eJournals lendemains 47/186-187

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0033
925
2023
47186-187

De la crise d’adolescence au roman générationnel

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2023
Tonia Raus
ldm47186-1870195
DOI 10.24053/ ldm-2022-0033 195 Dossier Tonia Raus De la crise d’adolescence au roman générationnel Le genre du roman ado à la lumière d’À la place du cœur d’Arnaud Cathrine Melchior ne croit pas en Dieu. Il ne croit pas en la toutepuissance des parents et des professeurs. Il pense que les accès de désespoir sont légitimes. Il ne sait qu’une chose, c’est qu’il ne sait rien. Je veux être comme lui: construire ma vie vaille que vaille même si je la trouve en partie incompréhensible et absurde; ne jamais me retrouver à genoux devant quiconque et surtout: JOUIR. Arnaud Cathrine, À la place du cœur. Saison 1 1 Âge de toutes les transitions, scandé dans le passé de nombreux rites de passage vers une présupposée maturité adulte, l’adolescence est pensée et vécue comme un état de crise, plus ou moins intense, plus ou moins long, plus ou moins conscient. La figure de l’adolescent traverse la littérature, en particulier à partir du XIX e siècle, quand Goethe dans Les Souffrances du jeune Werther en définit l’archétype. C’est que la figure de l’adolescent en littérature cristallise les représentations nécessairement adultes de cette période transitionnelle passée, dans l’articulation de souvenirs propres faussés aux visions sociétales et politiques trompeuses de la jeunesse actuelle: „Ce que nous manquons souvent de reconnaître, […] c’est que fréquemment ces textes mettent en parallèle le besoin individuel de grandir et le besoin sociétal de s’améliorer“ précise Roberta Trites (Trites 2007: 144, cité d’après Hilton/ Nikolajeva 2012: 1, ma traduction). L’adolescence se vit certes d’abord sur un mode individuel, mais également et intensément sur un mode sociétal. Les représentations littéraires des adolescents, dans une recherche délicate d’authenticité en particulier linguistique, s’axent dès lors souvent sur les moments charnières, de crise donc, qui séparent l’adolescence de l’enfance et font entrer dans le monde adulte; moments liés en particulier à l’éveil de la conscience politique et de la sexualité (Hilton/ Nikolajeva 2012: 11). Et si la littérature s’est emparée de la figure de l’adolescent pour les puissantes métaphores existentielles et sociales qu’elle peut véhiculer, l’inverse est vrai aussi: l’adolescent peut s’emparer de la littérature pour mettre des mots sur ses maux, pour se regarder dans le miroir que le roman lui tend (Rolland 2008: 82-83). Le roman ado est de fait consubstantiel de la crise que vivent justement les ados, personnages comme lecteurs, et qui se répercute également de manière récurrente dans la forme même du récit. Le roman ado est aussi un roman en crise, c’est-à-dire toujours au seuil d’un changement à venir, à l’image tant de l’individu en mue vers l’âge adulte que de la société qu’il lui appartient de changer, en mieux. 196 DOI 10.24053/ ldm-2022-0033 Dossier Il s’agira dès lors de voir comment l’idée même de crise est constitutive du roman adolescent, comme genre aujourd’hui de plus en plus éclaté, mais aussi comme sujet, à l’aune du roman À la place du cœur. Saison 1 d’Arnaud Cathrine, emblématique de l’ancrage sociétal résolument contemporain de ces textes. La crise du roman ado Destiné à un public mineur et tombant de fait sous la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse pour la protection de celle-ci, le roman adolescent n’existe en tant que tel que depuis peu. À l’instar de ses textes fondateurs anglo-saxons, The Catcher in the rye (1951) et Lord of the flies (1954), ou suédois, Pippi Långstrump (1945), le roman ado se définit par son innovation formelle et diégétique (Delbrassine 2022: 79). Se revendiquant comme texte adressé aux ados, il prend dès lors en compte les spécificités propres de cet âge et, partant, de cette génération. Le genre du roman ado se conçoit le plus aisément sous le prisme de „stratégies de séduction du lecteur“ (Delbrassine 2006: 196-198): une stratégie de la tension, d’ordre psychologique, qui privilégie le discours au récit, à travers une focalisation interne et qui suscite une relation directe avec le lecteur, ici et maintenant; une stratégie de la proximité, portée par une narration à la première personne, marquée d’oralité, suscitant une illusion de communication authentique entre le narrateur-héros et le lecteur. Une attention particulière est portée à la question du respect du lecteur, à la fois dans le sens de la protection des jeunes, mais aussi, et cela peut paraître contradictoire, dans le sens de la considération des intérêts du public ado et qui, culturellement, physiologiquement, se situent si ce n’est directement du côté de „conduites à risques“ (Le Breton 2010) du moins d’une recherche de transgression, réelle ou symbolique. Pour satisfaire ces stratégies, les auteurs et autrices de romans ados n’hésitent pas à mettre en œuvre une certaine complexité narrative, qui passe par des fils narratifs multiples et/ ou des narrations polyphoniques, des histoires enchâssées, des chronologies contrariées… Si un certain discrédit entoure encore la littérature adolescente, c’est pour la manne qu’elle représente au sein de l’économie du livre et dont la déferlante Harry Potter demeure le point de repère inégalé par l’engouement public, critique et commercial suscité. 2 Les codes de la littérature ado ont été bouleversés, à la fois d’un point de vue strictement littéraire (l’expérience de lecture de la série mettant en scène des héros grandissant en même temps que ses lecteurs), éditorial (en installant la tendance de la sérialité et transmédialité des univers romanesques ados) et de marketing (par l’explosion des produits dérivés). Entre la littérature et son marché, entre la culture et la consommation, les tensions sont particulièrement exacerbées en ce qui concerne le secteur du livre jeunesse, d’une part en raison de l’idéal d’éducation et de transmission de valeurs qui lui est historiquement et légitimement associé; d’autre part, en raison de la double adresse du lectorat, les parents demeurant souvent les prescripteurs-acheteurs des romans de leurs ados. Or, s’il y a malaise dans la réception de cette littérature adressée aux DOI 10.24053/ ldm-2022-0033 197 Dossier jeunes, c’est aussi justement parce que les modes de prescription échappent désormais aux instances de légitimation traditionnelles - et en premier lieu l’école, en ce qui concerne le public visé. 3 Le roman ado apparaît ainsi comme continuellement et nécessairement en crise, notamment du fait de sa configuration générique, perméable aux tendances et influences actuelles tant en termes de productions littéraires que plus généralement en termes de pratiques culturelles. La génération du Troisième Millénaire est marquée par un certain scepticisme, un désenchantement, en particulier politique, qui les incite à réinventer d’autres formes d’organisations collectives dans leur rapport au monde (Hilton/ Nikolajeva: 16). Rapports par ailleurs héritiers de nombreux traumatismes tant historiques (le mouvement BLM dans le sillage de la pensée ‚décoloniale‘) qu’économiques (les inégalités, les crises financières et leur impact sur le chômage en particulier des jeunes), sociétales (la crise migratoire, #metoo) ou encore environnementales (le mouvement „Youth for climate“ en lutte contre le réchauffement climatique) (Bazin 2019: 28). Ces sujets sont au cœur des productions actuelles en littérature ado. Citons à titre d’exemple les parutions récentes, Poing levé de Yaël Hassan (Le Muscadier 2021), avec en toile de fond l’assassinat de George Floyd; Je serai vivante de Nastasia Rugani, sur la douloureuse expérience du témoignage à la suite d’un viol (Gallimard jeunesse 2022); Nous sommes l’étincelle de Vincent Villeminot (Pocket Jeunesse 2019), Prix du roman d’écologie en 2020. Un affranchissement des figures d’autorité et de prescription se constate, notamment en termes de goûts culturels et donc littéraires et qui est largement porté par les pratiques numériques en expansion des ados. Les communautés se créent, souvent de manière horizontale et largement anonymisée, entre pairs, par centaines, accessibles via le net et les réseaux (Bazin: 29-30). L’essor des booktubeurs, booktoks, bookstagrams auprès des adolescents renouvelle les pratiques littéraires collectives au sein desquelles les ‚nouveaux‘ classiques du genre se décident, sans passer par une légitimation patrimoniale, éditoriale ou scolaire. Ces instances collectives, au creuset des communautés de lecteurs sur réseaux, alimentent paradoxalement à la fois les comportements narcissiques de mise en ligne de la vie privée et le partage néanmoins d’une lecture subjective (de Leusse 2017). Cette nouvelle forme de socialisation littéraire favorise également des pratiques de lectureécriture, notamment via les plateformes de fanfiction (Guilet 2017). Face à ces nouveaux usages, le genre du roman adolescent est réactif au niveau des inventions formelles qu’ils incitent, particulièrement dans une perspective transmédiatique (Letourneux 2009). Le traditionnel livre-papier déploie son univers sur d’autres supports, BD, jeu vidéo, film, série ou plateforme de fanfiction. Ou bien il peut investir ces supports, en reprenant mimétiquement ses codes: roman écrit comme un fil instagram; insertion de communications via des applications de messageries instantanées etc. Enfin, le livre numérisé ou numérique gagne du terrain. Des romans adolescents sont édités sous forme d’application „text adventure“, où la trame narrative écrite suit la temporalité propre d’une messagerie instantanée, à l’instar du jeu Enterre-moi, mon Amour de Pierre Corbinais et Florent Maurin (Pixel 198 DOI 10.24053/ ldm-2022-0033 Dossier Hunt, Figs, Arte 2017) sur le périple migrant d’un couple syrien. Ces formes littéraires transmédiatiques semblent induire un rapport à la littérature sous le prisme du seul divertissement. Or, selon Michael Stora, les identités adolescentes se construisent aujourd’hui sur et via des écrans (de Leusse / Stora 2012). Partant de l’idée que la littérature constitue par essence un espace de construction de soi, ces nouveaux usages et supports gagnent à être considérés dans leur complémentarité, en particulier pour le genre de la littérature adolescente. Le moi en émoi Le genre du roman ado est ainsi résolument à l’image de ses lecteurs et des bouleversements que chaque génération amène en termes de pratiques culturelles. Corollairement, la crise adolescente en soi figure également parmi les topoï classiques de la littérature adolescente, destinée à un âge de l’entre-deux et souvent de l’entre-soi, c’est-à-dire si ce n’est forcément en conflit ou en marge avec la société, souvent toutefois à son seuil. Or, cette position interstitielle, renforcée donc d’un point de vue générique et éditorial, fait de la littérature adolescente un puissant miroir des questions et angoisses sociétales qui préoccupent les adultes (Hilton/ Nikolajeva 2012: 1). Ainsi tout se passe comme si la littérature adolescente pouvait servir de caisse de résonance de l’ère du temps et en même temps d’espace de projection d’un espoir de renouveau, de solutions, d’un happy end. La trilogie À la place du cœur d’Arnaud Cathrine exemplifie ce pouvoir de la littérature adolescente, en tressant plusieurs fils narratifs - à l’instar des fils à broder représentés en couverture - d’une réelle densité dans l’inextricable lien entre l’individuel, l’intime et le collectif, le politique, au sens premier du terme. S’il n’a jamais été facile d’être jeune, grandir dans la complexité du monde actuel, due entre autre à sa forte polarisation politique et socioculturelle, paraît encore plus délicat. La quatrième de couverture du premier tome, dont il sera plus largement question dans ces pages, énonce de manière lapidaire: „Six jours dans la peau de Caumes qui vit son premier amour. Six jours de janvier 2015 où la France bascule dans l’effroi“. L’initiation à la vie sentimentale s’inscrit d’emblée dans une dimension collective, sociétale, et de surcroît traumatique en particulier pour la jeunesse, cœur de la cible terroriste. Chaque journée constitue un chapitre: du mardi 6 janvier, jour de l’anniversaire de Caumes et de son premier baiser échangé avec Esther, au dimanche 11, jour de la marche républicaine contre le terrorisme et de la mort de son meilleur ami, Hakim: „Les voyageurs [dans le train de retour de Paris] commentent la marche républicaine de cet après-midi et je ne peux m’empêcher d’y voir une sorte d’indifférence du monde à l’égard d’Hakim. Absurde. Mais c’est plus fort que moi“ (Cathrine 2016: 228). Par les thèmes abordés - les relations amoureuses et sexuelles, la violence et la mort, les addictions, les institutions, les questions sociales vives - le roman ado suit souvent la trame du roman de formation, „centré sur les grands moments de la vie intérieure et l’évolution psychologique de son héros“ (Delbrassine 2006: 407). Dans DOI 10.24053/ ldm-2022-0033 199 Dossier la tradition du genre, les enseignements propres à la formation du héros (la découverte du monde, le partage de l’expérience et la transmission de valeurs) (ibid.: 368) le mènent à la fin à entrer dans une ‚nouvelle vie‘, comme le suggèrent les derniers mots du roman: „Qu’est-ce qu’on va faire de tout ça? Je suis en vie. Nous sommes en vie. Pas le choix. Alors, à partir de maintenant, il va falloir que la mort serve à quelque chose. Mais je ne sais vraiment pas à quoi. Voilà. Rien d’autre pour le moment“ (Cathrine 2016: 229). D’une part, dans la logique sérielle, la fin ouverte se conçoit comme cliffhanger suscitant l’attente d’une suite. D’autre part et surtout, l’affirmation de la propre existence à travers l’expérience de la mort d’autrui scelle la transformation du protagoniste. Roman de formation et roman générationnel, À la place du cœur. Saison 1 s’empare des codes de l’adolescence d’aujourd’hui. Il est marqué par une sérialité en trois saisons, comme dans les séries, justement, qui voient grandir les mêmes personnages, abordés sous différents points de vue: - à travers le langage, fortement oralisé et parfois jugé cru - par exemple quand Caumes décrit son sentiment amoureux: „Putain, je n’ai jamais ressenti ça, dans ma poitrine et dans ma bite, les deux en même temps. C’est un signe, non? “ (ibid.: 27- 28); - à travers une énonciation polyphonique centrée néanmoins sur les pensées de Caumes et transcrites sur le mode de la confession mais entrecoupées de nombreuses insertions en discours direct, pour rapporter les échanges avec les copains, les parents, les profs, parfois même via messagerie instantanée: „Texto d’Esther [sous forme de bulle de parole]: Merde, ça y est… je suis amoureuse de toi“ (ibid.: 120); - à travers, enfin, l’économie narrative serrée et multiple: l’histoire d’amour de Caumes est parasitée corollairement par les attentats contre Charlie Hebdo, littéralement par l’insertion d’extraits documentaires tels des flashs infos de BFMTV que les jeunes suivent sur leur portable, et bouleversée par le décès brutal d’Hakim: suite au harcèlement raciste dont il est victime, il succombe sous les coups de jeunes militants d’extrême droite, fidèles du Front National. Le roman met en œuvre un réalisme interconnecté, nourri d’images télés, d’échanges sur les réseaux sociaux, sur fond de musique. Les paroles de la chanson „Bermudes“ du groupe Fauve scandent le récit de Caumes dès l’incipit: „Elle est où ta rage? Elle est où ta passion? Elle est passée où ta gaule de six mètres de long? “ (ibid.: 9). Dans l’œuvre d’Arnaud Cathrine, auteur polygraphe et musicien, la musique est un élément essentiel, au niveau narratif et diégétique. De la Saison 1 à la Saison 3, les playlists en fin d’ouvrage s’allongent. Ces références confortent l’univers transmédiatique du roman, dans lequel évoluent les personnages adolescents pour qui, de manière générale, la musique nourrit la construction identitaire, d’un point de vue émotionnel en particulier (Coats 2012: 122). Ces références doivent également être considérées dans une perspective plus strictement littéraire comme pratique intertextuelle renouvelée au prisme des pratiques culturelles adolescentes. La „bibliothèque intérieure“ (Bayard 2007) du lecteur se forge sur un mode transmédiatique 200 DOI 10.24053/ ldm-2022-0033 Dossier (faite de livres, de séries, de films…), à la croisée de ce que pourrait être la ‚bibliothèque virtuelle‘ d’une génération, tant les références en culture jeune sont globalisées (Cicchelli/ Octobre 2017). Dans le cadre du genre en soi du roman ado, la récurrence des renvois intertextuels lisibles, souvent de fait sur le mode de la coprésence effective, stimulent également en parallèle de la formation du protagoniste la formation du lecteur du roman, dans l’instauration d’un rapport réflexif à l’expérience littéraire. Le roman du roman Deux références intertextuelles dans la Saison 1 retiendront l’attention ici. Premièrement, le poème „Roman“ de Rimbaud (1870), qui se lit en filigrane à travers l’allusion explicite au 17 ans du protagoniste - „ Nuit de juin! Dix-sept ans! - On se laisse griser“ - âge charnière de l’éveil aux sens et aux virées entre amis: Le vent glace mon corps, je sens mes couilles se rétracter. C’est saisissant. C’est bon. C’est n’importe quoi. J’ai dix-sept ans. - Caumes! Attends! Je me fige. […] Je me retourne lentement. Esther court à ma rencontre. Je ne sais pas ce qui va arriver mais c’est le plus beau jour de ma vie. Tout simplement parce que je l’ai décidé (Cathrine 2016: 18). La décision de déterminer le cours de sa vie scelle le „ prologue“ du roman dans l’advenir adulte de Caumes. La mention réapparaît au chapitre suivant, autour du souvenir du baiser échangé avec Esther: „ […] c’est sublime, c’est ma vie, c’est la France à dix-sept ans“ (ibid.: 26). Enfin, on la retrouve également dans l’épilogue: „J’ai dix-sept ans, la vie devant moi et la mort partout. Une saloperie d’équation à résoudre. Je pourrais très bien renoncer. Au goût des choses. Aux règles d’un jeu dont je devine qu’il n’a aucun sens. Oui, je pourrais très bien laisser tomber“ (ibid.: 229). L’intertextualité rimbaldienne se conçoit, semble-t-il, dans l’affirmation d’un sentiment d’agentivité constitutif du cheminement adolescent, et d’emblée mis à l’épreuve par l’effroi collectif suite aux attentats de 2015. Deuxièmement, et plus directement lié à la formation du lecteur, se comprennent les références à la pièce L’Eveil du printemps de Frank Wedekind (1891), mentionné d’ailleurs en fin d’ouvrage. Ces deux intertextes se répondent dans un même cri de révolte contre l’ordre établi et dans un même sursaut de vie, porté par l’éveil à la sexualité et au tragique, en ce qui concerne Wedekind. La pièce joue à maints égards des ressorts de la littérature ado, en étant à sa création au tournant du XIX e siècle comme encore aujourd’hui, une puissante exploration des pulsions existentielles des adolescents. Et c’est ainsi cette pièce que propose de monter la professeure de philo de Caumes, Mme Barsacq, réel mentor de ces jeunes et particulièrement en ces moments de perte de repères généralisée. Quand une élève interroge le côté subversif du texte - „Ce truc dégueulasse“, „C’est du porno, votre truc! “, „Mais DOI 10.24053/ ldm-2022-0033 201 Dossier c’est trop chelou! D’abord y en a un qui se suicide“, „Et puis l’autre pétasse qui veut se faire battre par Melchior! “ - la prof répond: „[…] L’Eveil du printemps traite de toutes ces pulsions - parfois dérangeantes - qui animent l’être humain et donc également les adolescents“ (Cathrine 2016: 155-156). Le ton paraît par trop didactique, les ficelles de l’effet de miroir un peu trop grosses pour un lecteur ado. Or, c’est précisément dans l’idée évoquée plus haut du respect du lecteur adolescent qu’il convient d’aborder ce passage, par le processus de distanciation qu’il induit par rapport à l’investissement affectif du lecteur à l’égard d’un ou de plusieurs personnages. Caumes dit clairement s’identifier à Melchior: „[…] Melchior serait plutôt un double imaginaire, un reflet de moi-même: je me reconnais en lui, je m’identifie à lui. J’aime l’idée qu’il existe un autre moi-même et qu’il ait été inventé… en 1891“ (ibid.: 152). Plus encore, la pièce semble rejouer des scènes de sa propre vie: Son meilleur pote s’appelle Moritz (il est joué par Hakim quand celui-ci n’est pas québlo devant BFM). Moritz est totalement flippé parce qu’il a découvert l’existence de sa bite et il culpabilise à mort. Il pense souffrir d’un „mal intérieur“ alors il interroge Melchior pour le rassurer (ibid.: 153). Le dédoublement spéculaire, porté par le ressort dramatique, incite à prendre conscience du possible processus d’identification dont le personnage peut être le vecteur chez le lecteur réel pour suggérer la vocation médiatrice de la littérature comme expérience du réel en puissance, mais à l’intensité émotionnelle authentique (Jouve 2019). Selon le psychologue Jean-Marc Talpin, A côté du miroir-glace, très prisé par les adolescents, le miroir de mots prend une place essentielle: il ne sert pas seulement à dire ce qui est mais aussi à le qualifier, à lier émotions et affects. Ce miroir de mots est en partie porté par les parents, les copains, mais aussi par des tiers culturels qui offrent une distance confortable à l’adolescent. Reflet de l’état psychique du jeune, ce miroir témoigne aussi du regard qu’il porte sur lui-même (Talpin 2007). 4 Si dans la Saison 1, la mise en abyme est limpide pour un lecteur adulte, pour un adolescent, le ressort est exploré à sa portée, avec ses mots et ses maux: „Ça aussi, ça me fait un bien pas possible: qu’un mec en 1891 (que dis-je: un AUTEUR ) admette que le sexe est une des „questions les plus pressantes de la vie“ (Cathrine 2016: 154). Cette dimension métafictionnelle se consolide dans la suite de la trilogie. Il ne sera pas possible dans le cadre de cette contribution de s’arrêter sur les ressorts réflexifs mis en œuvre. Mais, pour comprendre le ‚roman de formation‘ du protagoniste, il semble nécessaire de mentionner que la Saison 2, qui reviendra sur les tueries à Paris la nuit du 13 novembre 2015, se compose des carnets de Niels, le cousin de Caumes, d’Esther et de Caumes lui-même: Je commence à feuilleter le cahier blanc. Mme Barsacq se penche pour lire le titre écrit en rouge: A la place du cœur. […] Je vois passer les prénoms: Théo, Esther, Kevin, Hakim, Nicolas… […] Je commence à lire des phrases, piochées ici et là: 202 DOI 10.24053/ ldm-2022-0033 Dossier — Je voudrais qu’Esther regarde dans ma direction. Juste une fois. Esther: ma torture ordinaire. (…) C’est le plus beau jour de ma vie et je ne suis pas en état. (…) Comment garder le goût d’un baiser? (…) Elle m’a demandé pourquoi je ne mettais pas la langue. J’ai aussitôt traduit en moi-même: Il faut mettre la langue (Cathrine 2017: 168-169, omissions entre parenthèses dans l’original). Ce sont les mots exacts du premier chapitre de la Saison 1. Cette nouvelle mise en abyme, cette fois-ci au sein même de la trilogie, ébranle le statut fictionnel du premier tome. L’effet de réel s’alimente de l’expérience partagée par le personnage et le lecteur. La fiction du premier tome se (re)matérialise dans les pages du carnet de Caumes - carnet dont émanera la publication d’un roman au début de la Saison 3. La boucle est bouclée: la trilogie sera aussi le récit de l’accès à l’écriture de Caumes. En exergue à la Saison 3 est insérée la ‚captation‘ d’un mail: À la lecture du roman de Caumes, Esther est révoltée par le sentiment d’exposition de sa vie privée: C’est dégueulasse, cette façon que tu as de tout raconter de nous, et de me faire parler comme si tu connaissais si bien que ça ce que j’ai dans le crâne et dans le cœur! Mais t’es complètement à côté de la plaque, mon vieux. Tu crois être juste quand tu parles de mon amour, de mon corps, mais tu te dresses un trône, point barre! Le putain de narcissisme. […]. J’ose même pas imaginé [sic] ce qu’on va me dire à la lecture de ce „grand roman générationnel“ qui ne fait (c’est mon avis) qu’instrumentaliser tantôt un amour, tantôt une réalité atroce pour ta petite gloire personnelle. […] P.-S.: Très beau ce titre, A la place du cœur. Mais… dis-moi: t’as quoi, toi, à la place du cœur? ! (Cathrine 2018: 8-9). La réaction du personnage d’Esther semble porter certains enjeux du roman contemporain en France, autour des questions de subjectivité et des frontières entre „fait et fiction“ (Lavocat 2016). Celles-ci ont été largement médiatisées à travers l’accusation de „plagiat psychique“ par Camille Laurens à l’encontre de Marie Darrieussecq. L’affaire induit „une interrogation sur une forme appropriée pour dire le réel“ (Strasser 2012), à une époque de brouillages des genres, en particulier dans l’écriture de soi. Elle témoigne aussi d’une „moralisation de la littérature, certains sujets devenant tabous, ainsi qu’à la sacralisation de la souffrance“ (ibid.) - tendances battues en brèche par le roman fictionnel et réel À la place du cœur. Dans une forme d’autodérision sur l’ancrage très précisément générationnel de son roman, Arnaud Cathrine discute le pouvoir de la littérature à articuler un vécu DOI 10.24053/ ldm-2022-0033 203 Dossier personnel aux enjeux sociétaux qui le déterminent et dont il s’agit de rendre compte pour mieux s’en défaire. La littérature adolescente se reconnaît de fait certainement sous le signe de l’exploration et de l’interrogation de la subjectivité. Le double processus psychologique et physiologique qui caractérise l’adolescence est au cœur de ce travail de subjectivation qui stimule le passage à l’âge adulte, l’accès à „un nouveau statut social mais aussi à une intériorité psychique à part entière“ (Richard 2010: 802). La trilogie d’Arnaud Cathrine semble tracer ce cheminement de subjectivation à travers la mise en mots d’une intériorité contrariée qui sera finalement extériorisée dans l’écriture d’un roman par un narrateur adolescent devenu au seuil de sa vie adulte un auteur, et plus précisément l’auteur du récit de sa vie. De la décision liminaire de déterminer le fil de sa vie, dans l’incipit de la Saison 1, Caumes formule dans l’épilogue de la Saison 3 le projet d’écrire la suite de son premier roman. Par l’ancrage sociétal et littéraire dans l’extrême-contemporain, Arnaud Cathrine défend non seulement le roman ado comme révélateur des angoisses adultes d’une société au prisme des traumatismes qui la hantent, en l’occurrence au cœur de la tension entre l’individuel et le collectif, mais propose également une vision anthropologique du fait littéraire comme possible forme de vie. Bayard, Pierre, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, Paris, Minuit, 2007. 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Cf. à ce sujet Belhadjin/ Bishop 2019. 4 Ce processus de distanciation réflexive et de participation affective que semble induire par sa forme même le roman-miroir adolescent accompagne en fait le processus de „lecture littéraire“ modélisé en didactique de la littérature (Dufays/ Ledur/ Gemenne 2005), afin de faire émerger le sujet-lecteur à travers une socialisation littéraire scolaire.