eJournals lendemains 47/186-187

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0025
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2023
47186-187

Des ,policiers‘ à la recherche du malaise contemporain : les romans ,provinciaux‘ d’Yves Ravey

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2023
Wolfgang Asholt
ldm47186-1870108
108 DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 Dossier Wolfgang Asholt Des ‚policiers‘ à la recherche du malaise contemporain: les romans ‚provinciaux‘ d’Yves Ravey Des romans provinciaux sans billet aller-retour Avec le tournant de la littérature française des années 1980 s’ouvrent aussi des possibilités pour des romans qui se situent en province, tout en tenant compte de certains acquis de l’époque théorique précédente. Sylviane Coyault a consacré en 2002 une belle étude à ce phénomène: La Province en héritage, où le sous-titre, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, indique clairement qu’il ne s’agit en aucune manière d’une ‚école régionaliste‘. Mais Coyault a raison de souligner que ces trois écrivains ont reçu „la province en héritage“: „Plus qu’elle fonde la réflexion sur la langue et l’écriture, la province est le cadre intensément présent des fictions ou récits de mémoire“ (15). L’héritage est aussi/ surtout celui „d’une société en train de disparaître qui requiert d’abord un devoir de mémoire ou un Requiem“ (15), donc un travail de deuil. C’est aussi la situation d’un grand nombre des romans d’Yves Ravey, qui commence à écrire comme les trois auteurs à la fin des années 1980. À la différence d’eux, il n’est pas monté à Paris pour y étudier, vivre et écrire, Ravey est parmi les rares auteurs contemporains qui vivent vraiment en province et dont la province peu à peu est devenue le sujet principal. Et à la différence des romans de La Province en héritage, ses fictions n’ont pas reçu en héritage la mémoire d’un monde campagnard séculaire en train de disparaître, les romans régionaux de Ravey se situent comme les auto-socio-biographies de Didier Eribon ou d’Édouard Louis dans les régions désindustrialisées du Nord et de l’Est de la France. Chez Ravey, ce n’est plus „la province en héritage“, les protagonistes ont plutôt été déshérités de leur milieu de province, le siècle de l’industrialisation dans les provinces de l’Est de la France n’a pas d’autre héritage à transmettre que celui d’un anéantissement et d’une disparition. À la différence de la province chez Pierre Michon, Pierre Bergounioux et Richard Millet, même le travail de deuil se révèle presque impossible. Et à la différence des deux auteurs de bestsellers auto-socio-biographiques, il ne s’agit pas d’autofictions où le retour dans la région est suivi par celui dans la capitale. François Bon avait situé son roman Daewoo (2004) sur une occupation d’usine en Lorraine et presque 20 ans après, Arno Bertina publie un récit documentaire sur les actions des ouvriers pour le maintien de leur usine dans le Limousin. Mais dans l’œuvre de ces auteurs, ce sont des moments et des constellations exceptionnelles concernant ces ‚terrains‘. Et le caractère d’enquête engagée distingue leurs textes clairement du genre de polar ‚minimaliste‘ derrière lequel se cache l’analyse du désastre social chez Ravey, qui n’est plus lié à un moment de révolte mais à la situation après le désastre. Depuis Pris au piège de 2005, jusqu’au dernier roman, Adultère, de début 2021, une dizaine de romans se situent en province, surtout dans l’Est de la France, aux limites de la Franche Comté, de la Lorraine et de l’Alsace - donc, dans une DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 109 Dossier région où leur auteur a passé sa vie et où il vit encore, à Besançon. C’est dans la province que les romans de Ravey sont à la recherche du malaise contemporain comme en témoigne Philippe Claudel, qui vient de la même région. Dans son texte „Le mystère de Ravey“, qui lui est dédié, publié dans le cahier de la Revue des Sciences humaines consacré à l’œuvre de l’auteur, il parle d’un „rapport de familiarité“: „Le lecteur éprouve une sensation de confort, à laquelle il peut d’autant s’abandonner qu’il croit la reconnaître“. Cette attente de lecture est pourtant rapidement déçue: „Mais en plus du diffus malaise humain instillé de phrase en phrase […] l’art de Ravey procure au lecteur le sentiment d’avoir assisté à la construction d’un mécanisme remarquable“ (Claudel 2017: 29). Le mécanisme 1 n’est pas seulement celui de l’écriture de Ravey, souvent qualifiée de „blanche“, mais aussi celui de protagonistes équipés de peu de capital économique et symbolique dans la société néolibérale d’aujourd’hui, surtout dans une province désindustrialisée et délaissée. On a parlé de cette écriture comme celle d’un réalisme rigoureux, froid, impitoyable, parfois aussi anodin. Le narrateur „dit tout ce qui se passe, on rapporte tout ce qui est dit“, mais c’est avec „peu d’adjectifs, aucune épithète pittoresque, seulement des noms et des articles définis“, comme le constate Jean Kaempfer dans son analyse de trois romans de la deuxième période, parue dans Critique (Kaempfer 2014: 465, 467). Et c’est en grande partie le degré extrêmement réduit de l’emploi d’adjectifs dans les romans de Ravey qui fait qualifier couramment son style d’objectif ou minimal par la critique (Asholt 2021). Et une des conséquences de cette parcimonie d’adjectifs est un malaise de lecture qui se sent désorientée. À ce malaise d’écriture correspond le malaise social montré, analysé et développé par les romans auquel je vais consacrer mon interprétation. C’est par un hasard objectif que les titres de deux autres contributions au cahier Yves Ravey. Une écriture de l’exigence de la Revue des Sciences humaines utilisent aussi la notion qui est au centre de ce volume. Dominique Viart parle des „Malaises dans la filiation“ (Viart 2017), et Pierre Schoentjes d’„un malaise peu ordinaire“ (Schoentjes 2017). Dominique Viart, après avoir cité Ravey qui déclare dans une interview en 2009, concernant les „malaises de la filiation“ dans ses romans: „Il y a comme un calque entre la situation romanesque et la situation sociale“, 2 arrive vers la fin de son analyse à la conclusion suivante: „De la faillite familiale à la dissolution communautaire“. „L’œuvre de Ravey, sous ses dehors de crypto-polars minimalistes, engage ainsi avec une profondeur analytique, discrète certes mais redoutablement efficace, une sorte d’autopsie du second XX e siècle“ (Viart 2017: 98). En ce qui concerne la chronologie et le régime historique, je les situerais aussi dans notre début du XXI e siècle, où aussi bien la mécanique familiale que la mécanique sociale des Trente glorieuses s’est déréglée, surtout dans l’ancien prolétariat ouvrier. Le fait que presque tous les pères des protagonistes, 3 anciens ouvriers, soient morts, souligne cet adieu définitif au prolétariat, ce qui distingue cet univers romanesque de La Société sans pères d’Alexander Mitscherlich d’il y a 60 ans. Pierre Schoentjes analyse le „malaise peu ordinaire“ chez Ravey à l’exemple du roman Un notaire peu ordinaire (2013) de manière plus détaillée, en indiquant son 110 DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 Dossier projet de lecture dès le début: „Le malaise est central dans Un Notaire peu ordinaire et ce sont ses différentes manifestations qui nous guideront dans la lecture“ (Schoentjes 2017: 228). Il en résulte une omniprésence du malaise: „si les contemporains de Sartre pouvaient éprouver la nausée, ceux de Ravey vivent, eux, dans le malaise“ (ibid.: 237), et ce malaise devient inéluctable (et omniprésent) parce qu’il confirme aussi bien „un cliché populiste ‚de gauche‘“ qu’il „donne voix à un populisme ‚de droite‘“ (ibid.: 237). Le malaise, j’aurais presque dit „dans la civilisation“, devient un Unbehagen dans la culture actuelle, ou pour le dire avec la conclusion de Schoentjes: „c’est une histoire qui rend compte du malaise de la société contemporaine où la peur du déclassement, le ressentiment social, la perte de confiance dans l’État, la montée de l’individualisme, conduisent à un repli sur soi-même et à une suspicion généralisée de l’autre“ (ibid.: 242). Dans ce sens, le roman de Ravey n’a pas de message idéologique à transmettre: il montre les résultats des transformations sociales et culturelles depuis les années 1980. Les classes sociales de l’aprèsguerre, de la reconstruction et de la modernisation, ont disparu sous les effets de la globalisation pour laisser place à un sentiment d’insécurité généralisée, surtout dans les classes populaires auxquelles appartiennent tous les protagonistes principaux des romans de Ravey. Même si ces romans „nous refus[e]nt systématiquement toute position morale sécurisante“ (ibid.: 240) comme Pierre Schoentjes le montre subtilement et de manière convaincante, il ne faut pas négliger le fait que ce n’est pas le „notaire peu ordinaire“ ou ses semblables dans les autres romans qui sont socialement déclassés par une mécanique détruisant les structures sociales et ne laissant aux déclassés que le populisme. Et peut-être „le malaise“ ne naît-il pas seulement „des possibles que le lecteur lui-même fait surgir, mais qui aboutissent à des impasses“ (ibid.: 242), mais provient-il au moins autant d’une lecture qui comprend que derrière les tentatives des populismes se trouve ou se cache une mécanique inéluctable que les protagonistes populaires subissent. De cette manière, il s’agirait peutêtre moins d’„un malaise peu ordinaire“ comme le dit le titre de Pierre Schoentjes, mais d’un malaise ordinaire de la société de province dans des régions désindustrialisées et délaissées. Dans ce sens, les romans de Ravey sont caractérisés par une structure d’homologie avec les récits des bestsellers de Didier Eribon ou d’Édouard Louis. Mais que ce soit Retour à Reims (Fayard 2009) ou En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil 2014), les romans de Ravey, grâce à leur fictionnalité, peuvent développer une toute autre complexité que les auto-socio-biographies des deux sociologues-écrivains. Ce que les deux auteurs-narrateurs voient et racontent à partir de leurs propres expériences, les protagonistes des romans de Ravey le représentent structurellement. Là où, chez les deux écrivains-sociologues sont discutés des problèmes de „transfuge(s) de classe, de genre, de culture“ (Edy 2020) ou „le transclasse et la reconnaissance“ (Roudaut 2020), pour ne citer que deux contributions au dossier de lendemains sur Eribon paru en 2020, les protagonistes de Ravey n’ont pas le privilège du choix de quitter leur ‚classe‘ d’origine. Pour eux, il n’y a pas d’aller et retour à partir de l’Est DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 111 Dossier de la France, leur vie entière se passe dans les villes moyennes d’une province désindustrialisée. Il ne s’agit donc pas de „l’exclusion des minorités“ dont parle le descriptif, mais de celle d’une classe sociale. Les romans de Ravey montrent ces destins sociaux entièrement façonnés par des structures sociales qui ne permettent pas de les quitter et ils montrent la banalité destructrice de cette vie de la perspective des gens sur place, avec ses conséquences désastreuses. D’une certaine manière la place et la fonction de la littérature correspondent à ce que Etienne Anheim et Antoine Lilti ont constaté dans leur introduction au dossier „Savoirs de la littérature“: „La littérature […] dévoile la diversité et les ressources, ainsi que la mise en œuvre constante et réflexive: plutôt que de voir dans leur écriture le point faible des sciences sociales, mieux vaut reconnaître à la littérature sa place parmi les savoirs de la société“ (Anheim/ Lilti 2010: 260). La „mise en œuvre constante“ et de la société contemporaine et de ses conséquences sur les protagonistes de ses romans caractérise l’ensemble de l’œuvre de Ravey, tout en déplaçant la perspective de l’histoire vers les transformations sociales des cinquante dernières années. Elle offre donc un savoir incomparable sur la société actuelle, surtout dans un domaine que la sociologie tout comme la littérature négligent trop souvent, les destins des transfuges ou des transclasses semblant plus romanesques ou plus significatifs. Mais le malaise constaté par Philippe Claudel, Dominique Viart et Pierre Schoentjes est au moins aussi représentatif de la ‚honte sociale‘ chez Louis ou chez Eribon et il en montre une autre variante. Dans les romans de Ravey, me semble-t-il, la réflexivité permet de montrer mieux la complexité en mouvement des structures sociales et de leurs conséquences que dans les bestsellers auto-socio-biographiques cités. L’œuvre romanesque récent Les romans de Ravey, tout en pratiquant tous une écriture ‚blanche‘ souvent qualifiée de minimaliste, ou pour le dire avec une critique du dernier roman, Adultère: „Sans trop d’adjectifs, sans adverbes, sans les subordonnées qui pourraient égarer“ (Czarny 2021), forment un dyptique. La majorité des romans se situe dans l’Est de la France qui souffre de la désindustrialisation; je vais y revenir. Une autre partie se situe dans des environnements divers: Bambi bar (2008), en reprenant le contexte social de la pièce de théâtre Dieu est un steward de bonne composition (2005), se déroule dans le milieu de la prostitution dans une contrée des Balkans, La Fille de mon meilleur ami (2014) a lieu dans les quartiers désolés de la grande banlieue parisienne, Trois jours chez ma tante (2017) se passe dans les beaux quartiers de Lyon tout en évoquant les activités criminelles en Afrique du protagoniste, qualifié de voyou (62), sous l’étiquette d’aide humanitaire, et Pas de dupe, peut-être le seul vrai polar, se situe dans un décor de remake hollywoodien près de Los Angeles. L’ensemble des romans se passe de plus en plus dans notre époque contemporaine. Les premiers romans, Pris au piège (2005), L’Epave (2006) ou Cutter (2009) se situent encore dans les années 1960 ou 1970, mais depuis Enlèvement sans rançon (2010), où l’un des deux protagonistes a combattu en Afghanistan, en passant par 112 DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 Dossier Trois jours…, où l’action se passe pendant ces quelques jours en octobre 2015, jusqu’aux deux derniers romans, Pas dupe (2019), où il est question de la Guerre en Syrie, et Adultère (2021), les romans, quoique renonçant à des références trop précises, se passent dans nos temps présents. 4 La totalité des protagonistes sont des hommes, en général assez jeunes eà - à l’exception du jeune Lindbergh 5 de Pris au piège - sans pères. „Presque tous les romans de l’écrivain s’écrivent à l’ombre de la pierre tombale du père“ (103) écrit Christine Jérusalem, et dans son article „Trouble familial dans les écrits d’Yves Ravey“, Andréa Lauterwein cite un entretien de notre auteur où il déclare: „Le père une fois absent, brille par son absence, il continue d’agir, on le sait, il reste un modèle ou un contre-modèle“ (126), et l’absence du père signifie non seulement le déséquilibre et la dissolution du tissu familial, mais presque sans exception aussi une désintégration du tissu social, soulignée par le fait que le père a en général exercé un métier qui est disqualifié et qui mène au chômage. Je ne suis pas sûr que Ravey ait lu la grande étude d’Alexander Mitscherlich, Vers la société sans pères. Essai de psychologie sociale (Auf dem Weg zur vaterlosen Gesellschaft. Ideen zur Sozialpsychologie. 1963, trad. française Gallimard 1969) mais la structure socio-psychologique de ses romans sans père correspond à celle de l’Essai de psychologie sociale de Mitscherlich, avec lequel ses premiers romans sans père partagent aussi le présent romanesque: la société des années 1960. Mitscherlich distingue deux formes de manifestation d’une telle société: d’un côté une situation „sans père“ dans le cadre du processus de la modernisation qui mène à une invisibilité du père et qui affaiblit la relation objectale, donc l’indépendance psychique du fils, et comme résultat de l’autre côté l’anonymat des structures sociales, deux phénomènes qu’on retrouve comme structure fondamentale des romans de Ravey. Peut-être ceci est-il encore plus le cas pour ceux de ses romans qui se situent dans notre époque contemporaine. Socialement, culturellement et idéologiquement, leurs protagonistes vivent encore dans l’époque des Trente glorieuses, mais la réalité économique et sociale, avec la post-industrialisation, surtout en province et plus encore dans une province de l’Est de la France, autrefois hautement industrialisée, n’y correspond plus du tout. La situation personnelle d’une indépendance peu ou pas réussie à cause de l’absence du père ne permet finalement pas de dépasser l’anonymat des structures sociales. Vivant avec les normes culturelles et sociales d’une autre époque, déjà caractérisée, quant à elle, comme „une société sans pères“, ces protagonistes sont désorientés et incapables d’établir un principe de réalité dans leur perception du monde: ils réagissent avec un reniement de la réalité sociale qui mène à un double échec: aussi bien celui de leurs relations personnelles que celui de leur projet socio-criminel, essayant de ‚réparer‘ leur situation personnelle et sociale. Cette structure profonde caractérise aussi les romans qui ne se situent pas dans l’Est de la France. Le protagoniste de Bambi Bar fait exception parce qu’il essaie, comme il l’avait promis à son frère mourant, de libérer sa fille de la prostitution à laquelle la force sa mère qui travaille pour des proxénètes. Dans La Fille de mon DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 113 Dossier meilleur ami, le protagoniste, qui commet des malversations, fait du chantage, détourne la caisse de grévistes etc., tient pourtant la promesse, donnée à son meilleur ami sur son lit de mort, de veiller sur sa fille, une personne loufoque (et dingue). Le protagoniste des Trois jours chez ma tante lui ressemble, non seulement parce qu’il a aussi été en Afrique, mais surtout parce qu’il est prêt à toute escroquerie, à commencer par son école humanitaire fictive au Libéria où il exploite de jeunes enfants en les faisant travailler. En comparaison, le protagoniste de Pas de dupe est presque exemplaire, travaillant dans l’entreprise de démolition de son beau-père, mais par jalousie il tue sa femme. Léon Rebernak de Bambi bar est la seule personne à exercer un métier régulier (plombier), William Bonnet de La Fille de mon meilleur ami est un escroc expérimenté, Marcello Martini des Trois jours chez ma tante appartient à la même catégorie, et son propre père, chômeur de longue durée, déclare à Salvatore Meyer de Pas de dupe: „Tu n’as jamais rien fait de ta vie“ (75). À l’exception de Rebernak, ils représentent donc des petits criminels qui se font tôt ou tard attraper par la police pour des gaffes de débutants. Le malaise qui est omniprésent dans ces trois romans, s’installe dès le début parce que les lecteurs se rendent rapidement compte de la médiocrité et de l’incapacité (criminelle) des protagonistes, qui surestiment leur potentiel criminel autant qu’ils sous-estiment régulièrement leurs adversaires. Les romans régionaux de Ravey développent à partir de ces situations générales des mini-sociogrammes personnalisés d’une société en transformation sociale grâce à une analyse objectale et minimaliste de l’„infra-ordinaire“, comme le qualifie Dominique Viart en se référant (93) à Georges Perec. Dans ces constellations, certaines structures réapparaissent dans différents romans. Ainsi la station-service que dirige le protagoniste du dernier roman, Adultère (2021), apparaît déjà dans un des premiers romans régionaux: L’Épave (2006), où l’accident de voiture d’une famille allemande en Franche Comté préfigure la constellation de Pas de dupe (2019). Le protagoniste d’Un notaire peu ordinaire (2013) travaille aussi temporairement dans une station-service. Dans Cutter (2009), des camionneurs jouent déjà un rôle avant que le protagoniste de Sans état d’âme (2015) ne travaille dans une entreprise de transport internationale comme conducteur de poids-lourds. Deux exemples de ‚malaise‘ social Concernant leur „imprégnation sociale“ (Viart 2017: 93) je vais entreprendre une lecture un peu plus détaillée des deux derniers romans régionaux d’Yves Ravey, Sans état d’âme (2015) et Adultère de 2021. Le premier roman se situe dans une petite ville à une dizaine de kilomètres de Dammartin-les-Templiers. 6 La mère du protagoniste Gustave Leroy est hospitalisée pour carence de mémoire, son père décédé avait travaillé comme journalier agricole chez Blanche, la propriétaire de la ferme abandonnée qui veut réaliser sur les terrains un grand projet d’immeubles de HLM . Le bâtiment dans lequel Gustave habite avait été vendu par son père à Blanche, 114 DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 Dossier pour payer ses dettes. Gustave a deux amies d’enfance: Betty, la patronne du dancing Mayerling, et Stéphanie, la fille de Blanche qui y travaille comme barmaid. Gustave a fréquenté un lycée professionnel qu’il a terminé avec un CAP de „mécanique de précision, option machines à commande numérique“ (38). Il est amoureux (depuis toujours) de la très belle Stéphanie, qui lui préfère John Lloyd, un riche Américain qu’il va tuer par jalousie. En utilisant la carte de crédit de celui-ci, il laisse tant de traces que son crime est découvert assez facilement. Ce sont quelques remarques anodines qui permettent d’interpréter ce policier banal comme un sociogramme. Dans les discussions avec lui, Blanche lui explique qu’„il fallait évoluer avec son temps“ et „elle a déclaré que je ne pouvais pas vivre comme ça, au milieu des machines agricoles“ (31) abandonnées. Mais Gustave s’obstine et veut „racheter les murs“ (32) du bâtiment que possédait son père et qu’il est menacé de devoir quitter. Tout en exerçant un emploi où il ne voit que „des paysages d’autoroutes, de boulevards, de stations-service“ (28), il tient au pays où il a grandi. Il essaie donc de rétablir la situation sociale imaginaire de son enfance et de ne pas „évoluer avec son temps“ mais de le contrecarrer. Il est significatif que la hiérarchie sociale soit soulignée dans la discussion entre Gustave et John Lloyd, l’ami américain de Stéphanie, juste avant qu’il ne le tue. Gustave espère le convaincre avec des arguments d’autochtone: „Et toi, John, tu n’es pas chez toi, dans ce pays, malgré tout ce que tu t’imagines! Ici, tout le monde se connaît, et toi, tu ne connais personne! Il a répondu qu’il s’en fichait“ (54). Les critères d’antan n’ont plus de valeur et John renvoie à la seule valeur qui compte dans un monde globalisé. Après avoir demandé „tu pourrais subvenir à ses besoins [sc. ceux de Stéphanie]? lui offrir la vie qu’elle mérite? “ (54), et sa réponse renvoie à des différences de classe: „Paraît que t’es chauffeur routier. Ensuite il m’a demandé si sérieusement, je comptais l’emmener dans mon camion? “ (55). Immédiatement après, John est tué par Gustave. La naïveté de l’ancien élève du Lycée professionnel n’a aucune chance face à un Américain cosmopolite qui peut offrir une vie de luxe à la petite Française et lui permettre de quitter le pays où Gustave veut vivre et mourir. C’est son autre amie d’école, Betty, la patronne du dancing, qui l’avait prévenu: „tu es en train de faire une grosse bêtise“ (40), et qui le comprend: „Je te connais, Gu, je sais que tu n’es pas stupide. C’est bien là le problème“ (40). Le projet de rester vivre au pays avec la plus belle fille est devenu irréalisable pour un camionneur, et ses tentatives d’avance perdues se révèlent être des illusions dont l’impossibilité déclenche un malaise omniprésent. Dans le dernier roman, Adultère, un milieu de stations-services et de poids-lourds situe les protagonistes topographiquement et socialement en marge de la ville. Ceci est souligné par le contraste entre le „quartier résidentiel“ (21), où habite Dolores Seghers, et la station-service de son fils Jean, le narrateur homodiégétique du roman, dans les confins d’une ville de Franche-Comté. Il en est le propriétaire depuis dix ans et vient de faire faillite. La marginalité est soulignée par le fait qu’il habite avec sa femme Remedios Quintas dans cette station, „construite le long de la route nationale“, dans un appartement qui „ouvrait directement sur la piste“ (8). Jean DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 115 Dossier Seghers est présenté comme „pas très bricoleur“ et ayant „commis des erreurs dans la gestion de l’entreprise“ (33), mais surtout, l’emplacement de la station près de la nationale n’est plus d’actualité, le trafic passant par l’autoroute. Remedios a fait le bac et a des liens d’amitié avec son condisciple Xavier Walden, le président du Tribunal de Commerce. Elle dispose donc de relations avec d’autres milieux, travaille dans une entreprise au titre prometteur de Contentieux universel, et, surtout, est exceptionnellement belle et attrayante. Jean Seghers est un homme sans qualités, sans formation mentionnée, surestimant ses capacités professionnelles et intellectuelles. Son mécanicien Ousmane ne se montre pas seulement plus adroit dans le travail, mais de loin plus capable d’analyser les situations. L’incapacité professionnelle et intellectuelle et la tendance à se surestimer qui est aussi l’effet d’une infériorité sociale qui menace de s’agrandir avec la faillite, sont confirmées par l’enquête qui suit l’incendie de la station provoquée par Jean Seghers pour assassiner le mécanicien qui avait une liaison avec sa femme. Brigitte Hunter, dont le nom en dit déjà long, experte en assurances, découvre rapidement les incohérences des explications de Seghers et le livre comme meurtrier à la police. La constellation est donc caractérisée par un triple malaise: socio-professionnel, relationnel et de dispositions individuelles. Socialement, parce que Jean Seghers est incapable de voir les raisons de sa déchéance et individuellement parce qu’il s’obstine à la nier. Mais surtout à cause de l’énigme de la relation avec Remedios, avec des situations d’humiliation extrême infligées par sa femme et d’autres d’un amour autrefois et peut-être à l’avenir sincère. Il y a donc une structure d’homologie aux trois niveaux, caractérisée par ce que Sylvie Tanette désigne comme structure profonde de ce roman de Ravey qui „dissimule une angoisse profonde dont il ne dit rien“ (Tanette 2021), donc un malaise omniprésent. Finalement, sans que cela soit prononcé directement, mais en comparaison des autres protagonistes (Remedios, Dolores, Walden, Ousmane), c’est le déclassement social qu’il est incapable d’empêcher et qu’il refoule qui explique le comportement de Jean Seghers et le malaise qu’il déclenche. Un malaise social généralisé Le ‚malaise ordinaire‘ des polars de province d’Yves Ravey naît donc d’un triple engrenage des protagonistes. D’un côté, socialement, ils vivent dans une société autrefois industrielle, mais dans laquelle la désindustrialisation des années 1970 et 1980 n’a laissé que peu de chances aux peu ou mal qualifiés. Deuxièmement, sur le plan culturel et idéologique, ils vivent encore selon le modèle de cette société d’antan et de ce clivage ne peut résulter qu’une succession d’échecs. Sur le plan individuel, finalement, en plus de ces échecs professionnels, les transformations sociales et culturelles sont des entraves pour leur idéal relationnel: les femmes qu’ils adorent regardent au-delà de l’horizon provincial et leur préfèrent des hommes qui ont l’attrait de l’altérité. Ce n’est donc pas seulement „la médiocrité des paysages dans lesquels les personnages évoluent qui traduisent la vision qu’a Ravey d’un ,enlaidissement ‘ de nos horizons urbains“, comme Raphaëlle Leyris le constate à 116 DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 Dossier juste titre dans son compte rendu du Monde des livres, mais elle n’oublie pas d’ajouter: „La plupart de ses romans voient surgir la question des rapports de classe“ (Leyris 2021), ce que Dominique Viart avait déjà constaté dans le cahier de la RSH consacré à Ravey: „L’imprégnation sociale, en revanche, est forte“, dans les romans de Ravey, mais „c’est un monde où la hiérarchie des valeurs est nettement établie, sans être pour autant revendiquée: elle s’accomplit dans les actes quotidiens“ (93). Mais cette société, où le travail manuel sert de référence - Jean Seghers n’a pas pour rien un CAP de „mécanique de précision“ - n’existe plus, les protagonistes masculins sont désorientés. Socialement, cette situation est sans issue pour eux. Dans la province où ils doivent (sur)vivre, ils ont été déshérités avec la disparition de leur classe: d’où le malaise généralisé. Raphaëlle Leyris a donc raison de résumer son article ainsi: „De manière plus générale, pour peu qu’on tende l’oreille, on entend le fracas du monde en arrière-fonds de ses livres“, mais peut-être que ce „fracas du monde“ ne représente pas seulement l’arrière-fonds des romans de Ravey, mais en est la préoccupation centrale. Le fait que ce fracas installe un malaise omniprésent en dit long sur notre époque. Anheim, Etienne / Antoine Lilti (ed.), Savoirs de la littérature, in: Annales, Histoire, Sciences sociales, 65, 2, 2010. Claudel, Philippe, „Le mystère Ravey“, in: Wolfgang Asholt / Jutta Fortin / Jean-Bernard Vray (ed.), Yves Ravey. Une écriture de l’exigence, Revue des sciences humaines, 325, 2017, 29- 31. Coyault-Dublanchet, Sylviane, La Province en héritage. Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, Genève, Droz, 2002. Czarny, Norbert, „Semer le trouble“ [à propos d’Adultère], in: En attendant Nadeau, 14 avril 2021. Edy, Delphine, „Transfuge(s) de classe, de genre, de culture. Pour Thomas Ostermeier, tous les détours mènent à Reims“, in: Elisabeth Kargl / Bénédicte Terrisse (ed.), Transfuge, transfert, traduction: la réception de Didier Eribon dans les pays germanophones, lendemains, 180, 2020, 92-104. Kaempfer, Jean, „Après la mort des pères“, in: Critique, 804, 2014, 465-475. Leyris, Raphaëlle, „Les miroirs sans tain d’Yves Ravey“, in: Le Monde des livres, 4 juin 2021. Roudaut, Maiwenn, „Le transclasse et la reconnaissance. Proposition de lecture de Retour de Reims“, in: Elisabeth Kargl / Bénédicte Terrisse (ed.), Transfuge, transfert, traduction: la réception de Didier Eribon dans les pays germanophones, lendemains, 180, 2020, 118-127. Schoentjes, Pierre, „Un malaise peu ordinaire“, in: Wolfgang Asholt / Jutta Fortin / Jean-Bernard Vray (ed.), Yves Ravey. Une écriture de l’exigence, Revue des sciences humaines, 325, 2017, 227-242. Tanette, Sylvie, „La trahison comme moteur dans le dernier Yves Ravey“, in: Les Inrockuptibles, 10 mars 2021, 65. Viart, Dominique, „Malaises dans la filiation“, in: Wolfgang Asholt / Jutta Fortin / Jean-Bernard Vray (ed.), Yves Ravey. Une écriture de l’exigence, Revue des sciences humaines, 325, 2017, 83-100. DOI 10.24053/ ldm-2022-0025 117 Dossier 1 Dominique Viart mentionne qu’il y a une grande présence de mécaniciens (garagistes, serruriers, ferronniers, emboutisseurs) parmi eux; le protagoniste de Sans état d’âme (2015) a fait un CAP de mécanique de précision (38). 2 Entretien dans: La Matricule des anges, 108, 2009, cité d’après Viart (2017: 86) 3 Il me semble significatif que ce soit la mort de son père qui initie chez Eribon le Retour de Reims. 4 Tous ces romans sont parus chez Minuit, je les cite en indiquant la page. 5 Il y aurait une analyse à faire sur les noms et les prénoms dans l’œuvre de Ravey, jusqu’à Jean Seghers du dernier roman, Adultère (2021), qui dans une œuvre littéraire renvoie presque automatiquement à Pierre Seghers. 6 Le seul endroit précisément indiqué dans le roman (72).