eJournals lendemains 47/185

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0009
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2022
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La BDQ au féminin. Auteures et œuvres québécoises – un aperçu

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2022
Claus D. Pusch
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92 DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 Dossier Claus D. Pusch La BDQ au féminin. Auteures et œuvres québécoises - un aperçu 1. Introduction La bande dessinée francophone du Québec, communément abrégée BDQ , occupe une place plutôt marginale dans le paysage du 9 e Art d’expression française. Du côté de la production d’abord: Pour 2015, Michel Viau (2016) relève 128 œuvres originales en français (sur un total de 217 publications bédéistes créées dans la province francophone canadienne), ce qui est modeste en comparaison avec les 3924 nouveautés franco-belgo-suisses publiées cette année-là, même si Viau constate une augmentation à tous les niveaux (nombre de publications, d’auteur.e.s publié.e.s et de maisons d’édition). Ensuite, du côté de la diffusion et de la réception: Abstraction faite des séries Paul de Michel Rabagliati (*1961 à Montréal) et Les Nombrils du duo sherbrookois Delaf (Marc Delafontaine, *1973) et Dubuc (Maryse Dubuc, *1977), des BD-reportages de Guy Delisle (*1966) - Québécois qui vit en France depuis longtemps et publie chez des éditeurs français - et peut-être du feuilleton graphique Magasin Général de Régis Loisel (*1951) et Jean-Louis Tripp (*1958), dont l’attribution à la BDQ est discutable (le sujet est québécois ‚pure laine‘ alors que les auteurs sont français mais résident ou ont résidé au Québec; cf. Giaufret 2011, 2021: 211sqq.), la BDQ est peu présente dans les librairies spécialisées et généralistes en dehors de sa province d’origine. Et même dans les rayons québécois, elle a du mal à obtenir de la visibilité à côté des BD européennes, des comics provenant des États- Unis et des mangas. Ainsi, dans un relevé effectué dans quatre librairies montréalaises en 2007, Mira Falardeau (2008: 148) n’a trouvé que 88 titres de BDQ sur un total de 1635 références recensées. Si les œuvres d’auteur.e.s québécois.es publiées par des maisons d’édition européennes (telles Les Nombrils, qui paraît chez l’éditeur belge Dupuis, ou les dernières productions de la dessinatrice Julie Rocheleau - sur laquelle on reviendra plus loin -, qui sont parues chez Casterman, Dargaud et Glénat) sont facilement disponibles pour le public européen intéressé, de même que les titres de l’important éditeur montréalais La Pastèque, qui a une distribution correcte dans les pays francophones d’Europe, un nombre important de nouveautés de la BDQ reste d’accès difficile pour le lectorat européen car elles ne sont distribuées qu’au Québec même par un réseau libraire peu enclin à la vente par correspondance transatlantique. La bande dessinée québécoise apparaît au début du 20 e siècle et est publiée jusque dans les années 1960 surtout dans la presse. 1 Si les récits humoristiques et d’aventure y sont à l’honneur, on y trouve souvent aussi une tonalité de critique sociale. Cette perspective sociétale se voit renforcée dès la fin des années 60 avec l’apparition d’une scène de BD destinées aux adultes, propageant une vue critique et satirique de la société et la politique québécoises de l’époque et prenant souvent DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 93 Dossier une posture ‚engagée‘ qui reflète les changements socio-culturels liés à la Révolution tranquille. Si la BD de cette période reste souvent ‚alternative‘ ou underground, il y a quand même une institutionnalisation et orientation plus commerciales avec l’arrivée du mensuel bédéiste montréalais Croc (1979-1995; cf. Leduc/ Viau 2013), suivi plus tard de son concurrent québécois Safarir (1987-2016). Parmi les représentants emblématiques de cette première période de gloire de la BDQ , il faut mentionner les personnages de Michel Risque et de Red Ketchup, créés par les Montréalais Michel Fournier (*1949) et Réal Godbout (*1951), dont les histoires courtes et rocambolesques sont en train d’être rééditées sous forme d’intégrales chez l’éditeur La Pastèque. Depuis le tournant du siècle, avec la perte d’importance puis la disparition des grandes revues, on assiste à maints égards à des changements et des restructurations sur la scène de la BDQ (cf. Falardeau 2020: 3sqq., Rannou 2021: 128sqq.). Le paysage éditorial s’est diversifié, avec l’avènement des maisons d’édition Mécanique Générale (fondé en 2001), Pow Pow (créé en 2010) et surtout Les Éditions de la Pastèque, nées en 1998 (cf. AA.VV. 2013) et qui publient entre autres la série à succès Paul, et une multitude d’autres éditeurs plus petits et de collections à la vie parfois courte. 2 On constate la même diversification du côté des genres: à côté de l’humour, „le genre par lequel la BD est née“ (Falardeau 2020: 15), et de l’aventure, qui continuent à occuper une place de choix dans la BDQ , la BD historique (au sens large) a acquis une position remarquable, avec p. ex. la série Radisson (2009-2012) de Jean-Sébastien Bérubé (*1978 à Rimouski) ou le diptyque 1642. Ville-Marie/ Osheaga (2017) sur l’histoire de la fondation de Montréal, créé par François Lapierre (*1970) et Jean-Paul Eid (*1964) aidés par la photojournaliste Maud Tzara, les deux œuvres étant publiées par l’éditeur grenoblois Glénat, qui, en 2006, a ouvert une succursale à Montréal. Un autre type de BD convoité, qui met en avant les spécificités géographiques, climatiques, culinaires, sportives ou d’autres éléments du folklore, de la culture populaire et de la mémoire collective québécois, pourraient être qualifié de BD ‚patrimoniale‘; ces BD se présentent fréquemment sous une forme anthologique et sont impulsées ou commanditées par des institutions ou des administrations publiques, comme l’album 1792. À main levée (Québec, Les Publications du Québec, 2017) consacré à la première campagne électorale au Bas-Canada. À part cela, on trouve aussi la BDQ (auto)biographique - sur laquelle on reviendra par la suite -, la BD de science-fiction et du fantastique (Falardeau 2020: 22-24), la BD polar, d’espionnage et d’horreur - soit de création spécifique soit comme adaptation littéraire (telle la version graphique du best-seller Aliss de Patrick Senécal [Montréal, Frond Froid / Lévis, Alire, 2020], illustrée par le Lévisien Jeik Dion [Jean-Philippe Dion, *1981]) -, la BD-reportage sur des thèmes québécois (surtout dans une collection coéditée par La Pastèque et l’entreprise de communication sociale Atelier10, et dans la collection BD - encore petite - des Éditions Écosociété de Montréal) ou la BD érotique (comme l’amusante et déconcertante Comédie sentimentale pornographique [Paris, Delcourt, 2011] de Jimmy Beaulieu [*1974], co-fondateur de Mécanique Générale et animateur infatigable sur la scène de la BDQ ). 94 DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 Dossier Une autre innovation survenue dans le monde du 9 e Art québécois depuis le tournant du siècle concerne, bien évidemment, le support technique qui sert notamment aux jeunes artistes à partager leurs productions: si des années 70 aux années 90, le fanzine - souvent photocopié à faible tirage et distribué de manière confidentielle - était pratiquement la seule plateforme des nouveaux talents pour se faire connaître (cf. Falardeau 2008: 151-172), ce sont les blogues de BD et les webzines qui, depuis deux décennies, en ont pris la relève (ibid.: 173-181, Rannou 2021: 113sq.). C’est entre autres grâce à la toile qu’un nombre impressionnant de - souvent jeunes - bédéistes féminines s’est fait connaître du public québécois, et parfois au-delà, et a réussi par la suite à trouver sa place dans les structures de la BD plus ‚traditionnelle‘, axée sur la production imprimée. D’autres jeunes créatrices y sont arrivées directement, surtout depuis l’introduction d’un programme d’études en Bandes Dessinées à l’Université du Québec en Outaouais ( UQO ) au campus de Gatineau. La forte présence féminine peut être considérée comme une spécificité de la BDQ actuelle (même si Falardeau [2014] montre d’une manière très documentée que cette présence féminine a des racines plus profondes, dans l’art graphique québécois comme dans le monde de la BD tout court). Au bout d’un relevé quantitatif, Anna Giaufret (2021: 54) arrive à la conclusion que „[l]e pourcentage de femmes y est apparemment plus élevé que dans le milieu francophone européen, notamment chez les jeunes générations“. La suite de cette contribution sera consacrée à une présentation de quelques représentantes de cette (jeune) BDQ féminine. 2. La BDQ au féminin - une question de genre? La question de définir ce qui caractérise la bande dessinée féminine s’étend à plusieurs dimensions: celle du genre (biologique et/ ou social) des auteures-dessinatrices, celle du genre (encore biologique et/ ou social) des protagonistes mis en scène et celle du genre (narratif et esthétique) des histoires que les auteures racontent et dans lesquelles elles placent leurs personnages. Il faut bien entendu éviter une vision déterministe de l’interaction entre ces trois dimensions, mais on peut néanmoins identifier certaines tendances. D’une part, les auteures publient plus souvent des œuvres autonomes one-shot, „des romans graphiques loin des genres de la BD en série“ (Giaufret 2021: 55), qu’elles réalisent parfois dans un style graphique expérimental, spontané voire ‚naïf‘ qui est plus facilement accepté pour une publication sous forme de blogue ou par des maisons d’édition indépendantes, lesquelles jouent un rôle important sur la scène bédéiste québécoise. D’autre part, on constate une prédilection (non sans exception, évidemment) pour des sujets personnels fréquemment traités sous un jour décidément subjectif et sur un ton intimiste. Or, la notion de ‚BD personnelle‘ ou ‚BD intimiste‘ ne constitue pas un genre à proprement parler, mais plutôt un méta-genre qui peut s’articuler à travers différents types traditionnels de BD. Pour Falardeau (2020: 18), ces „narrations dessinées autour d’émotions fortes ou même de traumatismes“ rentrent quand même dans la catégorie des BD d’humour, un point de vue qui a certainement incité cette spécialiste de l’histoire de DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 95 Dossier la BD à intituler son panorama de la contribution féminine au 9 e Art Femmes et humour (cf. Falardeau 2014), mais qui ne fera probablement pas l’unanimité parmi les lecteur.rice.s (chercheur.se.s ou ‚profanes‘). Essayons donc d’approfondir cette question de genre en nous rapprochant de quelques auteures de la ‚jeune‘ BDQ et d’un choix de leurs productions. 2.1 La vie sociale du quotidien en cases et en bulles Si le qualificatif de ‚BD personnelle‘ évoque en premier lieu une perspective subjective de l’auteur.e dans le récit mis en images et en phylactères, on peut aussi ‚objectiver‘ ce terme en l’appliquant à des bandes dessinées qui mettent en scène les relations (inter-)personnelles entre les membres d’un collectif, comme p. ex. une famille ou un ménage, les habitant.e.s d’un village ou d’un quartier urbain ou un groupe de professionnel.le.s travaillant dans un même lieu ou dans la même branche. Ce type de BD qui dépeint les liens sociaux dans la quotidienneté de la vie est assez populaire dans la BDQ . Un exemple de ce genre de récit est illustré par l’album Justine (Montréal, Editions de la Pastèque, 2010) de l’auteure Iris (I. Boudreau-Jeanneau, *1983), originaire de Gatineau où elle a fait des études universitaires en BD dont a émané l’album. Il parle d’une orpheline qui, à l’âge de 18 ans, doit mener une vie indépendante dans une ville qu’elle ne connaît guère. Le touchant récit décrit sa vie en colocation avec Manon, handicapée suite à un accident tragique et assez dure envers Justine, les efforts de celle-ci pour trouver du travail et se faire des ami.e.s et surtout, sa relation - qui deviendra amoureuse - avec Guillaume, un garçon de son âge, plutôt bizarre (comme tous les personnages dont la protagoniste fait la connaissance), qui aime se déguiser et qui, à la fin de la partie BD proprement dite de l’album, trouve la mort en se noyant car il voulait prouver à Justine qu’il était capable de voler. Les 70 planches, mises en images par Iris dans un style simple à coloriage en aplat qui n’est pas sans rappeler la Ligne claire belge, sont complétées par un cahier scolaire contenant une histoire dessinée par Guillaume où transperce son enfance difficile à l’origine de sa ‚bizarrerie‘ mentale et par un épilogue qui résume la vie ultérieure de tous les personnages. Cet album a donc une structure tripartite, avec des perspectives narratives changeantes: le récit principal décrit le réseau social en formation de Justine et son point de vue personnel est présent dans les multiples commentaires à la 1 e personne qui accompagnent les cases. Falardeau (2020: 139) y voit une „disposition parallèle de deux récits, celui de la narratrice [homodiégétique; C. P.] qui livre ses pensées et analyse ce qu’elle a vécu […] et celui du dialogue des bulles en temps réel“ et conclut qu’avec ce dispositif, „Iris parle un double langage“. Dans le cahier, c’est Guillaume qui parle de lui-même mais à la 3 e personne, et dans l’épilogue, c’est une instance narratrice extérieure au récit qui livre les informations. Dans une présentation de cet album dans la websérie La BD à voix haute! (Lyon BD / Québec BD 2017), Iris admet que l’album inclut certains éléments autobiographiques (l’action est censée se dérouler à Gatineau; Justine explique à la mère de Guillaume que „plus tard je veux faire des dessins animés“ 96 DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 Dossier [planche 63, case 7]); cependant, elle insiste sur le fait qu’elle n’y raconte pas d’épisodes de sa propre vie mais que les évènements narrés sont issus de l’observation de son entourage. Iris s’est aussi fait remarquer comme étant l’une des auteures de la longue BD L’Ostie d’chat, dont la seconde auteure est sa collègue Zviane (Sylvie-Anne Ménard), du même âge qu’elle. Cette Longueuilloise, qui, après avoir terminé des études en musique, s’est orientée vers l’art graphique, est l’une des représentantes les plus productives et multifacétiques de la jeune BDQ . 3 L’Ostie d’chat, malgré son titre on ne peut plus québécois construit sur une interjection d’origine liturgique utilisée comme juron, a été publié sous forme de livre par l’éditeur parisien Delcourt dans sa collection Shampooing (2011/ 2012; en 2018 en intégrale) mais a en fait vu le jour sur Internet sur le blogue legolaslove.canalblog.com à partir de 2009. Avec cette création, Iris et Zviane font figure de pionnières du webcomic francophone (Bouchard 2017: 200). Les lectrices et les lecteurs y sont plongé.e.s dans le quotidien de deux garçons dans leur vingtaine, Jasmin Bourvil et Jean-Sébastien Manelli, qui se partagent un appartement et les soins du chat Legolas qu’ils ont ‚hérité‘ d’un ancien colocataire. Le récit, dont les épisodes dans la version imprimée s’étendent sur quelque 500 pages, suit les exploits, les détours et, bien souvent, les impasses professionnelles et surtout sentimentales des deux protagonistes à la recherche de leur place dans la société et dans la vie. „It’s a chronicle of the life and tribulations of young adults on the cusp of settling down, although it sometimes seems like they’ll never get that far“ (ibid.). Legolas n’acquiert un rôle décisif pour le déroulement de l’action que dans quelques épisodes, mais il constitue le lien (souvent gênant) par lequel Jas(min) et J(ean)-S(ébastien) sont noués l’un à l’autre. À la fin du récit, lorsque Jas est sur le point d’entamer une carrière de musicien alors que J-S vit en couple avec l’ex-petite amie de son frère, Amiya, et continue à s’occuper de Legolas, le félin, apparemment malade, réunit à nouveau les amis chez le vétérinaire. Ce dernier, après un bref examen, les rassure: „Il est en parfaite santé, votre chat.“ Malgré des itinéraires de vie qui s’annoncent différents, le maintien du lien entre les protagonistes paraît donc assuré. Alors que, normalement, pour les BD qui ne sont pas créées en solo, on distingue entre un.e scénariste, d’un côté, et un.e dessinatrice/ dessinateur, de l’autre, L’Ostie d’chat est un vrai travail à quatre mains. Si ce mode de production n’est pas tout à fait exceptionnel - Loisel et Tripp l’ont appliqué pour leur série Magasin Général -, la particularité de l’œuvre d’Iris et Zviane réside dans le fait que les deux auteures se sont relayées pour les épisodes, ce qui mène à la distribution des cases, à des représentations graphiques et à des applications de la couleur légèrement différentes au fil du récit, et ces différences en alternance sont bien visibles dans la version imprimée de l’œuvre. Un autre exemple remarquable de ce type de BD du ‚quotidien vécu‘ est fourni par Sophie Bédard (*1991) avec la série quadripartie Glorieux printemps (Montréal, Pow Pow, 2012-2014), dans laquelle l’auteure nous emmène dans sa ville natale, La Prairie, qui fait partie de la banlieue montréalaise de la Rive sud du fleuve Saint- DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 97 Dossier Laurent. Au cours des quelque 600 planches qui constituent l’œuvre, on accompagne un groupe de quatre adolescent.e.s - Émilie, Micheline, Antoine et Mathieu - pendant leurs deux dernières années dans l’enseignement secondaire. À partir des portraits de ces protagonistes qui ornent les couvertures des quatre volumes, on devine déjà leurs caractères très divergents, qui, malgré les réalités semblables auxquelles elles/ ils sont confronté.e.s (vie scolaire, activités de loisirs [limitées], relations avec leurs parents, leurs enseignant.e.s, leurs camarades de classe, etc.), alimentent les dynamiques narratives du récit. Or, ces dynamiques apparaissent surtout à travers les dialogues, d’une grande authenticité, alors que l’action proprement dite est aussi limitée que l’élaboration graphique des décors dans lesquels se meuvent les personnages; ce minimalisme décoratif (hormis peut-être dans le dernier volume), associé à un trait d’une grande simplicité et à un renoncement à tout coloriage (en dehors d’aplats de gris), permettent aux lecteur.rice.s de se concentrer pleinement sur ce quatuor très attachant, auquel se joint, au cours du récit, un cinquième personnage, Noémi, une belle jeune fille, aux multiples talents parfois mystérieux et aux habitudes souvent étranges, qui, à un moment donné (vol. 3, p. 105, case 7), admet sa bizarrerie à Mathieu qui tombe sous son charme. Le fait que Noémi gagne en importance au fil de la série est prouvé par le fait qu’elle apparaît dans l’épisode final aux côtés des quatre protagonistes. Dans cet épisode à l’allure d’épilogue, on apprend qu’Antoine emménage dans un appartement en colocation à Montréal pour se consacrer à des études universitaires; c’est donc le premier du groupe à avoir ‚passé le pont‘ entre la banlieue de la Rive sud et la grande ville située sur l’île et à entamer ainsi un pas décisif vers l’âge adulte. 4 Un appartement avec ses colocataires dans le centre de Montréal fournit aussi le point de départ de Les petits garçons, un album plus récent de Bédard (Montréal, Pow Pow, 2019), dans lequel les lectrices et les lecteurs suivent les vicissitudes de la vie personnelle et professionnelle et surtout les aléas des relations sentimentales de trois jeunes femmes: Jeanne, la plus mûre à la personnalité dominante et au ton souvent assez rude; Lucie, une jeune femme à l’allure presque enfantine due, entre autres, à sa petite taille, qui est à la recherche d’une relation avec un homme qui lui permette de satisfaire et ses désirs sexuels et ses besoins émotionnels; et finalement Martina, dite Nana, qui avait quitté secrètement l’appartement partagé un an plus tôt en s’emparant des fonds communs des colocataires, mais qui réapparaît de manière imprévue au début de l’album (on apprendra plus tard qu’elle est revenue à Montréal pour un avortement dans une clinique spécialisée). Malgré (ou à cause de) ses expériences d’une vie mouvementée, Nana paraît comme la plus fragile des trois colocs, entre autres parce qu’elle n’est pas encore sûre de son orientation sexuelle. À la fin de l’album, Nana quitte à nouveau et aussi subitement que la première fois le ménage à trois, qui sera désormais complété par un chat que Lucie a ‚hérité‘ d’un ex. Comme dans Glorieux printemps, Bédard réussit à créer des personnages très attachants et à raconter une belle histoire d’amitié avec des hauts et des bas dans un langage réaliste 5 et dans un style graphique simple et agréable bien que plus élaboré que dans sa première série. Outre les épisodes intimistes des trois 98 DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 Dossier héroïnes, l’album contient de nombreuses références aux réalités socio-économiques et sociolinguistiques du Québec et du Canada actuels. Ainsi, Lucie a deux emplois (elle travaille dans un café et écrit des histoires pour un magazine), alors que Sophie, une amie de Nana, lui confie qu’elle a même plusieurs jobs (p. 101, case 3). Quant à Jeanne, elle travaille, à côté d’études à temps partiel, dans un centre d’appel où son supérieur (anglophone) impose l’anglais comme langue de communication interne, ce à quoi Jeanne se conforme. Cependant, à un moment donné, elle s’énerve tellement de se voir confier des tâches qui ne font pas partie de son contrat qu’elle crie violemment sur son chef - en français. Mais elle ne se fait pas congédier pour autant car, comme elle explique plus tard à Lucie: „Ils ont trop besoin de moi“ (p. 227, case 2), ce qui est indicatif d’un avantage récurrent qu’ont les francophones canadiens dans un pays où le bilinguisme officiel fédéral exige qu’un grand nombre de services soient offerts dans les deux langues. 2.2 Situations de crise, de trouble et d’états infirmes dépeintes en BD Un autre type de récit convoité par les jeunes auteures de la BDQ et qu’on peut attribuer au méta-genre de ‚BD personnelle‘ est celui qui met en scène des individus en situation de crise. À la différence des BD sur les aléas du quotidien décrits dans le paragraphe précédent, ce genre d’histoires s’articule autour d’un seul conflit, d’un événement central ou d’un fait bien précis qui prend une allure dramatique et existentielle pour le, la ou les protagoniste(s) du récit. Un bon exemple en est l’album Traverser l’autoroute (Montréal, La Pastèque, 2020) qui a été scénarisé par Sophie Bienvenu (*1980), auteure et romancière d’origine belge installée au Québec depuis 2001, et mis en images par Julie Rocheleau (*1982). Cette dessinatrice et illustratrice formée en dessins animés, domaine dans lequel elle a travaillé au début des années 2000, est connue en Europe pour son apport au triptyque La colère de Fantômas, adaptations libres de ce monument du roman (et du cinéma) populaire(s) français de la première moitié du 20 e siècle écrites par le Français Olivier Bocquet et publiées chez Dargaud (2013-2015). Traverser l’autoroute décrit les relations difficiles entre André, un quadragénaire habitant Longueuil, dans la banlieue Rive sud de Montréal, et qui, malgré son aisance économique, souffre de la monotonie dans la vie familiale avec sa conjointe Danielle et son fils de 17 ans. Les relations pèrefils sont conflictuelles depuis longtemps, car le père pense qu’il a raté l’éducation de son fils et que ce dernier „c’est un con“ (p. 23, case 3), alors que le fils méprise son père à cause de ses habitudes old school de petit bourgeois. Ce conflit se cristallise lors d’un déplacement dominical en voiture pour effectuer quelques achats à Montréal et culmine avec le sauvetage d’un chien errant que père et fils aperçoivent, perdu, sur l’autoroute. Au cours de l’histoire, André et son fils se rendent compte des ressemblances avec leurs pères respectifs (bien qu’ils les détestent) et du degré d’incompréhension et de mutisme qui règne entre eux. Or, le chien que les deux ont sauvé et ramènent à la maison (où, contre toute attente, il est chaleureusement accueilli par Danielle) sert de catalyseur pour apaiser la situation tendue, bien que la DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 99 Dossier fin assez ouverte du récit laisse entrevoir que la vie monotone de cette famille banlieusarde ne changera pas profondément. L’album de Bienvenu et Rocheleau suit une structure narrative assez complexe avec deux narrateurs homodiégétiques, dont les commentaires sont différenciés typographiquement, et plusieurs retours en arrière qui, sur le plan graphique - qui par ailleurs se caractérise par un coloriage plutôt discret où dominent les nuances de violet -, se distinguent par une palette de couleurs différente à base de rose. La distribution des cases est souvent adaptée au dynamisme des faits narrés et très variée; alors que certains points décisifs de l’histoire sont présentés dans des cases pleine-page (dans un album grand-format! ), Rocheleau se sert très efficacement de cases occupant toute la largeur de la planche et se répétant, sur la même page, de manière quasi-identique pour illustrer la sensation de monotonie éprouvée par les protagonistes. Un des sujets de BD qui montrent des personnes en difficulté et en crise est celui qui parle des états de handicap, des maladies corporelles et psychiques et des infirmités liées à la vieillesse. Ces motifs ont accédé à une notoriété remarquable sur la scène du 9 e Art ces dernières années aussi bien du côté de la production 6 que du côté de la recherche bédéiste (cf. p. ex. Foss/ Gray/ Whalen [ed.] 2016 ou Chavaud/ Mellier [ed.] 2020) et on les retrouve aussi dans la BDQ . Ainsi, Julie Rocheleau a créé, en 2010, l’album La fille invisible (Montréal, Glénat Québec) sur un scénario écrit par la journaliste Émilie Villeneuve et qui est pour cette dernière la seule incursion dans la BD jusqu’à ce jour. L’album traite de l’anorexie mentale chez les adolescentes à travers l’exemple de Flavie qui, suite à un petit incident des plus banals avec un garçon dont elle est amoureuse, se persuade qu’elle est „une GROSSE CONNE “ (p. 12, case 4) et décide de ne plus manger; elle croyait être restée invisible pour ce compagnon de classe à cause d’un corps trop bien nourri, mais en fait, c’est cette décision de maigrir à tout prix qui la rendra invisible. Cette BD a une vocation pédagogique et éducative évidente qui se manifeste non seulement par la préface rédigée par un médecin, mais aussi par la structure narrative où alternent des séquences d’entrevue entre une journaliste préparant un article pour une revue de presse féminine et un docteur spécialiste des troubles du comportement alimentaire, d’un côté, et, de l’autre, des séquences qui illustrent les étapes de la maladie de Flavie et de son traitement dans une clinique de médecine de l’adolescence. Ce n’est que sur l’avant-dernière planche qu’on apprend que la Flavie du récit intérieur et la journaliste du récit encadrant sont la même personne. Si le style graphique utilisé par Rocheleau dans La fille invisible partage une vivacité et une certaine nervosité avec celui choisi 10 ans plus tard pour Traverser l’autoroute, le résultat est quand même nettement différent, notamment du fait d’une chromatique beaucoup plus riche et forte ainsi que de l’application de la technique de la couleur directe. 7 Publié chez l’éditeur montréalais Pow Pow la même année que La fille invisible, Apnée de Zviane est un autre exemple de la BDQ consacrée aux crises, aux traumatismes et aux maladies, en l’occurrence la dépression. L’auteure décrit ce trouble mental à travers les réflexions et les expériences de Sophie, une jeune femme qui, 100 DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 Dossier après des études universitaires en musicologie et en musique (un élément clairement autobiographique), travaille dans l’administration d’une société de concerts. Contrairement à l’anorexie de Flavie, les phases de la maladie de Sophie ne sont pas dépeintes dans l’ordre chronologique mais plutôt par épisodes qui, s’ils ne présentent pas la protagoniste dans un état de solitude, tournent autour de personnes qui croisent son chemin (une compagne d’études, un ex-ami d’enfance - dépressif lui aussi et suicidaire -, sa mère, son chef de bureau etc. - toutes d’ailleurs représentées avec des visages sans yeux) à propos desquelles Sophie, dans ses commentaires, fournit, par prolepse, des détails sur leur vie ultérieure. Significativement, ces commentaires de Sophie sur ses perceptions de son entourage et de son état de santé sont exprimés à la 2 e personne du singulier, ce qui met en évidence l’éclatement de son existence et la sensation de n’être souvent qu’une observatrice externe de sa propre vie. Le fait que, dans cet état dépressif de Sophie, il n’y a pas d’évolution ciblée, de ‚guérison‘ si souhaitée surtout par certaines personnes de son entourage, est souligné par deux planches très similaires placées au début et tout à la fin de l’album et assorties des mots „Et ça durera longtemps. / Ça durera encore longtemps. Longtemps“ (p. 10, p. 88). Ici comme dans beaucoup d’autres endroits, Zviane dessine des cases couvrant toute la largeur de la planche et elle se sert également - comme le fait Rocheleau dans Traverser l’autoroute - de la technique des cases quasiment identiques ou très semblables qui se répètent verticalement pour souligner des situations d’attente, de silence ou d’immuabilité (quand ce ne sont pas des cases ou des pages carrément vides qui sont mobilisées à cet effet). Le graphisme d’Apnée paraît „influencé par la BD japonaise, ce que l’auteure confirme en entrevue“ (Falardeau 2020: 140sq.). En comparant ce trait avec celui de L’Ostie de chat, on se rend compte de la versatilité stylistique de cette auteure-dessinatrice. 2.3 La BDQ au féminin entre corporalité et spiritualité Les troubles de santé décrits dans les albums présentés supra concernent à la fois le corps et l’âme; la tension entre le niveau psychique et le niveau corporel joue aussi un rôle important dans les exploits sexuels qui font partie des histoires du quotidien mentionnées dans l’avant-dernier paragraphe. Et elle est constitutive pour certains récits de la BDQ féminine qui, eux aussi, peuvent être catégorisés comme ‚BD intimiste‘, soit parce que les liens et les frictions entre corporalité et esprit y sont traités explicitement, soit parce qu’ils y apparaissent de façon sous-jacente ou sont évoqués entre les lignes et entre les cases. Un exemple du premier cas de figure est fourni par Zviane avec son album Les deuxièmes (Montréal, Pow Pow, 2013), où la bédéiste introduit de manière très originale et plus évidente encore que dans Apnée sa passion pour la musique dans un récit qui, autrement, correspond au genre érotique. Elle nous fait découvrir une jeune femme et un jeune homme québécois.e, quelques années après la fin de leurs études universitaires (où ils s’étaient connus), qui passent, par un temps pluvieux, un séjour secret aux Pays-Bas dans une maison qu’un ami du garçon a laissée à leur disposition. Au fil des pages, on apprend que lui travaille en Europe où elle va DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 101 Dossier le voir avec une certaine régularité et que les deux sont engagés dans des relations (plus ou moins) stables ailleurs, ce qui explique le titre qui se voit aussi explicitement thématisé (pp. 66-73). L’homme semble plutôt bien s’accommoder de cette situation („C’est spécifiquement ça la beauté de notre relation: je serai toujours ton numéro 2“ [p. 72, case 5]), alors que la femme s’y sent moins à l’aise, ce qui se manifeste surtout dans la scène finale de l’album, où les deux, étendus sur le lit dans un acte d’amour, sont interrompus par la sonnerie du téléphone de l’homme qui est appelé par sa conjointe. Dans cette scène, sur le plan graphique (d’un style semi-réaliste et plus élaboré que dans Apnée), Zviane se sert de larges surfaces d’ombre en gris très foncé pour souligner l’atmosphère mélancolique (cf. Falardeau 2020: 143 pour une analyse détaillée de la planche p. 122), alors que sur les pages précédentes, c’est un gris plus clair qui agrémente les dessins en noir et blanc. Au niveau structural, Les deuxièmes constitue une suite d’actes sexuels aux pratiques et aux positions variées, actes sexuels qui sont interrompus par quelques autres activités, comme la consommation d’un joint, la préparation d’un repas et le jeu à quatre mains d’une suite musicale de Milhaud, étant donné que la maison est équipée de deux pianos à queue et que lui comme elle sont mélomanes. C’est l’habile mariage entre musique et éros qui fait le charme de cet album. Le couple protagoniste, après avoir philosophé sur le rapport entre les deux, se décide à s’essayer dans une improvisation musico-sexuelle „pour le fun“ (p. 92, case 1), „une composition conjointe“ (p. 93, case 2). Cette ‚composition‘ (qui occupe les planches pp. 97-113) est introduite par la page de titre d’un cahier de musique supposé contenir les notes de la pièce „Die Zweiten. Zimmersonate für Männer und Frauen“ attribuée au compositeur allemand Emil von Sauer (1862-1942). Les postures érotiques des protagonistes sont d’abord montrées dans des dessins accompagnés de (pseudo-)notations musicales placées en cartouche en haut de la case et, à partir d’un certain point, sont indiquées uniquement à travers une partition où les notes sont remplacées par des symboles représentant les parties du corps impliquées dans l’acte et dont on trouve la légende dans un encart de la couverture de l’album. On a souligné le fait que les références au monde de la musique que l’on trouve dans Les deuxièmes, Apnée et d’autres créations de Zviane sont des éléments renvoyant à la vie de la bédéiste (dans une entrevue de 2014, l’auteure admet: „I’m doing comics and it’s starting to become my career, but I should really be in music“ [apud Brown (ed.) 2017: 196]) sans que ces albums puissent être catégorisés comme BD autobiographiques proprement dites. Kunka souligne l’instabilité du genre autobiographique, qui se caractérise par „permeable, hazy boundaries, yielding such terms as ‚semi-autobiographical‘ and ‚roman à clef ‘ to define those border cases between fiction and nonfiction“ (2018: 11), et que la multimodalité du 9 e Art ajoute, avec l’image, une couche de perméabilité supplémentaire. Pour désigner les BD où se mêlent des éléments liés (de manière variable) à la vie de ses auteur.e.s, des termes alternatifs et plus souples ont été proposés, comme celui de graphic life writing (Böger 2021), qui pourrait être appliqué à tous les albums présentés jusqu’ici et qui convient aussi pour décrire l’œuvre d’Axelle Lenoir (*1979 à Notre-Dame-du- 102 DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 Dossier Lac), auteure transgenre qui, jusqu’en 2018, signait ses créations sous le nom de Michel Falardeau. Diplômée en arts plastiques et en dessin animé, elle a travaillé dans le secteur du jeu vidéo avant de se consacrer, à partir des années 2000, à la BD. Ses expériences dans l’animation et le jeu vidéo peuvent avoir influencé son style graphique qui s’approche, notamment pour la représentation des personnages, de l’esthétique du manga et de l’animé japonais. Cependant, le graphisme pratiqué par Axelle Lenoir dans ses différents albums n’est pas uniforme: certains - comme ceux sur lesquels on reviendra dans un instant - se caractérisent par des couleurs vives et par des contrastes forts entre zones illuminées et ombragées; dans d’autres, comme French Kiss 1986 (Montréal, Glénat Québec, 2012), une sorte de Guerre des boutons à la québécoise, le style est plus hachuré et nerveux et l’emploi de couleurs très réduit. Au niveau de la narration, on trouve deux constantes dans l’œuvre de Lenoir: d’une part, ses récits ont tendance à inclure des éléments étranges, mystérieux, surnaturels (comme dans la trilogie Mertownville [Genève, Paquet, 2005-2007], sa première BD commerciale) ou carrément fantastiques (cf. le diptyque Le domaine Grisloire [Grenoble, Glénat, 2015]). D’autre part, ses récits nous montrent - en tant que protagoniste ou personnage essentiel - des femmes (généralement adolescentes ou jeunes adultes) téméraires, cool et à la personnalité forte: l’étudiante Lydia de Mertownville qui possède des capacités surnaturelles telle une super-héroïne; Noah du Domaine Grisloire qui se met à la recherche de l’origine de ses cauchemars; ou la basketteuse Gab[rielle] et la graffiteuse-peintre Marianne dans le one-shot Luck (s. l., Dargaud Bénélux, 2010). Ce dernier titre met en scène Pierre-Luc dit Luck, 22 ans, assez sportif mais plutôt introverti, qui poursuit - sans enthousiasme - des études pré-universitaires collégiales en Art et dessin, s’adonne au graffiti illégal et a la sensation que sa vie est dans l’impasse: ses graffitis lui paraissent peu inspirés, il n’a pas le courage d’aborder sa camarade de collège Julie dont il s’est épris et il ne voit pas vraiment de débouché professionnel. Ce sont des femmes fortes qui le sortent de cette impasse: sa cousine, cheffe de projet dans une entreprise graphique et - selon Luck - „envahissante, obsédée par les hommes“ (p. 5, case 1), qui se moque constamment de lui; Marianne, artiste confirmée qui reconnaît les capacités graphiques de Luck et le prend sous son aile afin de le préparer pour un concours de graffiti; et Gab, surnommée la „lesbienne“ à l’école (p. 54, case 5) à cause de son apparence masculine et du fait qu’elle joue au basket dans l’équipe masculine, et qui, d’abord, le provoque et, après qu’il l’a battue dans un duel de basket, lui exprime son respect, tandis que Luck, qui est tombé amoureux d’elle, lui dédie une murale graffitée. Cette histoire intime est narrée par l’auteure avec beaucoup d’humour et dans un langage jeune soucieux d’authenticité tel que celui utilisé par Sophie Bédard. On retrouve ces deux éléments dans le diptyque L’esprit du camp (Montréal, Studio Lounak, 2017-2018), où les chapitres du récit sont même introduits par des glossaires expliquant de manière souvent amusante des expressions québécoises courantes dans un souci „d’être compris par tout le monde sans avoir à écrire les dialogues en français international“ (tome 2, p. 4), mais l’auteure d’avertir: „riez pas trop car on est bin susceptibles au Québec…“ (tome 1, p.4). Cette DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 103 Dossier histoire, destinée surtout à un public adolescent, se déroule en juillet 1994 dans un camp d’été situé en pleine forêt. La protagoniste Élodie, étudiante du secondaire, y est envoyée contre son gré par sa mère afin de travailler comme monitrice. Cette fille pubertaire de la ville n’éprouve aucun attrait pour la nature et encore moins pour les enfants qu’elle doit prendre en charge pour des activités de formation et d’animation. Dès le premier moment, elle trouve le directeur du camp plus que bizarre et tout.e.s ses collègues moniteurs et monitrices antipathiques. Cependant, les choses vont changer au cours des quatre semaines passées au camp. Élodie se rend compte que le courant passe bien entre elle et les cinq filles rousses ‚insupportables‘ dont elle doit s’occuper (après quelque temps, elles adorent leur monitrice) et elle noue des liens d’amitié avec Catherine, nièce du directeur du camp et future étudiante en travail social, aux cheveux blonds et couverte de taches de rousseur, qu’Élodie avait d’abord perçue comme une „Miss Perfection“ (tome 1, p. 9, case 3), mais qui s’avère rapidement très empathique et attachante, et l’amitié intime entre les deux adolescentes aboutit, vers la fin du séjour, à une relation sentimentale. Bien entendu, ce côté queer dans L’esprit du camp se prête à être mis en rapport, comme élément autobiographique, avec la transidentité de l’auteure qui, dans une interview accordée au journal La Presse peu de temps après avoir rendu publique sa transition, affirme: „Je me suis rendu compte, dans Mertownville, que ce que je ne pouvais pas vivre dans la vraie vie, je le vivais à travers des personnages. Inconsciemment, c’était une manière de compenser“ (apud Vigneault 2019). La dimension queer et notamment la question de la transition d’identité est thématisée à nouveau et de façon ludique dans la BD la plus récente d’Axelle Lenoir, le recueil d’histoires courtes Si on était… (Montréal, Front Froid, 2019, prépublié dans la revue pour ados Curium), qui, selon la bédéiste, a eu un effet positif sur la réception du diptyque antérieur („Je vois de plus en plus de jeunes filles venir acheter L’esprit du camp parce qu’elles ont lu Si on était... dans Curium. Je vois des filles du secondaire en couple avec les yeux qui brillent. C’est probablement l’une des seules bédés auxquelles elles peuvent s’identifier, et ça, ça me fait vraiment plaisir“ [ibid.]), même si L’esprit du camp reste surtout une histoire drôle assortie d’un côté fantastique (avec une énigme tournant autour d’esprits de la forêt qu’Élodie tente d’élucider) où la portée autobiographique paraît limitée. Un album mettant un focus plus explicite sur le sujet LGBTQ et intitulé Secret passages est paru (pour l’instant uniquement en version anglaise [San Diego: Top Shelf Productions], avec la version française chez Pow Pow toujours en annonce) en 2022, après la rédaction du présent article. 8 3 Conclusion L’objectif de cet article était de présenter un survol de la bande dessinée québécoise récente créée par des femmes, avec une présentation d’auteures et de références inévitablement sélective et incomplète qui n’est certainement pas à même de rendre justice à l’effervescence et aux multiples facettes de la BDQ au féminin. On a privilégié des publications qui peuvent être attribuées à la BD ‚personnelle‘ ou ‚intimiste‘ 104 DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 Dossier même si on constate rapidement que cette étiquette s’avère insuffisante pour capter les qualités narratives des créations concrètes, qui comprennent p. ex. des éléments d’humour ou de fantastique. Le style graphique rencontré dans la majorité des œuvres présentées, qui se caractérise souvent par un trait simple voire minimaliste et une gamme réduite de couleurs (ou simplement du noir et blanc), ne peut pas être décrit comme étant spécifique à la BDQ féminine mais semble plutôt dû aux conditions matérielles et économiques dans lesquelles évolue la bande dessinée créée au Québec et qui privilégient p. ex. la publication en petit format du style comic book au lieu de l’album grand format cartonné quadrichrome cher à la BD franco-belgosuisse; en plus, comme on l’a constaté, il y a des exceptions à cette règle, notamment quand des auteures québécoises sont publiées par des maisons d’édition européennes. Or, certaines bédéistes de la Belle Province et de nombreux albums restent encore confinés au marché local et sont peu lus et étudiés en dehors du Canada. Cet aperçu doit donc aussi être compris comme une invitation à se mettre à la découverte de cette BDQ au féminin actuelle. 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Falardeau 2008, Rolfe 2014, Brown (ed.) 2017 et Rannou 2021: 115-128; pour un survol global de l’histoire de la BD canadienne, cf. Clarke Gray 2016. 2 On ne peut pas omettre de mentionner ici l’éditeur montréalais Drawn & Quarterly, fondé en 1990 et qui publie exclusivement des BD en anglais. Il a entre autres réédité de manière très soignée la production de Julie Doucet (*1965) qui a été active dans le domaine bédéiste, surtout dans les années 1980 et 90. Doucet, qui ne sera pas traitée dans cet article, a acquis le statut d’icône de la BD underground et est certainement l’auteure de BD québécoise la mieux étudiée par la recherche internationale; cf. Oksman/ O’Malley (ed.) 2019. 3 Zviane et certain.e.s autres auteur.e.s évoqué.e.s ici sont présenté.e.s sous forme d’entrevues audiovisuelles accompagnées d’extraits animés de leurs œuvres sur les DVD BDQC (Blaquière/ Blaquière 2015). 4 L’antagonisme entre centralité urbaine et périphérie banlieusarde montréalaises ainsi que l’importance des espaces (péri-)urbains dans la construction des narrations dans la BDQ sont analysés en profondeur par Giaufret (2021: 57-126). 5 On ne peut pas approfondir ici la question de l’oralité (dialectale et/ ou diaphasique) fictive qui pourrait être étudiée avec beaucoup de profit sur la base des albums de Bédard comme de nombreuses autres œuvres mentionnées dans cet article. Sur la représentation du vernaculaire québécois dans la BD, cf. p. ex. Giaufret 2013, 2021: 127sq. ou Pusch 2014. 106 DOI 10.24053/ ldm-2022-0009 Dossier 6 Une référence incontournable dans ce domaine pour la BD européenne est certainement l’album Rides/ Arrugas (Paris, Delcourt / Bilbao, Astiberri, 2007) de l’auteur valencien Paco Roca (Francisco Martínez Roca), traduit dans de nombreuses langues, qui traite de la démence causée par la maladie d’Alzheimer. 7 On peut ajouter qu’en 2017, Rocheleau, en collaboration avec la scénariste française Véro[nique] Cazot, a publié Betty Boob (Tournai, Casterman), „[é]tonannte BD sans paroles“ (Falardeau 2020: 133) traitant d’une femme qui se soumet, suite à un cancer du sein, à une mastectomie. 8 Les limites d’espace ne permettent pas de développer davantage la question de la représentation du fait queer dans la BD, traitée jusqu’à présent surtout par rapport à des exemples anglophones, notamment du genre underground ; cf. Mance (2016) et Sohini (2021) pour une présentation globale. Elle mériterait d’être étudiée dans le contexte bédéiste francophone; le rôle du Québec n’y sera certainement pas négligeable, vu que la ville de Montréal constitue une référence sur la scène queer francophone du fait de son cosmopolitisme et sa diversité à tous les niveaux. Ce statut de la métropole québécoise, qui en fait une sorte de San Francisco pour la francophonie, est évoqué p. ex. dans les albums Rôles de composition du Québécois Jimmy Beaulieu (Paris, Vraoum! , 2016) et La fille dans l’écran des Françaises Manon Desveaux et Lou Lubie (Vanves, Marabout, 2019).