lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0026
925
2023
47186-187
Le récit collectif et son épuisement chez Maylis de Kerangal
925
2023
Niklas Bender
ldm47186-1870118
118 DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 Dossier Niklas Bender Le récit collectif et son épuisement chez Maylis de Kerangal B. Voulez-vous savoir l’histoire abrégée de presque toute notre misère? La voici. Il existait un homme naturel: on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel; et il s’est élevé dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie (Diderot 1972: 183). Introduction Le malaise, la conscience d’une crise imminente accompagnent la littérature française depuis au moins 1800: ils font partie intégrante de la modernité, conçue comme un projet, tournée vers l’avenir, cherchant l’innovation en tant que telle. Du point de vue du XXI e siècle bien entamé, il semble évident que la fragilité du lien social et culturel qui résulte d’une telle ouverture appelle d’autres réponses aujourd’hui qu’au siècle de Balzac et de Zola. En même temps, dans une perspective élargie, malgré un grand nombre d’évolutions techniques et d’événements historiques, certaines conditions de base (sociales, politiques, philosophiques) sont restées relativement stables, et on peut en effet observer le retour d’une écriture d’inspiration réaliste et naturaliste. Il paraît donc pertinent d’interroger la littérature contemporaine sur sa façon de reprendre cet héritage littéraire, afin de mieux cerner sa facture spécifique. Les lignes qui suivent analyseront un roman capital de Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont; publié en 2010, il a été primé du prix Médicis. C’est par ailleurs le roman avec lequel Maylis de Kerangal s’est fait connaître au-delà des frontières françaises. La romancière, née en 1967, fait partie du collectif Inculte et partage une nouvelle interrogation du réel avec un certain nombre de ses membres - la question étant toujours de savoir de quelle façon celle-ci se fait précisément. Naissance d’un pont, comme Réparer les vivants (2014), choisit de présenter des entreprises collectives qui ressemblent à certains romans des Rougon-Macquart dans la mesure où ils s’engagent dans une fresque collective, embrassant les différentes strates de la société, réunis autour d’un même projet, la construction d’un édifice et le sauvetage d’une vie via la transplantation d’un cœur. D’un point de vue narratif, ils semblent se construire sur une dynamique comparable aux romans de Zola, basés sur une énergie sociale que Michel Serres a décrit de façon pertinente (Serres 1975). Au niveau épistémologique, i. e. celui des savoirs impliqués, on y retrouve la volonté de faire le tour d’un sujet qui caractérise déjà l’œuvre du naturaliste. Or, une fois ces ressemblances posées, Kerangal affirme sa différence, individuelle et historique; nous verrons de quelle façon. DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 119 Dossier Il en découle l’argumentation suivante: premièrement, il s’agit d’analyser le projet de construction, le dynamisme collectif qu’il déclenche et l’univers social qu’il permet de développer. Deuxièmement, je creuserai les ambiguïtés du roman, notamment dans la dimension sociale du récit, et établirai les points de convergence avec Zola. Troisièmement, je me concentrerai sur le personnage principal, sa fonction narrative et idéologique. En guise de conclusion, je résumerai les résultats et établirai notamment les similitudes et les différences avec les romans de Zola. Faire le tour d’un projet technique et humain Naissance d’un pont 1 relate un grand projet: la construction d’un pont suspendu à Coca, une ville imaginaire en Californie, au Sud-Ouest des États-Unis. Certains éléments comme la mention d’un „Golden Bridge“ (Kerangal 2011: 63) renvoient à San Francisco; d’autres éléments, surtout la description géographique qui situe la ville à l’intérieur des terres (le „climat continental“ est évoqué à plusieurs reprises), et à côté d’une forêt quasiment vierge peuplée d’Indiens, évoquent plutôt l’Amérique centrale. 2 Le maire de cette ville, John Johnson, 3 surnommé „le Boa“, homme politique aussi véreux qu’inspiré, cherche à imiter l’exemple de Dubaï, à moderniser la ville: il en fait une zone franche (Kerangal 2011: 60), lance un projet urbanistique après l’autre, et conçoit finalement le projet du pont afin de désenclaver la ville, d’assurer l’arrivée de son carburant (de l’éthanol) et de la relier au commerce maritime (63). Le pont aura une portée symbolique puisqu’il reliera la ville avec la rive d’Edgefront, où se trouvent les „quartiers louches“ et isolés de la ville (156). L’appel d’offres est remporté par un consortium mené par Pontoverde, une entreprise française; un chantier à 3 milliards de dollars démarre (42). Le moment est précisé, nous sommes le 1 er juin 2007 (24), et les travaux commencent en septembre (28). Le roman relate les étapes du chantier: le déblayage, l’ancrage, la construction des deux tours de 230 mètres de haut (196), le câblage, la pose du tablier pour une travée de 1900 mètres de long et 32 mètres de large (322). Il conçoit tout un univers humain et matériel: les travaux sont dirigés par Georges Diderot, ingénieur et chef de chantier légendaire, vétéran de constructions du monde entier. Sous ses ordres, 800 hommes et femmes (95) travaillent pendant un an afin d’accomplir une œuvre pharaonique; ils sont représentés par des personnages exemplaires, occupant différents niveaux socio-professionnels. Ils vivent une aventure humaine complète, y compris les conflits avec la population locale, l’arrêt des travaux pour raisons environnementales, une grève, une tentative d’attentat. Dans le tableau des figurants, Diderot, le charismatique dirigeant, trône au-dessus de la mêlée: „On le décrivit successivement ingénieur apatride, mercenaire du béton et défricheur patient de sylves tropicales, repris de justice, joueur en désintox, businessman suicidaire […]“ (15). Breton ascétique et énigmatique, il vit pour le travail; le chantier représente pour lui le „sacre“ et l’aboutissement de sa carrière (69). Au niveau au-dessous, les cadres Summer Diamantis et Sanche Alphonse Cameron rivalisent pour la reconnaissance du dirigeant et des collègues; Summer dirige la 120 DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 Dossier centrale à béton, Sanche les grues. Ensuite, vient un groupe d’ouvriers: Mo Yun 4 est un Chinois de dix-sept ans qui a échappé aux mines de Datong, traversé une bonne partie de l’Asie et de l’Amérique pour se retrouver à recreuser les fondations (29- 31); Duane Fisher et Buddy Loo, „sangs mêlés“ de dix-neuf et de vingt ans, deux chercheurs d’or de leur état, s’engagent par confort et fierté de participer à un projet (31), et sont affectés à la drague (105-107), puis à la soudure (261); Katherine Thoreau (33), mère de trois enfants (127), avec un mari handicapé par un accident de travail (130, 250), prend ce qu’elle peut pour faire vivre une famille au bord du gouffre et travaille en tant que conductrice (164); Soren Cry, jeune homme qui débarque du Kentucky (34), expulsé de l’armée, avec une amante tuée en Alaska sur le dos (101- 103, 208sq.), est le maillon faible qui sabotera le chantier. Il s’y joint une „multitude“ (35), dont des collectifs, notamment des ouvriers de l’automobile reconvertis et des Indiens. Kerangal organise donc le chantier comme un grand ensemble. La répartition générale est celle entre cadres/ ingénieurs et main-d’œuvre (24-28). Mais cette bipartition est sous-tendue par d’autres structures: les liens des personnages principaux ressemblent à ceux d’une famille standard, avec Diderot en pater familias, puis Summer et Sanche en enfants qui concourent pour la reconnaissance paternelle; le roman lui-même indique la pertinence du modèle familial en développant l’histoire familiale compliquée de ces deux ‚enfants‘ de Diderot. Il n’est pas anodin que ces trois protagonistes soient français, d’ailleurs, ce qui fait, avec d’autres détails, que ce roman d’un chantier international, inspiré par le Dubaï apatride de la mondialisation, 5 est à bien des égards une entreprise française. En tout cas, la famille n’est pas encore complète: Katherine devient l’amante de Diderot et occupe ainsi la place de la mère, marquant du même coup une certaine mobilité sociale, puisque la prolétaire déclassée et le chef de chantier découvrent leur affection mutuelle. La description du chantier fait preuve d’une volonté d’épuiser un sujet technique. 6 D’abord, il y a la description du pont suspendu lui-même, avec ses deux tours (196), dont les aspects sont décrits en détail (197). Nous apprenons combien de béton il faut pour les fondements des tours porteurs (cent mille mètres cube; 110), combien de tonnes en tout (deux millions; 71), combien de tonnes d’acier (quatre-vingt mille; ibid.), combien de kilomètres de câbles pour suspendre le pont (cent vingt-neuf mille; ibid.), etc. 7 Par la suite, de nombreuses indications techniques sont données, Kerangal explique par exemple en bonne pédagogue la situation géologique des sols ainsi que les démarches qui en suivent pour bien ancrer les piliers; elle rajoute des bribes de sociolecte des patrons ou des ouvriers. Le lecteur est introduit au monde de la construction, il en apprend les étapes, les délais, le matériel, la dimension politique (par le biais des ambitions et des corruptions du Boa), puis les failles juridiques et environnementales, quand la nidification des oiseaux migrateurs interrompt le chantier pendant trois semaines. La volonté de connaître l’art, le détail technique et surtout l’inspiration profonde d’une profession est typique de l’œuvre de Maylis de Kerangal. Nous la rencontrons également dans Réparer les vivants (2014), roman de médecine, dans Un chemin DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 121 Dossier de tables (2016), roman de haute cuisine, et dans Un monde à portée de mains (2018), roman d’art et d’arts décoratifs: à chaque fois, la technique, l’esprit et l’éthique d’un univers professionnel particulier sont explorés; à chaque fois, par le biais de plusieurs représentants, un profil social et humain de cet univers est esquissé; à chaque fois, un personnage principal passionné par cette profession nous introduit à son monde. 8 Plus que les récits engagés, les ‚romans professionnels‘ constituent le tronc de l’œuvre kerangalienne, ce qui lui confère au passage une dimension sociologique. Or, à la différence de la plupart des récits mentionnés, Naissance d’un pont ne relate pas seulement un univers professionnel du point de vue d’une personne douée en la matière: c’est en même temps la description d’une œuvre et d’un processus collectifs, voire le tableau d’une société tout entière. Si Réparer les vivants relate aussi une dynamique collective, le roman n’entreprend pas aussi explicitement un compte rendu du monde du XXI e siècle naissant - et par là, le constat d’un malaise. Une œuvre ambiguë: Kerangal, héritière du naturalisme? Le processus de construction et tout ce qui l’entoure est porté par l’enthousiasme collectif et une conviction profonde. Les ouvriers incarnent le „progrès“ (25), rien de moins, et le projet lui-même exprime la volonté créatrice de l’homme: „C’est un espace maîtrisé qui s’offre à ses yeux, un espace, pense-t-il, où la maîtrise se combine à l’audace, et là est la marque de la puissance“. C’est Dubaï qui est évoqué ici, mais c’est le maire qui voit la ville et qui transpose le concept à Coca - il cherche à „désenclaver la ville et l’inscrire dans le monde“ (60); le pont est „à l’image de la nouvelle Coca“ (64). Kerangal semble hériter du naturalisme dans sa description d’un projet technique et social progressiste, de sa puissance, de ses dégâts. En effet, elle se dit marquée par les „romanciers du réel“, et notamment par Zola; elle souligne la volonté zolienne d’embrasser toutes les strates sociales comme exemplaires. 9 Les ressemblances touchent aussi l’attitude envers les projets collectifs et les valeurs qu’ils transportent. Le moteur politique et social du projet, le maire de Coca, est marqué par l’ambiguïté: le Boa est un personnage corrupteur et corrompu, „la brutalité glacée […] est sa marque de fabrique“ (61), il „administre le territoire par oukase“ (ibid.) et règle les problèmes à l’aide „d’enveloppes de kraft à l’intérieur desquelles des liasses de billets neufs crissent comme des biscottes“ (60). 10 Il ne pense qu’à „l’économie mondiale“, „à la nouveauté“, la „satisfaction“, la „consommation“ (62), des ‚valeurs‘ qui sont d’ailleurs bien évoquées par le nom de sa ville - bref, le Boa représente un néolibéralisme déchaîné. Le récit dénonce très tôt ce personnage; 11 en effet, ses autres projets urbanistiques laissent craindre le pire, tant ils relèvent „du mélaminé, du provisoire, du consommable, du jetable“ (62). Le projet du pont lui-même semble démesuré: „Une folie de grandeur, comme un énorme désir dans un très petit corps“ (67). 122 DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 Dossier Par son ambiguïté, le Boa ressemble aux personnages de la famille des Rougon, notamment à Aristide Saccard dans L’Argent et dans La Curée. Le personnage zolien réussit, avec sa transformation haussmannienne de Paris ou ses projets de chemin de fer orientaux, à animer une entreprise collective novatrice, bénéfique, civilisatrice - alors qu’il est au moins aussi vicieux que le Boa, et poussé par une avidité qui franchit sans sourciller les obstacles légaux. Néanmoins, dans L’Argent, Zola, par le biais de Caroline Hamelin, la sœur de l’ingénieur qui codirige l’entreprise avec Saccard, émet un jugement surprenant: elle est d’abord dubitative, mais elle apprend à lui faire confiance, et devient même son amante; la cupidité personnelle promeut, par une ruse de l’Histoire, le progrès collectif. Le narrateur reprend ce jugement positif: Et c’était bien cela qu’elle voyait se dresser de nouveau, la marche en avant, irrésistible, la poussée sociale qui se rue au plus de bonheur possible, le besoin d’agir, d’aller devant soi, sans savoir au juste où l’on va, mais d’aller plus à l’aise, dans des conditions meilleures; et le globe bouleversé par la fourmilière qui refait sa maison, et le continuel travail, de nouvelles jouissances conquises, le pouvoir de l’homme décuplé, la terre lui appartenant chaque jour davantage. L’argent, aidant la science, faisait le progrès (Zola 1967: 77; je souligne). Ce qui vaut pour Saccard, vaut pour le Boa: l’ambiguïté du personnage déteint sur tout ce qu’il incarne, et charge son projet d’une tension idéologique forte. Si le pont a une portée économique positive, s’il apporte du travail et aide à développer la ville sur de nombreux terrains, dont les biocarburants, il apporte aussi la destruction économique et écologique. Celle de l’ancien tissu économique est partiellement une conséquence logique, mais involontaire et regrettable - les quatre compagnies de bacs fluviaux perdent leur clientèle (Kerangal 2011: 135); partiellement, elle est le résultat d’une volonté de destruction affirmée, celle de „se débarrasser une fois pour toutes du vieil argent cravaté qui régente les quartiers cossus du centre, abattre la dynastie des Cripplecrow et celle des Sandless qui cousinent incestueusement depuis deux siècles“ (59). L’urbanisme est ici le moyen d’un bouleversement social, la stratégie d’une prise de pouvoir: „Il s’emploie dès lors à éclater le centre-ville, à péter son noyau dur, son noyau historique, à en pulvériser le sens en périphérie“ (59). Une ambiguïté du récit est à voir dans son attitude envers ce parvenu: tout en le dénigrant moralement, et en se moquant allègrement de lui, il profite de son énergie sociale et - en dernière conséquence - narratrice. Le roman invente sa volonté de transformer le monde qui met en branle la dynamique collective: c’est son point de départ, sa source première. Une deuxième ressemblance avec le naturalisme est à trouver dans la description du monde ouvrier et surtout du mouvement social (225-238). En février, la tension monte sur le chantier: „Les ouvriers veulent s’organiser à présent, parlent de défendre leurs intérêts, les langues se délient: rythme intenable, sécurité tangente, salaire de merde“ (228). Nous ne sommes plus en phase de la formation du mouvement ouvrier, tel que Zola a pu le montrer dans les mines de Germinal. Chez DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 123 Dossier Kerangal, les ouvriers venus du monde entier, et de socialisation très différente, doivent trouver un commun accord: les syndiqués de l’industrie de l’automobile (la „bande“ de Detroit; 97), les Indiens, les apatrides comme Mo Yun. Le capitalisme a évolué, lui aussi, il est mondialisé, fragmenté, et il tend à saper les mouvements ouvriers en amont: „[…] les équipes mixaient plusieurs nationalités, les travaux exigeaient de répartir les ouvriers sur des sites éloignés les uns des autres et en outre, tout avait été pensé pour éviter qu’ils puissent coaguler leurs forces […]“ (232). Des régimes de contrats variables créent des dissensions et empêchent la solidarité. Néanmoins, les ouvriers, mécontents du fait qu’ils passent une heure de trajet non payé sur le chantier, se groupent autour de Seamus O’Shaughnessy, un charpentier de l’Ontario (228), et se mettent en grève. Kerangal met alors en scène une confrontation directe - comme Zola, 12 elle cherche à incarner les tensions sociales par une répartition dramatique des personnages: „De nouveau la salle surchauffée, de nouveau la table et les chaises scolaires, de nouveau la tension distribuant une partition duale, le camp des patrons - Diderot, Sanche - face au camp des ouvriers - O’Shaughnessy, Yun“ (233). Incarné et disposé de la sorte, le conflit social prend la netteté 13 concrète d’une scène de théâtre et une portée allégorique. Le conflit se termine par une concession de Diderot, une „prime d’indemnisation du temps de transport“ (237). Une conscience progressiste en crise: Diderot C’est le moment de se tourner vers le personnage principal, Georges Diderot. Car la construction du pont ne se limite pas à son initiateur, le Boa, au contraire, elle est rapidement attribuée à Diderot. Le roman nous y prépare, car il commence avec le portrait du chef de chantier; après une brève analepse, qui relate les origines du projet, le roman se focalise presque exclusivement sur celui qui incarne autant la réalisation que l’esprit véritable du chantier. Son nom suggère un caractère éclairé et matérialiste, caractère souligné par la scène d’ouverture qui le voit descendre en avion, „une descente au cœur de la matière“ (Thibault 2017: 52). Quoiqu’il en soit, il ne s’agit pas d’un patron modèle: „Diderot n’est pas le partisan des ouvriers du pont, ne connaît pas la mauvaise conscience, et s’il prononce cet ‚entre nous‘ égalitaire, c’est par pragmatisme, pour trouver la solution qui remettra tout le monde au travail au plus vite“ (Kerangal 2011: 235). Toujours est-il que le personnage principal se trouve loin de l’ambiguïté du Boa, au contraire, il semble personnellement intègre et convainc par son charisme; de plus, il est „beau comme un continent“ (ibid.: 164). Kerangal dessine un personnage séduisant, bien différent d’une certaine morosité répandue dans le roman de son époque (Thibault 2017: 51). Du coup, le lecteur est amené à adhérer à ses actes et à ses valeurs, d’autant plus que c’est dans la conscience de Diderot qu’il parcourt le processus mental permettant la transformation de la matière en œuvre humaine: „Ces mesures impliquaient autre chose qu’elles-mêmes, une temporalité, une organisation du travail“ 124 DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 Dossier (Kerangal 2011: 71). C’est ce travail de traduction des données techniques en réalités concrètes qui intéresse Kerangal, c’est cette perspective qu’elle propose au lecteur. Au fond, elle rejoint Diderot dans sa visée: „ce qui l’excitait, lui, c’étaient l’épopée technique, la réalisation des compétences individuelles au sein d’une mise en branle collective, ce qui le passionnait c’était la somme de décisions contenue dans une construction, la succession d’événements courts rapportée à la permanence de l’ouvrage, à son inscription dans le temps“ (ibid.: 72sq.). La motivation profonde de Diderot rejoint - du moins jusqu’à un certain point - celle de la romancière. 14 Quand, au milieu du roman, la nidification interrompt les travaux, Kerangal adopte son point de vue: „[…] ça casse la mécanique du chantier, brise un flux d’énergie, rompt le rythme du travail“ (ibid.: 144sq.). Or, c’est ce flux d’énergie collective 15 que Diderot doit maintenir et qui intéresse Kerangal, car c’est également le moteur narratif: Diderot entraîne autant les autres personnages dans leur course effrénée que le lecteur dans sa lecture, son dynamisme anime autant le chantier que le récit. 16 C’est grâce à ce personnage-clé que Naissance d’un pont vibre d’une force fébrile, d’une soif de vie qui rappelle, elle aussi, certains romans de Zola. Schoentjes souligne donc à juste titre „la signature ‚vitaliste‘ d’un narrateur qui célèbre l’élan. Parlant en sympathie avec la construction du pont, le narrateur partage incontestablement une forme d’enthousiasme avec les personnages les plus volontaristes“ (Schoentjes 2020: 328). Or, la première confrontation à la Nature est suivie de près d’une deuxième. Naissance d’un pont développe l’opposition entre le projet humain et la Nature, entre dynamique et stasis, 17 entre constructeurs et Indiens. Le deuxième pôle est représenté et animé par Jacob, un anthropologue de l’université de Berkeley (Kerangal 2011: 112), qui passe une partie de l’année chez les Indiens. Il descend le fleuve en pirogue afin d’affronter Diderot, se jette sur lui et le blesse au couteau (121-125). Tout, jusqu’ici, porterait à croire que Jacob se trouverait alors dans le camp des exclus du progrès, tels les propriétaires des quatre compagnies de bacs à qui le pont fait perdre leur clientèle; Jacob s’en trouverait disqualifié. Or, le roman ne choisit pas son camp dans ce duel: „On aurait assisté à cette lutte - le pont contre la forêt, l’économie contre la nature, le mouvement contre l’immobilité - qu’on n’aurait su qui encourager“ (124). Comme lors du conflit social, Kerangal incarne une opposition abstraite par une lutte entre deux personnages; de nouveau, elle refuse de trancher, du moins pour l’instant, suscitant une incertitude, voire un malaise chez le lecteur. Le roman montre nettement que les deux confrontations avec la Nature sont liées, et qu’elles concernent aussi l’énergie narrative du récit. 18 Elles ont lieu au même moment, et l’énergie du chantier s’en va parallèlement à celle du personnage principal: „Diderot aussi sent qu’il s’épuise: son flanc bandé le fait souffrir […]“ (145). Le récit lui-même semble marquer une pause. Désormais, la plaie accompagnera Diderot, il sent „la tristesse qui s’infiltrait sous sa carcasse - par la fente de la blessure pensait-il“ (156). Cependant, la plaie est loin d’être exclusivement destructrice: c’est Katherine Thoreau qui trouve le blessé gisant par terre, son acte de secours DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 125 Dossier initie leur histoire amoureuse (juste après la réflexion citée, Diderot la recroise). Résultat: le personnage perd de sa superbe, devient plus humain. La conclusion du roman appuie cette évolution: elle marque non seulement l’achèvement du pont, et l’épuisement du sujet littéraire, elle décrit aussi autre chose qu’on pourrait appeler une crise plus générale du projet et des valeurs qui le soustendent. 19 À vrai dire, il y a une double fin, sous le signe de la succession: c’est le dernier chantier de Diderot, et on voit en quelque sorte Sanche et Summer, ses enfants spirituels, prendre la relève. De son côté, Sanche se ‚réinvente‘ à Coca (197), réalisant ainsi la promesse de la modernité, i. e. celle d’une existence choisie librement: le grutier coupe les liens avec sa famille, il savoure son travail et s’éclate la nuit dans les bars, en compagnie d’O’Shaughnessy et de Shakira Ourga, une Russe plantureuse. Sa nouvelle vie culmine dans une scène érotique: il invite Shakira à le rejoindre sur sa grue. Un soir d’été, les deux corps s’unissent sur cette pointe phallique, à 50 mètres au-dessus de Coca (316-320). C’est une affirmation quelque peu parodique du progrès viril, de la construction, de la consommation et de la jouissance. Summer, elle, choisit un tout autre chemin: quand la fin des travaux approche, elle décide d’emprunter le bac pour rejoindre la rive en face. Sur les conseils d’un tenancier de bar, elle se met à chercher les „sources de Sugar“ (305), une promenade qui l’amène dans la forêt: elle trouve un endroit magique, vénéré par les Indiens, où Jacob leur enseigne les moyens pour défendre leur patrimoine (312). Elle indique à Diderot que son adversaire se trouve dans les parages, elle l’y amène: Diderot et Jacob se dévisagent et se réconcilient. Le roman se termine sur une image forte: Katherine et Diderot se mettent à nu pour se baigner dans le fleuve, symbolisant à lui seul le flux d’énergie qui a animé le roman („un mouvement qui le doue de vie“; 39). Les amoureux à l’avenir incertain se perdent dans la Nature - „en nage indienne“ (sic! 330; je souligne), précisent les derniers mots du roman. Le pont semble oublié. Le rôle de Summer ne se limite pas à cette réconciliation. Si Diderot revêt un rôle paternel pour elle - „la métamorphose de la matière est un spectacle qui la fascine“ (151) -, à la fin du roman, l’ingénieure du béton émet aussi des critiques: „[…] si elle respecte et admire cette manière qu’il a de se réaliser dans l’action humaine, connecté à une matérialité qui existe hors de lui, elle se méfie aussi de cet homme pour qui vivre revient à se couler dans le flux du monde, dans son mouvement“ (324). C’est probablement une conséquence de sa rencontre avec Jacob que Summer, qui porte la Nature dans son nom, se préoccupe soudainement du sort de la forêt. Elle en parle à Diderot, qui la repousse d’abord - „Diderot, sec: c’est pas notre job, ça, Diamantis“ (324) 20 -, mais nous apprenons à la toute fin: „La forêt est sauvée“ (326). Il est question d’une espèce de papillon protégée, et on se demande comment le raccordement routier du pont pourra se faire désormais. 21 Le lecteur n’en saura pas plus, il envisagera un échec possible et se tiendra à la dernière image: Diderot et Katherine, qui se font emporter par l’eau. 126 DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 Dossier Conclusion: à la fin, la Nature Maylis de Kerangal met en scène une aventure collective à l’ère du capitalisme néolibéral mondialisé; cette aventure porte néanmoins une empreinte française, par l’auteure, par trois des quatre personnages principaux. Elle explore les différentes dimensions, techniques, entrepreneuriales, sociales, environnementales, d’un grand projet, avec un intérêt marqué pour la dynamique collective qui le sous-tend. Si la construction du pont de Coca incarne un effort commun et le Progrès, ce dernier est marqué d’ambiguïté sur plusieurs niveaux: d’abord, l’origine et la motivation du projet proviennent de l’ambition égoïste du Boa. Ensuite, les effets sociaux sont mixtes, l’ascension sociale, les gains et les jouissances des ouvriers côtoient leur exploitation et les conséquences négatives pour les expulsés, les compagnies de bac, les Indiens de la forêt. Puis, l’intensification de l’infrastructure risque d’entraîner d’importants dégâts environnementaux. Kerangal incarne cette ambiguïté via des confrontations directes, entre Diderot et Jacob, entre Diderot et O’Shaughnessy. Dans les deux cas, 22 le narrateur refuse de trancher, il le déclare même ouvertement. Si l’ambiguïté semble donc un héritage du naturalisme, la conscience aiguë de cette ambiguïté distingue Kerangal de Zola, tout comme le refus de la faire disparaître au nom d’une valeur supérieure. Or, une attitude ambiguë envers les valeurs en jeu marque leur crise, et provoque un malaise chez le lecteur. La fin du récit semble trancher: la blessure de Diderot l’amène vers Katherine et vers la Nature, suivant le chemin de Summer; Sanche, dans son délire phallique et consumériste, propose une voie peu convaincante. Même si la suite de l’histoire entre Diderot et Katherine semble mal engagée, le personnage et le récit se détournent du projet et accordent leur attention à l’amour et à la Nature puis à ceux qui incarnent une existence en accord avec elle, les Indiens. Serait-ce un dernier parallèle avec Zola? Car le naturaliste clôt les Rougon- Macquart avec le Docteur Pascal, roman qui voit la destruction de l’arbre généalogique, c’est-à-dire de tous les efforts scientifiques du héros éponyme - tout en restant optimiste grâce à la naissance de son enfant, une affirmation de la Nature, un „appel à la vie“ (Zola 1967: 1220). Bref, il s’agit d’une valeur supérieure qui sert à gommer les tensions idéologiques. Chez Kerangal, au contraire, la conclusion en pleine Nature marque seulement la fin du projet et du roman qui le raconte. Là où Zola implique une suite, et un ordre mythique, voire cosmique, Kerangal laisse s’effriter une histoire; le lecteur croit apercevoir la conscience tranquille d’une conteuse ayant terminé son travail. 23 De plus, Kerangal redéfinit les priorités: l’origine et l’arrière-plan de toute entreprise humaine reste la Nature. Celle-ci en pose les conditions et les limites, plutôt que, telle une source inépuisable, d’engendrer une suite. C’est une autre sorte de fiction qui en ressort, aussi fébrile, moins engageante, plus expérimentale - et plus légère. DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 127 Dossier Adler, Aurélie, „Naissance d’un pont et Réparer les vivants de Maylis de Kerangal: des romans épiques? “, in: Mathilde Bonazzi et al. (ed.), La Langue de Maylis de Kerangal: „Etirer l’espace, allonger le temps“, Dijon, Presses universitaires, 2017, 33-47. Bonazzi, Mathilde et al. (ed.), La Langue de Maylis de Kerangal: „Étirer l’espace, allonger le temps“, Dijon, Presses universitaires, 2017. Diderot, Denis, Supplément au voyage de Bougainville, in: Pensées philosophiques, Addition aux pensées philosophiques, Lettre sur les aveugles, Additions à la lettre sur les aveugles, Supplément au voyage de Bougainville, ed. Antoine Adam, Paris, GF Flammarion, 1972, 139- 186. Gramigna, Valeria, „Maylis de Kerangal: l’écriture et le réel“, in: Mathilde Bonazzi et al. (ed.), La Langue de Maylis de Kerangal: „Étirer l’espace, allonger le temps“, Dijon, Presses universitaires, 2017, 121-130. Kerangal, Maylis de, „La Centrifugeuse, Le Papier tue-mouche et L’Ecumoire“, in: Collectif, Devenirs du roman, Paris, Inculte/ Naïve, 2007, 145-151. —, Naissance d’un pont, Paris, Gallimard (folio), 2011. —, entretien avec Anthony Poiraudeau, Standards & More. Maintenant in: futiles et graves. Le blog d’Anthony Poiraudeau, http: / / futilesetgraves.blogspot.com/ 2017/ 02/ entretien-avec-maylisde-kerangal.html (publié le 22/ 03/ 2012, dernière consultation: 01/ 03/ 23). —, „Chasseur-cueilleur: une expérience du tâtonnement“, in: Collectif, Devenirs du roman, vol. 2, Paris, éditions inculte, 2014, 167-175. —, „Passion précision“, entretien avec Isabelle Danel, in: Bande à part, www.bande-a-part.fr/ cinema/ entretiens/ maylis-de-kerangal-entretien (publié le 15/ 11/ 18, dernière consultation: 01/ 03/ 23). Rabaté, Dominique, „‚Créer un peuple de héros‘. Le statut du personnage dans les romans de Maylis de Kerangal“, in: Mathilde Bonazzi et al. (ed.), La Langue de Maylis de Kerangal: „Étirer l’espace, allonger le temps“, Dijon, Presses universitaires, 2017, 73-82. Schoentjes, Pierre, Littérature et écologie. Le Mur des abeilles, Paris, Corti, 2020, 311-331. Serres, Michel, Feux et signaux de brume, Paris, Grasset, 1975. Thibault, Bruno, „Naissance d’un pont, un roman ‚fleuve‘ à l’américaine? “, in: Mathilde Bonazzi et al. (ed.), La Langue de Maylis de Kerangal: „Étirer l’espace, allonger le temps“, Dijon, Presses universitaires, 2017, 49-60. Zola, Émile, L’Argent, in: Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, 5 vol., ed. Henri Mitterand, Paris, Gallimard (Pléiade), t. V, 1967, 9-398. —, Le Docteur Pascal, in: Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, 5 vol., ed. Henri Mitterand, Paris, Gallimard (Pléiade), t. V, 1967, 913- 1220. 1 Je cite l’édition de poche (cf. bibliographie). 2 L’importance du lieu de l’action pour tout roman est évidente, mais Kerangal lui accorde des réflexions à part: „il [le roman; N. B.] incorpore leur matérialité tout autant qu’il se saisit d’eux [des lieux, N. B.] en tant que matériau“ (Kerangal 2014: 168). Au passage, elle souligne que Coca est en effet un lieu inventé (ibid.: 169). 3 Pierre Schoentjes souligne la ressemblance du nom à celui de Jeremiah Johnson, le trappeur tueur de Crows dans le film de Sydney Pollack de 1972 (Schoentjes 2020: 318). (Je remercie Dominique Rabaté de m’avoir indiqué cette analyse de Naissance d’un pont.) 4 Après Diderot, le deuxième nom d’écrivain tombe donc, Mo Yan, et il y aura une suite américaine avec Thoreau et Ralph Waldo - les écrivains du transcendantalisme américain 128 DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 Dossier (Schoentjes 2020: 318). Plus généralement, les noms sont souvent employés d’une façon surprenante, voire incongrue. Aurélie Adler souligne: „L’onomastique met en scène l’hybridité d’une mondialisation dont la vitesse frappe d’obsolescence le rapport entre le nom propre et le territoire“ (Adler 2017: 39). 5 Schoentjes souligne cet aspect, par le classement du roman dans la partie „Penser global“ de son étude et par le détail de son argument (Schoentjes 2020: 312). 6 Kerangal rapporte d’ailleurs comment, lors de la conception du roman, elle procède d’un intérêt quasi universel pour le sujet vers le motif d’un pont spécifique et donc vers le choix d’un sujet précis - tout en infusant, de toute évidence, une bonne part des connaissances acquises dans le récit (Kerangal 2007: 148-150). 7 Etant données toutes ces indications fournies par le texte ainsi que la description des étapes du processus, il est difficile à comprendre comment Schoentjes arrive à la conclusion que le „roman comporte peu de précisions techniques et guère de données chiffrées“. S’il est vrai qu’un „quelconque documentaire télévisé“ nous apprendrait plus sur la construction d’un pont, il n’empêche que le roman nous en apprend pas mal, vu qu’il ne s’agit justement pas d’un documentaire. Le constat du critique semble dicté par son approche plutôt que par le texte lui-même (Schoentjes 2020: 319). 8 Dans Réparer les vivants, nous suivons surtout Thomas Rémige, coordinateur du don d’organes, qui s’occupe du cœur de Simon Limbres, mort dans un accident de voiture. Dans Un chemin de tables, le lecteur apprend à connaître le métier de la (haute) cuisine par le biais du jeune cuisinier autodidacte Mauro. Dans Un monde à portée de mains, c’est la jeune Paula, femme sans qualités au premier abord, qui suit une formation à l’Institut de peinture de Bruxelles et devient décoratrice-peintre par la suite; son initiation à l’art décoratif ainsi que ses premiers pas dans la vie professionnelle sont au centre du récit. 9 En évoquant ses lectures formatrices, Kerangal mentionne notamment celle de Pot-bouille à 13 ans, récit d’un immeuble parisien dont les occupants représentent les différentes couches de la société (Kerangal 2018). 10 On remarquera les qualités onomatopoétiques de la citation: tout comme Zola, Kerangal développe aussi un style suggestif afin de souligner la dynamique du récit (je remercie Patricia Oster-Stierle d’avoir souligné ce point). 11 Le narrateur observe que l’exemple de Dubaï est „une fantasmagorie consumériste“, une ville „géante, inerte et insensée“ (Kerangal 2011: 57). Ces mots s’appliquent à la villa de l’officiel qui reçoit le maire, mais les qualificatifs visent toute la ville („le hall de sa villa tout aussi vide, marbrée, tout aussi géante, inerte et insensée que le reste“; ibid.: 56sq.). L’officiel qui guide le Boa est mélancolique et rêve d’un retour à une vie simple dans le désert (ibid.: 55). 12 Dans Germinal, le grand roman du mouvement social, Zola incarne les miniers par Étienne Lantier et la famille des Maheu, miniers de père en fils depuis des générations; ils s’opposent au directeur de la mine, Hennebeau, ainsi qu’à la famille des Grégoire, actionnaires historiques. Ainsi, un leader et une famille ‚traditionnelle‘ sont représentatifs de chaque camp. 13 On pourrait cependant aussi discuter de la clarté de l’opposition: Sanche est cadre, mais en même temps marxiste. Il deviendra l’ami d’O’Shaughnessy plus tard. Ici, une autre ambiguïté pourrait être en jeu. 14 Cette co-extension a aussi été observée par Valeria Gramigna: „le roman se construit en même temps que le pont dans cette ville imaginaire de Californie, Coca“ (Gramigna 2017: 124). DOI 10.24053/ ldm-2022-0026 129 Dossier 15 Il anime également les individus, telle Summer Diamantis: „ce flux d’énergie la sécurise“ (Kerangal 2011: 150). 16 Dans Naissance d’un pont, malgré le tableau collectif que Kerangal brosse de la façon décrite ci-dessus, nous ne sommes donc pas face à un personnage collectif comme dans d’autres récits, e. g. Réparer les vivants - une nuance à apporter au constat de Dominique Rabaté (2017). 17 De son point de vue écologique sur la littérature, Schoentjes constate avec consternation la persistance du topos d’une Nature immuable à l’époque du changement climatique: „[…] Naissance d’un pont fige la nature dans un passé mystérieux, mythique ou préhistorique“ (Schoentjes 2020: 316). 18 C’est bien la raison pour laquelle Kerangal ne désavoue pas son personnage. Schoentjes retient également que le narrateur, même quand il n’adopte pas le point de vue d’un personnage, suit grosso modo leur orientation idéologique (Schoentjes 2020: 327). 19 Cette crise est liée au passage d’une „écriture généalogique“ (le terme est de Kerangal) à une écriture horizontale, intéressée par l’environnement et inspirée par Claude Simon. Schoentjes, qui fait cette observation, énumère toute une liste de procédés littéraires repris par Kerangal (Schoentjes 2020: 313-315, surtout 314). 20 Schoentjes relève à juste titre les passages qui montrent le peu d’égard qu’a Diderot pour l’environnement (notamment en matière de pollution: cf. Kerangal 2011: 213; Schoentjes 2020: 325sq.). 21 Adler suppose qu’il ne se fera pas, ce qui signifierait un échec pour le moins partiel du projet (Adler 2017: 46). 22 Avant d’arriver au constat d’un certain „équilibre“ entre „les exigences de la modernité technologique et celles du respect de la nature“ (330), Schoentjes regrette longuement que le monde et le mouvement ouvriers ne semblent pas être soumis à la même ambiguïté que l’environnement, dont les défenseurs sont dépeints avec ironie (Schoentjes 2020: 326-329). De nouveau, son approche amène une certaine partialité et l’omission de plusieurs facteurs qui induisent justement des éléments ambigus: la domination idéologique de Diderot (qui perdure la majeure partie du roman) et sa manipulation des grévistes (une prime au lieu d’une augmentation); le désaveu de Sanche, ami des grévistes, incarnation du matérialisme jouissif et consumériste, ridiculisé par la scène phallocrate en haut de la grue; et surtout le rôle positif, ‚écologiste‘, de Summer à la fin du roman. 23 Cette observation renvoie à la vaste question de l’oralité. Kerangal souligne l’importance du récit à voix haute: „D’habitude, je règle tout à voix haute, c’est à l’oral que j’ai stabilisé le texte de Naissance d’un pont “ (Kerangal 2012). Sur le détail de la question de l’oralité, cf. Adler (2017: 39sq.; l’entretien y est indiqué note 2).
