lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0022
925
2023
47186-187
Paradoxes de la disparition
925
2023
Dominique Rabaté
ldm47186-1870083
DOI 10.24053/ ldm-2022-0022 83 Dossier Dominique Rabaté Paradoxes de la disparition Pour cerner la nature et la spécificité du ‚malaise contemporain‘, tentons de tracer une ligne peut-être trop générale. On s’accordera sur le régime qu’on peut dire „crisologique“ de la Modernité (Vadé 1994), qui, au revers de son idéal de progrès et d’émancipation, dessine les contours d’un sujet voué à se constituer dans la crise où il s’éprouve. Le Mal du siècle qui ouvre le XIX e siècle dans son orientation romantique en est la première grande forme historique et littéraire. Provoquant le basculement décisif des Belles- Lettres dans le champ devenu énigmatique de la Littérature, il programme une injonction expressive (ou expressiviste) (Taylor 1998) à dire les contradictions d’une singularité individuelle face à la société post-révolutionnaire. Un siècle plus tard, le Mal est devenu „malaise“, selon le diagnostic de Freud: „malaise dans la civilisation“ donc, pour reprendre le titre de son célèbre livre. Freud assigne, de façon pessimiste, le sujet à la fatalité de la répression de ses pulsions, le condamne à la névrose comme manifestation d’un compromis difficile, mais qui ne ferme toutefois pas le chemin (plus subi, plus détourné) à une reformulation de soi, si la cure est le lieu de l’énonciation des symptômes et des désirs refoulés. En cette entame du XXI e siècle le malaise prend peut-être une forme plus radicale en même temps que plus diffuse. Il répond plutôt à ce qu’Alain Ehrenberg a justement décrit comme „la fatigue d’être soi“ (Ehrenberg 1998), car c’est bien le projet d’affirmation subjective, d’émancipation et, du même coup, le désir d’expression qui semblent se dérober. Le paradigme du malaise n’est plus celui de la névrose, mais celui de la dépression, maladie emblématique de notre temps, encore aggravée par l’apparition du burn-out comme destin du surmenage au travail. Entre faux self et désertion de soi, ces nouvelles formes de malaise touchent à l’assise subjective même, selon une dérobade devant l’injonction à se conformer à un ‚Soyez vous-même‘ dont la nature de double lien tyrannique et hystérisante produit l’effondrement dépressif. Dans une société obsédée par la nécessité de ‚réussir sa vie‘, soumise à l’accélération vertigineuse des sommations à apparaître et à répondre au régime d’ominivisibilité, 1 de nouvelles configurations de réponses paradoxales apparaissent, réponses que j’ai proposé de décrire comme des „désirs de disparaître“ (Rabaté 2015). Je voudrais donc revenir sur les thèses que j’ai avancées dans mon livre de 2015 et voir comment le motif de la disparition, si présent dans la littérature contemporaine, peut servir de révélateur au malaise actuel. Si j’ai choisi de parler de „désirs“ de disparaître, c’est bien pour marquer que c’est encore une subjectivité qui s’y cherche de manière ambivalente. De son côté, David Le Breton parle lui de „tentation“ dans son livre, paru la même année: Disparaître de soi. Une tentation contemporaine (2015). La coïncidence des deux publications me semble intéressante et je voudrais revenir sur cette rencontre ou cet effet d’écho entre les deux livres. Le sociologue est depuis longtemps concerné par les nouvelles figures de la subjectivité contemporaine et il a, de plus, consacré un 84 DOI 10.24053/ ldm-2022-0022 Dossier livre aux questions de la voix, à ses „éclats“ dans une perspective d’anthropologie actuelle (Le Breton 2013). On voit donc facilement les points de croisement avec des réflexions plus proprement littéraires. Ce croisement de deux approches disciplinaires reste significatif puisqu’elles convergent vers le même constat: le sujet éprouve aujourd’hui une paradoxale nécessité de soustraction individuelle, de sécession plus ou moins momentanée en réponse ou en réaction à une pression sociale croissante qui l’oblige à être toujours plus acteur et promoteur de sa vie, à se faire à tous les sens du mot l’agent de soi-même. Le Breton insiste, comme moi, sur la tension entre une nécessité d’affirmation ou de résistance personnelle et la négativité mortifère de cette tentation de disparaître. Dans son enquête sociologique, Le Breton recourt à la littérature et au cinéma pour montrer comment ils peuvent servir de miroir à cette tentation paradoxale, qui est mise en scène dans quantité d’œuvres récentes. Il note, lui aussi, l’attrait indéniable qu’exerce le scénario de la disparition sur les écrivains et cinéastes, à qui il fournit un formidable vecteur de dramatisation de la fiction. De façon tout aussi révélatrice, David Le Breton souligne la vertu du retrait silencieux que permet la lecture et il y voit l’un de ces ‚blancs‘ possibles où le sujet se met en repos de lui-même, où, s’isolant, l’individu redevenu solitaire peut prendre du recul. Les œuvres de fiction apparaissent ainsi comme le symptôme et le révélateur d’une tentation des sociétés occidentales (de plus en plus mondialisées), en une sorte d’envers négatif du culte de la performance et de la compétition qui caractérise notre âge néo-libéral. Le Breton le nomme „le qui-vive permanent“ (Le Breton 2015: 61). Je dois avouer que cela a été assez étrange, alors que j’achevais le manuscrit de Désirs de disparaître, de trouver dans le livre de Le Breton une forme de confirmation et de redoublement de mes propres propositions. Mais je crois qu’on peut y vérifier l’acuité des œuvres littéraires à prendre le pouls de nos sociétés, à figurer et articuler les angles morts du monde social. Romans ou films scénarisent ainsi pour nous des désirs plus ou moins refoulés, dramatisent des tentations que nous n’avons sans doute pas la force ou l’inconscience de mettre en pratique. Ils donnent ainsi à un ensemble vague de rêveries la forme imaginaire d’un compromis, où nous pouvons éprouver par procuration ce que ce serait de vraiment disparaître. La démarche de Le Breton est proche de celle que j’ai adoptée, même s’il insiste plus sur les conduites à risque et les usages du corps, dans la logique de ses recherches antérieures. Il étudie les moyens choisis par les individus pour atteindre ce qu’il nomme la „blancheur“, une sorte d’état neutre où le sujet n’est plus requis. Il met donc l’accent sur des techniques de désinvestissement de soi, ou des stratégies d’abandon passager qui visent, par cette soustraction momentanée, à reprendre le contrôle de l’existence. Le sociologue valorise donc tout ce qui permet de redonner le sentiment d’une continuité de soi, même s’il note que cela passe, sous certaines conditions, par le répit de la blancheur. Car le risque est toujours présent d’une accentuation catastrophique de la blancheur où le sujet fait véritablement naufrage et s’effondre. C’est l’analyse originale qu’il propose de la maladie d’Alzheimer, où il voit, au-delà des symptômes neurologiques, une forme de dessaisissement et de consentement à l’oubli de soi. Si je rejoins bien des analyses de Le Breton, c’est évidemment par un autre cheminement où je cherche à suivre la logique littéraire de la disparition comme mouvement DOI 10.24053/ ldm-2022-0022 85 Dossier même de l’écriture, comme motif éminemment romanesque. Si le motif est venu sur le devant de la scène fictionnelle si puissamment depuis les années 1990, c’est, me semble-t-il, parce que le thème permet de donner un contenu dramatique et un substrat romanesque remarquable à un thème qui était essentiellement théorique dans les années 1960-1970, autour des notions de désœuvrement ou d’absence d’œuvre. Chez Echenoz ou Modiano, chez Quignard ou Germain, chez Puech ou Garcin, le motif de la disparition réinsuffle la matière dramatique de l’enquête et de la quête d’un lieu hors du monde social à ce qui pouvait sembler un postulat théorique trop abstrait. C’est pour cette raison que l’hypothèse de la disparition que j’examine dans Désirs de disparaître propose une ‚traversée‘ du roman français récent dans une histoire qui, de ce point de vue, peut être en effet spécifique à la France. Le réinvestissement romanesque du thème va de pair avec une accentuation de son caractère ambivalent. Tous les textes que j’ai étudiés mettent en scène une hésitation essentielle quant à la nature de la disparition, à la fois souhaitée et redoutée, force d’affirmation subjective et consentement à l’effacement. Pour le dire autrement, une sorte d’ironie plane sur les désirs de disparaître s’il n’y a plus que cette voie pour continuer d’affirmer une résistance individuelle dont on comprend bien la nature paradoxale. C’est peut-être la dernière ‚solution‘ encore héroïque qui se présente au personnage, mais pour opérer lui-même sa soustraction de la communauté. Cette ambivalence est proche de celle que note partout Le Breton: chemin vers une reconstruction solitaire nécessaire, rupture pour se refonder, ou laisser-aller passif à une force de mort plus forte que toute protestation subjective? C’est ce paradoxe que j’ai appelé ailleurs le „personnage disparaissant“: 2 ce qui le fait encore consister comme personnage, c’est la mise en scène de sa quête de soustraction (comme dans Villa Amalia) ou c’est qu’il devient le foyer des interrogations des autres protagonistes cherchant à savoir les raisons de son absence, multipliant à l’intérieur de la fiction les scénarios explicatifs. Dans Selon Vincent de Garcin, on voit ainsi les autres personnages se demander si la disparition centrale a un sens, chercher à y déchiffrer une volonté, à tracer un jeu de pistes. On retrouve la même dramaturgie de l’enquête dans L’Homme sans empreintes d’Eric Faye où le personnage d’Osborn figure un double fictionnel de l’écrivain Traven. La puissance romanesque du motif se vérifie encore dans La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr autour de la figure mystérieuse d’Elimane, l’écrivain qui accomplit peut-être le destin nécessaire de l’écriture en disparaissant après son premier livre, lui dont on n’aurait pas fait à tort un ‚Rimbaud noir‘…. Dans ce roman placé dès l’exergue sous les auspices de Bolaño et dont une partie du scénario s’inspire des Détectives sauvages, le romancier fait fonctionner toute la puissance romanesque de la disparition et son ambivalence profonde: Elimane réalise-t-il absolument l’essence de la littérature qui serait de disparaître dans le livre? Ou est-ce l’enchaînement d’obstacles et de circonstances qui le font renoncer pour redevenir plus authentiquement Madag? L’énigme de l’évaporation de l’écrivain reste indécidable, et sa sécession peut s’interpréter comme une malédiction subie ou comme une réalisation encore héroïque. On voit donc que la puissance du motif de la disparition ne faiblit pas depuis plus de trente ans et notre temps continue d’en décliner les infinies variations, les figures paradoxales et fascinantes. Car c’est autour de cette question insoluble que tournent les 86 DOI 10.24053/ ldm-2022-0022 Dossier meilleurs scénarios de ce thème, dans l’accentuation de l’ambivalence qui l’habite: fautil y voir la défaite consommée de la subjectivité dans un temps qui ne lui laisserait plus de place sinon celle des faux semblants? Ou doit-on y voir le signe énigmatique mais héroïque du caractère irréductible de l’individu? C’est entre effacement et résistance que se maintient la lecture, et il faut entendre ce „entre“ dans la scandaleuse coïncidence des deux actions opposées. Depuis 2015, aucun essoufflement du motif de la disparition qui continue de nourrir les scénarios d’œuvres nombreuses et importantes. 3 Je voudrais en retenir deux qui en prolongent les potentialités en deux directions parfaitement opposées. C’est à Michel Houellebecq que je m’intéresserai d’abord, puisque Sérotonine (2019) est la réalisation d’une disparition programmée. On pourrait même voir dans le roman la récurrence du geste créateur paradoxal de Houellebecq depuis ses débuts: soumettre un thème romanesque contemporain majeur à une forme d’aplatissement volontaire et provocateur. En utiliser la force romanesque, mais pour la vider de sa puissance dramatique. Le narrateur de Sérotonine décide de se retirer d’un monde où il ne se sent plus aucune place. Dans la lignée de Extension du domaine de la lutte, premier roman déprimé de la dépression, et aussi de La Carte et le territoire, Michel Houellebecq continue de mettre en scène des anti-héros aspirant à une sécession radicale loin de tout sentiment d’appartenance à une communauté. Mais dans ces deux textes, c’est la toute fin des romans qui conduit les protagonistes principaux à cet évanouissement dans une nature indifférente qui les absorbe. Dans Sérotonine, la décision de rupture arrive dès le début du roman. Mais, à la différence de presque toutes les œuvres que j’étudiais en 2015, le choix de la disparition n’inquiète plus personne, ne mobilisant aucune enquête pour comprendre des motifs qui sont ici explicités avec une clarté parfaite. La décision de disparaître ne comporte plus aucune part d’ombre ou de mystère, aucune ambiguïté. On le voit nettement au moment où le héros de Sérotonine découvre la „solution“ qui règlera en l’aggravant sa pente dépressive. Voici comment il présente cette révélation: Curieusement, c’est en regardant Public Sénat - une chaîne dont je n’attendais pas grandchose, et en tout cas rien de ce genre - que la solution m’apparut enfin. Le documentaire, intitulé „Disparus volontaires“, reconstituait le parcours de différentes personnes qui un jour, de manière totalement imprévisible, avaient décidé de couper les ponts avec leur famille, leurs amis, leur profession (58). Il faut noter le caractère accidentel et purement hasardeux de cette découverte que le narrateur fait sur une chaîne publique. L’idée ne lui vient donc pas comme un sursaut de force et comme une volonté héroïque de retranchement. Ce qu’il note d’ailleurs tout de suite, c’est le nombre de disparitions annuelles, plus de douze mille en France. Il dilue ainsi sa décision personnelle dans une généralité statistique, s’inscrivant finalement dans une tendance de fond, expression que je me permets d’écrire, à la manière de Houellebecq, en italiques pour en faire remarquer le tour formulaire. Disparaître, c’est alors refaire une vie qui n’en est pas une, mais l’affaire ne présente en vérité aucune difficulté, aucune épreuve où pourrait s’exprimer la force d’une volonté opposée au monde (comme c’était le cas dans Villa Amalia pour Ann Hidden). Tout se DOI 10.24053/ ldm-2022-0022 87 Dossier fait très facilement, presque trop facilement: fermeture des comptes en banque, démission du travail, déménagement dans un hôtel impersonnel près de la Place d’Italie qui ne promet plus aucun départ exotique et lointain… Le narrateur de Sérotonine se soustrait au monde, et personne ne s’en émeut, personne n’en a rien à faire. Sa propre disparition n’a plus aucune portée symbolique ou signifiante, elle est comme transparente à l’acte minimal. Racontée à la première personne, elle ne comporte plus aucune zone d’ombre, semblant la conséquence logique d’une désaffection émotionnelle et sociale, engagée depuis longtemps. Cette déflation du motif de la disparition est remarquable; elle fonctionne comme une ironie désabusée de ce qui pouvait passer pour la dernière protestation individuelle. Si le désir de disparaître perd son pouvoir de fascination, il se déporte ailleurs pour investir un paysage social lui-même entièrement déprimé. Car le roman donne aussi à voir l’effondrement terminal du monde agricole, que le suicide d’Aymeric symbolise éloquemment. Le narrateur de Sérotonine n’est plus qu’un spectateur désengagé qui assiste au naufrage d’un monde auquel il ne participe plus. Il est d’ailleurs remarquable que le récit qu’il fait de la manifestation des agriculteurs et de la confrontation violente avec les forces de l’ordre, qui mène au geste suicidaire de son ami, ne donne aucun privilège au narrateur témoin. Il raconte la scène qu’il voit d’un peu loin exactement de la même manière que ce qu’en montreront les journaux télévisés du soir. Sérotonine raconte donc un effondrement, un ratage sans remède, puisque la lutte est perdue d’avance 4 et que le combat contre le monde ne peut aboutir à rien. L’épisode où le narrateur tient en joue l’enfant de ex-compagne est à ce titre révélateur: le désir d’infanticide qui aurait pu élever le héros au statut tragique de monstre ne peut se réaliser. Il tire finalement à côté, sans donner au geste de dimension particulièrement héroïque. Dans ce récit qui met parfois sur le même plan le sentimental et le sexuel, la construction de soi ne tient plus qu’aux grandes histoires d’amour ratées, et il ne reste plus au héros qu’à accomplir un lent suicide aux médicaments. On voit comment Michel Houellebecq inflige au motif de la disparition une sorte de dégonflement masochiste, au sens où le désir de disparaître demeure inabouti, suspendu à l’abrutissante répétition des jours. Le désir de disparaître, ou ce qu’il en reste, est à la fois dédramatisé et parfois sur-dramatisé du côté de la plainte sentimentale, ou par l’appel final assez improbable au Christ. 5 Sérotonine ajoute une dernière pierre à la description du destin dépressif du petit blanc occidental, cette fois dans un monde exactement contemporain au nôtre, sans recourir au scénario d’anticipation des Particules élémentaires ou de La Carte et le territoire. Son histoire est réduite au trajet, saisi de façon hyper-individualiste, d’un sujet vidé de sens et de projet. Sa disparition est moins une „solution“ que l’acceptation résignée d’une indifférence aboulique. Pour finir ce rapide parcours dans la disparition, je voudrais évoquer une conception tout à fait opposée, qui redonne une signification politique à la stratégie de la sécession. Il s’agira cette fois d’y voir une arme de lutte contre l’extension de l’ominivisibilité et du traçage. Le très beau roman d’Alain Damasio, Les Furtifs, prend le contrepied d’une complaisance à l’effacement parce qu’il érige imaginairement la furtivité à un nouvel ordre, jusque-là invisible et insoupçonné, du vivant. De façon très forte et touchante, l’intrigue allie plusieurs niveaux de disparition: c’est d’abord celle de la jeune fillette, Tishka, qui s’est mystérieusement volatilisée, qu’on peut croire morte ou enlevée, 88 DOI 10.24053/ ldm-2022-0022 Dossier Tishka dont ses deux parents portent le deuil impossible de manière contradictoire. Mais la disparition concerne aussi le plan politique de cette dystopie située dans un futur assez proche où les moyens de surveillance policière se sont étendus de façon cauchemardesque, où le virtuel supplante la réalité. Il faut donc opposer à ce monde de la norme et du contrôle une force de furtivité sociale personnelle et collective. Furtivité qui se trouve par la magie du scénario romanesque mise en relation avec les extraordinaires pouvoirs de ces créatures qui échappent à toute saisie, avec l’accès au monde sonore et fluant des furtifs. Je ne développerai pas une lecture que j’ai proposée ailleurs, 6 mais je veux, terminant sur une note nettement plus optimiste, noter la possibilité d’une disparition héroïque, à dimension directement politique puisque s’y conjuguent ordalie personnelle du héros, Lorca, et projet collectif d’une nouvelle organisation sociale. La quête des parents qui va jusqu’au sacrifice final redouble le mouvement de révolte contre l’ordre policier et ouvre à une nouvelle disponibilité pour accueillir des forces de vie imprévisibles en constante métamorphose. Forces de vie qui se cachent et agissent dans les angles morts d’un quotidien que l’écriture épique et poétique d’Alain Damasio sait chanter et enchanter. Car pour répondre au malaise, si l’on veut bien allégoriser les deux exemples que j’ai pris, il s’agit soit d’y consentir dans un naufrage mélancolique et dépressif où le récit n’a plus à dire qu’un long suicide différé, soit, remobilisant tous les prestiges et les moyens polyphoniques du roman, d’en faire l’arme même d’un retournement pour refonder un Nous réellement collectif et actif. Damasio, Alain / Martin-Achard, Frédéric / Rabaté, Dominique, „L’identification par admiration“, in: Revue critique de fixxion française contemporaine, 23, 2021, DOI: 10.4000/ fixxion.754. Ehrenberg, Alain, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998. Le Breton, David, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Paris, Métailié, 2015. —, Eclats de voix, Paris, Métailié, 2011. Faye, Eric, L’Homme sans empreintes, Paris, Stock, 2008. Houellebecq, Michel, Sérotonine, Paris, Flammarion, 2019. Rabaté, Dominique, „Personnages disparaissant“, in: Anne Favier / Frédéric Martin-Achard / Carole Nosella / Jean-François Puff (ed.), Retrait, effacement, disparition dans les arts et la littérature d’aujourd’hui, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, 105-114. —, „Des disparus aux furtifs: éloge du roman“, Colloque „La machine à histoires“, Université de Paris Nanterre, mai 2019 (a). —, „Michel Houellebecq et la fin du roman“, in: id., Petite physique du roman, Paris, Corti, 2019 (b). —, Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain, Rimouski / Trois Rivières, Tangence éditeur, 2015. Taylor, Charles, Les Sources du Moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998. Vadé, Yves (ed.), Ce que modernité veut dire, vol. 1-2, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1994. Zaoui, Pierre, La Discrétion ou l’art de disparaître, Paris, Autrement, 2013. 1 Je reprends le terme et l’analyse à Pierre Zaoui (2013). 2 Cf. mon article „Personnages disparaissant“ (Rabaté 2022). DOI 10.24053/ ldm-2022-0022 89 Dossier 3 Il ne s’agit donc pas seulement d’une sorte d’obsession personnelle qui me ferait découvrir de la disparition partout. Le motif garde une puissance de retentissement encore vive. 4 C’est ce que dit déjà, malgré son titre, Extension du domaine de la lutte. Voir mon analyse dans le chapitre „Michel Houellebecq et la fin du roman“ (Rabaté 2019). 5 Cf. page 347 l’étrange passage sur „le point de vue du Christ“ qui tente peut-être de manière ultime de changer le sens de la morale du roman. 6 Cf. Rabaté 2022. Je renvoie aussi à l’entretien réalisé par Frédéric Martin-Achard et moimême avec Alain Damasio: „L’identification par admiration“ (Damasio / Martin-Achard / Rabaté 2021).
