lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0021
925
2023
47186-187
Introduction
925
2023
Alex Demeulenaere
Katharina Münchberg
Patricia Oster
ldm47186-1870075
DOI 10.24053/ ldm-2022-0021 75 Dossier Alex Demeulenaere / Katharina Münchberg / Patricia Oster (ed.) Le Malaise contemporain. Société et subjectivité dans la littérature française de 1990-2020 Introduction Quand nous avons pensé au malaise contemporain comme thème de colloque (Luxembourg, décembre 2021), à l’hiver 2019, nous ne pouvions pas encore savoir qu’une pandémie globale et une nouvelle guerre en Europe mettraient notre société à rude épreuve. Et que nous, sujets singuliers, individus libres, nous nous retrouverions dans des processus de subjectivation nouveaux, dans une communauté forcée par les événements, soit en solidarité avec les autres, soit en révolte contre le gouvernement. Notre thème - le malaise contemporain, un malaise réfléchi dans la littérature et/ ou un malaise de la littérature - se pose dès aujourd’hui, au milieu de notre expérience de la pandémie et de la guerre, à la lumière d’une différence historique. La littérature des années comprises entre 1990 et 2020 nous semble fournir un diagnostic social, un point de vue sur les problèmes de la société moderne tardive et en particulier sur la relation entre la société et le sujet. Cette relation est perturbée, malade, parfois carrément dysfonctionnelle. Elle se nourrit des crises qui secouent le présent: les crises globales (la crise écologique, la crise sociale, la crise de la démocratie) et les crises individuelles (la perte de soi, la psychopathologie croissante). Les exemples français de ces crises et du malaise qui en résulte sont bien connus. Dans le domaine social, on pensera à la ‚crise des gilets jaunes‘, aux visages multiples et mal identifiables, qui a secoué la France avant que la pandémie de Covid- 19 ne vienne occuper l’espace public. Une nouvelle fracture sociale s’en est suivie, avec l’opposition entre une politique officielle de vaccination et un courant antivaccinal à nouveau protéiforme. Au niveau des identités et des relations sexuelles et de genre, le mouvement #metoo, qui a pris de l’ampleur aux États-Unis avec l’affaire Weinstein, a également secoué la France à plusieurs niveaux, avec comme exemples les plus connus dans le domaine artistique les affaires Polanski et Matzneff. La pandémie de Covid-19 n’a pas seulement secoué le ‚contrat social‘ et la relation entre les majorités et les minorités, elle est elle-même le symptôme d’une relation problématique entre le sujet et son environnement naturel. L’âge de l’anthropocène est aussi celui du changement, voire de la crise climatique, qui secoue la France au même titre que le reste du globe: fonte des glaciers, épisodes d’inondations et de sécheresses. 76 DOI 10.24053/ ldm-2022-0021 Dossier La relation problématique entre le sujet et son environnement social et naturel ébranle ainsi les processus de subjectivation et même la relation du sujet à luimême. Le sujet se ressent comme précaire, s’inquiète de sa propre vie, profondément bouleversée dans une société marquée par la mise en spectacle et les stratégies médiatiques, et peut se sentir impuissant face à la normalisation sociale qui décide d’une biographie réussie ou non. Ainsi, les stratégies de prise en charge de soi et de ‚conscience de soi‘ thérapeutique alternent avec des stratégies de solidarité, de rébellion politique et d’interaction sociale. La question fondamentale de ce numéro, cependant, n’est pas d’ordre sociologique, mais littéraire. Comment la littérature se définit et s’invente-t-elle face au ‚malaise contemporain‘? Quelles sont les implications pour le sujet écrivant et le sujet lisant? La littérature peut-elle être un espace thérapeutique, soignant les blessures biographiques? Peut-elle être un espace où se fondent de nouvelles émotions sociales? Un espace d’empathie et de ‚guérison‘? Peut-elle être un espace politique, s’engageant dans une révolte plus ou moins silencieuse et anticipatrice? Pour définir la notion de ‚malaise contemporain‘, le retour au texte fondateur de Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur (1930), s’impose. Si la traduction de ‚Kultur‘ a fait débat puisque le choix de ‚civilisation‘ ou ‚culture‘ s’inscrit dans le cadre d’une longue discussion sur la différence entre l’Allemagne et la France, le premier terme peut être traduit sans aucun problème par ‚malaise‘ en français. Après avoir hésité entre les notions de ‚bonheur‘ et de ‚malheur‘ pour le titre, Freud s’est finalement résolu à utiliser ‚malaise‘ pour référer à la prise de conscience de l’incomplétude qui hante le sujet humain à la recherche du bonheur. Dans l’expérience clinique de Freud, ce malaise provient de la frustration des désirs du sujet, qui doit refouler la satisfaction immédiate des désirs naturels pour répondre aux normes et règles culturelles supra-individuelles qui régulent le vivre-ensemble dans une société. Si cet état culturel différencie l’homme de l’état naturel, il mène aussi à une frustration, une inadéquation, une tension entre le sujet et ce qui l’entoure. Plus concrètement, pour Freud, ce malheur est lié à la surpuissance de la nature, la caducité du corps et les relations déficientes des hommes entre eux au niveau de la famille, de l’État et de la société. S’il se dégage trois grands axes dans le diagnostic de Freud (la relation à soi, la relation à la nature, la relation aux autres), qui s’inscrivent dans la notion de malaise dans son contexte contemporain, il faut y ajouter une autre dimension qui symbolise ce malaise, à savoir le langage. Lacan (1966) a insisté sur le fait que du moment que l’homme entre dans l’ordre symbolique du langage et se définit donc comme être humain, il perd l’accès immédiat à la jouissance. Se pose alors, à un niveau plus large, la question de savoir si la culture, qui est un effort de sublimation collectif de l’eros individuel, ne porte pas structurellement le malaise de la culture en elle. D’où l’hésitation de Freud quant au titre de son ouvrage entre les termes de bonheur, malheur et malaise. C’est comme si la société, pensée comme dispositif DOI 10.24053/ ldm-2022-0021 77 Dossier culturel du vivre-ensemble, devait nécessairement mener à des frustrations au niveau du sujet. Ou, pour employer la terminologie de Freud, comme si l’effort de collectivisation du désir positif (eros) dans la construction culturelle entraînait automatiquement la tentation d’anéantissement (thanatos). La position ambigüe du langage s’explique à ce niveau, étant à la fois moyen collectif de régulation de la communication interindividuelle et outil personnel de construction subjective et d’expression du désir. À lire l’analyse de Freud, le lecteur se demande à quel point elle se veut universelle ou si elle est symptomatique d’une culture occidentale moderne (tardive), dont la maîtrise technique a permis de (donner l’illusion de) dominer la nature et de régler le vivre-ensemble. Au-delà du cadre psychanalytique qui relie le sentiment de malaise à des expériences cliniques individuelles, le diagnostic de Freud fonctionne comme un baromètre de son époque. A quelques mois de la crise financière globale provoquée par le crash de Wall Street en 1929 et de la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne, c’est comme si Freud sentait le malaise profond qui hantait la culture européenne et occidentale de l’époque. Au-delà de ses dimensions psychanalytiques et anthropologiques, le malaise de la civilisation peut donc également être contextualisé et référer à l’interaction malaisée entre sujet et société à un moment donné. Les recherches récentes qui ont repris et développé la notion du malaise à l’époque contemporaine reprennent ces différentes pistes interprétatives. Si Lego (2011) et Njiengwé (1995) focalisent surtout des expériences cliniques individuelles dans la tradition psychanalytique freudienne et que Ehrenberg (2011) relie ces expériences cliniques à un diagnostic sociologique, Clément (2011) et Belisle (2018) en ont abordé les dimensions plus largement littéraires et culturelles. C’est à partir de ces questions et orientations que nous avons tenté de distiller quelques perspectives centrales pour le présent dossier. Perspective théorique, en premier lieu, reliée à des réflexions sur le rôle et le statut du sujet écrivant dans notre société contemporaine. Dominique Rabaté cherche à cerner la nature et la spécificité du ‚malaise contemporain‘ en dessinant les contours d’un sujet voué à se constituer dans la crise où il se trouve. Selon lui, le Mal du siècle qui ouvre le XIX e siècle serait devenu ‚malaise‘, une ‚fatigue d’être soi‘. Le motif de la disparition, très présent dans la littérature contemporaine, s’avère pour lui révélateur du malaise actuel. En s’appuyant sur deux exemples, il montre qu’il s’agit soit de consentir à disparaître dans un naufrage mélancolique et dépressif, soit, remobilisant tous les prestiges et les moyens polyphoniques du roman, d’en faire l’arme même d’un retournement pour refonder un Nous réellement collectif et actif. Alexandre Gefen approfondit les réflexions sur la fonction de la littérature dans un tel contexte: peuton parler d’un malaise de la littérature, ou la littérature nous offre-t-elle des possibilités d’écrire, de décrire et de réagir face au malaise identifié? Il présente l’anatomie d’un malaise théorique qui proclame la fin de la littérature et qui en cherche les raisons dans un épuisement, un désengagement, un désenchantement et une déculturation. Gefen défend la littérature face au malaise en s’appuyant sur ses vertus 78 DOI 10.24053/ ldm-2022-0021 Dossier cognitives, thérapeutiques, éthiques et politiques. Pour lui, le diagnostic d’un malaise contemporain fait ressortir l’incapacité d’inscrire dans la longue durée les conceptions concurrentes actuelles de la littérature, faute de pouvoir comprendre une littérature pluralisée, déployant aussi bien les jeux de la fantaisie transmédiale que ceux de l’enquête de non-fiction au profit d’un projet politique et relationnel. Le malaise politique, culturel et social est indissociable de plusieurs formes de violence qui apparaissent dans la littérature contemporaine - le terrorisme, évidemment, qui en est la manifestation la plus extrême, mais cette violence extrême ne doit pas faire oublier d’autres types de violence, parfois moins visibles sans être moins nuisibles: les violences réelles et symboliques entre les classes sociales, entre les membres d’une famille. Dans un tel cadre, la littérature s’avère être un espace de réflexion sur la violence, sur ses structures politiques et sociales, ainsi que sur les expériences individuelles. Cette réflexion littéraire ouvre le débat sur les possibilités expressives et les limites du récit. Pourquoi la politique a-t-elle eu recours à la littérature pour tenter de comprendre le mouvement des gilets jaunes, expression des malaises sociaux les plus profonds et les plus violents qu’ait connu la France au cours du dernier demi-siècle? Dans quelle mesure la littérature peut-elle apporter des éléments de réponse? Alex Demeulenaere pose ces questions à partir d’une analyse narratologique et sociologique des romans d’Edouard Louis, de Didier Eribon et de Nicolas Mathieu. Selon lui, trois aspects essentiels permettent de comprendre la fascination que ces romans ont suscitée jusqu’à l’Élysée. Sur le plan narratif, il existe une polyphonie, voire un affrontement entre une écriture brillante digne du Goncourt et une langue populaire, précaire, au sein de l’écriture romanesque. Sur le plan sociologique, deux voies supplémentaires s’ouvrent: d’une part, une position de double exclusion qui cache une double appartenance. Et d’autre part, un nouveau réalisme à caractère scientifique par l’utilisation dans la fiction de concepts générés par la sociologie. Wolfgang Asholt montre que l’œuvre de Yves Ravey, depuis Pris au piège (2005) jusqu’au dernier roman Adultère (2021), se situe en province, surtout dans les régions désindustrialisées et délaissées de l’Est de la France, où la peur du déclassement, le ressentiment social, la perte de confiance dans l’État et la montée de l’individualisme conduisent à un repli sur soi et à une suspicion généralisée de l’autre qui rend compte du malaise et devient un Unbehagen dans la culture actuelle. Selon Asholt, la structure socio-psychologique des romans de Ravey correspond à l’essai de psychologie sociale Vers la société sans pères d’Alexander Mitscherlich, avec lequel ses premiers romans sans présence du père partagent aussi le présent romanesque: la société des années 1960. Le „malaise ordinaire“ des polars de province d’Yves Ravey naît selon Asholt d’un triple engrenage des protagonistes: ils vivent dans une société autrefois industrielle, ils vivent encore selon le modèle de cette société d’antan et de ce clivage ne peut résulter qu’une succession d’échecs. Sur le plan individuel, les transformations sociales et culturelles sont des entraves pour leur idéal relationnel. DOI 10.24053/ ldm-2022-0021 79 Dossier Niklas Bender part de l’idée que le malaise et la conscience d’une crise imminente accompagnent la littérature française depuis au moins 1800 et qu’ils font partie intégrante de la modernité. Il constate que la fragilité du lien social et culturel qui résulte d’une orientation fondamentale vers l’avenir appelle d’autres réponses aujourd’hui qu’au siècle de Balzac et de Zola mais que, malgré un grand nombre d’évolutions techniques et d’événements historiques, certaines conditions de base (sociales, politiques, philosophiques) sont restées relativement stables. C’est ce qui mène selon lui à un retour d’une écriture aux relents réalistes et naturalistes. Il lit donc dans le roman de Maylis de Kerangal Naissance d’un pont (2010) une dynamique comparable aux romans de Zola basés sur une énergie sociale. Il montre comment Maylis de Kerangal met en scène une aventure collective à l’ère du capitalisme néolibéral mondialisé et explore les différentes dimensions (techniques, entrepreneuriales, sociales, environnementales) d’un grand projet, avec un intérêt marqué pour la dynamique collective qui le sous-tend. Mais Bender souligne aussi les différences entre Zola et Kerangal. Au lieu de considérer un ordre mythique, voire cosmique, Kerangal semble redéfinir les priorités: chez elle l’origine et l’arrière-plan de toute entreprise humaine reste la Nature. Celle-ci en pose les conditions et les limites, plutôt que, telle une source inépuisable, d’engendrer une suite. Il en ressort selon Bender une autre sorte de fiction, aussi fébrile, moins engageante, plus expérimentale - et plus légère. À partir des Chroniques de l’homme d’avant (2019) de Philippe Lançon, Hannah Steurer aborde le regard de Philippe Lançon en tant que ‚l’homme d’après‘ l’attentat de Charlie Hebdo, tout en s’intéressant à ‚l’homme d’avant‘. Les textes, destinés à être sans lendemain, rythment désormais l’existence d’un homme dont la vie a brutalement changé. Steurer étudie le genre de la chronique et son rôle au sein de la réflexion sur le malaise contemporain: quelles sont les particularités de la perspective sur la société qui résultent du format et du langage propre aux chroniques de Lançon? Dans son ‚observatoire‘, il vise l’actualité immédiate et cherche à faire parler des individus qui ont du mal à définir leur place dans le présent, des personnes qui disparaissent dans l’anonymat, qui souffrent d’une précarité économique. Si le monde „idéal n’existe pas“ comme le proclame Lançon, il ne perd jamais ni espoir ni ironie. Julien Jeusette étudie la manière particulière dont Jacques-Henri Michot a lié l’expérimentation poétique et l’engagement politique dans son ABC de la barbarie (1998). Il y cite une des clefs de lecture de Michot, LTI, La langue du III e Reich (1947) de Victor Klemperer. Dans cet essai, Klemperer montre que l’allemand transformé par la propagande nazie se diffuse par répétition quotidienne dans les discours politiques, dans la presse et dans les livres autorisés, s’imposant ainsi de manière uniforme à tous les Allemands. Jeusette souligne que pour Michot la langue est l’un des leviers privilégiés du pouvoir et il analyse sa solution littéraire pour faire apparaître, et surtout pour neutraliser les états de langue jugés néfastes. Car il s’avère qu’à mesure que la langue du pouvoir (économique, politique, médiatique) transforme et colonise la langue commune, il devient de plus en plus difficile d’en percevoir les 80 DOI 10.24053/ ldm-2022-0021 Dossier transformations subies et les conséquences. En dénonçant l’omniprésence discursive du consensus et de la certitude, Michot oppose à la barbarie la littérature - à condition de donner à ce terme un sens précis, à savoir un travail de la langue qui désactive la langue elle-même, afin de la rendre à un autre usage. La littérature offre aussi des moyens expérimentaux pour peindre un tableau fictif, qui peut être soit dystopique soit collapsologique. Patricia Oster analyse par exemple le roman La Destruction de Cécile Wajsbrot (2019). Wajsbrot se demande dans ce livre quelles étaient les signes avant-coureurs d’une destruction progressive de la société. Quel serait notre présent si l’impensable se produisait? A-t-on assez tiré les leçons des crimes de l’Histoire qui nous hantent toujours? A-t-on été trop insoucieux? Wajsbrot affronte ainsi le monde avec un récit dystopique à dimension politique. En interrogeant les liens sociaux, les fondements, le fonctionnement et la stabilité au sein de la polis, elle fait part de son inquiétude et de son malaise. L’enregistrement sonore en format mp3 s’avère être le seul moyen d’échapper à l’État de surveillance et de surmonter ses ‚grilles mentales‘. Oster montre comment Cécile Wajsbrot explore le nouveau média du blog audio dans le dernier roman de sa pentalogie, ce qui lui permet de développer sa propre poétique du fragment de voix. Jan Knobloch étudie le malaise contemporain qui se manifeste en France sous le signe de la collapsologie et de l’effondrisme. Il évoque entre autres le grand succès du livre Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (2015). Knobloch interprète le discours effondriste comme un symptôme des transformations du malaise, indiquant une profonde modification de l’imagination du futur. Outre la référence fondatrice au texte freudien Das Unbehagen in der Kultur (1930), les textes d’Antoine Volodine, d’Olivia Rosenthal et la pièce Gaïa Global Circus lui semblent être des expressions complexes de cette tendance. Dans La Possibilité d’une île (2005) de Michel Houellebecq, qui aborde le sujet du clonage et de la création artificielle d’une nouvelle espèce, et Notre vie dans les forêts (2017) de Marie Darrieussecq, qui oscille entre apocalypse et post-apocalypse, il lit un humorisme désabusé. Le malaise contemporain n’est pas seulement extérieur, au niveau de la société, mais il met également sous pression la relation harmonieuse entre le sujet et son environnement social, culturel et écologique. La relation troublée entre la difficile construction individuelle et un récit collectif qui semble de plus en plus problématique constitue une dernière façon d’aborder la thématique. Cornelia Ruhe montre que dans les œuvres de Wajdi Mouawad et Camille de Toledo, le malaise concerne bien souvent la mémoire des guerres et de la violence qui se propage de manière parfois insidieuse et met ainsi en danger la cohésion de la société dont la famille est, selon Freud, la „cellule primaire“. Comme la nation, la famille est un mythe qui a été transformé aussi bien physiquement que psychiquement par les guerres, la violence et leurs séquelles. Au lieu de prendre fin, la violence sera perpétuée au niveau de la famille pour être transmise par la voie généalogique; elle s’insère ainsi dans les DOI 10.24053/ ldm-2022-0021 81 Dossier structures familiales. C’est à l’intérieur des familles, c’est par le sang - versé et partagé - que la violence se répercute et tant que cette lignée ne sera pas brisée, l’histoire ne pourra pas prendre de tournant pacifique. Dans la pièce de théâtre Forêts (2006) de Wajdi Mouawad et le roman Thésée, sa vie nouvelle (2020) de Camille de Toledo, Ruhe suit les traces de cette histoire de la violence pour en explorer la structure palimpsestique complexe. Différents drames s’y superposent pour occulter l’origine traumatique du malaise qui mine le présent des enfants de la post-mémoire. Marika Piva parcourt l’œuvre de Chloé Delaume en partant de son premier roman Les mouflettes d’Atropos (2000) jusqu’à son dernier roman Le cœur synthétique (2020). Elle considère que Delaume a publié presque une trentaine de livres qui ne racontent pas en premier lieu une histoire particulière, mais qui visent toujours la bonne forme pour exprimer le malaise du Moi et d’autrui. Selon Piva, l’œuvre de Delaume se présente comme une épiphanie, la révélation de la vivification offerte par la langue aux livres, la compréhension de la nécessité de chercher des pistes linguistiques, stylistiques et structurelles afin d’avoir une vie qui puisse prendre une forme représentable et exclusive. Le parti pris de l’auto-engendrement par le langage devient ainsi un élargissement à la communauté féminine qui comporte aussi une approche différente par rapport à l’autofiction caractérisant une grande partie de l’œuvre de l’autrice. La littérature adolescente témoigne d’un malaise contemporain particulier. Tonia Raus constate que la génération du Troisième Millénaire est marquée par un certain scepticisme, un désenchantement, en particulier politique, qui incite à réinventer d’autres formes d’organisations collectives dans le rapport au monde qui s’avèrent héritières de nombreux traumatismes tant historiques (le mouvement BLM dans le sillage de la pensée ‚décoloniale‘) qu’économiques (les inégalités, les crises financières et leur impact sur le chômage en particulier des jeunes), sociétales (la crise migratoire, #metoo) ou encore environnementales (le mouvement „Youth for climate“ en lutte contre le réchauffement climatique). Elle analyse la trilogie A la place du cœur d’Arnaud Cathrine pour exemplifier ce pouvoir de la littérature adolescente. Les contributions regroupées dans ce volume sont issues du colloque international Le malaise contemporain. Société et subjectivité dans la littérature française de 1990-2020 qui a eu lieu du 2 au 3 décembre 2021 à l'Institut Pierre Werner ( IPW ), Luxembourg. Nous voudrions profiter de cette introduction pour remercier nos proches collaborateurs: M. Olivier Frank, directeur de l’ IPW , Mme Pauline Mayet, représentante de la France à l’ IPW et Mme Nathalie Roelens, professeure à l’Université du Luxembourg, ainsi que les institutions qui ont généreusement soutenu le colloque: l’ IPW , l’Université de la Grande Région et l’ambassade de France au Luxembourg. 82 DOI 10.24053/ ldm-2022-0021 Dossier Bélisle, Mathieu, „Nouveau malaise dans la civilisation“, in: L’Inconvénient, 74, 2018, 43-49. Cathrine, Arnaud, A la place du cœur, Saison 1-3, Paris, Robert Laffont, 2016, 2017, 2018. Clément, Murielle Lucie, Le malaise existentiel dans le roman français de l’extrême contemporain, Sarrebruck, Editions universitaires européennes, 2011. Darrieussecq, Marie, Notre vie dans les forêts, Paris, Gallimard, 2017. Delaume, Chloé, Les mouflettes d’Atropos, [Tours, Farrago, 2000] Paris, Gallimard, 2003. —, Le cœur synthétique, Paris, Seuil, 2020. Ehrenberg, Alain, „La société du malaise. Une présentation pour un dialogue entre clinique et sociologie“, in: Adolescence, 3, 2011, 553-570. Eribon, Didier, Retour à Reims, Paris, Flammarion, 2018. Freud, Sigmund, Le malaise dans la civilisation, trad. Bernard Lortholary, Paris, Points, 2010. Houllebecq, Michel, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005. Kerangal, Maylis de, Naissance d’un pont, Paris, Gallimard, 2011. Klemperer, Victor, LTI, La langue du III e Reich, trad. Elisabeth Guillot, Paris, Albin Michel, 1996. Lacan, Jacques, Écrits, Paris, Seuil, 1966. Lançon, Philippe, Chroniques de l’homme d’avant, Paris, Les échappés, 2019. Lego, Gaëlle, „L’évaluation comme symptôme du malaise contemporain“, in: VST - Vie sociale et traitements, 109, 2011, 77-82. Louis, Edouard, Histoire de la violence, Paris, Seuil, 2017. —, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Seuil, 2018. Mathieu, Nicolas, Leurs enfants après eux, Arles, Actes Sud, 2018. Michot, Jacques-Henri, Un ABC de la barbarie [1998], Paris, Al Dante, 2014. Mitscherlich, Alexander, Vers la société sans pères. Essai de psychologie sociale, Paris, Gallimard, 1981. Mouawad, Wajdi, Forêts, Arles/ Montréal, Actes Sud / Leméac, 2006. Njiengwé, Franc̦ ois (ed.), Les formes contemporaines du malaise dans la civilisation, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995. Servigne, Pablo / Stevens, Raphaël, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015. Toledo, Camille de, Thésée, sa vie nouvelle, Paris, Verdier, 2020. Wajsbrot, Cécile, La Destruction, Paris, Le bruit du temps, 2019.
