lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0028
925
2023
47186-187
Malaise dans la langue commune
925
2023
Julien Jeusette
ldm47186-1870139
DOI 10.24053/ ldm-2022-0028 139 Dossier Julien Jeusette Malaise dans la langue commune Jacques-Henri Michot et le (dé)montage linguistique Au sein du sous-champ littéraire contemporain que l’on pourrait qualifier, à la suite de Jean-Marie Gleize, de „postpoétique“ (Gleize 2009: 36), nombreux sont les écrivaines et écrivains qui revendiquent l’héritage d’Un ABC de la barbarie de Jacques- Henri Michot. Dans sa préface à Les Enfants vont bien (2019), un livre de montage citationnel qui vise à mettre en crise le discours hégémonique au sujet des réfugiés, Nathalie Quintane dresse une brève liste de précurseurs, et nomme, aux côtés du poète américain Charles Reznikoff, „Jacques-Henri Michot, dont Un ABC de la barbarie, publié chez al dante en 1998, a durablement marqué [s]a génération“ (Quintane 2019: 10). Une telle affirmation révèle la position marginale du réseau postpoétique par rapport au champ de la critique contemporaine: malgré l’importance générationnelle d’Un ABC de la barbarie, le texte n’a fait l’objet d’aucune étude approfondie depuis sa parution. 1 S’il n’est pas à exclure que la déclaration de Quintane s’inscrive dans une logique performative visant à consacrer l’ouvrage ex post (d’autant qu’elle ne mentionne pas Michot dans un article de 2008 pourtant consacré aux politiques du montage littéraire), il est indéniable qu’Un ABC de la barbarie inaugure en France une veine poétique nouvelle 2 qui a connu en deux décennies une expansion considérable. Il ne s’agit pas de dire que le livre de Michot a été imité: dans sa complexité architecturale, le texte est sans doute inimitable. Néanmoins, la manière particulière dont l’écrivain a noué l’expérimentation poétique et l’engagement politique a souvent été reprise, et ce avec des résultats formels très divers (pensons par exemple aux récents ouvrages de Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils ou Le Ministère des Contes publics). 3 À l’instar des auteur.e.s qui revendiquent son héritage, Jacques- Henri Michot part d’un problème a priori simple, à savoir que la langue est l’un des véhicules privilégiés du pouvoir; il invente ensuite un dispositif littéraire pour faire voir, et surtout pour neutraliser les états de langue qu’il juge néfastes. Une telle opération demande une sagacité particulière, puisqu’il s’agit de désarmer le langage par le biais du langage lui-même - situation paradoxale décrite en une formule frappante par Sandra Lucbert: „se déparler tout en parlant n’est pas possible“ (Lucbert 2020: 21). Avant d’analyser la solution proposée par Michot dans Un ABC de la barbarie, il convient de se pencher plus précisément sur le problème auquel se trouvent confrontés - comme tout locuteur, mais encore faut-il s’en rendre compte - les écrivaines et écrivains post-michotiens. 140 DOI 10.24053/ ldm-2022-0028 Dossier Langue commune, langue du malaise Dans un article paru en 2000 qui propose quelques clés de lecture pour mieux saisir les enjeux de son ABC de la barbarie, Jacques-Henri Michot cite un célèbre philologue allemand: „Si on ne le savait déjà, on aura appris, avec Victor Klemperer, que des mots peuvent être ‚porteurs de mort‘“ (Michot 2000: 3). Depuis la traduction française de son ouvrage sur la langue nazie, en 1996, Klemperer imprègne, de façon plus ou moins diffuse, le champ intellectuel contemporain. Un nombre important de politologues, de sociologues, de linguistes, de philosophes et de littéraires s’intéressent à la question de la domination par la langue, et souvent, LTI, La langue du III e Reich est mentionné. Dans cet essai paru en 1947, Klemperer a mis au jour les innombrables modifications de la langue allemande par le régime nazi; les changements qu’il constate sont tellement profonds qu’il y voit l’avènement d’une nouvelle langue. Il la baptise „ LTI “, „Lingua Tertii Imperii“. Cet allemand transformé par la propagande nazie se diffuse par répétition quotidienne dans les discours politiques, dans la presse et dans les livres autorisés - et comme le constate Klemperer avec effroi, cette nouvelle langue s’impose de manière uniforme à tous les Allemands, qui en adoptent le lexique, les tournures et le style sans s’en apercevoir. Dès lors que la langue commune - celle que l’on parle quotidiennement, celle que l’on partage avec ses proches - a été subrepticement colonisée par le pouvoir en place, l’assujettissement (au sens de subjectivation politique) atteint un niveau inégalé. À force de baigner dans cette langue, les ennemis du nazisme finissent en effet par l’employer eux-mêmes, comme un moyen de communication neutre et transparent: en somme, ils en viennent à ‚parler nazi‘. Toute parole proférée conduit alors potentiellement à promouvoir, malgré soi, l’idéologie national-socialiste. Dans une scène frappante de son livre, Klemperer est pris de malaise lorsqu’il se rend compte qu’en dépit de sa vigilance philologique permanente, il n’est lui-même pas à l’abri de ces usages: craignant d’être arrêté lorsqu’il fuit Dresde en 1945, il dit craindre que la Gestapo „‚vienne [l]e prendre‘ [mich holen]”, avant de se ressaisir immédiatement: „‚Venir me prendre! ‘ Voilà que je me mets moi aussi à parler dans cette langue! “ (Klemperer 1996: 346). Le philologue découvre ainsi non pas le „fascisme de la langue“, comme le formule Roland Barthes de manière anhistorique, mais le fascisme par la langue (Barthes 1978: 14). Le fait qu’un groupe hégémonique impose son idéologie et sa vision du monde par le biais du langage n’est pas propre au nazisme. La théorie critique a toutefois longtemps délaissé cet aspect fondamental de la réflexion politique. Dans un ouvrage de 2004 consacré à la philosophie du langage, Jean-Jacques Lecercle regrette ainsi le fait qu’il „n’y a jamais eu de philosophie marxiste du langage“ (Lecercle 2004: 17). Tout en présentant quelques réflexions linguistiques marginales dans le corpus critique de gauche, de Marx à Pasolini en passant par Lénine et Gramsci, Lecercle dit l’urgence d’envisager, d’un point de vue marxiste, une philosophie politique du langage, car selon lui, „les récentes et spectaculaires défaites du mouvement ouvrier à l’échelle mondiale ont pour une part non négligeable été dues au fait DOI 10.24053/ ldm-2022-0028 141 Dossier que l’ennemi de classe a toujours gagné la bataille du langage, et que le mouvement ouvrier a toujours négligé ce terrain“ (ibid.). En somme, l’échec des mouvements ouvriers serait en partie dû au fait que la „bataille du langage“ n’a jamais eu lieu. Si une philosophie politique du langage reste donc à inventer, voire à systématiser, 4 il faut noter néanmoins qu’a émergé en France - à la suite de la traduction de l’ouvrage de Klemperer -, un courant critique que l’on pourrait qualifier de philologie politique. En 2006, Éric Hazan publie LQR , La propagande du quotidien: il y décrit la „lingua quintae respublicae“, pleinement en vigueur à partir des années 1990. Cette langue qui se propage dans les médias par le biais des économistes, des publicitaires et des experts en communication est „à la fois l’émanation du néolibéralisme et son instrument“ (Hazan 2006: 12). L’auteur précise que, contrairement à la LTI de Klemperer, la LQR n’est pas le fruit d’un bureau de propagande centralisé, mais provient d’un ensemble de secteurs qui ont tous intérêt à „escamoter le conflit“ (ibid.: 14), à anesthésier la population en faisant „régner le silence“ (ibid.: 21). Et comme l’indique son titre - la propagande du quotidien et non au quotidien -, l’imaginaire consensuel que soutiennent les modifications discursives se diffuse insidieusement: par saturation de l’espace discursif médiatique, la LQR se fond progressivement dans la langue commune et finit par être employée quotidiennement, même dans les lieux qui semblent a priori éloignés des logiques économiques qu’elle véhicule. Hazan s’emploie à décrire cette nouvelle langue dont il pressent le développement: au niveau syntaxique, il relève notamment la prépondérance de tournures hyperboliques et de phrases-choc sans verbes ni articulations logiques; au niveau lexical, il met en évidence la manière dont certains termes sont répétés à satiété pour masquer le vide de leur référent (croissance, crise, réforme, etc.). Le trope fondamental de cette langue est l’euphémisme: ‚pauvre‘ est remplacé par ‚défavorisé‘, ‚exploité‘ par ‚exclu‘, ‚lutte entre patronat et syndicats‘ par ‚négociation entre partenaires sociaux‘, et ainsi de suite. Les conséquences de ces altérations sont délétères, car à l’instar de la LTI , la LQR est une langue performative - elle „poétise et pense à ta place“, se lamentait Klemperer en citant Schiller (Klemperer 1996: 40). En pénétrant toutes les sphères de la société, la LQR crée l’illusion d’une cité unie, sans dissension ni conflit: c’est la langue de la fin de l’histoire, de l’absence d’alternative, du réalisme capitaliste. 5 En régime néolibéral, la réponse à la célèbre question posée par Freud dans Malaise dans la civilisation - „à quels moyens recourt la civilisation pour inhiber l’agression, pour rendre inoffensif cet adversaire et peut-être l’éliminer? “ -, est en ce sens moins le surmoi que la langue (Freud 1979: 79). D’autres critiques ont poursuivi le travail philologique d’Eric Hazan. Corinne Grenouillet et Catherine Vuillermot-Febvet publient en 2015 un recueil d’articles universitaires visant à cerner LAMEN , c’est-à-dire la „langue du management et de l’économie néolibérale“. Plus récemment, dans Personne ne sort les fusils (2019), Sandra Lucbert s’est employée quant à elle à mettre en lumière ce qu’elle nomme la LCN , à savoir la „Lingua Capitalismi Neoliberalis“. Hazan, Lucbert et les auteurs 142 DOI 10.24053/ ldm-2022-0028 Dossier des articles du volume LAMEN proposent des analyses et des caractérisations différentes de cette langue au service du pouvoir dominant, et si l’on y ajoute les remarques de Louis-Jean Calvet à propos des Mots de Nicolas Sarkozy ou de Nathalie Quintane au sujet du discours chauvin dans Les Années 10, on se rend compte que la ‚langue hégémonique‘ n’est pas uniforme: elle comporte plusieurs facettes, parfois contradictoires. Ces philologues politiques s’accordent toutefois sur le fait qu’en quelques décennies, d’innombrables mots et expressions ont été modifiés et se sont imposés dans le discours quotidien. Tous jugent que de telles modifications linguistiques sont à combattre, parce qu’à travers elles, les mesures politiques les plus rétrogrades passent inaperçues: étant validées par simple énonciation, elles n’ont plus besoin d’être justifiées. À mesure que la langue du pouvoir (économique, politique, médiatique) colonise et transforme la langue commune, il devient cependant de plus en plus difficile d’apercevoir les transformations subies et les conséquences de celles-ci. Le geste critique fondamental consiste dès lors à susciter un malaise linguistique chez les locuteurs, en leur suggérant qu’ils parlent - et qu’ils sont parlés par - une langue qui les opprime. Les écrivaines et écrivains ne se contentent toutefois pas d’exposer, sur un mode didactique, les transformations de la langue commune, mais tentent des expérimentations poétiques pour se désenvoûter 6 linguistiquement, pour créer des écarts et intervenir sur cette langue. Sous des formes très différentes, leurs textes visent ainsi non seulement à faire apercevoir au lecteur les „barbaries“ de la langue, mais également à les mettre en crise, à les faire dérailler. 7 Au sein de cette littérature qui se conçoit comme un outil politique visant à disloquer la langue hégémonique, l’ouvrage de Jacques-Henri Michot fait figure de précurseur. (Dé)montages de Jacques-Henri Michot Au problème de la langue comme véhicule de l’oppression, Un ABC de la barbarie répond par un dispositif formel complexe. À un premier niveau, le texte se présente comme une longue liste de mots, d’expressions et phrases que Michot a prélevés dans la langue médiatique: il s’agit de „bruits“ qui participent de - et contribuent à - la „barbarie“ ambiante. Classée selon un ordre alphabétique, cette liste qui s’étend sur près de 250 pages n’est toutefois pas présentée seule: d’une part, elle est sabotée de l’intérieur, „entaillée“ (Michot 2000) par des extraits littéraires et philosophiques issus d’un corpus mondial et transhistorique; d’autre part, elle est encadrée par un important péritexte qui se compose d’une préface, d’une postface et de nombreuses notes de bas de page. Ce péritexte a ceci de particulier qu’il est entièrement fictionnel. En effet, une fois passée l’épigraphe du livre, une nouvelle couverture apparaît: ABC de la Barbarie, sous-titré Bréviaire des bruits, signé Barnabé B, publié aux Editions du 9 Brumaire; l’édition du livre a été réalisée par François B; des notes additionnelles ainsi qu’une postface ont été ajoutées par Jérémie B. Dans la préface, signée François B, on apprend que les trois amis formaient une microcommunauté intellectuelle fondée sur un „terreau d’essentielles, de vitales solidarités“ (Michot DOI 10.24053/ ldm-2022-0028 143 Dossier 2014: 15), à la fois esthétiques et politiques. Lorsque Barnabé meurt inopinément et laisse son œuvre inachevée, François et Jérémie entreprennent de la publier et justifient leurs choix éditoriaux (ajouts, suppressions, réagencements) dans les notes de bas de page. L’ajout du péritexte fictionnel permet non seulement à Michot d’exposer le fonctionnement de son dispositif expérimental en évitant toute explication surplombante, 8 mais également d’introduire de l’hétérogénéité, de l’impersonnel et du dialogisme dans son œuvre. Contre la politique consensuelle et l’assurance discursive dénoncées par l’écrivain, 9 Un ABC de la barbarie se présente ainsi comme le résultat d’un travail collectif issu d’innombrables débats, parfois véhéments, entre trois amis. Les notes de bas de page font état à la fois des hésitations de Barnabé - ratures, ajouts, gloses marginales („rayé en pensant à J.“, ibid.: 20) - et du désaccord des éditeurs quant à certains de ses choix. Dans une note du début du livre, le projet lui-même est remis en question: comme l’indique François, Jérémie considérait que Barnabé se trompait de cible: À ses yeux, la pire jactance était préférable, et de fort loin, aux chaises électriques, aux égorgements, aux emprisonnements, aux éventrations, aux famines, aux génocides, aux mafias, aux mutilations, aux pendaisons, aux tortures, au travail des enfants… […] Ce à quoi B. rétorquait qu’il y aurait scandale à en disconvenir, mais qu’il était, malgré tout, requis de mener un combat sans trêve ni merci („Non, Jérémie, non, mon ami, ce n’est pas là du temps perdu! “) contre le sauvage déferlement langagier qu’il estimait porteur de mort (ibid.: 20). Lorsque Barnabé avait dressé une première liste de mots prélevés dans la langue médiatique („fer, affaires, nerfs […]“), Jérémie lui avait ainsi opposé une série de lieux de terreur („Ahatovici, Alhos, Bakice, Banja Luka […]“, ibid.: 12) en rapport avec la guerre en ex-Yougoslavie. L’étude philologique, sans commune mesure avec la violence physique que subissent les corps, apparaît bien vaine, en effet, face aux horreurs de la guerre. Et pourtant, Barnabé défend sa cause: en s’inscrivant implicitement dans l’héritage de Klemperer (et de Brecht, dont Michot est spécialiste), 10 il considère „la pire jactance“ comme l’une des causes de la barbarie, dans la mesure où elle contribue, par répétition infinie, à rendre l’horreur possible, voire acceptable. Contre l’imaginaire linguistique apolitique de Jérémie, il lui semble donc urgent de dresser l’inventaire des énoncés mortifères, car a minima, un tel savoir empêchera de contribuer inconsciemment à la diffusion de l’idéologie qu’ils transmettent. L’article indéterminé du titre de Michot, un ABC de la barbarie, invite en ce sens chaque lecteur à dresser sa propre liste, à ajouter sa propre voix à la dialectique fictionnelle du péritexte. L’effort philologique ne pourra en effet se maintenir qu’à condition de l’inscrire dans un horizon de veille nécessairement infini. L’un des mérites de la liste dressée par Michot/ Barnabé est de rendre visible, voire palpable, l’immense productivité linguistique du pouvoir hégémonique. Un ABC de la barbarie révèle le caractère inexact des descriptions usuelles de la langue médiatique en termes de „novlangue“ ou de „langue morte“. Rappelons ce qu’écrivait George Orwell au sujet de la „newspeak“ totalitaire dans sa célèbre postface à 1984: 144 DOI 10.24053/ ldm-2022-0028 Dossier „La novlangue était destinée, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but“ (Orwell 2015: 396). Si la novlangue orwellienne fonctionne par appauvrissement progressif, par réduction lexicale généralisée, les 250 pages du livre (inachevé) de Barnabé indiquent au contraire que la „barbarie“ contemporaine repose sur une vertigineuse entreprise de créativité poétique. En une même page d’Un ABC de la barbarie, on trouve ainsi, notamment, „exécutions en règle“, „exemples à méditer“, „exils dorés“, „existences en marge“, „expéditions punitives“, „exigences du futur“, „experts“, „(véritables) exploits technologiques“ (Michot 2014: 69). On voit bien qu’il ne s’agit pas ici d’appauvrissement, mais de production de sens nouveaux: cette suite d’énoncés forme un imaginaire social constitué de brutalité admise, de moralisation infantilisante et de fatalisme. Par saturation de l’espace discursif, une telle poétique hégémonique en vient à générer de nouvelles interprétations des rapports sociaux 11 et de nouveaux modes de subjectivation - l’adjectif ‚musclé‘, accolé à d’innombrables mots de la liste, met en évidence le type de sujet qui se trouve ainsi implicitement valorisé. La critique philologique de Barnabé vise large. Le personnage va beaucoup plus loin qu’Eric Hazan ou que Sandra Lucbert, par exemple, puisque ce qu’il désigne comme „bruit“ déborde largement la LQR ou la LCN , focalisées avant tout sur des enjeux socio-économiques. Dans la liste de bruits en „i“, par exemple, on se trouve confronté à un ensemble discursif hétérogène, qui comprend à la fois des phrases toutes faites („il en faut pour tous les goûts“); des références à la société du spectacle („illuminations féeriques“); des poncifs de l’économie néolibérale („impératif de la concurrence“, „immobilisme“); des tropes de la culture sécuritaire („impressionnant déploiement des forces de l’ordre“); des détournements de slogans de mai 68 („imaginations [sic] au pouvoir“); des clichés journalistiques („images insoutenables“; „impressions à chaud“; „images du jour“). On trouve également sur cette même page le mot „impérialisme“, placé entre guillemets: or „ce sont les guillemets qui, en somme, font du bruit“ (ibid.: 97), indique une note, car ceux-ci mettent le mot à distance, comme s’il renvoyait à une réalité révolue. Barnabé est d’ailleurs sensible aux évolutions de la langue: tel bruit est maintenu dans la liste, même s’il „rend, déjà, un son un peu étouffé“ (ibid.: 115), tel autre est abandonné au motif qu’il est trop „vieux“ (ibid.: 43), c’est-à-dire moins employé. D’autres, à l’inverse, ont une puissance assourdissante, comme le mot „grogne“: „l’insistance de ce bruit, commente François B en note, plongeait périodiquement [Barnabé] dans des accès de fureur noire“ (ibid.: 85). Si la liste des énoncés qui participent à l’abrutissement de la société est nécessairement inachevée, elle également mouvante et provisoire. Une telle accumulation de clichés fait immanquablement penser au Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, dont Michot cite d’ailleurs en ‚F‘ la fameuse phrase de 1852 à Louise Colet: „Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru“ (ibid.: 74). Malgré l’apparente similitude du procédé citationnel, le Bréviaire des bruits de Barnabé diffère toutefois en plusieurs points du Dictionnaire de Flaubert, à commencer par la manière de concevoir le langage. Pour Flaubert, ce DOI 10.24053/ ldm-2022-0028 145 Dossier n’est pas le mot en lui-même qui pose problème, mais son emploi particulier. Quand à l’entrée „Froid“, l’écrivain note „plus sain que la chaleur“ (Flaubert 1997: 82), il met en cause l’usage particulier du terme, le discours bourgeois pseudo-scientifique qui l’environne. En ce sens, le Dictionnaire des idées reçues prend moins pour objet la langue elle-même que des manières de parler et de penser (l’association du „froid“ à la santé, dans ce cas). Michot, à l’inverse, s’inscrit dans le sillage du linguiste marxiste Volochinov, selon lequel „le mot est le phénomène idéologique par excellence“ (Volochinov 1977: 31). Dans l’ABC, en effet, c’est bien le mot lui-même qui est porteur d’idéologie, indépendamment de son emploi: si le mot ‚froid‘ peut très bien être employé en dehors de l’usage stéréotypé que vise Flaubert, ‚fichages‘, ‚flux monétaires‘, ‚fonceurs‘, et ‚forcings‘ cristallisent le contexte idéologique qui les a produits - raison pour laquelle Michot les présente isolément, sans recourir à une définition. Le Bréviaire des bruits diffère par ailleurs du Dictionnaire du point de vue de l’effet escompté. Flaubert cible la bêtise propre à un milieu social, et c’est à ce même milieu qu’il adresse, en miroir, son ouvrage, dans l’espoir „qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent“ (Flaubert 1997: 23). La critique de Flaubert est immanente à sa classe: l’écrivain s’en prend au on, c’est-à-dire aux bourgeois qui le lisent, dans le but de les réduire au silence. Si le projet de Michot est mû lui aussi par une vocation terroriste, 12 ce n’est pas le lecteur qui est pris pour cible. L’ABC se présente au contraire comme une entreprise critique travaillant à armer 13 celles et ceux qui le lisent en vue de la „bataille du langage“. Il s’agit donc non pas de faire taire la bêtise commune, mais de façonner une communauté interprétative - ou plutôt, philologique - capable d’empêcher les „gluantes proférations de l’époque“ (Michot 2014: 12) de proliférer. Par l’expérimentation poétique, Michot invente une forme dont l’activité propre est la désactivation d’une autre: pour mettre en crise le pouvoir hégémonique qui s’avance et s’établit par le biais de la langue, il emploie non pas la définition ironique, à la manière de Flaubert, mais le montage de citations. 14 Le procédé que choisit Michot est donc minimaliste: après avoir prélevé les énoncés dans la langue médiatique, il les agence non pas thématiquement, mais arbitrairement, selon le hasard de l’alphabet. Un tel agencement a deux effets majeurs: premièrement, l’ordre arbitraire mime le flux médiatique, c’est-à-dire la manière dont les informations nous viennent durant les ‚flash infos‘: 15 en l’espace de quelques secondes, on glisse sans transition d’un attentat en Afghanistan à la météo du jour en passant par l’ouverture d’un marché de Noël, une faillite d’entreprise et l’invention d’un nouvel antidépresseur. L’arbitrarité de l’abécédaire reproduit de tels carambolages („Symboles du rêve américain / Symposiums sur l’emploi / Symptômes d’un profond malaise social / Syndicats pris de vitesse“, ibid.: 194), sauf qu’en alignant ces expressions verticalement et en les isolant de leur contexte syntaxique, Michot force le lecteur à s’y arrêter et à les percevoir dans leur nudité idéologique. Par ailleurs, les multiples jeux sur la typographie (les différentes tailles et polices, le gras, les majuscules, les calligrammes) accentuent encore davantage cet effet décontextualisant et brisent notre rapport habituel à la langue. Soudain, telle expression ne 146 DOI 10.24053/ ldm-2022-0028 Dossier va plus de soi: elle devient opaque et nous apparaît en tant que bruit. Par cette mise à distance épistémique, le rapport de familiarité que la langue hégémonique s’efforce de susciter pour devenir commune se trouve brisé. Le deuxième effet de l’agencement arbitraire est lié au principe de connaissance propre au montage. Par juxtaposition, toute une série de mots et d’expressions apparemment neutres ou innocents, comme ‚impasses‘, ‚implantations‘ ou ‚implosions‘, deviennent des bruits. Le lecteur est ainsi forcé de se demander pourquoi ces mots figurent dans la liste: en quoi contribuent-ils à la barbarie, au même titre que d’autres expressions plus évidentes, comme ‚impératifs de la concurrence‘? Si le livre de Michot est bien un ABC, au sens d’un manuel qui permet de connaître, ou de reconnaître, la barbarie, son fonctionnement est particulier: le savoir qu’il dispense est indirect, dans la mesure où le principe du montage qui le fonde évince toute posture de supériorité. Les lecteurs ont pour tâche de tirer leurs propres conclusions, de déterminer par eux-mêmes pourquoi tel terme est repris dans la liste, voire, à la manière de François ou de Jérémie, de contester les choix particuliers de Barnabé. Finalement, au-delà du savoir métalinguistique en grande partie toujours d’actualité que constitue le „bréviaire des bruits“, l’ouvrage de Michot inculque la méfiance face aux énoncés qui insistent dans le discours public, car leur répétition vise peut-être à masquer, ou à „faire avaler“, une forme de barbarie. Par sa longueur et sa diversité, la liste de bruits pourrait néanmoins présenter une dimension démoralisante et perdre ainsi de son efficacité critique. Or, comme on l’a dit, Michot ne vise aucunement à réduire ses lecteurs au silence. Dans l’un des rares entretiens qu’il a donnés - en accord avec sa pensée, l’écrivain cultive une posture d’effacement médiatique -, il cite une phrase de Perec qui lui „importe au plus haut point: ‚L’on n’inscrit pas pour assombrir la population‘“ (Parlant 2021). Afin d’éviter un tel assombrissement, le bréviaire des bruits est émaillé de „titres, pincées, plages“ (Michot 2014: 15), à savoir d’innombrables extraits de romans, de poèmes, de chansons issus de la „phénoménale masse mouvante de ‚citations‘“ (ibid.: 13) minutieusement constituée par Barnabé tout au long de sa vie. Un autre régime de la langue est donc possible: elle n’est pas ‚fasciste‘ en tant que telle. Ces extraits offrent des respirations et des éclats de lumière aux lecteurs, mais surtout, selon la logique du montage, génèrent des chocs dialectiques: par contraste, l’hétérogénéité des textes choisis (dont plusieurs, en version originale, ajoutent à la diversité incommensurable des états de langues), fait apparaître le monologisme écrasant de la barbarie. Si Flaubert oppose à la bêtise le silence, Michot oppose à la barbarie la littérature - à condition de donner à ce terme un sens précis, à savoir un travail de la langue qui désactive la langue elle-même, afin de la rendre à un autre usage. Le travail littéraire ainsi conçu relève d’une gestualité politique radicale, car comme l’écrit Lordon, „quand la population commence à ne plus marcher dans ces combines langagières, alors il y a péril en la demeure hégémonique“ (Lordon 2021: 154). Aujourd’hui, dans le sillage d’Un ABC de la barbarie, un nombre croissant d’écrivaines et d’écrivains s’attellent, par le biais d’expérimentations poétiques variées, au démontage de ces DOI 10.24053/ ldm-2022-0028 147 Dossier ‚combines langagières‘ qui prennent d’assaut la langue commune. Destituer le pouvoir est d’abord une tâche poétique. Bailly, Jean-Christophe et al. (ed.), Toi aussi tu as des armes. Poésie et politique, Paris, La fabrique, 2011. Barthes, Roland, Leçon, Paris, Seuil, 1978. 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Marina Yaguello, Paris, Minuit, 1977. 1 Les seuls articles parus, à ma connaissance, ont été écrits par Michot lui-même (2000) et par un autre poète, Pierre Parlant (2015). 2 Manuel Joseph allait certes déjà dans ce sens en 1994, avec Heros are heroes are, même s’il me semble que la logique qui préside leurs textes est nettement différente. 3 Dans un entretien accordé à Diacritik, Sandra Lucbert revendique, elle aussi, l’héritage d’Un ABC de la barbarie: „si vous me demandez de quel travail je me sens proche, j’aimerais parler de […] l’extraordinaire Abc de la barbarie de Jacques-Henri Michot“ (Faerber 2021). 4 On en trouve des prémisses dans l’œuvre de Barthes, dans Ce que parler veut dire de Bourdieu, dans L’ordre du discours de Foucault, ou encore dans le chapitre de Mille Plateaux consacré au langage comme mot d’ordre. Les rapports entre ces textes mériteraient une analyse plus approfondie. 5 Ces trois expressions font référence, respectivement, à la thèse de Fukuyama sur l’avènement d’un monde consensuel après la chute de l’U.R.S.S., au discours néolibéral énoncé pour la première fois par Margaret Thatcher sous la forme du „There is no alternative“, à la thèse du théoricien marxiste Mark Fisher selon laquelle le capitalisme se fait passer pour le seul système envisageable. 6 J’emprunte ce terme à Isabelle Stengers et Pascal Pignarre, qui l’emploient dans un livre décrivant le capitalisme comme un „système sorcier“ qui possède ses proies (Pignarre/ Stengers 2007). 7 Pour qualifier de telles expérimentations formelles, j’ai proposé du terme de poétiques destituantes (Jeusette 2020). 8 On trouve peut-être ici l’un des paradoxes du montage: refus de la superiorité, mais necessité d’une explication. 9 Dans Un ABC de la barbarie, le mot „consensus“ est en gras, avec une police plus grande que les mots précédents (op.cit. 51). Dans „De l’entaille“, Michot évoque le „nauséaux ‘consensus’“ qui était déjà critiqué par Barthes lorsqu’il évoquait la doxa (Michot 2000: 3). 10 Brecht est par ailleurs l’un des nombreux modèles de l’ouvrage: il a écrit L’ABC de la guerre, qui est un livre de montage, mais également un „Essai sur le fascisme“, qui cherche à démanteler le discours nazi, avec un dispositif poétique particulier (Brecht 2015; 1997). 11 Pensons simplement au basculement radical que constitue dans l’imaginaire collectif le remplacement de l’expression „lutte entre patronat et syndicats“ par „négociation entre partenaires sociaux“. 12 „Le projet terroriste de Flaubert est donc de se faire guillemets permanents, ventriloque ironique de tous les lieux communs les plus galvaudés, des fausses idées bourgeoises“ (Rabaté 2003: 29). 13 Jacques-Henri Michot a participé au livre collectif „Toi aussi tu as des armes“ (Bailly 2011) - c’est d’ailleurs sa contribution qui a donné le titre au recueil. 14 Notons qu’en donnant à ses trois personnages le nom de „B.“, Michot fait peut-être référence à ceux que la critique littéraire nomme parfois les trois B, à savoir Ernst Bloch, Walter Benjamin et Bertold Brecht, tous trois engagés dans l’entre-deux-guerres en faveur du montage en tant qu’outil politique (Ivernel 1978; Jameson 1980). 15 Expression que Michot n’hésiterait sans doute pas à faire figurer dans un ABC mis à jour.
