lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0018
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/ldm47186-187/ldm47186-187.pdf925
2023
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Les relations franco-allemandes dans le contexte d’élargissement de l’Union européenne vers l’Est: entre visions d’hier et d’aujourd’hui
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Elsa Tulmets
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46 DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 Dossier Elsa Tulmets Les relations franco-allemandes dans le contexte d’élargissement de l’Union européenne vers l’Est: entre visions d’hier et d’aujourd’hui 1 La proposition du président Emmanuel Macron du 9 mai 2022 devant le Parlement européen de réfléchir à la formation future d’une Communauté politique européenne suscite de nombreuses interrogations quant à la forme que cette communauté pourrait prendre. Elle concerne notamment les candidats actuels et potentiels à l’adhésion à l’Union européenne (UE), soit les pays des Balkans occidentaux, la Turquie et, plus à l’est, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie et inclut surtout la Grande-Bretagne post-Brexit. Elle fait notamment référence à la proposition qu’avait formulée le président François Mitterrand juste après la chute du Mur de Berlin de formation d’une Confédération européenne, qui s’adressait à l’époque aussi à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). En attendant de voir, à travers les débats franco-allemands et européens, comment va évoluer cette Communauté lancée lors d’un premier sommet le 6 octobre 2022 à Prague - car celle-ci ne peut pas inclure la Russie autoritaire actuelle menée par Vladimir Poutine - il est utile de revenir sur la manière dont les visions politiques françaises et allemandes ont évolué dans une phase similaire de grande incertitude (géo-)politique au début des années 1990. Le contexte de réunification allemande entre 1989 et 1990, ainsi que la perspective débattue entre 1989 et 1993 d’élargir la Communauté / Union européenne (CE/ UE) aux pays d’Europe centrale et orientale ont occasionné de nombreux débats entre les États membres, qui se sont en effet principalement cristallisés autour des positions française et allemande. Au niveau interne, l’intégration européenne avait été renforcée par la création du marché intérieur et le lancement d’une politique monétaire en 1992. Au niveau externe, la crise des Balkans au début des années 1990 avait fortement remis en question la capacité d’action extérieure de l’UE. Ces deux processus sont indissociables dans le sens où la recherche d’une capacité d’acteur sur la scène internationale était accompagnée et soutenue par la formation d’une certaine cohésion interne (Barbé 1998). Ce texte défend ainsi la thèse selon laquelle la conditionnalité à l’adhésion - le respect des valeurs et des normes européennes - représentait le compromis obtenu au niveau franco-allemand pour la CE après plusieurs années de négociations infraeuropéennes sur le cinquième élargissement, et constitue aujourd’hui encore un consensus politique et juridique fort sur lequel les politiques d’élargissement continuent à s’appuyer. Dans le contexte des négociations avec la Turquie et les Balkans occidentaux, cette méthode a cependant fortement évolué, notamment à la demande de la France, et exige que certaines conditions soient remplies avant l’ouverture même des chapitres de négociation à l’adhésion. C’est également dans cette même optique que les réflexions se poursuivent actuellement suite à la perspective DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 47 Dossier d’adhésion proposée en février 2022 à l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. L’Ukraine et la Moldavie ont obtenu le statut de pays candidat et la Géorgie une perspective d’adhésion à l’UE le 23 juin 2022 (Da Silva 2022). Afin de recontextualiser la proposition actuelle de Communauté politique européenne, le texte suivant propose de revenir sur une période de l’histoire franco-allemande dans le contexte d’unification et d’élargissement de l’UE qui permet de comprendre sur quelles visions cette proposition s’appuie à l’origine. Il montre dans un premier temps que l’idée d’une Confédération européenne incluant la Russie (encore URSS à l’époque) avait été formulée par le président français François Mitterrand comme réponse à une situation (géo-)politique empreinte d’une grande incertitude (1). Il indique ensuite comment, après n’avoir pas emporté l’adhésion des partenaires européens, la France et l’Allemagne ont joué un rôle moteur pour que la CE trouve un compromis permettant d’envisager un élargissement de l’UE vers l’Est autour de la notion de conditionnalité à l’adhésion inscrite dans des Accords d’adhésion (2). 1. Des visions allemandes et françaises différentes sur la gestion de l’incertitude en Europe Peu après les événements politiques de 1989, qui ont ouvert une période de grande incertitude en Europe, le gouvernement de la République Fédérale d’Allemagne a commencé à soutenir l’idée d’un élargissement de la CE (Le Gloannec, 1997). La littérature a montré que la rhétorique de l’élite politico-administrative allemande s’est construite autour de quatre normes principales: la gratitude, la responsabilité, le multilatéralisme et la solidarité (Ecker-Ehrhardt 2002). La gratitude doit être comprise comme étant liée à la réunification allemande: l’Ostpolitik allemande développée depuis les années 1970 tendait à une pacification des relations entre les deux Allemagnes sous la forme d’un „changement par le rapprochement“ (Le Gloannec 1990: 167), avec l’idée de trouver, dans le cas d’un changement politique, une voie conforme à l’article 29 de la Loi fondamentale allemande de 1949 permettant la réunification allemande. Les discours des années 1990 confirment la thèse selon laquelle la politique extérieure allemande d’après 1989 a continué à se définir sur l’assise multilatérale d’organisations comme la CSCE/ OSCE et l’ OTAN , et surtout la CE/ UE . 2 Le rôle allemand d’‚avocat‘ des pays d’Europe centrale et orientale fut, à partir de 1989, constamment réitéré, tant par le SPD 3 (parti social-démocrate) que par la CDU (parti démocrate chrétien). En 1994, le programme politique de la CDU, rejoignant le rapport Schäuble-Lamers, parlait déjà de développement démocratique et durable, et précisait que l’Allemagne a „un intérêt particulier au développement durable, démocratique et en paix des pays d’Europe centrale, orientale et du Sud-Est. En raison de la position centrale de l’Allemagne, il est de notre intérêt politique, économique et sécuritaire que nos voisins de l’Est trouvent une stabilité comparable à celle 48 DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 Dossier de l’Europe de l’Ouest. Nous voulons contribuer à assurer leur construction démocratique, économique, sociale et écologique. Sinon de lourdes conséquences sont à prévoir en retour pour l’Allemagne et pour toute l’Europe. La coopération avec ces États est donc un point essentiel de notre politique étrangère“ (Christlich-Demokratische Union Deutschlands 1994: 86, traduction E.T. ). Dès 1989, l’argument allemand pour l’élargissement de la CE à l’est trouve écho auprès d’autres états membres, en particulier de l’Italie et des Pays-Bas. La Grande- Bretagne ainsi que le Danemark expriment également peu de réticences à l’encontre d’une adhésion rapide des PECO à la CE , une position qui s’explique par la volonté de ne pas voir les institutions européennes renforcées, mais au contraire diluées dans un espace de libre-échange plus large. Un second groupe d’États comme l’Espagne, la Grèce, le Portugal et la Belgique prend, quant à lui, position contre un élargissement rapide. En tête de file se trouve la France, qui craint non seulement que l’extension à l’est ne confère à l’Allemagne un poids politique préponderant en Europe en raison des liens politiques, économiques, culturels et historiques qui la lient aux pays situés à l’Est, mais aussi redoute une dilution des institutions et politiques européennes comme la Politique Agricole Commune ( PAC ) dans un espace élargi de libre-échange. Ainsi peut-on dire que, politiquement, le débat sur l’élargissement de la Communauté européenne se cristallise autour du désaccord francoallemand (Hagelberg 2002). Face aux diverses positions, les unes jugées trop romantiques, les autres trop libérales, le gouvernement français au pouvoir, et en particulier la personnalité du président français François Mitterrand, ont joué un rôle central de contre-balancier à la politique allemande, de frein à la mise en place d’une politique rapide d’élargissement. Comment expliquer la prise de position de la France contre l’élargissement? Comment la situation a-t-elle été débloquée et résolue, notamment au niveau franco-allemand? 2. Du projet de confédération européenne au consensus sur la conditionnalité à l’adhésion Comme le précise Florence Deloche-Gaudez dans une étude très détaillée sur „la France et l’élargissement à l’est de l’Union européenne“, „dans les années qui ont suivi les bouleversements de 1989, les prises de position de la France sur l’élargissement de la communauté ont resulté de la pensée de François Mitterrand sans que ses collaborateurs, sans parler du Quai d’Orsay, aient pu en infléchir de façon significative le contenu“ (Deloche-Gaudez 1998: 9 sq.). C’est pourquoi nous accordons une attention toute particulière aux discours et arguments du président français. Le 31 décembre 1989, dans un message de fin d’année adressé aux Français, François Mitterrand formule la proposition suivante pour encadrer les relations avec l’Europe centrale et orientale: la création d’une „Confédération européenne“ 4 englobant les PECO , en parallèle d’une Europe des douze à renforcer. Le projet répond à plusieurs motivations et reflète les diverses perceptions et représentations que le président français se fait de la situation. En premier lieu, le projet de Confédération DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 49 Dossier lancé au début de l’année 1990 avait pour but d’affirmer l’Europe face aux États- Unis en trouvant une solution européenne à des défis qui touchent le sol européen. Dans le discours du 31 décembre 1989, le président précise que l’Europe va se „libérer de sa dépendance envers les deux super-puissances“, une allusion très nette condamnant le „nouvel atlantisme“ suggéré comme solution pour l’Europe par James Baker, secrétaire d’État américain, quelques jours auparavant. Le chef d’État français exprime, en second lieu, ses craintes d’un retour à l’Europe de 1919, où les sentiments nationaux risqueraient de remettre en cause certaines frontières intangibles héritées de la Seconde Guerre mondiale. Aussi, afin d’anticiper les risques de résurgence des nationalismes, le projet de „confédération européenne“ devait-il associer tous les États du continent dans une „organisation commune et permanente d’échanges, de paix, de sécurité, […] d’adhésion irréversible aux valeurs et principes définis dans l’acte final d’Helsinki et la charte de Paris“ (Ministère des Affaires étrangères 1991[c]: 56). Dès lors, et en troisième lieu, la démarche préconisée par François Mitterrand consiste à écarter la solution d’un élargissement au profit de l’approfondissement de la communauté. Il s’agit de renforcer les structures de l’Europe des douze, tout en inventant une étape qui diffère du projet de „maison commune“ proposé par Mikhaïl Gorbatchev, qui n’aille pas dans le sens d’un élargissement immédiat à l’est et qui permette à l’Europe de se redéfinir dans la relation transatlantique. À cela s’ajoute, enfin, la nécessité pour la France d’encadrer le rôle d’une Allemagne en voie de réunification dans une Europe ayant vocation à s’élargir (Le Gloannec / Hassner, 1996; Le Gloannec 1991). Alors que le président français était, fin 1989, encore opposé à l’idée d’une Allemagne plus large, la perspective d’une Europe plus vaste ne l’enchantait guère plus. Il était donc nécessaire, dans l’esprit de l’élite politique au pouvoir, d’offrir une proposition française qui permette de contrebalancer le rôle de l’Allemagne réunifiée en Europe. Les discussions sur l’intégration économique et monétaire avaient, par ailleurs, pour but d’arrimer encore plus l’Allemagne à la construction européenne. Les débats sur l’élargissement/ approfondissement du projet européen, mais aussi sur la définition d’une identité européenne étaient donc nés. Les jalons de la position française se trouvent ainsi posés dans ce discours de fin d’année 1989. Les prises de paroles publiques ultérieures ne font, finalement, que reprendre et développer ces quatre arguments, jusqu’à l’obtention d’un compromis lors du Sommet de Copenhague de 1993. Pour ajouter du poids à la proposition française, les mots du président sont automatiquement repris et défendus par des personnalités politiques proches, par les ministres chargés des relations extérieures et européennes, mais aussi par le président de la Commission européenne. Ce dernier, Jacques Delors, se prononce publiquement sur l’idée de confédération quelques jours à peine après le discours de décembre 1989. Il dira devant le Parlement européen qu’il s’agit d’„une perspective enthousiasmante pour tous ceux qui croient à l’identité européenne et à son fond commun de culture et de traditions. Ma conviction, c’est qu’elle ne pourra voir le jour qu’une fois réalisée l’union politique“ (Delors 1990). Cependant, après avoir affronté 50 DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 Dossier plusieurs critiques sur le thème de l’union politique, notamment de la part de Margaret Thatcher (Premier ministre britannique) et de Jean-Pierre Chevènement (ministre français de la Défense), le président de la Commission revient en février 1990, toujours devant le Parlement européen, sur la notion de confédération, pour porter sur elle un jugement moins amène: „La différence entre une organisation intergouvernementale et la Communauté, c’est que lorsque les membres de la Communauté participent à une réunion, ils ont une obligation de résultat. Ils savent qu’ils doivent s’entendre“ (cité par Andries 1990: 110-111). Plus tard, ouvrant le chemin vers Maastricht, il affirme que l’„urgence oblige à être audacieux […]: il nous faut une armature institutionnelle qui résiste à toute épreuve“ (ibid.). Les ministres français restent donc les relais les plus actifs des propos de François Mitterrand. En septembre 1991, Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, déclare lors d’une émission télévisée: Il faut proposer à ces États [les PECO] quelque chose, une structure qui, à partir de la Communauté, permettra de parler avec eux à égalité de droit. C’est la Confédération, avec un système de Commission d’arbitrage, du type de celle qu’on a mise en place pour la Yougoslavie - c’est une initiative française, soit dit en passant - et qui permettra de prévoir et éventuellement de régler les conflits (Ministère des Affaires étrangères 1991[d]: 42). Elisabeth Guigou, ministre déléguée aux Affaires Européennes, réitère également la proposition de confédération lors de son déplacement à Budapest en octobre 1991. Le projet soulève non seulement des critiques dans les bancs des autres États membres mais aussi de vives réactions en Europe centrale et orientale. En premier lieu à Prague, lors des „assises de la Confédération“ de juin 1991: le président français annonce en effet que l’adhésion ne pourra avoir lieu avant „des dizaines et des dizaines d’années“, discours accueilli avec scepticisme dans l’ensemble des pays de l’ancien bloc soviétique (Rupnik 1998). En second lieu à Budapest, ou l’idée de Confédération, malgré quelques marques d’enthousiasme, n’est pas mieux reçue (Le Monde 1990; Libération 1990). Il manque surtout à l’idée de Confédération ce qui fait précisément un projet: une argumentation élaborée, des propositions précises, un calendrier. Face au scepticisme général que la proposition soulève, et pris au piège de leurs propres discours, le chef d’État français et les membres du gouvernement se rabattent peu à peu sur une autre alternative, qui indique une inflexion très nette des discours gouvernementaux. À côté du projet politique, envisagé pour parer les risques d’une éventuelle recrudescence des nationalismes en Europe, se profile une solution destinée à faire accepter à l’opinion publique des pays de la CE l’idée d’un rapprochement sinon politique, du moins économique et juridiquement encadré avec les pays d’Europe centrale. Le contractualisme, outil classique de la coopération européenne avec les pays tiers, s’impose peu à peu comme solution ‚acceptable‘ à côté de la vision politique, ainsi que l’indiquent les discours du président à la fin de l’année 1991: Chaque ethnie a le droit de vivre, majoritaire ou minoritaire, avec des droits égaux et, vous en êtes convenu, Monsieur le Président [s’adressant au président allemand], le problème DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 51 Dossier posé par le droit des minorités partout en Europe, est celui qui nous permettra de régler bien d’autres problèmes, notamment celui des frontières entre les pays qui vont se dissocier mais aussi de commencer à dessiner les ensembles, les ententes, les fédérations, confédérations, les accords d’association, je ne sais quel terme trouver, qui seront indispensables si l’on veut équilibrer l’ordre. Bref, après la loi des empires - le dernier vient de s’écrouler - je voudrais voir naître la loi des contrats, c’est-à-dire la loi du droit, l’empire du droit, ce qui suppose […] des notions entremêlées de sécurité collective et d’arbitrage (Ministère des Affaires étrangères 1991[a]: 50). Ainsi, après une phase d’échanges argumentés pour imposer l’idée de la Confédération (arguing), le gouvernement français passe à une phase de marchandage pour négocier les termes de l’accord trouvé entre États membres (bargaining; Risse 2000). En effet, après deux ans de lutte pour défendre la confédération, les accords d’association s’affirment comme un des seuls moyens de gérer les relations avec les PECO . L’idée est d’autant plus acceptée par la France que celle-ci en revendique la paternité, comme l’attestent les propos d’Elisabeth Guigou lors d’un point de presse en octobre 1991: „la France a été à l’origine de la proposition d’association avec les pays d’Europe centrale et orientale. C’est une proposition qui a été faite pendant la présidence française de la Communauté en 1989“ (Ministère des Affaires étrangères 1991[e]: 117). Le changement de discours s’effectue donc par petites touches afin d’assurer une tournure crédible à la position française, aussi bien en termes de politique extérieure qu’intérieure. En effet, les accords économiques avec les PECO présentent plusieurs enjeux de politique intérieure qui poussent le gouvernement socialiste à défendre les groupes d’intérêts français, notamment agricoles, comme cela avait été le cas lors de l’élargissement au Sud dans les années 1980. Mais la défense des intérêts corporatistes s’accompagne aussi d’un souci de soigner l’image de la France à l’étranger. Alors qu’en 1991 les négociations sur la viande bovine n’en finissent pas de traîner sous la pression des producteurs français, la France est largement perçue par diverses opinions publiques européennes comme étant contre l’élargissement. Ainsi, dans ses discours de fin 1991, pour la plupart prononcés face à des partenaires stratégiques ou directement dans les pays candidats lors de visites officielles, François Mitterrand ne mâche pas ses mots pour défendre tant la position gouvernementale que les intérêts de ses électeurs. Le discours tenu à l’hôtel Bristol- Kempinski à Berlin en septembre 1991 est particulièrement clair sur ce point: La France a accepté […] neuf des dix, ou huit des neuf accords d’association qui lui étaient demandés. Elle a demandé des garanties pour le 9 ème et le 10 ème sur l’importation de viande prévue pour ces pays. Cela a suffi pour que l’on organise le procès de mon pays. Un certain nombre de signatures allemandes se sont mêlées à ce concert. Non, tout ce que nous demandons, c’est qu’un traité soit respecté […]. Restons dans ces contingents, évitons des fraudes et pensons que si la France et l’Allemagne sont des pays riches par rapport à tant d’autres, il y a encore chez nous des gens pauvres, qui travaillent, et qui ont le droit d’être défendus (Ministère des Affaires étrangères 1991[a]: 55). Les ministres servent de nouveau de relais dans la transmission des messages présidentiels. Elisabeth Guigou, en déplacement à Budapest en octobre 1991, tente de 52 DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 Dossier rassurer les partenaires hongrois sur la position française à propos des importations de la viande bovine: „contrairement à ce qui a pu être dit ou écrit ici ou là, il n’y a jamais eu de veto de la France sur cette question et certainement pas sur les accords d’association dans leur ensemble“ (Ministère des Affaires étrangères 1991[e]: 117). Alors que la France renonce peu à peu à ses arguments contre l’élargissement, le débat se cristallise, à partir de ce moment, sur la recherche d’une solution aux défis posés par la candidature à l’adhésion des PECO à l’ UE . Ayant perdu la phase argumentaire de la construction d’une politique européenne à l’Est, le président français souhaite au moins marquer de son sceau la phase négociée du compromis et imposer ses propositions face à l’Allemagne réunifiée. Il confie ainsi aux institutions européennes la responsabilité de préciser les termes d’une solution acceptable par tous. On peut voir ici les prémices du mandat attribué à la Commission d’élaborer une solution technique aux désaccords politiques: La responsabilité de la Communauté et de ses membres est donc de préparer cette adhésion en mettant en place les mécanismes qui la rendront possible […]. [La France] demande, par ma voix, devant vous, ce matin, à la Communauté d’établir, avant 1993, un rapport relatant pays par pays, les moyens à réunir pour rendre l’adhésion possible et les délais nécessaires pour y parvenir; tout cela, bien entendu, dans le respect des principes communautaires qui s’imposent à tous (Ministère des Affaires étrangères 1991[a]: 56). La définition de conditions d’adhésion venait ainsi d’être inscrite à l’ordre du jour. On remarque aussi que la peur française de l’Allemagne, loin d’être exagérée, était toujours présente au début des années 1990 dans les cercles de conseillers du président, du Premier ministre et des ministres, comme certains observateurs interrogés ont pu en attester. 5 Elisabeth Guigou, dans une audition de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, insiste clairement en 1991 sur les divergences franco-allemandes dans la façon d’appréhender le débat élargissement/ approfondissement de la CE afin de mettre en valeur la nouvelle proposition française: [L’Allemagne a] une vision davantage romantique, ce qui oblige la France à défendre un point de vue plus rationnel […]. Pour autant, il faut reconnaître la vocation [des PECO] à l’adhésion, comme c’est le cas pour tout État européen et démocratique. Tel est le sens de la proposition faite par le Président de la République [française] à Berlin d’établir un rapport sur chacun de ces pays et sur les conditions, les conséquences et les délais de leur adhésion. […] Il ne faut pas perdre de temps pour faire progresser les projets défendus par le couple franco-allemand en matière de construction européenne, avant que l’Allemagne n’ait la tentation de s’affirmer en tant que telle et de jouer un rôle personnel. L’opinion française ne doit pas se laisser gagner par la propagande qui se développe actuellement en Allemagne sur la prétendue réserve de la France vis-à-vis de l’Union politique (Ministère des Affaires étrangères 1991[b]: 93-94). Alors que les accords d’association s’imposent de manière transitoire comme cadre de gestion des relations avec les PECO , un autre débat, largement repris par la lit- DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 53 Dossier térature académique (Ngoye 1993; Yaker 1990), s’ouvre sur la nature de ces accords en rapport à la relation Nord/ Sud qui tient particulièrement à cœur à la France. Tranchant ce débat, F. Mitterrand annonce en 1991 que: les accords d’association […] sont un moyen temporaire mais tout à fait actuel de répondre aux aspirations des pays de l’Europe centrale et orientale car la terminologie pourrait permettre des confusions. Ces traités d’association sont d’une toute autre nature et d’une toute autre portée que les associations jusqu’ici souscrites par la Communauté (Ministère des Affaires étrangères 1991[c]: 50). En effet, faisant suite aux nombreuses critiques formulées par certains États membres et surtout par les pays d’Europe centrale et orientale, une nouvelle génération d’accords d’association est créée en novembre 1991. Loin d’avoir oublié les priorités nord-africaines de la France, le président reviendra sur la question lors du Sommet de Madrid de 1995, au moment d’inaugurer le Partenariat euro-méditerranéen sous présidence espagnole, qui relance les relations avec les pays d’Afrique du Nord (Barbé 1998). Conclusion Ainsi, à défaut d’avoir réussi à imposer le projet politique de Confédération, les accords d’association ont permis à la France, dans les années 1990, d’écarter dans un premier temps les craintes suscitées par d’éventuels nationalismes est-européens et par la place centrale de l’Allemagne retrouvée en Europe. Cependant, les premières négociations ne mentionnent pas l’éventualité de l’adhésion et c’est sous la pression constante des pays d’Europe centrale, notamment de la Pologne, que la perspective de l’élargissement est finalement inscrite dans le préambule des accords de 1991 (Inotai 1995). Entre 1989 et 1993, l’éventualité de l’élargissement fera l’objet, à plusieurs occasions, de négociations entre l’Allemagne et la France en relation avec la question de l’approfondissement chère aux Français. Le Traité de Maastricht scelle de façon très claire l’accord sur la contrepartie allemande d’un plus grand engagement dans l’intégration économique et monétaire de la CE/ UE. L’ensemble de ces solutions calme les revendications des personnalités politiques françaises, où même les plus européennes d’entre elles restent hermétiques à la question de l’élargissement (Grunberg/ Lequesne 2004: 56). Elles offrent aussi et surtout la possibilité de faire participer les groupes d’intérêts nationaux économiques et sociaux au débat sur les relations avec l’Europe centrale et orientale et l’intégration européenne (Saurugger 2003). Pour de nombreux analystes, la période actuelle qui se développe dans un contexte pourtant très différent, celui de la guerre en Ukraine sur le sol européen, n’est pas sans rappeler les grandes incertitudes auxquelles les personnalités politiques ont dû faire face au début des années 1990. C’est actuellement de nouveau la question de l’élargissement vs. approfondissement du projet européen qui se rejoue à travers la proposition de création d’une Communauté politique européenne. La question de futurs élargissements de l’UE ne pourra cependant pas 54 DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 Dossier se régler sans la participation d’autres pays, notamment à l’est de l’UE comme la Pologne, sur un compromis européen. Dans ce contexte, il revient notamment au Triangle de Weimar de jouer un rôle particulier pour accélérer ce processus et assurer le retour de la stabilité et la paix sur le sol européen. 6 Andries, Mireille (ed.), L’Avenir des relations entre la CEE et les pays de l’Est, 1990. Barbé, Esther, „Balancing Europe’s Eastern and Southern Dimension“, in: Jan Zielonka (ed.), Paradoxes of European Foreign Policy, The Hague / London / Boston, Kluwer Law International, 1998, 117-129. Bulmer, Simon / Paterson William / Jeffery, Charly (ed.), Germany’s European Diplomacy: Shaping the Regional Milieu, Manchester, Manchester Univ. Press, 2000. Christlich Demokratische Union Deutschlands, „Freiheit in Verantwortung. Grundsatzprogramm der Christlich Demokratischen Union Deutschlands“, Programme retenu lors du cinquième congrès du parti, Hambourg, 20-23 février 1994. 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Yaker, Layachi, „Est/ Ouest - Nord/ Sud: quel avenir pour la coopération multilatérale? “, in: Cadmos, 13 (50), 1990, 72-87. 1 Ce chapitre représente une version retravaillée d’un extrait de ma thèse de doctorat intitulée „La conditionnalité dans la politique d’élargissement de l’Union européenne à l’Est: un cadre d’apprentissages et de socialisation mutuelle? “, Sciences Po Paris / Freie Universität Berlin, 26 septembre 2005. 2 Un large débat a émergé au début des années 1990 sur les effets de rupture et de continuité dans la politique étrangère allemande réunifiée. Cf. par exemple: Anne-Marie Le Gloannec, „La politique étrangère de la ‚République de Berlin‘“, in: Esprit, 56, 264, juin 2000, 61-78; 56 DOI 10.24053/ ldm-2022-0018 Dossier Simon Bulmer / William Paterson / Charly Jeffery, Germany’s European Diplomacy: Shaping the Regional Milieu, Manchester, Manchester Univ. Press, 2000. 3 Après son élection en 1998, le Chancelier Gerhard Schröder (SPD) affirmera également dans un discours d’investiture devant le Bundestag, et lors du Forum de Davos en 1999, la détermination de son gouvernement de poursuivre les efforts déjà effectués en vue du développement et de l’intégration des PECO à l’Europe (Schröder 1999). 4 Le Monde, 2 janvier 1990. 5 Discussions au ministère français de la Défense, juillet-août 2000, Paris. Entretien avec un membre de La Documentation française, décembre 2003, Paris. 6 Sur le Triangle de Weimar, cf. notamment les analyses produites par la Fondation Genshagen: www.stiftung-genshagen.de.
