eJournals lendemains 47/186-187

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0017
925
2023
47186-187

Utopia ‘89. Un regard franco-allemand sur la manifestation du 4.11.89 à Berlin-Est

925
2023
Caroline Moine
Guillaume Mouralis
Laure de Verdalle
ldm47186-1870036
36 DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 Dossier Caroline Moine / Guillaume Mouralis / Laure de Verdalle Utopia ’89. Un regard franco-allemand sur la manifestation du 4.11.89 à Berlin-Est Le colloque en hommage à Michel Cullin, organisé au Centre Marc Bloch en octobre 2021, a été pour nous l’occasion de revenir sur la genèse et le déroulement d’un projet que nous avons consacré, dans une perspective franco-allemande, à un événement controversé de la révolution pacifique de 1989 en RDA : la manifestation du 4 novembre sur l’Alexanderplatz à Berlin-Est. Cinq jours avant la chute du Mur, cette manifestation appelait à un socialisme rénové et à une démocratisation de l’Allemagne de l’Est. Reléguées au second plan par l’effondrement rapide de la RDA et la marche inattendue vers l’unification, les aspirations formulées le 4 novembre sont vite devenues obsolètes. Pourtant, ce moment suspendu semblait ouvrir un autre espace des possibles. Nous avons cherché à saisir le 4 novembre 1989 dans le cadre d’un projet original et atypique comportant deux volets: dans sa pièce de théâtre Utopia ’89. Nous sommes le peuple, l’auteur et metteur en scène français Frédéric Barriera a proposé une approche artistique de l’événement, tandis que nous l’avons analysé à travers une enquête sociohistorique conduite entre 2019 et 2020. Cela s’est concrétisé par l’organisation d’un colloque franco-allemand, „La rue est la tribune du peuple. Regards sur le 4 novembre 1989“, qui s’est tenu les 30 et 31 octobre 2019 au Centre Marc Bloch et à l’Institut Français de Berlin, et d’une exposition, „Traces d’une utopie / Spuren einer Utopie“, présentée dans les locaux du Centre Marc Bloch du 30 octobre à la fin décembre 2019. Une représentation exceptionnelle de la pièce de théâtre de Frédéric Barierra a eu lieu à l’Institut français en ouverture du colloque, avant près de vingt reprises dans des théâtres berlinois, parisiens et strasbourgeois. Enfin, nous avons prolongé ces échanges en publiant en 2021 un ouvrage collectif, Die Straße ist die Tribüne des Volkes. Ansichten zum 4. November in Ost-Berlin, aux éditions Ch. Links (Moine / Mouralis / de Verdalle 2021) Or, par sa dimension franco-allemande, ce projet fait écho, à plus d’un titre, aux objectifs que s’étaient fixés les organisateurs et organisatrices du colloque en hommage à Michel Cullin. En effet, le regard que nous portons sur le 4 novembre 1989 est d’abord celui de chercheuses et chercheur français ayant, depuis longtemps déjà, un intérêt marqué pour l’histoire de la RDA et des bouleversements consécutifs à sa disparition. Afin de rendre compte des différentes facettes de ce projet, nous évoquerons d’abord la genèse de notre enquête en montrant comment elle s’est articulée au travail théâtral de Frédéric Barriera. Nous réfléchirons ensuite aux enjeux propres à l’environnement scientifique et institutionnel dans lequel notre projet a vu le jour, à l’occasion du trentième anniversaire de la chute du Mur. Enfin, nous soulignerons DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 37 Dossier les principaux apports scientifiques de ce travail sur le 4 novembre, en mettant en lumière ce que la perspective franco-allemande apporte selon nous à l’analyse des événements de 1989. De la pièce de théâtre au projet scientifique: un regard français sur la RDA Le projet „Utopia ’89“ est né de notre rencontre, en 2018, avec un dramaturge, Frédéric Barriera. Celui-ci, installé à Berlin où il enseignait le français, écrivait alors le texte d’une pièce de théâtre bilingue inspirée de la manifestation, d’une ampleur sans précédent, qui s’est déroulée le 4 novembre 1989 à Berlin-Est. 1 Initiée par l’opposition et autorisée à contrecœur par le pouvoir, elle a rassemblé à Berlin-Est un nombre inédit de manifestant·es. 2 Elle s’est conclue par un meeting au cours duquel vingt-six personnalités du monde artistique, intellectuel et politique de RDA ont pris la parole: 3 les artistes des théâtres de Berlin-Est côtoient à la tribune représentant·es du régime et porte-parole des groupes d’opposition. Une telle hétérogénéité explique en partie les interprétations contrastées qui ont pu être faites du 4 novembre dans les années qui ont suivi l’unification allemande. Cette manifestation a également pour particularité d’intervenir tardivement dans la chronologie d’une révolution pacifique qui commence à Dresde et Leipzig dès le mois de septembre: elle se déroule à un moment où la crise du régime s’accélère, tandis que de plus en plus d’Allemand·es de l’Est cherchent à quitter le pays. Enfin, dernière caractéristique, l’événement rencontre un écho médiatique considérable, et inédit, puisqu’il est retransmis intégralement, en direct, par la télévision est-allemande et couvert par les journalistes étranger·es présent·es sur place. Arrivé à Berlin en 2017, Frédéric Barriera découvre le 4 novembre en lisant les mémoires de Marianne Birthler (2014), l’une des principales figures de l’opposition en RDA , oratrice du 4 novembre et future directrice de l’Agence fédérale chargée des archives de la Stasi (BStU). L’histoire personnelle de F. Barriera, marquée par son enfance et son adolescence dans ‚le Montreuil communiste‘ des années 1980 et par le désenchantement qu’il dit avoir éprouvé, à 20 ans, lors de la chute du Mur, explique sans doute son intérêt pour cet événement, et surtout pour la distorsion qu’il décèle entre la perception de la révolution pacifique en RDA et la réalité historique. Sa curiosité est encore attisée par la présence, parmi les orateurs et oratrices réunies sur l’Alexanderplatz, d’auteurs et autrices célèbres comme Heiner Müller, Christa Wolf ou Stefan Heym, qui fait écho à son intérêt pour le théâtre allemand. Les discours du 4 novembre constituent la matière première de son écriture dramaturgique et il commence à les traduire en français. Deux éléments le frappent alors par leur absence: les orateurs et les oratrices n’évoquent jamais le Mur de Berlin; l’hypothèse d’une (ré)unification n’est pas formulée, si l’on excepte une brève allusion de l’écrivain Stefan Heym qui rêve alors de rallier la RFA au projet révolutionnaire d’un socialisme à visage humain („mit menschlichen Antlitz“). D’où le choix 38 DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 Dossier du titre que Frédéric Barriera donne à sa pièce, Utopia ’89. Nous sommes le peuple. Pour une partie des Allemand·es de l’Est, le 4 novembre 1989 correspond à un bref moment d’ouverture des possibles que vient clore abruptement le cours rapide des événements. Par ailleurs, le 4 novembre 1989 présente, aux yeux de l’auteur et metteur en scène, des caractéristiques intéressantes pour envisager une forme théâtrale qui ne veut être ni une transposition, ni une reconstitution historique, mais plutôt une réflexion sur un moment, éphémère, d’incandescence révolutionnaire, un „jour entre les temps“ pour reprendre l’expression du journaliste Patrick Bauer (Bauer 2019): unité de temps, unité de lieu, tension autant dramaturgique que politique, issue incertaine des événements... À cela s’ajoute la qualité littéraire d’une partie des prises de parole et le caractère indéniablement théâtral du dispositif adopté (tribune, orateurs et oratrices), à la scénographie soigneusement étudiée. Frédéric Barriera choisit de travailler à la fois le matériau historique et sa distorsion d’un point de vue extérieur à l’Allemagne, en l’occurrence français, ce qui le conduit à privilégier une écriture dans les deux langues, les différentes scènes de sa pièce mêlant des passages en français et en allemand. L’action se déroule lors d’une répétition théâtrale, en banlieue parisienne, dans une ville historiquement ancrée à gauche. Une comédienne et un comédien français tentent, à l’occasion du trentième anniversaire de 1989, de bâtir un spectacle à partir des discours du 4 novembre et, à cette occasion, confrontent leurs points de vue, sur la RDA et sur la révolution pacifique. Que voulaient donc les orateurs et oratrices de l’Alexanderplatz? Et la population? Le pouvoir? Comment dire les textes de Christa Wolf ou Marianne Birthler et leur donner une résonance aujourd’hui? Et s’ils jouaient les personnages? Et c’est ainsi qu’ils deviennent, tout à tour, les personnages historiques du 4 novembre 1989, qui se croisent, en marge de la manifestation, au café Espresso, sur l’Alexanderplatz, en attendant de prendre la parole ou en descendant de la tribune. Günter Schabowski, membre du Bureau politique du SED , sort sous les huées, tendu; Gregor Gysi, avocat proche du pouvoir, jubile de sa prestation; Christa Wolf, déstabilisée, vacille... Leur monde s’effondre et tous et toutes pressentent que leur destin est sur le point de basculer. Dans le même temps, d’autres scènes font apparaître un frère et une sœur, tous deux Allemand·es de l’Est, qui s’interrogent: doivent-ils quitter leur pays ou rester? La pièce donne ainsi à entendre à la fois les incertitudes qui entourent les événements de la révolution pacifique, les discours du 4 novembre, et leur réception par des Français·es plus ou moins familier·es de cette histoire allemande. Le travail de Frédéric Barriera sur cette manifestation ne pouvait qu’éveiller notre intérêt de chercheur et chercheuses en sciences sociales, en poste à Berlin, alors que l’Allemagne s’apprêtait à célébrer les trente ans de la chute du Mur. Bien que rattaché·es à des disciplines différentes (histoire, sociologie, science politique), nous DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 39 Dossier sommes en effet lié·es tous les trois par une perspective commune: celle d’une recherche française consacrée à la RDA et à sa disparition, attentive aux pratiques sociales et à la diversité des expériences vécues au sein de la société estallemande, refusant de se limiter à la seule analyse des mécanismes de répression (Droit/ Kott 2006). Le Centre Marc Bloch ( CMB ), inauguré en septembre 1994, avait particulièrement promu cette perspective dans les années 1990 et au début des années 2000, en développant une coopération franco-allemande en sciences sociales (Beaupré 2007). L’un des axes de recherche fondateurs du Centre était dédié aux mutations dans les sociétés d’Europe centrale et orientale, ce qui a permis à une nouvelle génération de chercheurs et chercheuses français·es germanophones de prendre la RDA et le contexte post-communiste comme objets d’étude. À ce titre, le CMB a été pour nous, comme pour de nombreux et nombreuses collègues, un lieu essentiel de réflexions interdisciplinaires autour des révolutions comme des processus de transition et de démocratisation dans les sociétés d’Europe de l’Est. Nous avons contribué à cette recherche, au tournant des années 2000, dans le cadre de nos thèses respectives. Trois regards français sur l’histoire de la RDA et du processus de transition post-89 Rendue enthousiaste par la chute du Mur de Berlin et par la fin de la division de l’Europe, qui ouvraient, à ses yeux, des perspectives politiques mais aussi scientifiques prometteuses, Caroline Moine choisit de consacrer sa thèse d’histoire, soutenue en 2005, à l’étude du festival international de films documentaires de Leipzig. L’analyse de cette institution, de sa création en 1955 à la disparition de la RDA, se situe à la croisée de l’histoire des relations internationales et de l’histoire culturelle du cinéma. Elle permet de retracer les enjeux et dynamiques complexes de la politique culturelle de Berlin-Est sur près de 40 ans, en s’attachant aux multiples protagonistes de cette histoire (réalisateur·ices, directeur.ices du festival, journalistes et critiques, mais aussi fonctionnaires du Parti ou de l’État, sans oublier les spectateurs et spectatrices…) et surtout en situant l’histoire est-allemande dans un contexte international, de l’échelle locale à l’échelle globale, au rythme des circulations entre l’Est et l’Ouest, mais aussi entre le Nord et le Sud (Moine 2014; Moine 2018). Guillaume Mouralis a soutenu en 2005 une thèse franco-allemande consacrée à la voie singulière suivie par l’Allemagne unifiée dans le jugement de son passé communiste: tandis que la plupart des ex-démocraties populaires ont quasiment renoncé à punir les crimes commis sous les régimes déchus, l’Allemagne s’est engagée dans la voie d’une large épuration. Cette recherche d’inspiration sociohistorique met en perspective les milliers de procès qui ont eu lieu après le 3 octobre 1990 pour meurtre au mur de Berlin et autres violations des droits de l’homme en RDA. Ces procès n’étaient que l’aspect le plus saillant d’un ensemble de politiques du passé aussi diverses qu’ambitieuses. Pour tenter de comprendre ce Sonderweg, il montre que le monde juridique ouest-allemand était remarquablement bien préparé à conduire cette épuration au terme d’une guerre civile froide où l’arme du droit a joué un rôle central. De plus, l’expérience des procès de criminels nazis en RFA a joué, dans les années 1990, un rôle déterminant: l’échec supposé de ces derniers fut volontiers invoqué pour justifier une épuration postcommuniste ample et ferme (Mouralis 2008). 40 DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 Dossier Sociologue de formation, mais depuis longtemps passionnée par l’Allemagne, Laure de Verdalle avait consacré son mémoire de maîtrise au Berliner Ensemble, le théâtre fondé par Brecht en 1949, dans la partie Est de Berlin. Elle séjourne alors plusieurs mois à Berlin et découvre les conséquences de la séparation des deux Allemagnes, puis de la réunification, sur le tissu théâtral est-allemand. Son DEA puis sa thèse, soutenue en 2003, articulent différentes échelles d’analyse pour comprendre ce qui se joue à partir des années 1990 dans les nouveaux Länder autour de la recomposition du paysage théâtral, de la restructuration des théâtres et de leurs Ensembles, et surtout des parcours professionnels des comédiens et comédiennes issu·es de l’ex-RDA. Par une approche biographique, elle étudie dans leur contexte ces trajectoires professionnelles heurtées de plein fouet par la réunification (de Verdalle 2006). En prenant connaissance du projet théâtral de Frédéric Barriera, nous avons été séduit·es par son écriture, qui ne suggère pas de lecture fermée et univoque de l’événement. Il nous invitait ainsi en retour à réfléchir à la manière dont s’articulent espace d’expérience et horizon d’attente, au sens que Reinhart Koselleck donne à ces catégories métahistoriques (1990: 307ssq.). Pour un temps très bref, au moment de la manifestation, les deux dimensions ne coïncident pas: s’ouvre alors un fragile espace des possibles, le rêve ou l’utopie d’une RDA rénovée et démocratisée, en rupture tant avec l’expérience d’un socialisme autoritaire qu’avec celle des démocraties occidentales. Tandis que Frédéric Barriera travaillait à la conception de sa pièce de théâtre, et dans un dialogue permanent avec lui, nous avons conduit une enquête interdisciplinaire, de type sociohistorique, pour laquelle nous avons conjugué nos compétences respectives en histoire, sociologie et science politique. Entre surprise et résistance: la réception contrastée d’Utopia ’89 par le milieu institutionnel et académique allemand Il nous paraissait intéressant d’aborder les événements de 1989 à partir du point de vue nécessairement décentré qui est le nôtre: celui de chercheur et chercheuses socialisé·es hors du contexte national allemand, qui n’ont été ni actrices ou acteur, ni témoins directs des événements. Lorsque nous avons commencé à parler de notre projet, à contacter des partenaires susceptibles de le financer ou de nous donner accès à des archives pertinentes, nos interlocuteurs et interlocutrices se sont montrée·es souvent doublement étonné·es. D’une part, le choix du 4 novembre 1989 à Berlin-Est les surprenait: l’importance de l’événement dans la chronologie de l’automne 1989 est en effet tantôt minimisée (souvent au profit de ce qui se passe à Leipzig ou Dresde dans les semaines et les jours qui précèdent), tantôt au contraire accentuée (parce que le rassemblement de l’Alexanderplatz apparaît porteur d’un autre devenir que celui qui sera finalement réalisé, sous la forme de l’unification). D’autre part, notre position d’extériorité elle-même était source d’étonnement. Si cette position génère parfois des malentendus, dont les relations intellectuelles DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 41 Dossier franco-allemandes ont pu porter la marque, elle présente pourtant de nombreux avantages: elle nous a indéniablement servi·es en nous permettant d’aborder l’événement à ‚bonne‘ distance, sans avoir à prendre position dans des querelles nationales et en nous déprenant des conceptions normatives et discutables de l’histoire allemande, celles qui, par exemple, opposent vainqueurs et vaincus (de la guerre froide). Nos vis-à-vis ont souvent manifesté une certaine curiosité, à laquelle nous répondions en donnant quelques éléments sur nos parcours respectifs et nos intérêts de recherche. C’est le cas notamment à la Robert-Havemann-Gesellschaft, qui abrite les archives de l’opposition est-allemande: la responsable de ces archives, Tina Kröne, qui était elle-même engagée au sein de Neues Forum et présente sur l’Alexanderplatz le 4 novembre 1989, nous a réservé un accueil chaleureux et son soutien a constitué une ressource précieuse pour notre projet de recherche. Elle avait déjà effectué un important travail d’identification et de rassemblement des documents d’archives relatifs à cet événement et elle a partagé avec nous sa connaissance fine de ce fond. Elle nous a aussi permis d’entrer en relation avec Jutta Seidel, membre fondatrice de Neues Forum et l’une des initiatrices de la manifestation. Toutes deux ont ensuite participé à une table ronde lors du colloque que nous avons organisé en octobre 2019. Notre projet a été également accueilli très favorablement par Effi Bölke et la Rosa Luxemburg Stiftung (RLS), alors même qu’Effi Bölke n’était pas présente à la manifestation et que le 4 novembre ne revêt pas, dans son histoire personnelle, l'importance que ces événements ont pu avoir pour une militante des droits civiques comme Tina Kröne. À l’inverse, les chercheuses et chercheurs allemands spécialistes de l’histoire de la RDA et de la révolution pacifique ont souvent manifesté un intérêt limité pour notre projet. C’est le cas de nos collègues du Zentrum für Zeithistorische Forschung de Potsdam, à l’exception de Dominik Rigoll, engagé depuis longtemps dans le dialogue franco-allemand, ou de Jutta Braun, qui a participé au colloque de 2019 et contribué et à l’ouvrage collectif final, autour de son travail sur le théâtre dans les dernières années de la RDA . Toutefois, le projet Utopia ’89 a rassemblé de nombreux participant·es allemand·es, qu’il s’agisse de jeunes chercheuses (Lotte Thaa), de témoins du 4 novembre 1989, de journalistes (Patrick Bauer), d’acteurs politiques et culturels devenus essayistes (Thomas Flierl) et d’artistes (Anna Stiede et Susann Neuenfeldt). Pour comprendre ces réactions contrastées à notre projet théâtral et scientifique, il convient de rappeler les controverses entourant, en Allemagne, les événements de 1989 et 1990. Depuis l’automne 1989, les débats entre historien·nes sur la signification de la révolution pacifique n’ont pas cessé en Allemagne: ils portent sur le rôle respectif des différents acteurs et groupes d’acteurs (manifestant·es, mouvements citoyens, représentant·es du pouvoir, responsables politiques ouest-allemand·es), 42 DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 Dossier sur l’effet déstabilisateur du contexte régional et sur les dynamiques propres à la crise elle-même. Or, durant l’été 2019, la Frankfurter Allgemeine Zeitung publie sous forme de feuilleton le débat particulièrement vif qui oppose à ce sujet Detlef Pollack (2000; 2020) et Ilko-Sascha Kowalczuk (2009; 2019), deux historiens allemands, originaires de RDA . 4 Ces deux auteurs divergent sur les rôles respectifs joués dans la chute du régime est-allemand par, d’un côté, l’‚avant-garde‘ et plus précisément les figures de l’opposition que sont les fondateur·ices et animateur·ices des mouvements citoyens, et, de l’autre, les ‚masses‘, c’est-à-dire les citoyen·nes ordinaires, que Detlef Pollack désigne comme les „Normalos“. Dans ces échanges qui renvoient finalement à une discussion assez classique, en sociologie politique, sur la place des entrepreneurs de cause dans les dynamiques de l’action collective, le 4 novembre occupe une place problématique et controversée. Ce n’est sans doute pas surprenant, compte tenu du fait que la manifestation a été négociée avec les autorités qui l’ont finalement autorisée. Accorder de l’importance au 4 novembre, ou, au contraire, en minorer la portée dans le processus qui conduira finalement à la disparition de la RDA , n’est donc pas neutre du point de vue de l’interprétation des événements de 1989. Cette controverse, qui reflète les tensions et les divergences d’analyse qui traversent plus largement l’historiographie de la révolution pacifique, s’est rejouée lors de l’organisation de notre colloque, puisque Ilko-Sascha Kowalczuk a décliné notre invitation, au motif que le 4 novembre n’est pas, à ses yeux, un événement marquant, méritant une attention particulière, tandis que Detlef Pollack, après quelques hésitations, a finalement participé à la rencontre - mais sans nous proposer de texte pour la publication finale. Résultats et perspectives À distance de ces interprétations divergentes et souvent conflictuelles, nous avons défendu tout au long de notre enquête, et dans l’ouvrage qui en présente les résultats, un point de vue compréhensif, attentif à la parole passée et présente des acteurs et actrices du 4 novembre 1989, dans toute leur diversité: nous entendions explorer les contradictions, les ambiguïtés ainsi que les réinterprétations rétrospectives de l’événement, réfléchir aux contextes emboîtés de l’événement en faisant jouer différentes échelles d’analyse et en multipliant les perspectives. Ce point de vue, adossé à une enquête empirique rigoureuse, à partir d’archives 5 et d’entretiens 6 avec les protagonistes de la manifestation, a été enrichi par une réflexion sur les complémentarités entre l’approche scientifique de l’événement et ses représentations artistiques. L’ouvrage que nous avons publié témoigne de cette mise en dialogue interdisciplinaire et internationale. 7 Dans ce livre, nous abordons le 4 novembre 1989 en confrontant des approches scientifiques et artistiques ainsi que des témoignages qui réactivent les mémoires plurielles de l’événement. Le dialogue DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 43 Dossier entre auteurs et autrices issus d’horizons sociaux, politiques et culturels variés nourrit un regard affranchi de postures partisanes ou nationales. S’arrêter sur cet événement, qu’il peut être tentant aujourd’hui de reléguer au second plan en raison de la disparition rapide de la RDA , c’est donc faire un pas de côté, s’abstraire un moment du récit linéaire et d’une certaine lecture dominante ou officielle des événements de 1989 et 1990 en Allemagne, celle par exemple des commémorations portées par le Bund, à travers lesquelles la (ré)unification apparaît comme la seule issue possible. Le 4 novembre 1989, sur l’Alexanderplatz, la question nationale n’a en effet joué pratiquement aucun rôle. La question principale posée par les manifestant·es, les orateurs et les oratrices - avec des accents différents - était celle de la démocratisation de la RDA socialiste. Aborder les dynamiques de l’automne 1989 au prisme du 4 novembre, essayer de reconstituer les positions, les points de vue et les espoirs de ceux et celles qui étaient présent·es ce jour-là sur l’Alexanderplatz, c’est donc prendre au sérieux leurs attentes et les alternatives possibles, réexaminer la chronologie des événements en faisant l’effort de ne pas les lire exclusivement au prisme d’une unification aujourd’hui perçue comme inéluctable ou comme découlant, de façon presque nécessaire, des événements antérieurs. Lors du colloque que nous avons organisé en octobre 2019, c’était d’ailleurs l’objet d’un panel consacré à l’histoire contrefactuelle: „Que se serait-il passé si le Mur n’était pas tombé? “ se sont interrogés les historiens Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou (2016). Sans pousser le raisonnement jusqu’à son terme, notre projet visait bien à restituer la pluralité des points de vue qui furent ceux des acteurs et des actrices du 4 novembre 1989. Le 4 novembre se présente aussi comme un poste d’observation intéressant pour aborder toute une série de questions plus générales, à partir d’un travail d’observation micro-socio-historique, opéré ‚à distance‘, à partir des archives: l’événement pose ainsi la question du rôle des manifestations dans les crises politiques et dans les processus de démocratisation (Dobry 1995; Favre 1990; Tartakowsky 1998; Lindenberg 1995; Reiss 2007). Assiste-t-on, au cours de l’automne 1989 en RDA et, en particulier, le 4 novembre 1989, quand la rue est proclamée „tribune du peuple“, à la réactualisation de pratiques anciennes ou, au contraire, à la transformation des répertoires classiques de l’action collective et à l’émergence de nouvelles formes d’intervention dans l’espace public? Le 4 novembre permet également d’appréhender la dynamique de mobilisations collectives ‚multisectorielles‘ au plus fort d’une crise politique majeure. Un des ressorts de cette crise est, par ailleurs, l’ouverture provisoire, chez une partie des acteurs et actrices (manifestant·es et leaders de l’opposition) d’un horizon d’attente politique et social inédit. En attestent la transformation révolutionnaire du langage mais aussi le changement sémantique ou la réappropriation populaire de notions jusqu’ici figées comme celle de „peuple“ (Suter 1997). Enfin, le 4 novembre constitue un véritable laboratoire d’analyse d’une culture 44 DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 Dossier protestataire saisie au moment même de son éclosion et des traces matérielles qu’elle nous a léguées: banderoles, sons, photographies, images filmées... Adjedj, Pierre-Jérôme / Barriera, Frédéric „Utopia ’89. Nous sommes le peuple“, Paris-Berlin Cie et Stiftung Genshagen, octobre 2020, 21 min, www.youtube.com/ watch? v=SOk2gDSAvRQ. Bauer, Patrick, Der 4te November 1989 und seine Geschichte. Der Traum ist aus. Aber wir werden alles geben, dass er Wirklichkeit wird, Berlin, Rowohlt, 2019. Beaupré, Nicolas, „Le Centre Marc Bloch de Berlin, du projet à la réalisation (1989-1994)“, in: Ulrich Pfeil (ed.), Deutsch-französische Kultur- und Wissenschaftsbeziehungen im 20. Jahrhundert, Munich, Oldenbourg, 2007, 367-380. Birthler, Marianne, Halbes Land. Ganzes Land. Ganzes Leben. Erinnerungen, Munich, Hanser Berlin, 2014. 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DOI 10.24053/ ldm-2022-0017 45 Dossier 1 Il est possible de se faire une idée de la pièce de théâtre en visionnant le film francoallemand „Utopia ’89 / Nous sommes le peuple“, réalisé par Frédéric Barriera et Pierre- Jérôme Adjedj, Paris-Berlin Cie et Stiftung Genshagen, octobre 2020, 21 min, www. youtube.com/ watch? v=SOk2gDSAvRQ. 2 Les chiffres, mis en avant dès le 4 novembre et généralement repris depuis, même s’ils méritent d’être nuancés, font état d’environ 500 000 participant·e·s. 3 Pour une restitution de la manifestation et des discours tenus ce jour-là, cf. Annegret Hahn / Gisela Pucher / Henning Schaller / Lothar Scharsich (ed.), 4. November 89. Der Protest. Die Menschen. Die Reden, Francfort-sur-le-Main / Berlin, Ullstein, 1990 (livre publié également aux éditions Henschel à Berlin-Est la même année); les discours et chansons ont aussi été réunis dans le CD Berlin Alexanderplatz, 4.11.89, juillet 2009. 4 Le débat entre Detlef Pollack et Ilko-Sascha Kowalczuk s’est déroulé dans les colonnes de la FAZ du 12 juillet 2019 au 29 juillet 2019 et s’est prolongé par plusieurs Gastbeiträge publiés jusqu’au 16 août 2019. Pour un aperçu des différents textes, y compris des réactions inédites, cf. www.havemann-gesellschaft.de/ themen-dossiers/ streit-um-die-revolutionvon-1989 (25.03.2021). 5 Nous avons consulté les archives de l’opposition de la RDA conservées par la Société Robert Havemann (Robert Havemann Gesellschaft - Archiv der DDR-Opposition); les archives du Comité central du SED, du ministère de l’Intérieur (Service des Affaires policières, Abteilung Polizeiangelegenheiten), des ministères de la Justice et de la Culture, du Comité d’Etat de la Télévision (Archives fédérales, site de Berlin-Lichterfelde); celles de l’Académie des Arts (Akademie der Künste) qui possède une collection sur le rôle des gens de théâtre au cours de la ‚Wende‘; les archives du Deutsches Theater, dont les documents rassemblés par Thomas Neumann, comédien, délégué syndical et membre du groupe de gens de théâtre berlinois qui a préparé et négocié le projet de manifestation; les Archives de la radio et télévision est-allemandes (Deutsches Rundfunkarchiv, DRA / site de Potsdam- Babelsberg) pour la couverture médiatique de l’événement. Des photos et des films de la Stasi sont également disponibles grâce à la Bundeszentrale für politische Bildung et fournissent une autre perspective sur l’événement. 6 Avec notamment Mariane Birthler, Christine Boyde, Silke Haase, Jutta Seidel, Tom Sello, Joachim Tschirner et Jutta Wachowiak. 7 Nous réfléchissons à une traduction, au moins partielle, en français, de cet ouvrage. Ce serait une manière pour nous de poursuivre ce travail de passeuses et passeur entre la France et l’Allemagne (RFA/ RDA).