eJournals lendemains 47/186-187

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0024
925
2023
47186-187

Le malaise social, moteur narratif chez Edouard Louis, Didier Eribon et Nicolas Mathieu

925
2023
Alex Demeulenaere
ldm47186-1870099
DOI 10.24053/ ldm-2022-0024 99 Dossier Alex Demeulenaere Le malaise social, moteur narratif chez Edouard Louis, Didier Eribon et Nicolas Mathieu „@EmmanuelMacron, mon livre s’insurge contre ce que vous êtes et ce que vous faites. Abstenez-vous d’essayer de m’utiliser pour masquer la violence que vous incarnez et exercez. J’écris pour vous faire honte. J’écris pour donner des armes à celles et ceux qui vous combattent“. Par ce tweet, Édouard Louis, de son vrai nom Eddy Bellegueule, s’est attaqué à l’affirmation de l’entourage du président de la République que pour comprendre la crise des ‚gilets jaunes‘, ce dernier avait lu avec beaucoup d’intérêt l’œuvre littéraire d’un écrivain issu de la classe ouvrière, qui n’a jamais caché sa sympathie pour le mouvement des gilets jaunes. Même si le tweet peut paraître anecdotique et a surtout été repris par les médias pour personnaliser le conflit, et même si je ne partage pas personnellement les propos de Louis, il soulève une question importante: Pourquoi l’Élysée se tourne-t-il ou fait-il semblant de se tourner vers la littérature? Pour tenter de comprendre et de réagir à un des conflits, malaises sociaux les plus profonds et les plus violents qu’ait connu la France au cours du dernier demi-siècle? Pourquoi la littérature semble-telle être en mesure d’apporter des éléments de réponse alors que le discours scientifique, journalistique ou politique a du mal à y voir clair? La réponse à cette question est évidemment très complexe, et je n’ai pas l’intention d’y répondre entièrement. Là où Michel Houellebecq est souvent cité comme référence littéraire centrale dans un tel débat (Vacca 2019), je focaliserai un corpus de trois auteurs contemporains majeurs, tous issus d’un milieu ouvrier marqué par la précarité et la pauvreté. J’ai déjà mentionné Édouard Louis, dont les trois romans, En finir avec Eddy Bellegueule, Histoire de la violence et Qui a tué mon père, ont eu un impact considérable. Louis a évoqué à plusieurs reprises l’importante influence personnelle et intellectuelle de l’ouvrage Retour à Reims, publié en 2009 par Didier Eribon, alors journaliste et biographe de Michel Foucault. Dans cet essai autobiographique, il évoque son enfance et son adolescence difficiles et pauvres dans l’est de la France, le parcours du combattant qui lui a permis de fuir cet environnement et de s’installer à Paris, mais en même temps le retour à ce passé après la mort de son père. Enfin, je ferai également référence à Leurs enfants après eux. Ce roman de Nicolas Mathieu, qui a obtenu le prix Goncourt en 2018, décrit les parcours difficiles de plusieurs personnages dans une vallée de la Moselle, dans l’est de la France, touchée par la crise économique et les incertitudes sociales qui en découlent. Je présenterai trois aspects essentiels qui permettent de comprendre la fascination que ces romans ont suscitées jusqu’à l’Élysée. Sur le plan narratif, il existe une polyphonie, entre une écriture brillante, digne du Goncourt, et une langue populaire, précaire, qui s’affrontent au sein de l’écriture romanesque. Sur le plan sociologique, deux voies supplémentaires s’ouvrent: d’une part, une position de double exclusion 100 DOI 10.24053/ ldm-2022-0024 Dossier qui cache une double appartenance. Et d’autre part, un nouveau réalisme à caractère scientifique par l’utilisation dans la fiction de concepts générés par la sociologie de Pierre Bourdieu. Voix versus écriture L’idée d’intégrer la langue populaire dans la littérature (française) n’est pas nouvelle, même si elle est controversée depuis le début. Au XX e siècle, c’est Louis-Ferdinand Céline qui a tenté de concevoir une esthétique de la langue populaire dans Voyage au bout de la Nuit et Mort à Crédit. Même si les romans de Céline sont d’une grande importance (Vitoux 1989), ils posent problème. D’une part naturellement en raison de l’évolution fasciste ultérieure de l’auteur, et d’autre part parce que le projet de Céline reste avant tout esthétique. Il ne cherche pas forcément à expliquer la violence, la précarité inhérente à la langue populaire, mais il veut avant tout construire ce que Céline appelle la „petite musique“. Le résultat est un langage populaire monologué et idéalisé, un outil perfectionné pour le délire littéraire de Céline. Céline ne donne pas la parole au peuple, il capte plutôt cette parole pour développer son style personnel (Larochelle 2008). Il en va autrement pour les auteurs qui nous intéressent ici. Ils ne veulent pas seulement utiliser la langue populaire pour développer un style personnel, mais plutôt lui donner une place dans le domaine public. Celui-ci est à leurs yeux trop déterminé par une langue française standardisée, élaborée et surtout écrite. Paradoxalement, Eribon, Louis et Mathieu ne peuvent représenter cette langue populaire que parce qu’ils l’intègrent dans une écriture normalisée, codifiée, goncourtisée. Le résultat n’est pas une „petite musique“ modernisée et actualisée, mais un conflit linguistique permanent entre une écriture littéraire reconnaissable et la langue populaire qui s’y oppose. Dans Retour à Reims d’Eribon, qui décrit le difficile retour dans sa région natale de l’auteur après la mort de son père afin de renouer un lien avec sa mère, ce conflit linguistique prend encore la forme plutôt traditionnelle du discours indirect. Pour lui, la reconstruction de son passé consiste à laisser la parole non seulement à sa mère encore vivante, mais aussi aux fantômes, aux spectres du passé, qui réapparaissent par l’utilisation des mots de sa jeunesse. Puisque tout ce qui arrivait semblait avoir été décidé par d’occultes puissances („tout ça, c’est voulu“), l’invocation de la „révolution“, dont on se demandait jamais ni où, ni quand, ni comment elle pourrait bien éclater, apparaissait comme le seul recours - un mythe contre un autre - opposable aux forces maléfiques - la droite, les „richards“, les „gros bonnets“… - qui provoquaient tant de malheurs dans la vie des „gens qui n’ont rien“, des „gens comme nous“ (Eribon 2018: 44). Mais en raison de ses origines, Eribon parvient aussi à identifier et à mettre en évidence les éléments du discours qui appartiennent au discours dominant, autant marqué dans son choix lexical et ses tournures syntaxiques que le langage populaire. DOI 10.24053/ ldm-2022-0024 101 Dossier Combien de fois, au cours de ma vie ultérieure de personne „cultivée“, ai-je constaté en visitant une exposition ou en assistant à un concert ou à une représentation à l’opéra à quel point les gens qui s’adonnent aux pratiques culturelles les plus „hautes“ semblent tirer de ces activités une sorte de contentement de soi et un sentiment de supériorité se lisant dans le discret sourire dont ils ne se départent jamais […]. Réapprendre à parler fut tout autant nécessaire: oublier les prononciations et les tournures de phrase fautives, les idiomatismes régionaux (ne plus dire qu’une pomme est „fière“, mais qu’elle est „acide“), corriger l’accent du Nord-Est et l’accent populaire en même temps, acquérir un vocabulaire plus sophistiqué, construire des séquences grammaticales plus adéquates… bref, contrôler en permanence mon langage et mon élocution (Eribon 2018: 108). Chez Édouard Louis, le mécanisme du discours indirect est similaire, mais il revêt une importance structurelle plus grande. Alors qu’Eribon tente d’intégrer la langue populaire et son alter ego dominant dans une autobiographie à perspective sociologique et tend donc à classifier la diversité sociolinguistique, le contraste entre l’écrit et la langue parlée est encore plus fort chez Louis. Dans En finir avec Eddy Bellegueule, un roman autobiographique qui retrace l’enfance difficile de l’auteur en Picardie au tournant du millénaire, l’auteur devenu normalien présente la langue raciste et homophobe à laquelle il a été confronté dans son enfance. Dans cette confrontation, il ne s’agit pas seulement de visions du monde opposées, mais aussi d’une écriture et d’une parole qui s’affrontent. Ce conflit est symbolisé par l’opposition entre, d’une part, l’écriture en caractères normaux et, d’autre part, le langage populaire imprimé en italique. De cette manière, Louis parvient à reconstruire l’environnement linguistique hostile de sa famille, de son village, de sa classe. Chez mes parents nous ne dînions pas, nous mangions. La plupart du temps, même, nous utilisions le verbe bouffer. L’appel quotidien de mon père. C’est l’heure de bouffer. Quand des années plus tard je dirai dîner devant mes parents, ils se moqueront de moi Comment il parle l’autre, pour qui il se prend. Ça y est, il va à la grande école il se la joue au monsieur, il nous sort sa philosophie (Louis 2018: 107). Dans le deuxième roman de Louis, Histoire de la violence, le conflit linguistique occupe une place encore plus importante. Louis y décrit rétrospectivement et de manière fragmentée le viol qu’il aurait subi le 24 décembre 2014. Cet événement central est raconté de différentes manières. L’opposition fondamentale se situe entre la perspective de Louis en tant qu’écrivain et victime et le récit de sa sœur, qui donne à son mari sa version des faits sans savoir que Louis entend ce qui se dit dans la pièce voisine. Il en résulte un contraste entre le langage populaire de sa sœur, représenté en caractères normaux, et son stream of consciousness de normalien, représenté en italiques. Ce contraste rend visible le conflit entre deux mondes, l’incompréhension totale au sein d’une famille, d’une classe. Ce n’est pas seulement l’interprétation des faits qui diffère, mais surtout la manière de leur donner une forme. Il a su qu’il irait chez lui. Maintenant c’était certain. Il parlait avec Reda de ses origines arabes (elle se trompe, il n’était pas arabe) et c’est là qu’il avait compris que la part de lui qui résistait elle avait disparu. Qu’elle était morte. Enfin du moins c’est ce qu’il pensait, et moi je te dis 102 DOI 10.24053/ ldm-2022-0024 Dossier tout ça comme si qu’ils avaient marché trois jours ensemble mais ils étaient tout près, ils ont fait quoi? cinq cents mètres ensemble (et même moins sachant que j’avais fait cinquante mètres seul après que j’avais garé mon vélo et avant que Reda ne vienne me parler) (Louis 2017: 79). Cette polyphonie (Todorov 1981), qui met en évidence la tension entre deux mondes, conduit à l’incompréhension, au sens propre du terme. Même si le narrateur maîtrise les deux codes, il finit par devenir incompréhensible pour ses proches, que ce soit sa sœur ou son père. Les romans se caractérisent donc par une opposition structurelle entre une écriture reconnue et une langue populaire. La question qui se pose maintenant est de savoir comment cette polyphonie structurante se reflète dans ou est un reflet de la position qu’occupent les auteurs au sein du champ littéraire et social. Une double exclusion? La question de la position de la littérature populaire ou de la littérature prolétarienne, si l’on utilise les termes qui étaient répandus au siècle précédent, n’est pas nouvelle. Elle a même été un thème important dans la formation du champ littéraire de l’entredeux-guerres. Dans son excellente étude à ce sujet, Peru (1991) montre, à l’aide d’un cadre analytique inspiré de Bourdieu, que les écrivains issus de la classe ouvrière occupaient une position inférieure dans le champ littéraire et que leur position politique explicitement marxiste menait à la perte rapide de leur capital symbolique. Le positionnement de nos auteurs au sein du champ littéraire et l’interaction avec le champ social plus large diffèrent de ce scénario des années 30. Bien qu’il existe des similitudes et des affinités entre les auteurs traités, ces derniers ne prétendent pas établir une littérature prolétarienne reconnue. Ce qui les réunit à première vue, c’est principalement une position hybride, difficile, marquée par un double rejet. Le premier rejet est la conséquence de la fuite de leur milieu d’origine. En choisissant la voie de l’excellence académique puis celle de la carrière littéraire, Eribon, Louis et Mathieu tentent de fuir un milieu auquel ils ne veulent plus appartenir. La figure idéalisée de l’écrivain ou de l’intellectuel semble être une bouée de sauvetage qui incarne tout ce que leur milieu d’origine n’offre pas: La culture, une langue raffinée, une reconnaissance intellectuelle et, dans le cas d’Eribon et de Louis, une acceptation de leur homosexualité. Cette fuite est à sens unique, car elle entraîne automatiquement des phénomènes violents de rejet et d’incompréhension de la part de leurs proches, qui les considèrent comme des traîtres et des transfuges de classe. Par exemple, lorsqu’il s’agit de passer le baccalauréat. Personne ne le passait dans la famille, presque personne dans le village si ce n’est les enfants d’instituteurs, du maire ou de la gérante de l’épicerie. J’en ai parlé à ma mère: elle savait DOI 10.24053/ ldm-2022-0024 103 Dossier à peine de quoi il s’agissait (Maintenant il va passer le bac l’intello de la famille) (Louis 2018: 190). Quand j’avais 18 ou 20 ans, ma mère ne me percevait pas encore comme un de ces „gens comme toi“, mais elle me regardait néanmoins changer avec un étonnement croissant. Je la déroutais. Et je ne m’en souciais guère, puisque je m’étais déjà largement détaché d’elle, d’eux, de leur monde (Eribon 2018: 93). Mais arrivés de l’autre côté, les auteurs et les intellectuels d’origine populaire se trouvent confrontés à un rejet tout aussi fort de la part de ceux pour qui l’accès à la langue, à la culture et au capital, tant symbolique qu’économique, semble aller de soi. Eribon et Louis réalisent à quel point cette différence, qui constitue la raison du rejet, entraîne un sentiment de non-appartenance dès qu’ils entrent au lycée. Je porte ma veste achetée spécialement pour mon entrée au lycée Rouge et jaune criard, de marque Airness. J’étais si fier en l’achetant, ma mère avait dit fière elle aussi C’est ton cadeau de lycée, ça coûte cher, on fait des sacrifices pour te l’acheter Mais sitôt arrivé au lycée, j’ai vu qu’elle ne correspondait pas aux gens d’ici, que personne ne s’habillait comme ça, les garçons portaient des manteaux de monsieur ou des vestes de laine, comme les hippies Ma veste faisait sourire Trois jours plus tard je la mets dans une poubelle publique, plein de honte. Ma mère pleure quand je lui mens (je l’ai perdue) (Louis 2018: 203). Ce sentiment de non appartenance est décrit aussi bien par Louis que par Eribon, que ce soit en termes de pratiques sociales, de parcours professionnels ou de codes vestimentaires. À la fuite du milieu d’origine succède alors le sentiment de ne pas appartenir au milieu choisi. L’identité sociale de l’écrivain ou de l’intellectuel, considérée comme une bouée de sauvetage, n’est donc rien d’autre qu’une illusion. Mais derrière le diagnostic de la double exclusion se cache également le phénomène de la double appartenance. En effet, c’est en raison du sentiment de rejet du milieu choisi qu’Eribon, Louis et Mathieu tournent leur regard d’écrivains vers leur milieu d’origine. Ce ‚retour‘ peut être motivé par des raisons purement économiques, liées à la paupérisation de l’écrivain, comme Mathieu l’a décrit à plusieurs reprises dans des interviews. Mais il peut aussi être dû à des raisons plus personnelles: la mort du père dans le cas d’Eribon et la déchéance physique du père dans le cas de Louis. Ce retour a un double effet: les auteurs voient désormais leur environnement d’origine de l’extérieur, à travers des lunettes scientifiques ou esthétiques, et parviennent ainsi à mieux le comprendre et le décrire. En même temps, nous avons vu dans la première partie qu’ils parviennent à donner un langage à cette France périphérique, appauvrie et précaire. Eribon décrit cette dynamique comme suit: Une question avait commencé de m’obséder quelques temps plus tôt, depuis le pas franchi du retour à Reims. Elle allait se formuler de façon plus nette et plus précise encore dans les jours qui suivraient cet après-midi passé à regarder des photos avec ma mère, au lendemain des obsèques de mon père: […] Pourquoi, moi qui ai tant éprouvé la honte sociale, la honte 104 DOI 10.24053/ ldm-2022-0024 Dossier du milieu d’où je venais quand, une fois installé à Paris, j’ai connu des gens qui venaient de milieux sociaux si différents du mien, à qui souvent je mentais plus ou moins sur mes origines de classe, ou devant lesquels je me sentais profondément gêné d’avouer ces origines, pourquoi donc n’ai-je jamais eu l’idée d’aborder ce problème dans un livre ou un article? (Eribon 2018: 21) Paradoxalement, c’est grâce à cette description de leurs origines qu’ils ont obtenu la reconnaissance intellectuelle et littéraire qui leur avait fait défaut au départ. La réception positive de Retour à Reims a aidé Eribon à devenir professeur d’Université, la violence sociale et homophobe décrite par Louis lui a valu une reconnaissance littéraire au-delà des frontières françaises, et Mathieu a obtenu le prix Goncourt pour sa description d’une France appauvrie et désabusée. Le cadre d’analyse de Bourdieu ne permet pas seulement de décrire, comme dans notre cas, la logique de positionnement entre le domaine social et le domaine littéraire. Il revient aussi à l’intérieur des romans, dans ce que l’on pourrait appeler un réalisme d’inspiration sociologique, qui n’est pas sans rappeler la poétique naturaliste. Un renouveau naturaliste Alors que Zola avait développé la poétique naturaliste en s’appuyant sur les doctrines scientifiques du Dr Claude Bernard pour mettre en évidence le déterminisme social, nos auteurs appliquent dans leurs récits des notions fondamentales de la sociologie de Bourdieu (Bourdieu 1971, 2015). Eribon est le plus explicite à cet égard et montre à quel point Bourdieu et Foucault ont influencé non seulement sa pensée critique, mais aussi son écriture autobiographique. Tous les livres analysés - plus explicitement dans le cas d’Eribon et implicitement dans le cas de Louis et Mathieu - peuvent être lus comme des livres de sociologie appliquée. C’est d’ailleurs sur ce point que l’écriture d’un auteur comme Louis est mise en question. Si son utilisation de la polyphonie est largement appréciée, la perspective sociologique déterministe qui se développe dans ses romans est critiquée. Outre l’utilisation structurelle des notions de reproduction sociale et de distinction pour décrire certains destins individuels dans les romans, un autre concept fondamental de Bourdieu est utilisé à plusieurs reprises, à savoir la division de la société entre les dominants et les dominés. Ce mélange d’expérience vécue et de représentations analytiques et scientifiques a pour conséquence que les romans que nous avons étudiés offrent une nouvelle forme de réalisme. C’est probablement aussi la raison pour laquelle ils parviennent à expliquer un malaise social qui n’a pas encore été identifié dans d’autres discours. Nicolas Mathieu voit dans ce nouveau réalisme la véritable motivation de son écriture. Pendant des années, j’ai essayé d’écrire sur un monde qui n’était pas le mien, ça se passait dans des grands appartements… Et puis un jour je me suis retrouvé par mon travail à gérer DOI 10.24053/ ldm-2022-0024 105 Dossier des plans sociaux dans des usines, et là j’ai reconnu les gens que je connaissais, ils avaient les mêmes mains que mon père, et je me suis dit, c’est ça que tu connais, ces types qui perdent leur job devant tes yeux. Et là quelque chose s’est mis en marche en moi, et j’ai décidé d’écrire sur le monde que je connaissais, j’ai trouvé ce dont j’étais capable (Houot 2019). Chez Mathieu comme chez Louis, il est frappant de constater que la combinaison de la littérature et de la sociologie ne conduit pas nécessairement à une écriture académique distanciée. Au-delà du diagnostic social, c’est la représentation de la violence qui est au cœur de ces romans. Qu’il s’agisse de la violence verbale et physique dans leur milieu d’origine - en raison de leur homosexualité et de leur intellectualisme - ou de la violence symbolique, linguistique, des élites sociales, les deux deviennent visibles dans une écriture qui se caractérise par la combinaison de la polyphonie et de concepts scientifiques. Le cadre d’analyse sociologique ne constitue donc en aucun cas une tentative de s’enfermer dans une tour d’ivoire scientifiquement neutre et distante, bien au contraire. Ce nouveau réalisme conduit à une nouvelle forme d’engagement, dont je résumerai les principaux aspects dans la conclusion. Conclusion Je voudrais revenir en premier lieu sur la dichotomie entre dominants et dominés, qui est au cœur de la position objectivement et subjectivement difficile de chacun des auteurs. Tant Eribon et Louis que Mathieu ont le sentiment d’être assis entre deux chaises: Bien qu’ils aient cherché et réussi la fuite de leur milieu social d’origine, ils ne ressentent ni l’ambition ni le désir d’adhérer à un discours dominant. Au contraire, leurs interventions publiques sont marquées par une résistance farouche à toute forme d’instrumentalisation par le pouvoir politique. Une analyse de leur position et de leur discours en termes de dichotomie entre dominant et dominé est donc erronée, car elle ne rend pas justice à la complexité qui se manifeste dans leurs écrits. The implicated subject, publié en 2019 par Michael Rothberg, offre une possibilité de dépasser de telles dichotomies. En tant que spécialiste de l’Holocauste et de l’esclavage américain, Rothberg cherche des concepts qui vont au-delà d’une dichotomie ‚victime/ bourreau‘ jugée trop simple dans une perspective historique. Quelle est la responsabilité dans le conflit israélo-palestinien d’un Juif américain qui paie des impôts à l’État américain? Où se situe la responsabilité de la génération actuelle dans une situation sociale issue de siècles d’esclavage? Ces questions ne pouvant être résolues à partir du binôme ‚victime/ bourreau‘, trop unilatéral car trop légaliste, Rothberg plaide pour une conscience historique (engagée) du sujet contemporain. Cette conscience conduit à reconnaître comme telle une situation de malaise actuelle qui peut être le résultat de traumatismes historiques tels que l’esclavage, l’Holocauste et autres, sans développer immédiatement un sentiment de culpabilité. 106 DOI 10.24053/ ldm-2022-0024 Dossier De ce point de vue, la position difficile et hybride de Louis, Mathieu et Eribon ne doit pas être lue comme un conflit insoluble entre un discours dominé et un discours dominant, mais au contraire comme une conséquence de celui-ci: une écriture rendue possible par le système et qui met pourtant en évidence ses inégalités. Si les livres des trois auteurs considérés ont eu un tel impact en France, ce n’est pas parce qu’ils reflètent un discours partisan, même si des tentatives ont été faites pour l’attribuer à tel ou tel camp. Leur intérêt réside plutôt dans la prise de conscience des inégalités structurelles qui leur ont permis de devenir les écrivains qu’ils sont aujourd’hui, d’envisager différemment leur milieu d’origine tout en pointant la violence symbolique et réelle qui les a façonnés. La deuxième conclusion concerne le genre du roman ou de l’essai narratif. Pourquoi l’intérêt de la société se concentre-t-il à nouveau sur un genre qui est de plus en plus sous pression dans une culture dominée par les médias audiovisuels? Plusieurs réponses sont possibles à cette question, mais les œuvres d’Eribon, Louis et Mathieu sont en tout cas unies par la présence des différentes „durées“ (Braudel 1958): derrière la courte durée de la jeunesse et de la vie actuelle de protagonistes tels qu’Anthony dans Leurs enfants après eux ou d’Édouard Louis lui-même, apparaît également une histoire générationnelle. Les revers des jeunes reflètent aussi le désenchantement et les luttes des parents. Le Nord et l’Est de la France ne sont pas seulement ces lieux contemporains où se déroulent leurs vies compliquées, mais aussi des lieux de mémoire (Nora 1992) qui témoignent d’une désindustrialisation et d’un appauvrissement plus profond. La courte durée de leurs existences actuelles s’inscrit dans une plus longue durée qui les modélise et qui explique le titre du roman de Mathieu: Leurs enfants après eux. Avec un discours médiatique qui, par définition, s’intéresse au court terme, et une sociologie et une historiographie qui tendent plutôt vers le long terme, l’écriture romanesque trouve sa raison d’être dans l’intervalle, ou plutôt dans le chevauchement des deux. Ou, pour le dire autrement et avec les mots de Nicolas Mathieu: Je ne prétends pas faire de roman à message ou de roman engagé, ni dire une vérité définitive sur le monde, mais atteindre par la grâce de l’écriture, une forme de compréhension qui rende le monde plus habitable. Le monde devient tolérable parce qu’on le comprend mieux (Mathieu 2018b). Bourdieu, Pierre, „Reproduction culturelle et reproduction sociale“, in: Social Science Information, 10: 2, 1971, 45-79. —, La distinction: Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. —, Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Seuil, 2015. Braudel, Fernand, „La longue durée“, in: Annales: Economies, Sociétés, Civilisations, 13: 4, 1958, 725-753. Donley, Michael, Céline musicien: la vraie grandeur de sa „petite musique“. Suivi de deux lettres inédites à Théophile Briant, Saint-Genouph, Nizet, 2000. Eribon, Didier, Retour à Reims, Paris, Flammarion, 2018. DOI 10.24053/ ldm-2022-0024 107 Dossier Houot, Laurence, „Le roman peut-il nous éclairer sur le mouvement des Gilets jaunes? Réponses avec Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018“, FranceInfo Culture, www.francetvinfo. fr/ culture/ livres/ roman/ le-roman-peut-il-nous-eclairer-sur-le-mouvement-des-gilets-jaunesreponses-avec-nicolas-mathieu-prix-goncourt-2018_3293513.html (publié le 17/ 03/ 19, dernière consultation: 15/ 02/ 23). Jacquot, Benoit / Luchini, Fabrice (ed.), Voyage au bout de la nuit, Paris, INA, 1988. Larochelle, Marie-Hélène, Poétique de l’invective romanesque, Montréal, XYZ éditeur, 2008. Louis, Edouard, Histoire de la Violence, Paris, Seuil, 2017. —, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Seuil, 2018. Mathieu, Nicolas, Leurs enfants après eux, Arles, Actes sud, 2018a. —, „Ecrire, c’est faire la guerre au monde“, in: L’Orient littéraire, 2018b, www.lorientlitteraire. com/ article_details.php? cid=31&nid=7403 (dernière consultation: 15/ 02/ 23). Nora, Pierre, Les lieux de mémoire: de l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard, 1992. Peru, Jean-Michel, „Une crise du champ littéraire français. Le débat sur la ‚littérature prolétarienne’, 1925-1935“, in: Actes de la recherche en sciences sociales, 89: 1, 1991, 47-65. Rothberg, Michael, The implicated subject. Beyond victims and perpetrators, Stanford, Stanford University Press, 2019. Todorov, Tzvetan, Mikhail Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981. Vacca, Paul, Michel Houellebecq, phénomène littéraire, Paris, Robert Laffont, 2019. Vitoux, Frédéric, Louis-Ferdinand Céline. Misère et parole, Paris, Gallimard, 1989.