. Je pense que pour démarrer c’était peut-être plus facile de mettre le pied à l’étrier comme ça. La Fille dans l’écran, c’est de la fiction, L’homme de la situation c’est de la fiction non-réaliste. Mon livre sur les contes de fée n’est pas dans le genre du merveilleux. C’est un essai en bande dessinée, en fait, je raconte, je collecte pas mal de versions d’origine des contes de fées pour essayer d’expliquer comment ça a évolué, quels sont les codes, qui sont les auteurs pour en tirer une réflexion sur l’évolution de l’éthique des contes. C’est une BD vraiment didactique, explicative et pas du tout sur la réécriture des contes ou sur des univers merveilleux etc. On n’est ni dans l’émotion, ni dans les angoisses, ni dans la fiction et c’est vraiment un projet très, très différent. M. B. / I. H. / K. S.: Vous vous engagez actuellement dans la campagne #créerestunmétier, menée par la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, pour DOI 10.24053/ ldm-2022-0008 91 Dossier soutenir la reconnaissance des métiers artistiques. Où voyez-vous les défis pour une bédéiste de réussir dans le monde des BD en général et en tant que dessinatrice? L. L.: En France, la bande dessinée a quand même une belle place. Paradoxalement, le livre, la BD, la création sont assez reconnus, tandis que les créateurs, les auteurs, les romanciers, les dessinateurs ne le sont pas du tout. On a une espèce d’aura de stars qui donnent des dédicaces, qui vivent de leur création et qui sont très privilégiées. Mais cela masque une réalité qui est beaucoup plus pragmatique. Le droit français protège beaucoup les œuvres: on a un droit d’auteur et des dispositions qui sont prises pour traiter de la façon dont l’œuvre va être exploitée. Par contre, les gens qui créent les œuvres sont très peu protégés. On n’est pas protégé en cas d’arrêt maladie; les autrices qui sont enceintes n’ont pas de congé maternité, non pas parce qu’elles n’y ont pas le droit mais parce que leur statut n’est pas reconnu. Il y a un manque de reconnaissance administrative. On n’est pas reconnu parce qu’on n’est pas représenté. On se retrouve tout seul et très isolé parce qu’on est dans un métier qui s’exerce de façon isolée et qui fonctionne avec tout un système d’éditeurs, de diffuseurs qui n’hésitent pas à en tirer profit et à exploiter un travail non rémunéré: on est payé sur l’exploitation future de l’œuvre, mais le travail de création, lui, n’est pas payé. C’est absolument inacceptable pour tout autre métier! C’est complètement absurde et cela fait qu’on a un métier très fragile où les jeunes (et pas que les jeunes d’ailleurs! ) se retrouvent facilement dans des situations très précaires. On est à la base d’une industrie qui repose sur notre travail et qui rapporte des millions d’euros, on fait vivre des centaines de milliers personnes avec notre travail, et c’est nous qui sommes les plus fragiles et les moins protégés? La conclusion de cette interview sera peut-être: ne nous considérez pas comme des artistes, des personnes qui ont une création, une créativité extraordinaire, de l’inspiration et qui sont un peu éthérés, comme si on vivait pour créer. Ce n’est pas vrai. Nous sommes des professionnels, on fait notre métier, on produit des produits culturels qui se vendent. Vous achetez les livres et cela apporte beaucoup d’un point de vue loisirs, d’un point de vue créatif. Mais c’est aussi quelque chose de concret: on a besoin d’être reconnus comme des professionnels sans distinction de genre. En tout cas, je n’ai pas envie qu’on segmente entre dessinateur, dessinatrice, scénariste, homme et femme. On fait un travail et on doit tous être reconnus comme tels au même niveau. Lubie, Lou, Hallucinogène, La Réunion, Océan Editions, 2009. —, Hallucinogène 2, La Réunion, Océan Editions, 2010. —, L’île au temps suspendu, La Réunion, Epsilon Éditions, 2010. —, Jours sombres chez les yaourts, La Réunion, Epsilon Éditions, 2011. —, Un créole en métropole, La Réunion, Océan Éditions, 2011. —, Goupil ou face, Paris, Vraoum, 2016. —, L’Homme de la situation, Paris, Dupuis, 2021. —, Et à la fin, ils meurent, Paris, Delcourt, 2021. Lubie, Lou / Desveaux, Manon, La Fille dans l’écran, Annecy, Marabulles, 2019.