eJournals lendemains 47/186-187

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0027
925
2023
47186-187

Dans l’observatoire de la société

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2023
Hannah Steurer
ldm47186-1870130
130 DOI 10.24053/ ldm-2022-0027 Dossier Hannah Steurer Dans l’observatoire de la société Philippe Lançon, chroniqueur du contemporain Le nom du journaliste et chroniqueur Philippe Lançon est indissociablement lié non pas à un malaise, mais à un traumatisme: celui du 7 janvier 2015, jour de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo et son équipe, bouleversant une société entière. Gravement blessé lors de l’attentat, Lançon passe des mois à l’hôpital. Là, dans une chambre du service de chirurgie, s’effectue la reconstruction de son corps avant qu’il ne s’occupe de la reconstruction de ce qu’il a vécu: son roman Le Lambeau, paru en 2018, raconte dans un dialogue intertextuel avec nombre d’auteurs et leurs œuvres une histoire de l’espoir face au traumatisme individuel de l’écrivain et au traumatisme collectif de toute une société - et, comme le constate Alexandre Gefen, „[c’est] peut-être le grand récit moderne français du trauma“ (Gefen 2019: 96). 1 L’espoir de Lançon mis à la fois contre les traumatismes et les malaises du monde contemporain occupe une position centrale au sein de ce que l’on peut appeler l’observatoire de la société créé par Lançon, donc le lieu et le point de vue d’où il arpente et documente le monde. Sa façon d’écrire et de réfléchir le malaise contemporain est fortement influencée par le genre de la chronique, Lançon étant surtout connu pour ses chroniques qu’il publie dans Charlie Hebdo depuis 2005 sous le titre Dans le jacuzzi des ondes. En 2019, un an après la sortie du Lambeau, il publie un choix de ces textes journalistiques sous le titre de Chroniques de l’homme d’avant. Ayant évolué d’abord d’un genre littéraire à un genre journalistique pour redevenir un genre littéraire chez Lançon et d’autres auteurs contemporains, 2 la chronique est la documentation écrite d’un processus d’observation. Le chroniqueur est essentiellement quelqu’un qui observe, qui regarde, qui écoute avant de transformer en un texte ce qu’il a perçu. Dans cette fonction et en correspondance avec l’étymologie du mot chronique, il exerce son travail en tant que témoin du temps qui passe. En même temps, le chroniqueur se caractérise en général par une certaine mobilité dans son lieu de travail: il arpente les rues, prend le métro, change son poste d’observation pour être capable de dresser le portrait de toute une société. Or, si la voix du chroniqueur Lançon dans les Chroniques de l’homme d’avant s’articule à travers ce chronotopos (dans le sens de Bakthine 1989) où la mobilité géographique se voit confrontée avec une certaine durée dans le temps, le narrateur Lançon dans Le Lambeau s’avère être un chroniqueur immobile - l’action se déroule en grande partie dans un lieu plus au moins clos, à savoir l’hôpital. Si en 2017, deux ans avant la sortie du roman de Lançon, Alexandre Gefen se penche sur l’hôpital en tant que lieu d’une „littérature d’accompagnement de la maladie“ (Gefen 2017: 111), le paradigme de la „littérature à la clinique“ (ibid.) contribuant au pouvoir réparateur de l’écriture et de la lecture gagne une nouvelle actualité avec l’attentat sur Charlie Hebdo et la parution du Lambeau. Le temps qui passe dans l’hôpital est un chronos important DOI 10.24053/ ldm-2022-0027 131 Dossier du roman. À cette dimension de la durée et de la continuité du processus de guérison s’ajoute la singularité temporelle de l’événement. En effet, il y a un instant très précis dans le temps - le moment de l’attentat vécu par Lançon - qui déclenche toute réflexion et toute action ultérieure du livre. Là où les Chroniques de l’homme d’avant rendent visible un malaise sous-jacent et persistant, Le Lambeau est issu de la césure de l’événement singulier et du traumatisme qui en naît, comme le souligne Roger Luckhurst dans ses réflexions sur le phénomène du traumatisme, avec un délai temporel, c’est-à-dire au moment de la prise de conscience des effets de l’événements (cf. Luckhurst 2008: 5). Tandis que le traumatisme est donc perçu après une phase de latence (cf. par exemple Caruth 1995: 7), le malaise ne sort jamais de cette phase, étant un phénomène latent par excellence. C’est surtout la coexistence de ces deux chronotopoi du chroniqueur Lançon - l’immobilité et l’instant pour Le Lambeau, la mobilité et la continuité pour les Chroniques de l’homme d’avant - qui permet de trouver un accès à son observatoire de la société où les malaises contemporains prennent une forme. En lisant Le Lambeau comme une chronique, l’objet de cette chronique est le processus d’évolution qui mène Lançon de l’attentat à un retour dans la vie. Le point de départ étant marqué par la „veille de l’attentat“ (Lançon 2018: 11) indiquée dans les premiers mots du roman, le texte se ferme sur les images de „[c]ette nuit-là“ (ibid.: 508), ainsi la référence temporelle dans le dernier paragraphe du livre, où le narrateur autobiographique raconte son voyage à New York en novembre 2014, premier voyage sur un autre continent après sa sortie d’hôpital. Si le chroniqueur-narrateur du Lambeau nous présente une chronique rétrospective, il en résulte une autre différence entre le chronotopos du roman et celui des Chroniques de l’homme d’avant. Dans les textes écrits pour Libération et surtout pour Charlie Hebdo, le regard du chroniqueur Lançon se dirige sur l’actualité immédiate, les chroniques étant écrites dans le présent ainsi que dans la présence des événements, des ambiances et des malaises que les textes transportent. Chaque semaine, Lançon est censé publier un nouveau texte dont à la fois la production et la réception, donc la lecture, se déroulent dans l’actualité et situent le format de la chronique au sein de l’extrême contemporain. Étant donné que l’une des tâches principales du journaliste-chroniqueur est de sonder une société et de capter ses émotions, la chronique est également un format propice à la réflexion sur le malaise contemporain. 3 Une différence importante entre le roman et les chroniques se situe alors dans le rapport du chroniqueur au temps raconté, le narrateur du Lambeau regardant en arrière, le journaliste dans Charlie Hebdo restant attaché à l’instant même de l’expérience immédiate du contemporain. Cependant, les deux modes d’écrire et de voir sont étroitement liés l’un à l’autre dans la mesure où, d’un côté, c’est également la voix du chroniqueur-journaliste qui parle à travers Le Lambeau et, de l’autre, les chroniques de Charlie Hebdo quittent leur lieu de publication pour devenir un livre avec la parution des Chroniques de l’homme d’avant. Dans ce livre, Lançon rassemble un choix de ses chroniques rédigées entre 2004 et 2015. Contrairement au mode de réception dans le journal où l’on lit un article individuel sans pouvoir saisir l’ensemble des chroniques, le livre 132 DOI 10.24053/ ldm-2022-0027 Dossier engendre de nombreux liens entre les textes pour rendre visible un regard sur le contemporain se transformant en un passé dans la chronologie des textes. Consacrées à des sujets et des débats variés, les chroniques dressent le portrait de la société dans toute une série de scènes de la vie quotidienne, rappelant ainsi le grand projet balzacien et le caractère du tableau de la ville développé par Louis-Sébastien Mercier. En effet, l’ensemble des chroniques forme un tableau d’expériences et d’instants vécus dans un monde qui se présente également comme un monde du malaise. Cependant, le livre garde un caractère fragmentaire correspondant bien avec la fragmentation de l’homme Philippe Lançon, qui, dans Le Lambeau, est présente dès le titre - et qui devient réparation, recomposition ou „poétique de la suture“ (Brun 2020: 407) au cours du roman. C’est, comme Alison James le souligne, la matérialité du lambeau même qui désigne en même temps „the damaged body and the possibility of repair“ (James 2020: 173). Le titre des Chroniques de l’homme d’avant annonce le malaise: bien sûr, il indique le format des textes, mais surtout, il est porteur d’une césure - celle de l’attentat qui divise l’identité de Lançon dans un ,homme de l’avant‘ et un ,homme de l’après‘. L’événement même restant un blanc dans ce titre, il conditionne néanmoins sa lecture et rappelle le traumatisme dont sont issus les deux livres. Si les voix et les points de vue semblent être d’un intérêt particulier pour réfléchir l’articulation d’un malaise contemporain chez Lançon, la voix de l’homme de l’avant n’est pas la seule voix qui parle dans le livre. Les Chroniques de l’homme d’avant s’ouvrent avec la voix de l’homme d’après. Dans la préface, Lançon prend la parole dans la rétrospective des évènements pour expliquer son projet et pour se poser des questions à lui-même. Ainsi le livre devient-il le lieu d’une autoréflexion sur les enjeux du journalisme et le rôle du chroniqueur: Quels rapports entretient un homme dont l’existence a si brutalement changé avec les textes, destinés à être sans lendemain, qui continuent malgré tout d’accompagner et de rythmer cette existence? Quelle sorte d’amies sont ces chroniques? (Lançon 2019: 7) Tout comme dans Le Lambeau, Lançon met ici en scène une rencontre entre l’homme d’avant et l’homme d’après. Dans cette mise en contact des deux identités du chroniqueur, nous nous voyons confrontés à un extrême contemporain au double sens, phénomène intéressant face à la question de la définition du contemporain dans la littérature. D’un côté, le présent du moment de l’écriture de chaque chronique marque un contemporain déjà passé lors de la parution du livre; de l’autre côté, la rédaction et la publication du livre indiquent un contemporain dans lequel Lançon se redécouvre lui-même. Bien que l’homme d’avant et l’homme d’après soient deux voix du contemporain qui diffèrent l’une de l’autre, elles appartiennent à la même personne: „Le chroniqueur que j’ai été, et je que je continue d’être“ (ibid.: 8). Le choix des chroniques publiées dans le livre n’a pas été faite par son auteur, mais par la maison d’édition Les échappées - à deux exceptions près: Philippe Lançon a ajouté deux textes qui placent, de nouveau, son livre sous le signe de l’attentat: la chronique DOI 10.24053/ ldm-2022-0027 133 Dossier publiée le 7 janvier 2015 (cf. ibid.: 19), jour de l’attentat, et celle parue dans le „numéro des survivants“ (ibid.: 20) le 14 janvier 2015. Quelle perspective sur le contemporain et son malaise s’articule donc à travers les textes rassemblés dans les Chroniques de l’homme d’avant? Si le traumatisme de l’attentat plane sur l’intégralité du livre, les textes, au lieu de témoigner tous d’un même malaise, présentent plutôt toute une série de petits instants de malaise. Ainsi un malaise peut-il disparaître d’un texte à l’autre pour réapparaître quelques chroniques plus loin de sorte qu’un réseau rhizomique d’instants de malaise se forme à travers le livre. En même temps, écrire le malaise contemporain, cela veut pour Lançon toujours dire: écrire contre ce malaise avec un espoir et un humour qui caractérisent profondément son regard depuis l’observatoire de la société. Ce regard suit de très près le parcours des personnes qui incitent le chroniqueur à la rédaction de ses textes et qu’il nous fait connaître dans les chroniques. Même si celles-ci reflètent l’identité et les enjeux collectifs de toute une société, le chroniqueur est toujours à la recherche de la rencontre avec l’individu et les petites histoires de la vie quotidienne qu’il croise jour après jour. Qui plus est: le chroniqueur se met en arrière pour laisser la place aux personnes figurant dans ses textes. Souvent, le je du journaliste Philippe Lançon cède la place à un on ou un il désignant à la fois les protagonistes des chroniques, les lecteurs et le collectif de la société. Dans une focalisation interne, nous sommes rapprochés des individus qui deviennent à leur tour des représentants d’une société en prenant le rôle de types que tout le monde connaît. Ce phénomène prend forme, p. ex., dans le premier texte du livre, qui n’est pourtant pas chronologiquement la première des chroniques rassemblées. L’histoire des Chroniques de l’homme d’avant, si l’on voulait appliquer la terminologie de Todorov à ce projet d’écriture, prend son début en 2004, son discours commence, sans compter la préface, en 2006 avec deux chroniques qui parlent des journaux les plus importants pour Lançon, Charlie Hebdo et Libération, en plaçant le livre sous le signe d’une réflexion générale sur le journalisme. Dans la première des deux chroniques, parue le 22 février 2006, nous nous trouvons face à un passager de métro: „La première fois qu’il ouvrit Charlie dans le métro, il eut l’impression d’être un héros“ (cf. Lançon 2019: 25). Nous retrouvons ici ce il derrière lequel pourraient se cacher Lançon, nous-mêmes ou n’importe quelle personne prenant le métro. Le voyageur de la chronique hésite d’ouvrir Charlie Hebdo avec le dessin du prophète Mohamed en Une parce qu’il se sent „brutalement mis à nu sous les regards des autres“ (ibid.). Le malaise qu’il éprouve gagne une double dimension temporelle dans l’intégration du livre. Il y a d’une part le malaise de l’homme de l’an 2006 - l’homme d’avant - qui se voit déconcerté par un monde en changement, un sentiment mis en parole avec un clin d’œil baudelairien: „Ces vingt dernières années, la foule d’une ville changeait plus vite que le cœur d’un mortel“ (ibid.: 26). Et le protagoniste de la chronique commence à se poser des questions sur la liberté de la presse auxquelles il ne trouve pas de réponse: „Où finissait le tact? Où commençait la provocation? Où était sa sincérité et où sa posture? Où le courage, où l’inconscience? Était-ce du sérieux, était-ce une comédie? “ (ibid.: 27). D’autre part, le texte faisant partie du livre est lu 134 DOI 10.24053/ ldm-2022-0027 Dossier avec le malaise de l’homme d’après, celui qui connaît l’histoire de l’attentat et qui, dans le cas de Lançon chroniqueur, en est devenu la victime. Il subit et il décrit l’événement, jouant à la fois un rôle passif et un rôle actif dans la tragédie de l’attentat, le testis et le superstes d’Agamben réunis dans une même personne (cf. Brun 2020: 409; Agamben 2003: 14sq.). Et si le chroniqueur en tant que victime de l’attentat se voit confronté aux risques de son métier, du point de vue actuel, d’une lecture après l’an 2020, la chronique évoque en plus le cas de Samuel Paty et les débats autour de la liberté d’expression qui se sont enchaînés à la mort du professeur. La construction du livre entier est basée sur la possibilité d’une double lecture, de la superposition de deux couches du contemporain, sur la coprésence de l’homme d’avant et de l’homme d’après. Ce qui intéresse les deux figures, tout comme le passager du métro, c’est la réaction des autres hommes. Dans la plupart des chroniques, Lançon essaie de documenter les réactions que le comportement et le destin des personnes mises en scène provoquent chez d’autres, déclenchant à leur tour une réaction chez celui qui lit - ou relit - la chronique. Pendant la lecture des chroniques, nous suivons d’assez près les pas de leurs protagonistes. Or, cette rencontre reste à chaque fois plus ou moins éphémère parce qu’elle s’effectue à l’intérieur d’un cadre spatio-temporel très limité. Après quatre ou cinq pages et peu de temps de lecture, nous quittons l’histoire à peine développée pour plonger dans la vie quotidienne de quelqu’un d’autre. Le livre ressemble à un film épisodique ou toute une série de mini-histoires ou de „microfictions“ (Delorme 2019/ 2020: 206) qui s’enchaînent pour être de nouveau coupées et remplacées par d’autres. Entre les histoires, leurs protagonistes et leurs malaises, il y a des résonances qui mettent en relation les chroniques. Un point commun d’une grande partie des textes publiés dans les Chroniques de l’homme d’avant est la recherche d’individus qui cherchent à définir leur place dans le présent et dont les désirs ainsi que les malaises individuels transportent ceux du collectif. Souvent, cette recherche est liée à l’intérêt pour la réaction des autres, comme l’a déjà montré l’exemple de la première chronique. Dans „Les vieux costumes“, publié le 16 février 2005, un homme essaie en vain de vendre de vieux vêtements sous la station de métro Barbès. Comme le passager de métro de la première chronique du livre, il n’a pas de nom, les protagonistes de Lançon disparaissant souvent dans un anonymat ou portant des noms parlants qui dévoilent l’une des idées centrales du texte. Si, dans son article publié dans ce même volume, Dominique Rabaté parle d’un „sas de désidentification“ (cf. Rabaté 2022), les protagonistes de Lançon vivent plutôt dans un ,sas d’identification‘ dans la mesure où, grâce à leur anonymat, ils sont des espaces de projection pour les sentiments de toute une société. La raison pour laquelle le protagoniste de „Les vieux costumes“ se décide de vendre ses vieux costumes n’est pas financière. Ennuyé de sa vie, il veut entrer en contact avec d’autres personnes, éprouvant le malaise d’une solitude - de nouveau, c’est la réaction des autres qui compte: „[I]l n’a pas besoin d’argent et ne va pas à Barbès pour en gagner. Mais ce qu’il veut, c’est parler avec les autres“ (Lançon 2019: 59). Son projet échoue quand DOI 10.24053/ ldm-2022-0027 135 Dossier il n’arrive pas à vendre un seul vêtement, dû aussi à sa propre incapacité de communiquer avec d’autres hommes, ses mots étant enfermés en lui comme les costumes dans leur placard: „Puis il défroisse et range un costume après l’autre, dans le placard initial, où tous rejoignent les mots qu’il aurait voulu dire, entendre, deviner, et qui sont la même étoffe, invendable, que les rêves“ (ibid.: 62). Le malaise résulte ici de l’écart entre le rêve et la réalité d’une vie d’économiste qui n’est pas capable de fuir le train-train de sa vie. Dans d’autres chroniques, le malaise de la propre existence est éprouvé par des personnes vivant dans une précarité économique et ayant peur de perdre leur place dans la société suite à des troubles financiers, 4 par exemple dans „La loi du marché“ (17 août 2005), „Le pauvre mousquetaire“ (26 octobre et 2 novembre 2005) ou „La vie des cintres“ (28 novembre 2007). Le protagoniste de la première des trois chroniques doit déménager en banlieue après que son appartement à Paris a été vendu. Le rythme monotone de sa nouvelle vie soumise à la formule de la „loi du marché“, répétée plusieurs fois comme un refrain, affecte finalement la structure syntaxique du texte: „Il a fini sa bière. Il regarde la bouteille comme un astre mort, à recycler. Il se sent fatigué. Il a l’impression de mériter la banlieue. C’est la loi du marché“ (ibid.: 91). D’Artagnan, le pauvre mousquetaire, par contre, lutte en vain contre la privatisation de son entreprise et contre un monde marqué par une „idéologie contemporaine du changement permanent. Pourquoi un homme que tout attachait à un lieu deviendrait-il un déchet? “ (ibid.: 111). Néanmoins, pour lui tout comme pour la victime de la „loi du marché“, la crise de la vie est une expérience de délocalisation, de perte de stabilité. Dans „La vie des cintres“, la pauvreté trouve une image dans un tas de cintres transformé en un troupeau d’animaux: „Les pauvres vivent comme des doigts gourds dans un troupeau de cintres. Quiconque a essayé de séparer des cintres enchevêtrés comprendra de quoi il s’agit“ (ibid.: 200). „[L’]observatoire des cintres“ (ibid.: 201) de cette chronique est la queue à la poste où il décrit les personnes qui attendent et cherchent à échapper à leur existence de cintres. „[L]e monde idéal n’existe pas“ (ibid.: 132), constate Lançon dans l’une de ses chroniques. Il nous présente le non-idéal d’une société sans pour autant jamais perdre sa sympathie pour tous ceux dont il suit les traces pour la durée d’une chronique ainsi que son humour qui se manifeste à travers les jeux intertextuels 5 et les détails de ses observations, comme dans l’image des cintres enchevêtrés. Nous rencontrons chez lui de nombreuses personnes à la fois bizarres et familières - évoquons en guise d’exemple l’homme qui arrête d’aller courir parce qu’il a peur de se transformer en Nicolas Sarkozy dans un „instant de paranoïa“ (Lançon 2019: 185) ou cette „Ode aux couche-tard“ (ibid.: 177) qui s’inspire d’une forme lyrique pour nous illustrer les avantages de ne pas se coucher trop tôt. Bien que les malaises soient toujours perceptibles dans ce livre publié pour réfléchir sur le propre rôle de chroniqueur face au traumatisme de l’attentat, les Chroniques de l’homme d’avant nous confrontent en même temps à un espoir indestructible qui se dresse contre la crise. 136 DOI 10.24053/ ldm-2022-0027 Dossier Revenons encore une fois au Lambeau. Si dans les Chroniques de l’homme d’avant, le journaliste et chroniqueur Lançon se mue en écrivain et en narrateur, c’est l’inverse dans le roman: dans le récit d’une reconstruction individuelle et collective après l’expérience de l’attentat, le narrateur-protagoniste ne cesse d’agir, de penser et d’écrire en tant que chroniqueur dont l’existence est fondée sur la volonté de témoigner par écrit. Dans plusieurs passages du Lambeau, nous voyons ce chroniqueur in actu, en train de rédiger les textes, mais également de les lire, le rythme du roman étant avant tout produit par le rythme de la lecture (cf. James 2020: 174). Une étape importante du processus de guérison est liée à ses souvenirs de lecture, à sa capacité de noter ce qu’il a lu - et à raconter ces expériences de sorte que „narration et guérison se superposent“ (Gefen 2019: 96). Catherine Brun voit dans les souvenirs intertextuels des instruments d’une suture esthétique et poétique (cf. Brun 2020: 414). Ainsi l’histoire racontée par Lançon s’inscrit-elle dans le contexte du „rêve bibliothérapeutique“ (Gefen 2017: 97) de la littérature contemporaine, le pouvoir thérapeutique de la lecture formant le centre d’un des chapitres dans Réparer le monde d’Alexandre Gefen. Évoquant l’intertexte de Se questo è un uomo, où la récitation des textes lus au cours de sa vie - dont la Divine Comédie de Dante (cf. Levi 2014: 109sqq.) - prend une part importante dans la survie de Primo Levi, 6 Lançon décrit dans Le Lambeau une scène à l’hôpital dans laquelle deux infirmières 7 veillent auprès de lui pendant une phase de réveil en faisant des mots croisés: „Madame Bovary en quatre lettres“ (Lançon 2018: 203). Pendant que les deux femmes ne trouvent pas la réponse, quelque chose résonne dans l’esprit de Lançon, qui, dans son lit d’hôpital après l’opération, oscille entre conscience et inconscience et essaie de donner un signe aux infirmières: [...] les deux se sont approchées. „Alors, vous avez une idee? Madame Bovary en quatre lettres? Nous, on cale...“ D’une main tremblante, j’ai écrit: „Emma“. Et dessous: „C’est son prénom.“ M’étais-je déjà senti aussi heureux d’avoir lu un roman et de n’avoir pas oublié son titre? En tout cas, j’étais réveillé et j’ai pensé: Merci Flaubert (ibid.). Lançon est sauvé par le pouvoir de la lecture - un motif qui parcourt le roman entier - et, ce qui semble encore plus intéressant pour son rôle de chroniqueur, sa faculté non seulement de se souvenir du prénom de Madame Bovary, mais de le noter, d’écrire. Cet instant semble annoncer son retour à la plume, surtout si l’on prend en considération la position de ce passage au sein du livre: la phrase „Merci Flaubert“ marque la fin d’un chapitre avant que le suivant ne prenne son début avec les mots non plus de Lançon narrateur homodiégétique de son processus de rétablissement, mais de Lançon journaliste. Les guillemets ainsi que la formule d’adresse indiquent un changement de rôle: „,Chers amis de Charlie et Libération, Il ne me reste pour l’instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d’énergie [...]‘“ (ibid.: 204). Dans le texte de ce qui est une première ébauche de chronique rédigée une semaine après l’attentat, publiée dans Libération (cf. Lançon 2015) et insérée ici - au moins en partie - dans le roman, la voix du journaliste rencontre celle du narrateur. Il relit sa propre lettre en méditant DOI 10.24053/ ldm-2022-0027 137 Dossier sur la nécessité d’écrire éprouvée à l’hôpital et sur le texte „n[é] d’un état entre veille et sommeil, entre deux mondes, où, du fond de ma chambre, je parlais bien aux morts plus qu’aux vivants“ (Lançon 2018: 205sq.). À la dichotomie des deux mondes de veille et de sommeil correspond également celle de deux rôles: d’un côté le patient au sens propre du terme, à savoir Lançon victime de l’attentat, sommeillant dans son lit d’hôpital et incapable de réagir ou de communiquer; d’autre part, le journaliste et chroniqueur qui agit et qui écrit, faisant partie du monde de la veille et regagnant une „identité de récupération“ (Brun 2020: 413). Face à la crise et au malaise, il ne peut s’empêcher de prendre la plume et de témoigner de ce qu’il a vécu sous la forme d’une chronique, même dans les crises et les malaises les plus personnels. Quand, pour la seule et unique fois, une dispute ou plutôt un malentendu gêne la relation entre Lançon et sa chirurgienne Chloé, il réagit par l’écrit, à travers une chronique imprimée entièrement au sein du roman: „J’ai purgé la situation en écrivant cette chronique, intitulée ,Le coupable et ses cicatrices‘“ (Lançon 2018: 460). Au sein du malaise et contre le malaise, la chronique forme un instrument de documentation et de réparation, perçue tout comme le roman en tant que témoignage hagiographique (cf. Rabot 2020: 483). Pour le dire avec les mots de Lançon - c’est la fin de sa préface aux Chronique de l’homme d’avant et c’est une invitation à entrer dans son observatoire du contemporain: Dans la chronique, les certitudes sont limitées par les mots. C’est pourquoi j’écris à partir de mon absence d’opinions. Je vous laisse maintenant avec ces petites voiles, qui valent ce qu’elles valent, et je continuerai de naviguer au prés [sic], tant qu’on me laisse le faire et tant que je peux (Lançon 2019: 24). Agamben, Giorgio, Was von Auschwitz bleibt: Das Archiv und der Zeuge, trad. Stefan Monhardt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2003. Bakthine, Michail M., Formen der Zeit im Roman. Untersuchung zur historischen Poetik, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1989. Brun, Catherine, „La Victime et le rhapsode: Vers une poétique de la suture. Sur Philippe Lançon et Erwan Larher“, in: Contemporary French and Francophone Studies, 24, 4, 2020, 406-416. Caruth, Cathy, „Introduction“, in: ead. (ed.), Trauma. Explorations in Memory, Baltimore, John Hopkins University Press, 1995, 3-12. Colon, Eglantine, „Entretien avec Philippe Lançon“, in: Contemporary French and Francophone Studies, 24, 4, 2020, 505-513. 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Rabot, Cécile, „,En mettant des mots sur vos maux, vous p(e)ansez les nôtres‘. Lectures mémorielles et thérapeutiques de la littérature de témoignage“, in: Contemporary French and Francophone Studies, 24, 4, 2020 476-484. 1 Pour l’écho du Lambeau auprès du public et notamment sur Internet dans les commentaires du réseau de lecture Babelio, cf. l’étude de Cécile Rabot où elle analyse plus de deux cents critiques (Rabot 2020: 477sq.). Pour le regard de Lançon sur son roman, cf. par exemple l’interview menée avec Églantine Colon (Colon 2020). Lançon n’est en plus pas le seul écrivain français à parler du terrorisme sous une forme autobiographique. À ce propos, Alexandre Gefen constate que „[c]’est plutôt dans les nombreux témoignages traumatiques des victimes que se trouve la spécificité des écritures françaises du terrorisme, qui préfèrent l’analyse autobiographique à la fiction“ (Gefen 2019: 95). 2 Cf. pour la chronique en tant que forme littéraire dans la littérature allemande contemporaine par exemple Alexander Kluge et sa Chronik der Gefühle (Kluge 2000). 3 Un tel malaise contemporain se manifeste par exemple à travers la chronique du 1 er décembre 2021, veille du colloque dont est issu ce texte. Sous le titre „Les vieux messieurs indignes“, cette chronique est dédiée au débat autour de la question de savoir s’il faut lire la correspondance entre Paul Morand et Jacques Charonne, qualifiés d’auteurs ,illisibles‘ (cf. Lançon 2021). 4 Cette idée peut être rapprochée à la réflexion de Dominique Rabaté sur les gens qui ont l’impression de disparaître suite par exemple à une précarité économique (cf. Rabaté 2023). 5 Ces jeux intertextuels se manifestent parfois à travers les titres des chroniques qui dévoilent en même temps l’humour et un côté ironique. Ainsi le titre de „La lettre voilée“ (Lançon 2019: 39) cite-t-il l’intertexte du conte d’Edgar Allan Poe, de même que „À l’ombre des casquettes en fleurs“ (ibid.: 77) joue sur le modèle de Proust. 6 Le rapprochement entre Levi et Lançon est également fait par Cécile Rabot (cf. Rabot 2020: 478). 7 Les figures des infirmières, des médecins et, dans un sens plus large, l’intérêt porté vers l’hôpital en tant que système de soins, mais surtout en tant que lieu des émotions et de l’empathie, s’inscrivent également dans ce qu’Alexandre Gefen appelle une „éthique du ‚care‘“ dans la littérature du XXI e siècle (cf. Gefen 2017: 163).