eJournals lendemains 47/186-187

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ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0023
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2023
47186-187

„Après la littérature“ ? Anatomie d’un malaise théorique

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Alexandre Gefen
ldm47186-1870090
90 DOI 10.24053/ ldm-2022-0023 Dossier Alexandre Gefen „Après la littérature“? Anatomie d’un malaise théorique Après la littérature, se réjouit l’essayiste de la gauche radicale Johan Faerber en 2019, L’après littérature se désole le très réactionnaire Alain Finkielkraut: les extrêmes se rejoignent et reprennent tous deux un concept que Richard Millet, écrivain polémiste fleuretant avec la droite néo-fasciste, avait vulgarisé dès 2010 dans L’Enfer du roman. Réflexion sur la postlittérature, s’inscrivant lui-même à la suite de toute une série de livres s’inquiétant au tournant du millénaire d’une supposée fin de la littérature. L’objet du présent article est d’analyser, par-delà les provocations médiatiques, le malaise théorique dont ces essais relèvent et que je voudrais analyser comme la transformation de notre conception de la littérature, au sortir de l’idéologie esthétique, de l’absolu linguistique et de la sacralisation du livre. Un tel malaise est assurément à mettre en regard avec le véritable déluge de discours sur la fin de la littérature depuis le début du XXI e siècle: en France, Jourde (2002) et Domecq (1999 et 2002) s’en prennent au désengagement de nos écrivains contemporains, Millet (2007a) stigmatise le Désenchantement de la littérature 1 et Camus (2007) pleure La Grande Déculturation, Ruffel (2005) pense notre époque comme Dénouement, Bessière (2006) se demande Qu’est-il arrivé aux écrivains français? , Marx (2005) fait l’histoire d’un certain Adieu à la littérature, Maingueneau (2006) et Todorov (2007) en prophétisent la fin 2 — tout se passe comme si le destin de la littérature était désormais de hanter le lieu de sa disparition. La thèse est ancienne: Michel Foucault, tout en soulignant la relativité historique du concept de littérature, avait défini lui aussi la littérature par sa réflexivité critique („La littérature se loge dans la question: ,Qu’est-ce que la littérature? ‘“, Foucault 2013: 75) pour l’inscrire dans une même dialectique pessimiste qui conduit à son extinction: „Il est d’ailleurs caractéristique que la littérature depuis qu’elle existe, la littérature depuis le XIX e siècle, depuis qu’elle a offert à la culture occidentale cette figure étrange sur laquelle nous nous interrogeons, il est caractéristique que la littérature se soit toujours donné une certaine tâche, et que cette tâche ce soit précisément l’assassinat de la littérature“ (ibid.: 82-83). Cette idéologie de la négativité critique a été érigée par Maurice Blanchot en doxa de la modernité: pour celui-ci, le livre en tant qu’accomplissement manque, il n’existe que comme fragment, la littérature est à jamais incomplète, „elle est l’approche de ce qui échappe à l’unité“ (Blanchot 1959: 250) et, en tant que projet, la littérature ne peut donc dire que ses propres lacunes et parler de sa propre mort, elle ne peut vivre que comme „cadavre“ manifestant son impossibilité et augurant sa propre apocalypse sous le signe du „négatif“ (Blanchot 1955: 268-273). On retrouvera le thème de „l’épuisement“ aux Etats-Unis chez John Barth 3 dans les années 1970 autour des essais néo-conservateurs de René Wellek et d’Allan Bloom, comme plus tard dans le débat suscité par l’ouvrage d’Alvin Kernan, The Death of Literature (1990), qui analyse la perte générale d’autorité de l’écrit à l’ère des médias post-industriels. En se plaignant de l’hyperinflation des œuvres, en DOI 10.24053/ ldm-2022-0023 91 Dossier soulignant la dissolution des frontières de la „haute et basse littérature“ et l’atomisation des préoccupations du roman dans des querelles microscopiques („un million de marchés de niche“), en opposant une écriture contemporaine fragile aux grands récits puissants du passé, Iyer (2011) rejoint dans un manifeste influent ceux qui, en France, s’inquiètent de la disparition des grands récits-cadres, effacés au profit d’illusoires débats, de sous-produits médiatiques traductibles immédiatement en anglais et influencés par „l’ignorance, le naufrage de l’enseignement public, les définitions identitaires“, selon les méchants mots de Millet (2007a: 33), le tout pour faire des abondantes productions contemporaines un simple „épilogue“. En dehors même de cette tradition critique, Karatani (2009), rappelant que la littérature comme expression de la sensibilité collective a émergé simultanément au Japon et en Occident au XVIII e siècle, constate que la littérature de fiction, qui avait acquis une importance de plus en plus centrale dans l’espace culturel coréen et asiatique, est en repli au profit d’écritures visant à l’affirmation de minorités ou s’intéressant à l’écologie, toutes préoccupations qui modifient profondément les cadres de compréhension du littéraire. Par-delà les partages culturels, bien des thématiques de ce sentiment de désertion sont donc communes. La nostalgie aristocratique, de droite, d’une littérature puissante et rare rejoint à gauche le regret du pouvoir critique perdu de l’écriture: on regrette à la fois le magistère des belles-lettres et la réflexivité contestatrice de la littérature moderne. Le tout aboutit à une description post-apocalyptique de ce qui serait le champ littéraire contemporain, dans une sorte de théologie négative influencée par Blanchot et Agamben, où la littérature s’accomplirait dans sa perte, en trouvant des modèles dans les œuvres post-modernes d’Antonio Bolaño, de Vila-Matas (2003) (qui fait des figures de Bartleby ou de lord Chandos, artistes sans œuvre, des modèles), 4 ou de Volodine (1998) (chez qui les écrivains survivent dans le Bardo Thödol, l’enfer des Tibétains). Mathurin Régnier se plaignait déjà en 1608: „Motin la Muse est morte, ou la faveur pour elle; En vain dessus le Parnasse Apollon on appelle“ (Régnier 1608: 12) et il est facile d’historiciser la notion d’épuisement, aisé de relativiser pour les moquer ces discours déclinistes, 5 où l’on glisse de la peur de la perte de la créativité individuelle à une peur de la perte de ce bien collectif que serait la littérature. Mais, de la même manière que les lamentations d’Henri-François d’Aguesseau dans Des causes de la décadence de l’éloquence (1699), monument contre l’écroulement culturel que Sainte-Beuve (1857: 60) compara aux lamentations de Pline le Jeune sur le déclin de l’Antiquité, enregistraient la scansion entre une ère rhétorique déclinante et des sensibilités esthétiques émergentes et nouvelles, ces discours pessimistes sur l’impossibilité d’une révolution poétique radicale, la dissolution des grandes utopies et la perte de la mission sartrienne d’interpellation du monde, disent la rupture qui s’est produite dans notre idée de la littérature. Mais quelle est au juste cette rupture? De manière très frappante, les innombrables discours qui pullulent sur la mort de la littérature recourent à son anthropomorphisation: la littérature, que l’on écrit souvent avec un L majuscule pour mieux mettre en scène sa biographie et ses aventures, est une sorte d’être doté d’une vie 92 DOI 10.24053/ ldm-2022-0023 Dossier propre, d’une conscience de son propre destin et faisant l’objet d’une inquiétude collective. Plus qu’un simple travers des métarécits de l’histoire littéraire qui aiment à prendre figure de romans 6 ou de pièces de théâtre (dans L’Adieu à la littérature, l’histoire littéraire de William Marx se dit dans une tragédie en trois actes „expansion, autonomisation puis dévalorisation“, Marx 2005: 12), ces personnifications et ces allégorisations de la littérature dénotent l’idée d’une autonomie radicale de la littérature, considérée non comme une simple „catégorie historique de la perception artistique“ pour reprendre cette notion à Bourdieu (1998: 481), mais comme une entité dotée d’une énergétique propre, agissant par elle-même dans l’histoire. Si des notions comme celles de plaisir propre à la forme, d’unité et d’intégrité de l’œuvre d’art ont été déjà avancées par Aristote, 7 une focalisation depuis la fin du XVIII e siècle sur le plaisir esthétique 8 et l’organicité de la forme singularisent clairement les théories artistiques modernes. Je fais ici l’hypothèse que le point commun des discours venant défendre la littérature face au malaise tient précisément à cette crise de l’idée d’autonomie, concept autour duquel s’organisent en réalité la plupart des débats contemporains, autonomie des discours, des valeurs littéraires comme de la sphère sociale de production de la littérature et de ses espaces de réception. Cette autonomie est au cœur de ce que j’appelle dans mon essai récent L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, le „catéchisme esthétique“, 9 cœur doctrinal puissant que le critique Julien Benda a nommé pour mieux le critiquer dans les années 1940 le „littératurisme“, c’est-à-dire, pour citer son exégète Pascal Engel, „l’exigence que la littérature forme un monde clos irréductible à tout autre discours et en particulier au discours scientifique et philosophique, mais, en même temps, qu’elle soit une sorte de genre supérieur à tous les autres, incluant aussi bien la science que la poésie, l’art et la philosophie; le refus de lui accorder le moindre statut cognitif et la revendication de sa plus totale subjectivité, en même temps que l’affirmation de son droit quasi exclusif à accéder à la vérité; le refus d’expliquer la création littéraire par autre chose qu’elle-même; le refus d’associer l’œuvre d’art à d’autres valeurs que purement esthétiques et notamment à des valeurs morales“ (Engel 2012: 182). Cet ensemble de propositions constitue, il me semble, le meilleur résumé possible de la conception qui est encore largement la nôtre et qui a donc formé le modèle de l’œuvre d’art littéraire depuis le romantisme - une littérature entée sur l’ordre subjectif (et donc autonomisée de l’impératif d’universalité), mais qualifiée par la forme, centrée sur ses propres interrogations, et compréhensible uniquement par une discipline endogène (la stylistique) ou connexe à son propre champ (la linguistique et ses dérivés: sémiologie ou narratologie). Je me permets de rappeler que cette conception de la littérature, désormais entrée en crise, possède deux traits un peu moins souvent notés: un idéal de valeur pour lequel la qualité est résolument opposée à la quantité (et donc à la lisibilité) et une prétention à délivrer un savoir universel et supérieur malgré son repli réflexif — dispositifs de distinction récupérés par l’élitisme républicain et son idéal méritocratique. Cet idéal type du champ de la littérature d’action et de production restreinte informe et innerve dans une certaine mesure la littérature populaire - même pour les auteurs de best-sellers, DOI 10.24053/ ldm-2022-0023 93 Dossier la réussite littéraire du style et de la forme romanesques restent des valeurs déterminantes, même si l’objectif de cette réussite se dit en des termes différents, puisqu’il s’agit de plaire non à ceux qui lisent le plus, mais à ceux qui lisent peu ou ne lisent plus. C’est quoi qu’il en soit la remise en question de la définition kantienne implicite que nous utilisons de l’art comme plaisir libre et „désintéressé“ 10 qui est à l’origine de notre malaise face aux productions contemporaines: comme j’ai essayé de le montrer dans Réparer le monde: la littérature face au XXI e siècle, une enquête sur la littérature d’aujourd’hui nous confronte de fait à une littérature pensée comme performance, action, à une intervention en dehors du cadre esthétique qui prévalait jusqu’alors. L’idée, teintée de néo-humanisme, d’un acte littéraire participe d’un retour à une „transitivité“. La notion d’autonomie de l’art se trouve critiquée au nom de la notion de relation et de l’exigence d’intervention: littératures relationnelles et littératures de terrain font de l’écriture une forme d’attention au monde et de la lecture une forme nouvelle de partage. Cet écart est particulièrement sensible pour penser les mécanismes de la fiction et ses effets, car la relativisation des critères d’intransitivité, de désintéressement et d’autotélisme nous est indispensable pour lire les œuvres contemporaines dans leur diversité (études de terrain, fictions à projet, enquêtes, récits de témoignage, nonfictions, etc.) et comprendre l’inflexion contemporaine en direction d’une littérature d’analyse, d’alerte et d’intervention. Comme l’a montré Pavel (2003) en s’appuyant sur ce qu’il nomme une „histoire spéculative“ du roman, les vertus cognitives, thérapeutiques, éthiques ou politiques sont aussi anciennes que la littérature elle-même et relèvent bien d’une fonction d’ordre anthropologique propre à l’activité verbale, utilisée à fin de représentation, d’analyse et de projection de la vie individuelle et sociale dans son futur - même la littérature de divertissement participe de l’exercice joyeux de nos compétences à saisir la variété des situations et modes de vie, et l’on peut gager que le principe de plaisir qui l’accompagne tient à l’entraînement à bas coût et ludique de nos fonctions cognitives. Il en va de même des formes d’action qui occupent une partie de la création littéraire contemporaine et qui renouent avec le régime communicationnel et politique ancien de l’action rhétorique; au risque de sembler moins innovante, voire réactionnaire si l’on pense au retour du roman réaliste, le moment contemporain retrouvant un régime artistique tout autant déterminé par l’ingéniosité et le savoir-faire que par l’originalité comme unique valeur créative. Plutôt que de parler de l’émergence d’une „non-littérature“ 11 qui échapperait radicalement à notre matrice conceptuelle, mieux vaut ainsi peut-être considérer que le projet d’autonomie esthétique n’aura donc peut-être été qu’une simple parenthèse et la focalisation sur la fonction poétique spécifique du langage littéraire une myopie théorique: sur la longue durée, la littérature est un dispositif de médiation cognitive et affective dans le langage et par le langage, dans sa double dimension de représentation et d’action. D’un point de vue disciplinaire et épistémologique, cette sortie contemporaine de l’intransitivité, qui a été l’horizon de deux siècles de la littérature, n’est donc en rien 94 DOI 10.24053/ ldm-2022-0023 Dossier une mort de la littérature ni des études littéraires. Elle nous impose néanmoins, je crois, un renouveau de nos objets d’étude comme de nos méthodes d’analyse, en nous ouvrant à une nouvelle interdisciplinarité où la littérature serait plus proche parce que ses objets seraient reconnus comme communs. Sur un plan académique, cette transformation éloigne les études littéraires de la linguistique pour la rapprocher d’autres paradigmes disciplinaires, dont les sciences cognitives et l’anthropologie. Elle l’expose au passage à des réductionnismes comme la neurobiologie ou le néo-darwinisme (pour lequel la littérature participe de la nature de l’homme en tant qu’espèce et de son évolution, comme aptitude élaborée d’adaptation à un milieu et de régulation sociale), mais la rouvre aussi à des dialogues fructueux avec des disciplines comme la sociologie ou l’éthique, comme à une interrogation nouvelle et ‚extralittéraire‘ de ses mécanismes. L’idéalisation de l’autonomie est profondément liée à celle de l’idéalisation de la vocation, de l’inspiration, car les représentations mythifiées de l’activité et de son objet (la littérature) sont liées aux visions exaltées de ses acteurs (l’écrivain, le lettré). 12 En ne se focalisant pas uniquement sur ce modèle d’ordre religieux de l’écrivain et du lettré, qui prévaut encore largement dans les consciences, s’ouvre pour la critique la possible réintégration sur la longue durée des faits du ‚littéraire‘ à la richesse des pratiques scripturales dans leur diversité, qu’il s’agisse d’en faire une pratique de distinction par la forme ou de réunion rituelle de la communauté. Ce sont les formes concrètes du recours à la littérature, telles qu’elles sont pratiquées par les écrivains, préparées par leurs médiateurs (curateurs, critiques, libraires, interprètes, pédagogues) et actualisées par les lecteurs selon des formes variables à des moments qui peuvent eux-mêmes varier, qui doivent être étudiées lorsque la littérature n’existe plus comme une idée univoque, lorsque le mot désigne presque par homonymie des pratiques ‚littéraires‘ différentes au sens global du Dictionnaire du littéraire, publié en 2002 par les sociologues et historiens Paul Aron, Denis Saint- Jacques et Alain Viala, lorsque la critique prend acte de ces particularismes, lorsque l’espace prescriptif tend à se dissoudre dans un débat globalisé et numérisé. Ajoutons que les œuvres littéraires que nous étudions ne sont que la partie émergée d’un iceberg, celui des formes ordinaires et démocratiques du littéraire, car c’est désormais par centaines de milliers que des écrivains amateurs se réunissent dans des ateliers d’écriture ou entreprennent de raconter leur vie dans des témoignages. De la même manière que le discours sur l’art travaille désormais sur une portion mineure des pratiques artistiques réelles, les écritures ordinaires sociales, que ce soit sur Internet ou dans des groupes, sont en effet peu visibles et insuffisamment étudiées faute de cadre théorique et surtout d’une idée adéquate de la littérature. Le champ de l’art a enregistré une crise au moins aussi ancienne et conséquente, doublement caractérisée par la dissolution de l’art dans l’industrie de la consommation culturelle et la puissance d’„artification“ (Heinich/ Shapiro 2019) qui agrège au champ esthétique des activités qui n’en relevaient pas, comme la cuisine ou le cirque. La dévaluation du statut symbolique de l’œuvre d’art combiné à sa simplification est identifiée par Adorno dès 1953 dans un article sur le jazz, à travers le DOI 10.24053/ ldm-2022-0023 95 Dossier concept d’Entkunstung („désartification“) (Adorno 1953), cette modification de périmètre s’accompagne en parallèle d’une extension du champ artistique à de nouveaux objets ou pratiques dénuées de propriété conventionnellement ou formellement artistique par „artification“. Des „boîtes de Brillo“ d’Andy Warhol, qui avaient tant choqué Arthur Danto et l’avait conduit à parler d’un art „anesthétique“, dont l’existence impliquait que „l’art était indépendant, sur le plan philosophique, de l’esthétique“ (Danto 2015: 171), à la dissolution de l’art dénoncée par Michaud (2003: 9) („L’art s’est volatilisé en éther esthétique“), l’art contemporain est confronté depuis plusieurs décennies à la possible désarticulation de l’artistique et de l’esthétique. À la suite d’Arthur Danto, Carole Talon-Hugon propose de libérer le champ artistique du „paradigme esthétique de l’art“ (Talon-Hugon 2014) qu’elle estime limitatif; de son côté, avec autant de virulence, Jean-Marie Schaeffer a proposé de dire Adieu à l’esthétique, en affirmant que „la délimitation de la notion d’‚œuvre d’art‘ est indépendante de la problématique esthétique“ en sorte que „l’histoire ou l’anthropologie de la création artistique ne sauraient être réduites à celles de la production d’artefacts destinés à la réception esthétique“ (Schaeffer 2016: 59), la réception esthétique étant définie par Schaeffer autant comme une doctrine ou une idéologie que comme une forme d’attention particulière, une activité cognitive intensifiée portant attention non sur l’intérêt pragmatique d’un objet, mais sur ses propriétés (ibid.: 40-41). D’un côté, les œuvres artistiques, au sens d’artefacts sensibles, peuvent se dégager de l’exigence formelle réflexive associée à l’esthétique, d’un autre l’attention esthétique peut se porter sur des objets non artistiques, mouvement sans doute plus brutal dans l’art que dans la littérature, qui a pris l’habitude depuis Montaigne d’étendre son regard à la vie ordinaire et qui s’accomplit ultimement dans une „dé-définition de l’art“: non seulement l’art n’a plus d’objet et de champ spécifique, mais il ne recourt plus à des usages spécifiques de son médium. Et au moment même où la reproductibilité numérique et sa ‚dataification‘ poursuivent l’érosion de l’aura engagée par la démocratisation culturelle, les modèles de l’intervention et de la performance se substituent à ceux de l’exposition et de la représentation, en art comme en littérature, où ils avancent la capacité de l’écriture et de la lecture à changer l’individu et le monde. On voit ma conclusion: confrontés au foisonnement d’une production littéraire difficilement intelligible par le paradigme humaniste communicationnel ou les instruments théoriques nés au XIX e siècle (l’idée d’autonomie, de réflexivité, d’ironie), les essayistes déraillent, faute de pouvoir comprendre une littérature pluralisée, déployant aussi bien les jeux de la fantaisie transmedia que ceux de l’enquête de nonfiction au profit d’un projet politique et relationnel. Le malaise contemporain serait au fond le manque d’une capacité à l’„estrangement“, cette „thérapie de la distance au temps“ comme la nommait Carlo Ginzburg permettant d’inscrire dans la longue durée les conceptions actuelles concurrentes de la littérature et de relativiser la vision idéaliste, esthétique et esthétisante, de la littérature née avec le romantisme. 96 DOI 10.24053/ ldm-2022-0023 Dossier Adorno, Theodor W., „Mode intemporelle. 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Viart/ Demanze 2012 et Fabula-LhT 2009. 6 Cf. Murat 2018. 7 Cf. Schaeffer 2016: 61 et Eagleton 1990: 4. 98 DOI 10.24053/ ldm-2022-0023 Dossier 8 Cf. en particulier Schaeffer 2016: 10sq. 9 J’emprunte l’expression à Brix 2003. 10 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], livre I: „Analytique du Beau“, § 2. 11 Cf. la proposition du colloque de Lausanne, „‚Écritures‘ contemporaines: production, publication et réception de la (non) littérature“, 24 janvier 2020, www.fabula.org/ actualites/ ecritures-production-publication-et-reception-de-la-non-litterature-lausanne_90990.php, ou bien Théval 2017. 12 Cf. Heinich 2000.