lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0032
925
2023
47186-187
La bonne forme de Chloé Delaume : vingt ans de recherches pour dire la malaise
925
2023
Marika Piva
ldm47186-1870185
DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 185 Dossier Marika Piva La bonne forme de Chloé Delaume: vingt ans de recherches pour dire le malaise 1 Je dis infiniment souvent: je m’appelle Chloé Delaume, je suis un personnage de fiction et. Seulement je n’ajoute pas la vérité première et pourtant je le sais: je suis une maladie. Et pas une maladie de la mort, non, vraiment pas du tout. Je suis la maladie d’un mort. […] Un mort sans qui je ne serais pas, sans qui je ne serais pas très bien. Je ne serais pas Chloé Delaume, je serais peut-être Delaume, […] mais pas Chloé, évidemment. Tout serait donc très différent. En amour et en société un autre prénom susurré une autre enseigne à parapher, Emma Cassandre peut-être Clotilde (Delaume 2009a: 7). L’incipit de Les Juins ont tous la même peau de Chloé Delaume s’inscrit dans un contexte de filiation littéraire et identitaire: le choix de devenir un personnage de fiction et de renaître sous un nom qui unit la traduction anti-grammaticale qu’Artaud a fait de Lewis Carroll (L’Arve et l’Aume) et la protagoniste de L’Ecume des jours de Boris Vian, Chloé. Cet incipit s'inscrit également dans l'ensemble de l’œuvre de l’écrivaine elle-même, celle qui depuis La Vanité des Somnambules répète sans cesse sa formule, sa déclaration de confiance dans la fiction en tant qu’acte de langage apte à modifier la réalité. C’est un incipit qui souligne les différences substantielles existant entre les noms, perçus comme porteurs d’une vérité et d’un destin: Emma et le bovarysme, Cassandre et son syndrome, et Clotilde Mélisse, alter ego de l’autrice. C’est un incipit qui affirme le rôle fondateur de la maladie, la maladie réelle - l’affection cardiaque qui a fait mourir Vian et les troubles mentaux qui accompagnent la vie et les tentatives de suicide de Delaume -, et sourtout la maladie métaphorique: la Chloé de Vian est vouée à la mort par un nénuphar qui la ronge, Delaume déclare être la maladie d’un mort. Cette maladie métaphorique se montre toute-puissante dans une chaîne cause-effet éliminant les liens syntaxiques: „Une métaphore m’a fait pleurer. Le nénuphar est une métaphore. Le nénuphar survit à Chloé. Chloé est un personnage de fiction. La métaphore survit à la fiction“ (Delaume 2009a: 32). Le roman de Vian représente la découverte des nuances dont les mots sont porteurs, ce qui amène au recours au dictionnaire, outil omniprésent révélant dans ce cas la différence entre être malheureux et avoir de la peine: „moi qui suis malheureuse audelà de l’entendement je me sais peine perdue tant la mienne est immense“ (ibid.: 25). Il s’agit d’une épiphanie, de la révélation de la vivification offerte par la langue aux livres, de la compréhension de la nécessité de chercher des pistes linguistiques, stylistiques et structurelles afin d’avoir une vie qui puisse prendre une forme représentable et exclusive. Cela passe par l’acceptation de ne pas pouvoir s’adosser 186 DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 Dossier au modèle de Vian, voire de l’impossibilité d’une reproduction à l’identique de tout système de création, ce qui n’implique le refus ni de l’intertextualité ni de l’hypertextualité, et moins encore celui de la transtextualité. Les reprises, dans la production de Delaume, se font en effet porteuses d’une continuité et d’une évolution: on observe, d’une part, la persistance de certains thèmes et préoccupations, d’autre part, la variation de perspective. Le parti pris de l’auto-engendrement par le langage s’étend sur la communauté féminine et comporte aussi une approche différente par rapport à l’autofiction caractérisant une grande partie de l’œuvre de l’autrice. Bien qu’elle considère dès le début son écriture comme un acte ayant une portée collective, dans ses derniers ouvrages sa propre expérience devient une sorte de cas d’étude qui reste sur le fond. Le triptyque Les sorcières de la République, Mes bien chères sœurs et Le cœur synthétique abordent de façon très différente des questions communautaires, en cherchant encore et toujours la bonne forme et la bonne langue. Le lien entre ces trois textes est assuré par la sororité, base de la secte féministe qui a donné naissance au Parti du Cercle dans le roman d’anticipation définissant les paroles de la Sybille comme un „chœur de sororité“ (Delaume 2016: 354), „outil de puissance virale“ et „principe actif“ dans le manifeste (Delaume 2019: quatrième de couverture, 70), seule forme de soutien dans le roman aux tons d’une comédie grinçante: „Il n’y a que l’amitié et la sororité qui préservent de l’abîme. Mode de vie adapté, en cercle se regrouper, s’organiser pour rire et ne pas crever toute seule“ (Delaume 2020: 195). Dans le manifeste, on trace l’histoire du mot, on en raconte les aventures dans l’Histoire, on pousse à l’utiliser parce que „chaque mot est un pouvoir. Les mots, pas les discours“ (Delaume 2019: 78). La sororité représente une attitude, l’action de créer des liens et une communauté de femmes, la démarche consciente visant à la modification du réel à travers le langage qui, selon un topos bien connu de l’écriture féministe, devrait être purgé de traces sexistes ou misogynes: „Ils possèdent le langage et ils contrôlent la langue. […] Se battre pour que le masculin ne l’emporte plus sur le féminin, ça passe par la grammaire“ (ibid.: 110). Les lecteurs de Delaume connaissent sa confiance dans les mots et les formules incantatoires. Dans Mes bien chères sœurs, il s’agit de la conjugaison du verbe sororiser se terminant sur „Ils disparaissent / Iels vivent“ (ibid.: 122); dans la plaquette Le deuil des deux syllabes, la tentative de faire le deuil de la mort de sa mère comporte la répétition au futur, à l’imparfait et au présent du verbe oublier avant de mettre en scène les funérailles du mot maman coupé du Petit Robert; dans Narcisse et ses aiguilles, c’est le nom d’une paire d’escarpins qui est psalmodié encore et encore, en reproduisant en même temps une crise maniaque et la certitude que demander c’est obtenir. Les potentialités libératrices d’une répétition performative et critique sont soulignées par Judith Butler, laquelle insiste sur le pouvoir de re-signification par rapport aux créations institutionnelles et mimétiques qui soumettent aux normes et aux contraintes (cf. Mulat 2019). Chez Delaume, l’agentivité discursive prend souvent la forme de formules magiques aux bases intertextuelles; il suffit de penser à Une femme avec personne dedans où, à partir de la définition d’autofiction DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 187 Dossier de Serge Doubrovsky 2 et en la modifiant, le Je crée son propre genre littéraire - ayant la même prononciation du néologisme de 1977, mais avec une graphie différente qui affiche visuellement les variations apportées à l’original - en le traçant dans un grimoire: „Réel, d’événements et de faits strictement fictifs. Si l’on veut, autofixion, d’avoir injecté de l’aventure à une vie tellement programmée“ (Delaume 2012: 138). Dans ce roman, l’Apocalypse est un événement individuel qui juxtapose la responsabilité de l’autrice par rapport au suicide d’une lectrice et son propre choix de quitter son mari pour vivre une histoire d’amour avec une femme. Le chapitre „De l’autre côté“ mime le commencement de Se una notte d’inverno un viaggiatore d’Italo Calvino et propose au lecteur un questionnaire pour le renvoyer à un récit qui saura lui convenir; il y a trois dénouements possibles: une histoire d’amour homosexuelle, une mise en question des attentes et des modèles, le réel. C’est que la réduction à l’Un est impossible, tant pour la structure que pour l’identité: Parce que je suis nombreuse et lasse de nous faire taire. Je suis Chloé Delaume, auteur, narratrice, héroïne. Je suis aussi la Reine, sa majesté exige qu’il y ait du répondant, une collectivité, pas juste des pseudonymes, des habits et des masques, partager les pouvoirs, désirs et savoir-faire. Je suis Clotilde Mélisse et peut-être Mélissandre, il faudra me baptiser, légion, je suis légion, chaque voix a sa fonction, la Petite, la Connasse, la Patronne, Carapace, Egérie et Sibylle. La Tueuse, la Régisseuse, Mademoiselle Souffreteuse, Princesse Panique, Poudreuse, Collapse et Agonie (ibid.: 132). La fragmentation identitaire n’est pas seulement de l’ordre de la scission pathologique du Moi, mais relève plutôt de la nécessité d’un pluralisme qui prend de plus en plus la forme d’une ouverture à l’altérité. Cela est évident si l’on considère la formule de la Sibylle qui revient comme un mantra tout au long de Les sorcières de la République - „L’Eau est à l’Ouest, / L’Air est à l’Est, / La Terre au Nord, / Le Feu au Sud“ (Delaume 2016: 51 et passim) - 3 et sa restitution polyphonique dans Le cœur synthétique, où chaque partie est prononcée par un personnage différent: „A DELAÏDE / L’air est à l’Est. / B ÉRANGÈRE / L’eau est à l’Ouest. / J UDITH / Le feu au Sud. / H ERMELINE / La terre au Nord“ (Delaume 2020: 115, 121-122). Si l’écriture autobiographique joue un rôle central dans la représentation et la réalisation de la recherche de la subjectivité et de l’agentivité, chez Delaume on assiste à un élargissement patent de la conscience de la trinité autrice/ narratrice/ héroïne qui aboutit à une interaction avec la collectivité féminine et qui présente une action conjointe visant à une transformation sociale et politique (Les sorcières de la République) et une solidarité concrète pour faire face aux difficultés de la vie quotidienne (Le cœur synthétique). La première tentative sera un échec, la deuxième un succès. Dans le dernier roman de l’écrivaine, la dissémination de traces provenant d’ouvrages précédents prête aux différents personnages un mélange de traits autobiographiques et fictifs. Le système que l’on connaît très bien - un corpus de situations, syntagmes et détails parsemés dans les textes - se révèle un renversement de ce qu’on considère comme acquis: l’autrice ici semble se dissoudre. De fait, le parcours 188 DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 Dossier littéraire de Delaume s’est essentiellement centré sur la construction de son personnage de fiction dans et par l’écriture: sa biographie, sa pensée, ses expériences ont toujours fait l’objet d’un véritable examen microscopique, une (re)construction autofictionnelle à partir de la fragmentation de corps, d’identités et de textes, une mise en forme visant à exprimer au mieux le pan subjectif pour le rendre public. En même temps, la contestation de notions, d’idéologies, de discours ambitionnant à la soumission de l’identité singulière par rapport à une normativité a toujours été au centre des recherches de l’autrice, pour laquelle les stratégies narratives doivent s’adapter à chaque contenu et chantier spécifique. La création littéraire devient ainsi une forme de représentation de la dialectique culturelle, elle permet la construction de la subjectivité et invite à une mise en question des normes: le projet scriptural de Delaume propose une superposition entre autoréférence, fiction et engagement qui est étoffée de références intertextuelles et se crée sur un expérimentalisme parfois poussé. Il s’agit d’un parcours qui n’est nullement linéaire, mais plutôt en spirale. Le but est celui de se libérer de l’emprise tyrannique d’un mariage avec un homme trompeur (Les mouflettes d’Atropos), de la violence du père coupable d’uxoricide et de suicide (Le cri du sablier), des mensonges de la famille maternelle (Ma maison sous terre), du risque d’assimilation à la famille paternelle (Où le sang nous appelle), des catégorisation psychiatriques (Certainement pas, Transhumances, Alienare), et ainsi de suite. C’est le dynamisme de la parole et de la forme littéraire qui permet d’ébranler les certitudes, de dénouer les nœuds, ce qui ne correspond pas à un soulagement de la souffrance du sujet. L’écriture pour Delaume est un laboratoire où elle est le cobaye: elle contre la passivité du trauma initial en devenant autre et s’oppose aux situations de son existence en les réinvestissant par la littérature. D’après ses mots, „L’autofiction est une négociation de la douleur“ (Delaume 2010: 51), mais elle n’est pas une forme de résilience: les maux sont mesurés à l’aune de la littérature et l’autrice refuse à celle-ci une fonction thérapeutique (Bacholle 2018). En parcourant son œuvre, on remarque que le choc émotionnel violent du trauma et l’altération de la maladie laissent de plus en plus place à une sensation pénible et vague d’un trouble personnel et collectif, un malaise diffus qui fait le lien entre le psychisme et le social, entre la subjectivité et l’époque, où la condition féminine reste centrale. Les mouflettes d’Atropos, par exemple, énonce critiquement les mythes misogynes et propose un contre-discours qui cherche à créer une forme nouvelle soulevant la question de la femme dans le couple et en tant qu’objet sexuel. La narratrice dans ce roman se dédouble en Chloé, la femme mariée, et Daphné, la prostituée. La fragmentation du personnage et des points de vue n’est pas une exception pour l’écrivaine; à propos de Certainement pas, ayant pour cadre un hôpital psychiatrique, elle déclare explicitement que „[c]haque personnage incarne une personne réelle, y compris moi, dans certains cas. Le Je se fragmente, se dissémine, est toujours là“ (Delaume 2010: 89). Or, dans Le cœur synthétique, on assiste à un choix semblable, sauf que le personnage Chloé Delaume est remplacé par son alter ego Clotilde Mélisse et ses „livres qui ne racontent pas vraiment une histoire, [ses] his- DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 189 Dossier toires qui se racontent par des dispositifs, des fragments poétiques ou des installations“ (Delaume 2020: 33). Dans son dernier livre, cette autrice fictive au travail compliqué pratiquant l’autofiction expérimentale „raconte comment, avec un groupe de sorcières bretonnes, elle n’a pas réussi à empêcher la fin du monde en cours“ (ibid.: 36). D’autre part, reconnaître Clotilde sous les traits de la Sibylle est possible aussi grâce à Dans ma maison sous terre, où se trouvent les dates de sa naissance - 1973 comme Delaume elle-même - et de sa mort: 2069, année du procès de Les sorcières de la République menant à la mise à mort de la protagoniste. Les identités bifurquent dans des possibles, explorent étiologies et symptômes différents, cherchent un pharmakós - remède, poison ou bouc émissaire selon le cas. Un autre détail à retenir est le fait que tous ces textes donnent un rôle décisif au cœur: le roman se déroulant dans un cimetière raconte la mort de Clotilde sous son propre contrôle - „Elle voulait que son cœur se rompe en plein orgasme“ (Delaume 2009b: 32) -, alors que, dans Le cœur synthétique, c’est une crise cardiaque qui emporte Adélaïde au milieu du cercle sororal dans lequel elle vit. La société gérée par les femmes de Les Sorcières de la République dégrade dans la dystopie à cause d’un instinct de sabotage, impulsion qui est dite inscrite dans l’ ADN ; mais cette tare héréditaire se révèle être la résultante d’une histoire de violence qui a transformé le cœur féminin en donnant vie à une perpétuation de l’agression et du bellicisme: „à force d’avoir saigné, l’horreur avait coagulé, dans leur cage thoracique battait jusqu’à la rompre 250 grammes de rancœur fossilisée“ (Delaume 2016: 325). Le siège traditionnel des sentiments, la pompe du corps devient aussi le moteur des événements. En effet, après avoir longtemps minimisé le rôle de l’histoire dans ses textes, Mes bien chères sœurs et Le cœur synthétique insistent sur la diégèse, ce qui peut être vu comme le développement de Où le sang nous appelle établissant la décision d’en finir avec le trauma fondateur: „je n’ai plus de raison d’en faire toute une histoire, de cette histoire […]. Je passerai à autre chose“ (Delaume 2013: 349). L’évolution du motif mortuaire est strictement liée au changement identitaire qui se manifeste aussi dans le site web de l’autrice, miroir d’une mutation destinée à se renverser sur les ouvrages (cf. Milesi 2020). Dans une réversibilité de l’art et de la vie, de la représentation et du réel, l’écriture se fait un palimpseste malaxé des affections du Moi et des autres. L’essai de 2019 est présenté comme „l’histoire d’une espèce qui s’est crue le génie d’un miroir se fissurant“, qui est mise face à un processus de transformation: C’est l’histoire d’une espèce qui ne sait pas s’adapter. Déplacements des enjeux autant que des espaces, intime privé public. Mutation des tissus sociaux, transformation de la cellule familiale. […] Structures et liens s’inventent, adaptés, inédits, les noyaux se fissurent, les places se redéfinissent. Comme les identités. L’hétéronormativité elle aussi se dissout au contact du réel (Delaume 2019: 15). En ce qui concerne le roman couronné par le Prix Médicis, c’est le cœur d’Adélaïde qui ne sait pas s’adapter, renoncer à son épousite aiguë, redéfinir son rôle hors du couple. C’est lui le protagoniste du texte, de l’incipit - „Le cœur d’Adélaïde cogne 190 DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 Dossier douloureusement, comme s’il avait été frotté avec du papier de verre“ - jusqu’à l’explicit - „Le cœur d’Adélaïde s’est transformé en cendres dans le crématorium“ - en passant par une déclaration explicite: „C’est le cœur d’Adélaïde, le héros de cette historie. C’est lui qui cogne et saigne, exige et se déploie. C’est lui qui fait le deuil, englouti par le vide. C’est lui qui seul s’entête à battre toujours plus fort“ (Delaume 2020: 8, 195, 177). Plusieurs chapitres se terminent sur une sorte de refrain qui commence toujours par „C’est l’histoire“ et propose ensuite des variations: „d’une fleur bleue qu’on trempe dans l’acide“, „d’une fleur bleue coincée entre deux pages, qui se dessèche en direct d’un authentique herbier“, „d’une fleur bleue qui n’a plus de racines à force d’être dépotée“, „d’une peur bleue qui se regarde dans le miroir“; le roman propose à la fin une double possibilité destinée toutefois à fusionner: „C’est comme ça qu’elle s’achève, l’histoire d’Adélaïde“ (Delaume 2020: 13, 23, 48, 81, 188, 192, 195). L’histoire privée du personnage, ses liaisons et ses échecs, se double de sa vie professionnelle, ce qui donne la possibilité de retracer le cadre éditorial contemporain. La situation de l’édition française - cause ou conséquence d’un déclin de la culture qui, suivant la logique marchande, s’aplatit sur une société de la communication et du spectacle - est en effet la toile de fond du roman et n’est pas sans rappeler l’interrogation sur le statut de la littérature proposé par Nadaud en 1993. La réduction des ouvrages à des marchandises, des prix littéraires à des luttes, des auteurs à des personnages médiatiques est l’occasion pour l’insertion de scènes cocasses, mais qui ne manquent pas de souligner un profond malaise de fond investissant l’avenir de la culture aussi. Sortir de cette existence intrinsèquement maladive, condamnée à la souffrance et à l’insatisfaction, semble comporter une violence, notamment un acte de vengeance. Or, à partir du XIX e siècle, la vengeance est strictement liée à la question identitaire, elle permet une restitution symbolique de ce dont on a été privé: il ne s’agit pas d’une simple affaire de conventions sociales, mais plutôt d’une révolte contre l’ordre et de l’imposition d’une volonté personnelle impliquant une métamorphose individuelle (Vassilev 2005). C’est ainsi qu’elle est représentée dans Les mouflettes d’Atropos, la vengeance accomplie par la narratrice se veut en même temps une action contre la structure misogyne du mariage et une affirmation du droit d’imposer sa propre singularité. La jalousie de la protagoniste envers la maîtresse de son mari s’exprime à travers la recherche d’une formule calculable, mais bute contre la reconnaissance du fait que „[ç]a ne se calcule pas le ressentiment“; le roman montre une prise de conscience douloureuse du fait que „le vrai drame de l’adultère“ consiste dans la „perte de soi“ (Delaume 2003: 10, 32). De là à l’aliénation il n’y a qu’un pas; le choix de se rendre monnaie vivante mène à une rébellion du corps, qui punit la narratrice pour les outrages subis, et à l’écroulement de la distinction entre Daphné et Chloé: „Moi qui étais nombreuse, je me retrouvais seule“ (Delaume 2003: 197). La reconnaissance du risque de schizophrénie à la base du couple hétérosexuel conduit à l’utilisation du Bito-Extracteur ® , mais ce n’est qu’après avoir puni l’autre femme; la persistance du couple et le manque de solidarité rend ce roman l’exemplification d’un proto-féminisme qui évolue peu à peu vers la sororité au centre de la dystopie DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 191 Dossier de 2016 et du manifeste de 2019 (Cornelio 2020). La rébellion élargie contre l’ordre patriarcal et une hiérarchie fondatrice de la famille et de la société est en effet à la base des événements racontés dans Les sorcières de la République: Héra veut se venger de Zeus en tant que mari trompeur et chef d’une humanité qui relègue les femmes aux marges, les déesses tuent les dieux mâles et, aidées par la Sibylle, vont intervenir dans le monde de 2012; le résultat sera une prise de pouvoir des femmes en France entre 2017 et 2020. On retrouve ici un autre brevet, la Verbothérapie ® ; on passe d’un engin mutilant à une méthode de formation: Au commencement était le Verbe. Arrêter de voir les choses en grand, s’attaquer à la base, le verbe y mettre une minuscule. Reprendre le verbe, à la base. Pour ne pas devenir un sujet, pour ne pas être soumis au poids des adjectifs, reprendre le verbe, s’écrire. Se conjuguer soi-même, pour cela atteindre le verbe qui peut tout modifier (Delaume 2016: 247). Le basculement de cette société utopique dans la dystopie relève à son tour d’une action de vengeance: une femme et ses deux filles tuent le mari incestueux et le donnent à manger au quartier; dès que la vérité devient publique, on assiste à une vague de violence qui amène à l’assassinat d’une femme enceinte, maîtresse d’un homme marié. La rupture de la sororité semble ainsi la cause de l’échec de l’expérience imaginée par Delaume, ce qui correspond à la neutralisation de la vengeance porteuse d’une dimension politique là où la tentative de redresser les torts est réduite au silence par les forces sociales. Dans Les sorcières de la République, cela prend la forme du Grand Vide: une amnésie collective correspondant à un effacement total de la période. La défaite de la société patriarcale n’est pas présentée comme exempte de dangers; le manque de vigilance provoque un excès de rage qui fragilise le système et montre la défaillance de l’alternative féminine. Cela s’accompagne d’une mise en garde quant au pouvoir des mots: si demander c’est obtenir, les modifications du réel peuvent ne pas correspondre à ce qu’on attendait. Les changements personnels, dans ce cas, sont strictement liés aux changements structurels des composantes de la société, de la famille au gouvernement, mais cette réorganisation visant à un progrès ne peut pas éviter la crise qui est déclenchée par une action de vengeance particulière dont on souligne la valeur ambiguë et équivoque. On se range ici avec le modèle circulaire de la douleur qui se poursuit selon les représailles, la vengeance ou l’agressivité détournée, et qui crée un cycle de violence se canalisant sur la société qui représente un système de normes limitant l’expression du Moi (Baillargeon 2019: 93-94). La transposition à l’échelle sociale de l’acte individuel montre la défaite de cette tentative de transformation sociologique et politique liée à une mutation symbolique provoquée par un processus d’émancipation; mais le pouvoir performatif des mots s’avère également dangereux là où il est appliqué à des questions personnelles. L’histoire sentimentale d’Adelaïde dans Le cœur synthétique en est la démonstration. Si les derniers romans de Delaume semblent démythifier la possibilité d’une réussite collective et individuelle et dévaloriser la portée révolutionnaire du langage, la raison est à chercher dans le fait que l’autrice ne perd jamais son regard critique sur 192 DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 Dossier les contradictions intimes, sociales et culturelles; sa posture envers les traditions, y compris celles qu’elle réactive, impose une complexification des grilles de lecture (Huppe 2019). La volonté de subversion n’est pas une garantie de réussite et la présence et l’intervention de personnages exceptionnels - déesses, sibylles et sorcières - ne permet pas de s’en sortir. La solution, ambiguë à son tour, semble résider plutôt dans un amadouement de la violence inscrite dans l’expérimentalisme poussé: l’écriture évolue, change de forme aussi et surtout pour créer un contact différent avec le public. Il n’est pas inintéressant de souligner que le livre de vengeance qu’aurait dû être Dans ma maison sous terre, écrit explicitement dans le but de faire mourir la grand-mère maternelle, se termine avec la conscience de l’autrice/ narratrice/ personnage d’être encore „[p]risonnière des traumas“ et que „la magie noire est une arnaque“ (Delaume 2009b: 201, 203). La seule solution possible, en ce cas, est de choisir la vie et d’enterrer le nom que le corps a reçu à sa naissance, Nathalie Dalain, nom mort au moment de l’autocréation de Chloé Delaume. Cela se relie à l’acceptation racontée dans le texte cité en exergue: le personnage de fiction choisit ses propres pères pour son nouveau commencement, elle comprend qu’elle doit „trouver la formule qui change les jeunes filles dépressives en personnages de fiction propre, au fil narratif, singulier sans joug de fiction collective“, elle accepte que sa vie „ne serait vraiment en forme de Boris Vian au sens strict du terme“ et qu’elle devrait célébrer sa mue, son devenir „[u]ne ombre en forme de moi“ (Delaume 2009a: 34, 50, 78). L’identité n’est pas monolithique et les malaises non plus; la forme doit s’adapter pour les contourner, pour en prendre conscience, pour les modifier faute de pouvoir les éliminer. Et cette vocation d’agentivité doit prendre en charge l’altérité, en assumant la responsabilité des relations et de l’écriture, ce qu’illustrent aussi les déesses dans Les sorcières de la République: le passage du je au nous de leur serment montre la possibilité des femmes de fusionner dans le même corps discursif (Mulat 2019). Le détachement d’une identité et d’une histoire exclusives permet une intégration dans le groupe sans que cela aboutisse à une dissolution. Si la violence liée aux institutions patriarcales - famille, religion, psychanalyse, langage - est à la base de la désubjectivation de Delaume et que sa violence créative devient le moteur de la reconstruction de son identité, c’est la forme du roman qui reste au centre des recherches de l’autrice. Elle l’explicite dans son essai autofictif - „Roman encore, roman toujours. Parce que l’abandonner c’est le laisser aux mains du seul divertissement. Y expérimenter, à en faire imploser ses cadres, ses limites, se propre définition“ (Delaume 2010: 85) - et elle le fait déclarer à son double littéraire aussi, en soudant une fois de plus autobiographie et fiction autour d’une métaréflexion qui veut exprimer un malaise individuel et collectif. Clotilde Mélisse est évoquée dans Certainement pas en tant qu’autrice qui „écrit des livres ni pour elle ni pour d’autres, juste pour que la langue se dégourdisse les jambes“ (Delaume 2004: 155). C’est sous cette forme que Clotilde revient de texte en texte, écrivaine confrontée à ses personnages (Au commencement était l’adverbe), autrice dans la sélection de la bibliothèque du Club Lilith et amie d’Elisabeth Ambrose, présidente de la VI e République, dans Les sorcières de la République. Cette figure solitaire, DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 193 Dossier bisexuelle, hyperactive, ignorée par les critiques littéraires, répond à l’angoisse d’Adélaïde face à l’écroulement du groupe éditorial où cette dernière travaille avec des mots d’espoir; le moyen de s’en sortir pour elle reste la voie formelle: „Tu sais, j’écris un nouveau livre, j’ai trouvé la bonne forme, je m’y suis mise, ça y est“ (Delaume 2020: 80). La bonne forme littéraire, après Les Prophétesses de la N12 considéré comme l’œuvre d’une aliénée, est une comédie racontant les mésaventures d’un groupe de femmes en tant que socle de la sororité, texte qui ne pousse pas vers l’excès et l’illisibilité. La pratique de Clotilde évolue dans les performances aussi: si lorsque les lectures de J’habite dans mon frigo la bande-son rendait la lecture inaudible, 4 la performance sur l’écorchement de Le Petit Robert accusé de sexisme est de bonne qualité. Son dernier livre a pour titre La Plastification des ventricules, mise en abyme transparente du roman de Delaume qui le contient. Et l’on peut se douter que l’ouvrage de Clotilde aura à son tour deux évolutions possibles - la protagoniste trouvera un conjoint et poursuivra sa carrière ou bien elle restera à jamais une femme célibataire - pour se terminer de toute façon comme Le cœur synthétique: „C’est comme ça qu’elle s’achève, l’histoire d’Alédaïde. Une communauté de filles, parce qu’il faut être lucide et toutes s’y préparer“ (Delaume 2020: 195). Une lucidité souriante, qui transite à travers l’expérimentation et l’essai, mais finit par revenir au roman, forme non pas de divertissement mais plutôt de détournement ironique de formes et de morales monolithiques. Un genre polyphonique, bâtard, lawless. Le choix de la choralité passe de Certainement pas, Transhumances et Alienare - variations sur la représentation, la perception et la gestion sociale et politique des troubles mentaux -, 5 à Un cœur synthétique, d’une solidarité envers le peuple des pyjamas bleus à une sororité. Le destin psychique singulier se relie à l’hypertrophie d’une soumission commune à une normalité impossible. La parole de Delaume se veut fragmentaire, ambiguë, expérimentale dans la recherche d’une conscience de plus en plus aiguë de la part d’une subjectivité fêlée refusant les fables collectives, mais elle se fait aussi parole multiple dans l’assomption d’altérités traversées par des souffrances changeantes d’origine souvent confuse devant faire face aux discours normatifs. Bacholle, Michèle, Récits contemporains d’endeuillés après suicide, Leiden, Brill, 2018, 212- 262. Baillargeon, Mercédès, Le personnel est politique. Médias, esthétique et politique de l’autofiction chez Christine Angot, Chloé Delaume et Nelly Arcan, West Lafayette, Purdue University Press, 2019, 91-110. Cornelio, Dawn, „Une mise à jour du féminisme de Chloé Delaume: des Mouflettes d’Atropos à Mes bien chères sœurs“, in: French Cultural Studies, 31, 4, 2020, 284-292, DOI: 10.1177/ 0957155820961653 (dernière consultation: 28/ 11/ 21). Delaume, Chloé, Les mouflettes d’Atropos, Paris, Gallimard, 2003 [Tours, Farrago, 2000]. —, Certainement pas, Paris, Verticales, 2004. —, Les juins ont tous la même peau. Rapport sur Boris Vian, Paris, Points, 2009a [Chasse au Snack, 2005]. 194 DOI 10.24053/ ldm-2022-0032 Dossier —, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009b. —, La règle du Je. Autofiction un essai, Paris, PUF, 2010. —, Une femme avec personne dedans, Paris, Seuil, 2012. —, Les sorcières de la République, Paris, Seuil, 2016. —, Mes bien chères sœurs, Paris, Seuil, 2019. —, Le cœur synthétique, Paris, Seuil, 2020. Delaume, Chloé / Schneidermann, Daniel, Où le sang nous appelle, Paris, Seuil, 2013. Doubrovsky, Serge, Fils, Paris, Galilée, 1977. Huppe, Justine, „L’écriture entre deux chaises: Delaume, post-avant-gardiste? “, in: Nouvelle Revue Synergies Canada, 12, 2019, DOI: 10.21083/ nrsc.v0i12.4836 (dernière consultation: 26/ 11/ 21). Milesi, Laurent, „Virturéalité et autogenèse: les (re)constructions de ‚Chloé Delaume‘ sur chloedelaume.net“, in: Genesis, 50, 2020, 147-156, DOI: 10.4000/ genesis.5383 (dernière consultation: 25/ 11/ 21). Mulat, Lucie, „‚En magie, demander c’est obtenir‘: étude du concept d’agentivité discursive dans Les Sorcières de la République de Chloé Delaume“, in: Nouvelle Revue Synergies Canada, 12, 2019, DOI: 10.21083/ nrsc.v0i12.5096 (dernière consultation: 25/ 11/ 21). Nadaud, d’Alain, Malaise dans la littérature, Seysell, Champ Vallon, 1993. Vassilev, Kris, „Représentation et signification sociale de la vengeance dans un texte réaliste. L’exemple de La Cousine Bette“, in: Romantisme, 127, 1, 2005, 45-57. 1 Pour une vision d’ensemble de la production de l’autrice et des ouvrages critiques qui lui sont consacrés voir chloedelaume.net et chloedelaumecritique.com. 2 „Fiction, d’événements et de faits strictement réels; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d’avant ou d’après littérature, concrète, comme on dit musique. Ou encore, autofriction, patiemment onaniste, qui espère faire maintenant partager son plaisir“ (Doubrovsky 1977: prière d’insérer). 3 Du point de vue de la mise en page, la formule est ensuite réduite à deux lignes et enfin insérée dans le corps du texte sans aucune distinction typographique, en mettant en acte une assimilation des paroles de la Sibylle dans le récit. 4 Le parallèle avec J’habite dans la télévision de Delaume, où le support papier renvoie à une bande-son disponible en ligne, est patent. 5 Un roman sous forme d’une partie de Cluedo dans un hôpital psychiatrique; une fiction radiophonique se révélant un programme de téléréalité, où le public choisit la pathologie avec le meilleur potentiel productif; une fiction numérique littéraire, visuelle et sonore proposant les fragments d’une mission dans un futur proche géré par la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique.
