lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0029
925
2023
47186-187
„Comment en sommes-nous arrivés la ?“
925
2023
Patricia Oster
ldm47186-1870149
DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 149 Dossier Patricia Oster „Comment en sommes-nous arrivés là? “ Une France dystopique dans La Destruction de Cécile Wajsbrot Comment en sommes-nous arrivés là? ‚Là‘, dans une France dystopique, dans une dictature qui s’est installée en France. Une femme écrivain, une intellectuelle cherche à comprendre et elle partage ses observations et ses soucis dans un blog sonore commandé par une organisation qui s’oppose au régime. Elle se demande quels étaient les signes avant-coureurs de cette destruction progressive. Quel serait notre présent si l’impensable s’était produit? Est-ce qu’on a assez tiré les leçons des crimes de l’Histoire qui nous hantent toujours? Est-ce qu’on était trop insoucieux? Le malaise qui s’articule dans ce roman contemporain de 2019 se concentre dans l’image d’une éclipse solaire qui figure déjà sur la couverture du livre de Cécile Wajsbrot, Destruction. Une construction en fer sombre avec des pylônes de transmission radio s’élevant dans les airs - à l’arrière-plan, l’ombre de la lune passe devant la terre et commence à obscurcir la vue du soleil, voire à l’effacer. L’„illustration de couverture“ est le cliché d’une „éclipse du soleil derrière la Tour Eiffel“, comme il est précisé sur le rabat de la couverture. Tout dans cette photo „devient allégorie“, 1 pourrait-on dire en souvenir du célèbre poème des Tableaux parisiens de Baudelaire, Le Cygne: Ill. 1: Couverture de Destruction La Tour Eiffel, „ce signe pur, vide presque“ comme le dit Barthes (1993: 1384), a subi une transformation par le recadrage de la photographie. La „dentelle de fer“, qui fait penser, selon Barthes, à une cathédrale, évoque ici plutôt le fil barbelé d’une 150 DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 Dossier barrière de frontière ou d’une prison. Dans ce contexte, la masse sombre sur le bord droit de l’image semble même évoquer le contour d’une tour de guet. Le „signe pur“, qui pour Barthes symbolisait aussi le mouvement d’une „ascension“ (ibid.), se transforme de manière inquiétante en signe d’éclipse solaire. Cette interprétation de la couverture est confirmée par l’épigraphe du livre citant la description d’une éclipse par Adalbert Stifter: A une heure scientifiquement calculée à la seconde près, la lune transiterait entre le soleil et la terre et son ombre viendrait, en progression rapide, masquer le soleil, l’obscurcir. Au lieu d’un croissant de lune, on verrait un croissant de soleil et puis un disque noir. Je savais exactement ce qui allait se produire, j’en connaissais l’explication scientifique, j’aurais pu décrire le déroulement des évènements en détail sans les avoir vus, mais tout cela n’avait aucun rapport avec l’expérience des faits. Les mots que je viens d’utiliser sont eux-mêmes trop abstraits. Il s’agit d’émotions, il s’agit d’instants en rien comparables à ce que j’ai jusque-là vécu. Ainsi commence - à peu de choses près - le récit de Stifter sur l’éclipse à laquelle il avait assisté à Vienne, le 8 juillet 1842, au petit matin d’un jour silencieux (Wajsbrot 2019: 9). L’écrivain autrichien Stifter cherche à exprimer l’expérience bouleversante d’un spectacle sublime. Mais Wajsbrot a omis les passages du texte qui suggèrent une communication possible avec l’au-delà au moment de l’éclipse. 2 Elle semble plutôt penser à l’angoisse, à l’obscurité du néant auquel Stifter a succombé en mettant fin à sa vie. Lorsqu’elle fait écho au récit de Stifter dans son propre texte, sa description d’une éclipse totale au tournant du siècle à Paris est accompagnée d’un sombre pressentiment: Il y a une vingtaine d’années, aux points les plus élevés de Paris, nous étions des centaines à scruter le ciel en attendant le moment où l’ombre apparaîtrait enfin, imperceptible puis grandissante. […] C’était l’ultime année du siècle, bientôt nous allions entrer dans l’ère actuelle […] Mais ce n’était pas le changement du siècle que nous attendions - pas encore - ce jour-là, c’était dans le ciel que tout devait se passer, le trajet des planètes allait coïncider et la lune, projeter son ombre, exactement, sur la surface du soleil. […] Il y avait tout un groupe, assez nombreux, qui commentait les fausses alertes, des nuages menaçaient de voiler le soleil, sifflant à leur apparition, comme s’ils assistaient à un match de football. Je me demande s’ils n’étaient pas, déjà, porteurs de la destruction. Troublant le recueillement, l’attente - par l’ironie de leur clameur. Et puis les couleurs se sont fondues en un gris uniforme, le vent s’est levé, et le soleil ne fut qu’un disque noir. Le silence s’était fait. Nous n’étions pas plongés dans la nuit mais dans une obscurité étrange. N’était-ce pas la préfiguration? N’estce pas à ce moment que tout a commencé? (Wajsbrot 2019: 66) L’image du „disque noir“ déjà utilisée par Stifter fait référence à la célèbre gravure d’Albrecht Dürer, Melencolia: 3 DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 151 Dossier Ill. 2: Albrecht Dürer, Melencolia I, 1514, Metropolitan Museum of Art Gérard de Nerval a évoqué à son tour la gravure de Dürer dans l’image du „Soleil noir de la Mélancholie“ dans son poème El Desdichado: Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l’Inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie: Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie (Nerval 1993: 645). L’éclipse du soleil qui plonge la narratrice dans une „obscurité étrange“ est ressentie comme la préfiguration d’un cataclysme intellectuel. Dans son approche, spécifique de l’extrême contemporain, Cécile Wajsbrot témoigne de l’état du monde et cherche sans doute aussi „à cerner et à intervenir sur les blessures du monde“, une des caractéristiques de la fiction contemporaine française selon Alexandre Gefen (2017: 11). Il constate dans Réparer le monde que la littérature contemporaine „offre au lecteur sa capacité à inventer des devenirs possibles, c’est à ce titre qu’elle fait face au monde“ (ibid.: 12). Wajsbrot le fait à travers un récit dystopique à dimension politique. Elle interroge les liens sociaux, les fondements, le fonctionnement et la stabilité au sein de la polis, elle fait part de son inquiétude et de son malaise. 4 Norbert Elias nommait les dystopies des „utopies noires“ (Elias 2014), ce qui nous ramène à l’éclipse du soleil. 5 L’ambiance dystopique qui domine l’atmosphère du roman est devenue réelle au cours de la pandémie. Wajsbrot a commencé à écrire en 2015. À l’époque, après les attentats terroristes, la France vivait dans l’incertitude politique et la police et l’armée étaient présentes dans les villes comme en temps de guerre. Au moment où le virus avait largement paralysé la vie, les interdictions déterminaient à nouveau le 152 DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 Dossier quotidien, et certains critiques appelaient estruction le „livre de l’heure“, car il contient des phrases qui semblaient décrire exactement la situation (Noack 2020). Cécile Wajsbrot - étonnée elle-même - avoue dans un entretien qu’elle se sentait comme dans son propre roman pendant le confinement: „Ces rues vides, ces paysages, les sentiments des gens ont des similitudes avec ceux imaginés dans le livre“ (ibid.). Dans Destruction, une dictature s’est installée en France qui y prend progressivement possession de la pensée, de l’histoire et de la culture libérale. Les théâtres, les cinémas, les salles de concert, les bibliothèques, les musées sont fermés, la mémoire collective et individuelle est subvertie, les livres sont confisqués, les épitaphes, les plaques commémoratives, en fait tout ce qui a plus de 10 ans, sont détruits, les cimetières fermés. La société du plaisir a remplacé la culture. „Riez et oubliez, nous nous occupons du reste“ (Wajsbrot 2019: 63), voilà la devise de la politique. Le livre ne cesse de s’interroger sur ce changement inquiétant: Quand cette histoire a-t-elle commencé? Un début invisible, progressif, une ombre qui s’étend - jusqu’au jour où l’évidence d’un changement apparaît. C’est ce jour-là qu’on considère en général comme le début, comme le premier jour d’une ère nouvelle - alors que tout se préparait depuis longtemps. […] - Nous aurions dû nous en douter. - Nous préparions sans le savoir. - Ces commentaires haineux. - Cette violence sur le net. - Jamais un jugement positif. - Chaque prise de parole était une agression contre quelqu’un. - Il y avait deux bords. - D’un côté les gagnants. - Impérieux, accroché au pouvoir et à leur privilèges, sourds à tous les appels. - De l’autre les perdants. - Découragés, désespérés, errant à la recherche d’une place. - Exclus de l’avenir, exclus de l’horizon. - A l’Ombre des fières parades des gagnants. - Clamant leur incompréhension de la course du temps. […] - Pas de dialogue possible. - Encore moins d’échange (ibid.: 15, 18). Le mouvement de l’ombre de la lune sur la terre est comparé au décalage minimal entre l’image et le son lors de la synchronisation d’un film. Le signe de ce ‚décalage‘ est le rapport entre les mots et le son. Rétrospectivement, il semble que la ‚sonorité‘ des mots se soit imperceptiblement modifiée, transformant ainsi leur sens. Mais comment ce changement a-t-il pu se produire? Quelles voix ont été ignorées? La protagoniste tente sans cesse de se remémorer des voix du passé: [...] je ne cesse de revenir en arrière, aux signes avant-coureurs que nous n’avons pas su lire. Ils étaient au milieu des autres, habillés de la même façon, avec un mode de vie sem- DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 153 Dossier blable, fréquentaient les mêmes lieux. On pouvait les croiser chez les commerçants du quartier, au marché, les voir hanter les mêmes rues, et parler au comptoir des cafés. Là commençait la différence. Je l’entendais aussi. Dans ce qu’ils disaient. Au début, ce n’était pas grandchose. Une discordance légère. Puis le discours se précisait, prenait de l’ampleur. Beaucoup d’étrangers tout de même. Beaucoup de transgressions. Puis les mots s’affirmaient. Trop d’étrangers. On n’est plus chez nous. Cette phrase revenait souvent, devenait une sorte de refrain ponctuant les prises de parole, était reprise dans leurs discours, et peu à peu dans leurs journaux - dans le nombre augmentait dangereusement - leurs interviews, les livres qu’ils écrivaient (ibid.: 86). Comme l’ombre de la lune glissant sur la terre lors d’une éclipse solaire, la dystopie de Cécile Wajsbrot décrit pas à pas la modification du paysage politique français. Son roman peut aussi être interprété comme une réponse à la dystopie islamophobe diamétralement opposée dans Soumission de Michel Houellebecq. Ce n’est pas par hasard qu’un croissant de lune orne le sommet de la tour Eiffel sur la couverture de l’édition de 2017. Ill. 3: Couverture de Soumission Houellebecq décrit l’ascension à la présidence de la France d’un homme politique musulman qui introduit la théocratie, la charia, le patriarcat et la polygamie et qui a été élu pour empêcher la montée du Front national. Cécile Wajsbrot s’oppose à l’avertissement implicite d’une islamisation de la France par une mise en garde contre le retour des fantômes du passé. Elle appelle à la responsabilité de chacun de ne pas être trop insouciant dans le présent et de réagir aux premiers signes d’un changement de société. Le roman s’inscrit dans la tradition du roman de George Orwell, Nineteen Eighty- Four, dont la modernité est frappante. L’essai d’Elias Canetti Masse et puissance est également susceptible de figurer parmi les intertextes. Mais la série britannique de science-fiction Black Mirror est aussi un modèle, comme l’auteur elle-même 154 DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 Dossier l’évoque dans l’interview avec Bernd Noack (2020), car ici, une vision du futur ancrée dans le présent est développée par des décalages minimes. Les épisodes de cette anthologie télévisée britannique sont liés par le thème commun de la mise en œuvre d’une technologie dystopique. Le titre „Black Mirror“ fait référence aux écrans omniprésents (téléphone portable, tablette, ordinateur, télévision) qui nous renvoient notre reflet. Dans un État de surveillance dystopique, la narratrice à la première personne, apparemment isolée socialement, est contactée par un inconnu qui appartient à une mystérieuse organisation et qui lui demande d’enregistrer pendant la nuit un rapport oral sur l’évolution des conditions en France et de lui envoyer ce fichier mp3 une fois par semaine. Elle soupçonne qu’elle n’est pas la seule à avoir reçu une telle mission et suppose que l’enregistrement de l’audioblog servira à renverser la dictature, comme le prétend son interlocuteur inconnu, qu’elle cite: „Nous construisons une gigantesque toile d’araignée, invisible, avec patience, persévérance, où viendront se prendre ceux qui croient posséder le pouvoir à jamais“ (Wajsbrot 2019: 37). Le seul moyen d’échapper à l’État de surveillance et de surmonter ses „grilles mentales“ (ibid.: 56) est, à ses yeux, le support de l’enregistrement sonore, car une multitude de fragments sonores apparemment anodins peuvent être déclarés être une simple collection de voix. Dans son anthropologie des voix, Éclats de voix, David Le Breton souligne le „paradoxe de ne plus écouter la parole mais la qualité de sa formulation, ses vibrations sonores, affectives, ses singularités. Non plus s’arrêter sur le sens des mots mais sur la tessiture de la voix. Détachée de la parole la vocalité se donne comme émission subtile d’une corps“ (Le Breton 2011: 11). Pour lui, la voix demeure cet objet humain insaisissable qui coule dans la fluidité du lien social. Le livre de Cécile Wajsbrot est à son tour une méditation sur la tessiture de la voix. Elle joue d’une manière subtile avec le double sens du mot ‚voix‘. Les enregistrements de ceux qui élèvent leur voix dans le silence général, qui se font entendre, entrent dans une banque de données de voix qui, pour se camoufler, sont réduites à leur coloration sonore, à leur ‚son‘. Cependant, ils sont capables de maintenir leur présence insistante en tant qu’expression de voix critiques même dans cette base de données, puisqu’ils sont préservés au-delà du temps de leur enregistrement et assemblés en un chœur d’expression libre. Cécile Wajsbrot explore le nouveau média du blog audio dans ce dernier roman de sa pentalogie qui s’attache à faire dialoguer les arts. Cela lui permet de développer sa propre poétique du fragment de voix. Il n’y a pas de communication directe, pas de communication par lettres ou courriels, mais des enregistrements audios numériques sont échangés. À la fin du roman, la protagoniste se pose la question: „Je me demande ce que deviendra ma voix en fichier mp3“ (Wajsbrot 2019: 140). Plus loin, cette forme de communication orale des plus modernes est évoquée dans l’image de l’un des plus anciens moyens de communication, le message dans une bouteille, lorsque la protagoniste fait référence à son enregistrement: „Ces bouteilles de la mer que je lance, chaque semaine, vers votre rivage sans savoir ce que vous en ferez“ (ibid.: 32). On peut également penser ici aux réflexions d’Adorno sur la métaphore DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 155 Dossier du message dans une bouteille. Il utilisait l’image en référence à la nouvelle musique qui „s’estompe sans écho“, „die ohne Echo verhallt“, mais il l’étend aussi à l’avenir de sa propre théorie, en particulier la Dialektik der Aufklärung, parue en 1944. 6 Le message moderne dans une bouteille, sous la forme d’enregistrements mp3, est ‚jeté‘ dans les profondeurs insondables du world wide web dans l’espoir d’appeler les gens à résister au nouveau système. Les lecteurs de Destruction sont, d’une certaine manière, les destinataires de ce message dans une bouteille. Si l’internet apparaît par métaphore comme une mer, c’est avant tout parce que l’expéditeur solitaire d’un message ou d’un fichier sonore devant son écran noir ne peut jamais savoir s’il communique réellement avec un être humain ou, comme la protagoniste du roman de Cécile Wajsbrot l’estime également possible, avec une „voix électronique“, un „être reconstitué“ (Wajsbrot 2019: 60). La mission que lui confie l’inconnu est précise: comme pour une émission de radio, elle doit tenter de capter les échos et les voix et les combiner dans un montage narratif: „Imaginez une émission de radio..., un fil conducteur - une narration - et puis des gens qui interviennent, d’autres échos, d’autres images, mais passés par votre filtre, montées, mixées, comme on dit en radio“ (ibid.: 11sq.). Voici la poétique du roman. La protagoniste renonce à son rôle d’écrivain et change de support, d’abord à contrecœur, pour ne tenir qu’un journal sonore, un „journal de bord sonore“ (ibid.: 15). Sa situation s’inscrit très bien dans l’idée du paradoxe de la disparition décrit par Dominique Rabaté entre effacement et résistance (Rabaté 2015): J’ai consacré ma vie - je l’avais consacrée - à ces heures de retrait passées à lire ou à écrire. [...] Et vous me demandez maintenant de parler, de prendre la parole pour ceux qui ne parlent pas. De faire un récit oral, une sorte de rapport sur une atmosphère générale, des évènements, assise seule chez moi, dans la nuit - comme je le suis en ce moment - enregistrant les mots que je vais prononcer sans y penser, un premier jet sans repentir, sans correction, à l’inverse de tout ce qu’a été mon travail (ibid.: 11). Au lieu d’écrire de manière réfléchie, elle devrait suivre son propre rythme de liberté d’expression. Les enregistrements doivent être effectués la nuit, car le silence permet aux voix oubliées de résonner à nouveau: „La nuit, m’avez-vous dit, éveille d’autres pensées, du silence de la solitude s’élèvent des voix oubliées et à leur écoute, vous saurez. Comme s’il y avait une source inconnue à laquelle puiser, comme si j’allais écrire mais, comment dire, oralement“ (ibid.: 18). Cécile Wajsbrot explore dans son livre „l’écriture orale“ qui doit devenir „un livre sonore“, une notion que la protagoniste développe elle-même. „[…] ce […] que je construis jour après jour pour vous. Un livre sonore, l’expression m’est venue en écrivant“ (ibid.: 71). Le „livre sonore“ de Cécile Wajsbrot a une structure claire. Le point de départ de l’histoire est le premier contact entre la protagoniste et l’organisation mystérieuse. Le point final est l’échange des enregistrements sonores après la manifestation silencieuse d’un nombre toujours croissant de personnes partageant les mêmes idées devant le bâtiment du gouvernement, qui semble finalement conduire à la subversion 156 DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 Dossier du gouvernement. Mais ne s’agit-il pas aussi d’une manœuvre astucieuse? Et l’organisation qui l’avait contactée ne faisait-elle pas partie du gouvernement après tout? „Parfois je me demande si tout cela n’était pas une illusion, une sorte de rêve. Un stratagème inventé. Je me demande si vous n’êtes pas avec eux...“ (ibid.: 117) s’interroge la protagoniste à la fin du livre. Toute l’histoire était-elle un cauchemar - ou la fin n’était-elle qu’un beau rêve et le cauchemar continue-t-il? Les événements terrifiants semblent suivre une logique onirique et le texte, ponctué de coupures brutales, de sauts, d’images et de voix différentes, correspond lui aussi à la syntaxe du rêve. Laurence Werner David observe: „La narratrice acquiert une présence telle que le lecteur est lui-même gagné par l’inquiétude de ce qui, après tout, n’était peutêtre qu’un cauchemar. Et le dénouement (qui fait penser à un mauvais rêve trop aisément dissipé), nous laisse dans le doute: est-il vraiment besoin d’une dictature pour que la destruction soit à l’œuvre, en nous et autour de nous? “ (Wajsbrot 2020). C’est à cette question que le livre renvoie ses lecteurs ou auditeurs. Car entre le point de départ et le point d’arrivée de l’histoire s’ouvre un espace de voix qui suivent un modèle imposé par l’organisation mystérieuse: Donnez-nous un matériau brut, avez-vous dit, encourageant ainsi tous les détours, les chemins empruntés en vain, les demi-tours. Nous ferons le reste. Et les voix que vous me demandiez d’intercaler? Incluez-les où bon vous semble, dans les pauses de votre pensée, dans les silences, les incertitudes, la juxtaposition est une forme de construction (ibid.: 25). À la „destruction“ au niveau de l’histoire s’oppose une construction au niveau du discours. Cette construction fait l’objet d’une réflexion spécifique au sein du roman, car un dialogue est évoqué dans un montage ironique qui pose la question du genre romanesque. Tout d’abord, une série de questions: - Des romans? Pardon, je sais encore que le mot existe, qu’il désigne une chose ancienne mais je ne sais plus ce qu’elle représente. Pouvez-vous m’expliquer un peu? […] - Pourquoi imaginer des histoires quand il se passe tellement de choses intéressantes à raconter? - […] Pourquoi s’intéresserait-on à des histoires qui n’existent pas, à des événements qui ne se sont jamais produits? - Parce qu’ils existent parfois davantage que ceux qui se sont produits (ibid.: 40). Dans ce passage autoréférentiel, Cécile Wajsbrot traite avec ironie la fonction du roman en tant que genre. Le dialogue prend pour point de départ les grands romans du XIX e siècle, dont l’importance est défendue parce qu’ils parviennent à dépeindre la réalité avec une densité qui est encore valable aujourd’hui. Mais à l’époque moderne, l’auteur, héritier du Nouveau Roman (cf. Wajsbrot 1999) qui a tenté de révolutionner la forme romanesque (cf. Oster 2002: 279-297), se voit confronté au défi de trouver un nouveau mode de représentation. On peut retracer une évolution dans l’œuvre de Cécile Wajsbrot qui, depuis ses tout premiers romans, qui DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 157 Dossier connaissent encore des protagonistes porteurs de noms et d’histoires, 7 suit constamment la voie d’une „abstraction“ progressive, comme elle l’a elle-même appelée. De plus en plus, des voix anonymes prennent la direction de ses romans. Elle s’inscrit ici sans doute aussi dans la tradition de la poétique de Nathalie Sarraute, qui, surtout dans ses derniers romans, mettait en scène une multiplicité de voix, qui naissait cependant de la complexité d’une multiplicité d’instances narratives à la première personne (cf. Oster 2007: 219-235). Dans l’œuvre de Cécile Wajsbrot, les voix viennent des directions les plus diverses. Son roman La Destruction est une „collection de voix“. Ainsi, il existe une multitude de références intertextuelles à des auteurs qui ont essayé d’élever leur voix même en temps de tyrannie politique ou d’envoyer leurs écrits dans le monde comme des messages dans une bouteille - „chaque génération doit vivre son épreuve“ (Wajsbrot 2019: 121) - comme les lettres de Rosa Luxemburg en prison (ibid.: 109), un poème de Charles Olson (ibid.: 143) et les témoignages de Mandelstam et Akhmatova (ibid.: 192), pour n’en citer que quelques-uns. L’exemple de Nadejda Mandelstam montre comment les témoignages littéraires luttent pour survivre et l’importance de la voix dans le discours poétique: - Les valises sont faites pour contenir des papiers, lorsqu’on ne peut plus librement voyager. - Des papiers qu’on cache en prévision des perquisitions, qu’on emporte dans la fuite, dans l’exil. - Copier, recopier. - Pour qu’il existe plusieurs exemplaires d’un même texte. - J’ai passé des années à chercher des cachettes, - chaussures, casseroles - où personne ne viendrait regarder, dit Nadejda Mandelstam. - Des années à copier et à distribuer les copies des poèmes - Dit-elle. - A apprendre par cœur. - Lorsqu’il composait un poème, Mandelstam remuait les lèvres. Il disait en même temps qu’il récitait, qu’il dictait. - Et il me demandait de transcrire, dit Nadejda Mandelstam. - Mandelstam disait - quand on voit les lèvres d’Anna Akhmatova, on entend sa voix. Sa poésie ne peut pas être séparée de la voix. - Mandelstam disait, les contemporains qui entendent cette voix sont plus riches que les générations futures, qui ne l’entendent plus. - Qui n’auraient plus que les poèmes - à lire. - Et pourtant il existe un enregistrement de la voix d’Akhmatova. - De Mandelstam aussi. - Quelques minutes arrachées au néant. - Le poème commence par la voix. - Mais même si la voix disparait, le poème demeure. - S’il a été dit, récité, répété. - Les mots de la littérature ne s’usent pas avec le temps (ibid.: 193). L’importance des enregistrements vocaux est une fois de plus soulignée par l’exemple des deux grands poètes russes. „Les mots de la littérature ne s’usent pas 158 DOI 10.24053/ ldm-2022-0029 Dossier avec le temps.“ Et la liberté qu’ils proclament consiste, comme le montre une réflexion de la protagoniste, à préserver la richesse de la langue, à défendre ses nuances et sa réflexivité: Il faut échapper à la banalité du langage, avais-je pensé. Car là se tient l’origine de nos maux. Je continue de le penser. J’avais remarqué, depuis un certain temps - je parle de l’époque qui semble lointaine d’avant leur arrivée - l’appauvrissement des discours. La disparition progressive des images, l’exacte adéquation entre la pensée et la parole ou plutôt, le plus court chemin emprunté entre une pauvreté d’idée et une pauvreté d’expression. La fin, non des détours mais des nuances, d’une subtilité, d’une réflexion. […] Je crois aux mots, pourtant, j’y crois encore, même dans la nuit profonde d’où je vous parle (ibid.: 180). Ici, la voix de Cécile Wajsbrot devient incontournable. Elle aussi croit aux mots et à la possibilité de les utiliser pour lutter contre l’ombre qui semble se diriger vers notre monde. La meilleure preuve en est la subtile collection de voix de son roman La Destruction. Adorno, Theodor W., „Philosophie der neuen Musik“, in: id., Gesammelte Schriften in zwanzig Bänden, t. 12, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975. Barthes, Roland, „La Tour Eiffel“, in: Œuvres complètes, t. 1, Paris, Seuil, 1993. Baudelaire, Charles, Œuvres complètes, 2 tomes, ed. Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1975- 1976. Dessy, Clément / Stiénon, Valérie (ed.), (Bé)vues du futur. Les imaginaires visuels de la dystopie (1840-1940), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2015. Elias, Norbert, L’Utopie, Paris, La Découverte, 2014. Gefen, Alexandre, Réparer le monde. La littérature française face au XXI e siècle, Paris, Éditions Corti, 2017. Kittler, Friedrich, Flaschenpost in die Zukunft, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2013. Le Breton, David, Éclats de voix. Une anthropologie des voix, Paris, Éditions Métailié, 2011. Leconte, Cécile / Passard, Cédric, „Retour vers le futur? La dystopie aujourd’hui“, in: Quaderni, 102, 2020-2021, 9-12. Nerval, Gérard de, Œuvres complètes, ed. Jean Guillaume / Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1993. 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Studien zur französischsprachigen Gegenwartsliteratur, Tübingen, Narr, 2009, 237-256. Rabaté, Dominique, Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain, Rimouski, Tangence, 2015. Schuster, Peter-Klaus, Melencolia I: Dürers Denkbild, Berlin, Mann, 1991. Stifter, Adalbert, „Sonnenfinsternis am 8. Juli 1842“, in: Wiener-Moden-Zeitung und Zeitschrift für Kunst, schöne Literatur und Theater, III/ 1842. Wagner-Egelhaaf, Martina, „Das Bild der Bilder: Dürers Melencolia I (1514)“, in: id., Die Melancholie der Literatur. Diskursgeschichte und Textfiguration, Stuttgart, Metzler, 62-78. Wajsbrot, Cécile, Pour la littérature, Paris, Zulma, 1999. —, Nation par Barbès, Paris, Zulma, 2001. —, Totale Eclipse, Paris, Christian Bourgeois, 2014. —, Destruction, Paris, Le bruit du temps, 2019. —, „Dialogue entre les arts. Autour du cycle Haute Mer de Cécile Wajsbrot. Rencontre animée & proposée par Laurence Werner David“, 17 janvier 2020, https: / / remue.net/ ecouter-voircecile-wajsbrot-dialogue-entre-les-arts (dernière consultation: 20/ 03/ 23). 1 Charles Baudelaire, „Le Cygne“ (1975: I, 85). 2 Stifter écrit ici: „Nie und nie in meinem Leben war ich so erschüttert, von Schauer und Erhabenheit so erschüttert, wie in diesen zwei Minuten, es war nicht anders, als hätte Gott auf einmal ein deutliches Wort gesprochen und ich hätte es verstanden. Ich stieg von der Warte herab, wie vor tausend und tausend Jahren etwa Moses von dem brennenden Berg herabgestiegen sein möchte, verwirrten Herzens“ (Stifter 1842: 1108sq., 1116sq. et 1123sq., ici 1109). 3 Cf. Schuster 1991 et Wagner-Egelhaaf 1997: 62-78. 4 Cf. sur la dystopie à dimension politique Leconte/ Passard 2020-2021 et Dessy/ Stiénon 2015: 14. 5 Dans son roman Totale Eclipse (Paris, Christian Bourgeois) paru en 2014, Cécile Wajsbrot faisait déjà allusion à une éclipse solaire. Mais plus qu’à l’éclipse elle-même, il s’agit du titre de la chanson de Bonnie Tyler, „Total eclipse of the heart“, qu’une photographe entend dans un café parisien et qui déclenche une multitude de moments de mémoire involontaire. Cependant, puisqu’il s’agit d’une photographe, l’évolution de la première photographie de Daguerre, „Paris Boulevard“ (1839), est également le sujet du roman. Dans cette image, les gens qui se déplacent rapidement dans la rue - à l’exception d’un cireur de chaussures et de son client - sont victimes d’une éclipse totale, car ils n’apparaissent pas sur la photo. 6 Adorno (1975: 126). Cf. aussi Kittler (2013). 7 Par exemple dans son roman Nation par Barbès (2001); cf. Oster 2009: 237-256.
