lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0040
0513
2024
47188
Introduction : L’écriture, la bouche, le divan. Flaubert et le material turn
0513
2024
Cornelia Wild
ldm471880004
4 DOI 10.24053/ ldm-2022-0040 Dossier Cornelia Wild (ed.) Flaubert et la scène de l’écriture Introduction: L’écriture, la bouche, le divan. Flaubert et le material turn ENCRIER Se donne en cadeau à un médecin Gustave Flaubert: Dictionnaire des Idées Reçues Le dossier „Flaubert et la scène de l’écriture“ met en perspective les ‚préparations‘ du roman flaubertien à travers la mise en scène de l’acte d’écrire, qui implique d’autres ‚scènes‘: hystériques, psychanalytiques, théâtrales, orientales, épistolaires, etc., et permet d’ouvrir un champ de recherche sur la matérialité de l’écrire. Il s’agit dans ce dossier de définir les scènes de l’écriture, à savoir de rendre lisible le ‚théâtre‘ de Flaubert, afin d’interroger les matérialités qui fondent l’écriture (encre, papier, lignes, lettres, objets, mobiliers, tissus, accessoires, gestes corporels, etc.). Cette démarche vise à discuter le concept de l’avant-texte afin de mettre en jeu non seulement la préparation du roman au niveau des esquisses, manuscrits, notes, ébauches, premiers brouillons, bribes, plans, mais aussi au niveau des scènes dans le but d’élargir le champ de recherche du „Travail de Flaubert“ (Genette/ Todorov 1983) à la dimension performative. Comment les matérialités deviennent-elles la ‚scène de l’écriture‘? Les scènes d’écriture considèrent le processus de préparation du roman en décrivant les dispositifs pratiques et quotidiens de l’écriture: plans journaliers, gestion des perturbations, gestion du vouloir-écrire, horaires d’écriture, mode d’organisation quotidienne des besoins, diététique, organisation de l’espace de travail, règles de vie, régulation des affects, mode de vie que l’on peut qualifier avec Roland Barthes de „Praxis de l’écriture“ (Barthes 2003: 323), faisant coïncider le mode de vie et le mode d’écriture. Il sera donc question des possibilités permettant d’élargir la notion de texte, d’œuvre et d’auteur par des pratiques qui permettent d’étendre l’écrit à l’acte d’écrire. Il s’agit d’analyser l’écriture qui s’accomplit dans une théâtralité du corps et de l’écrit, de l’auteur et du texte, où la voix et l’écrit se font mutuellement écho. À travers cette ‚écriture‘ en tant que ‚scène‘, la poétique flaubertienne permet de mettre en évidence la dimension performative d’un texte, faite de gestes, d’attitudes, d’affects, de désirs et de pratiques, afin de l’interroger sur ses conditions matérielles et ses mises en scène. DOI 10.24053/ ldm-2022-0040 5 Dossier 1. L’écriture Il apparaît que la traduction allemande de „l’écriture“ au sens barthésien par „Schreibszene“ (Campe 1991: 764) met l’accent sur ce qui est en jeu, à savoir le performatif, le processus et la figuration de l’acte même en tant que „scène“ théâtrale. La traduction surdéterminée de l’écriture par „Schreibszene“ permet d’étendre l’écrit dans les actes, dans sa pratique du style, comme le speech-act prolonge le langage en acte et parole. Rüdiger Campe a récemment élargi la notion de „Schreibszene“ à „Szenen des Schreibens“ (Campe 2022: 31), afin de préciser la performativité de l’écriture. Ceci rappelle „la figure“ à laquelle Barthes fait référence dans ses Fragments d’un discours amoureux. Le discours amoureux se construit par des gestes du corps saisis en action, comme le corps des athlètes, des orateurs ou des statues. Les figures ne sont donc pas à prendre au sens rhétorique du terme, mais plutôt „au sens gymnastique ou chorégraphique“ (Barthes 1977: 7-8). Chez Flaubert, le dispositif préparatoire du roman, „sa pratique“, apparaît comme la mise en scène de l’écriture, la théâtralisation, l’athlétisme. Par la pratique de vie de celui qui écrit, la préparation de l’Œuvre devient „scène de l’écriture“, en ouvrant un espace théâtral de la possibilité d’écrire et du processus de production. C’est dans sa Correspondance que Flaubert jouait à l’écriture et transformait la pratique de la préparation en scène de théâtre. Évidemment, la Correspondance de Flaubert sert non seulement d’explication à la poétique de l’objectivité du roman, mais aussi à la mise en scène de l’acte d’écrire. Avec cette mise en scène de l’écriture en tant que „Szene des Schreibens“, Flaubert transforme la préparation du roman en scène, c’est-à-dire en spectacle, théâtre, représentation. Dans cette perspective, le présent dossier permet également d’élargir le concept de „travail du style“ (Barthes 1972: 131) qui précède la préparation. Quand il gueule à pleine voix les phrases qu’il vient d’écrire, Flaubert fait du théâtre pour créer une scène sur laquelle le corps et l’écriture, l’auteur et le texte, la voix et l’écrit se rapportent les uns aux autres (cf. Kpodo dans ce dossier). Par cet entrecroisement du texte et du corps, de l’écrit et du spectacle, Flaubert transforme l’écriture en acte lors duquel la voix (de l’auteur au gueuloir) et l’écriture (du roman à écrire) se font écho (cf. Lebrave 2002). Dans ce sens, le dossier vise à élargir le champ de la génétique aux pratiques flaubertiennes et ses mises en scène, ce qui permet de mettre en perspective la préparation du roman dans sa dimension performative. 2. La bouche Dès qu’il y a la littérature (langagée) on est toujours dans la scène. Dans une telle perspective, la „scène“ peut être définie comme un acte d’énonciation qui s’articule à travers la bouche: Reste qu’on ne peut pas se passer de la bouche qui profère — car elle profère déjà à même l’écriture du texte […] Si tu veux, et pour contracter la chose à l’aide de l’assonance, la bouche touche — voilà, pour moi [Jean-Luc Nancy, C.W.], la ‚scène primitive‘ (autre 6 DOI 10.24053/ ldm-2022-0040 Dossier nom pour l’archi-théâtre). Ou: ce qui, d’un texte, peut toucher, c’est forcément la bouche qui le profère, par où il se profère. Mais il faudrait même dire: la bouche qu’il est, lui, le texte (Labarthe/ Nancy 2013: 37). La scène en tant que „scène primitive“ ou „originaire“ (Urszene) ou „préparative“ (Vor-Szene) se réfère à la scène de l’énonciation du texte: „la bouche qui profère“. Il semble facile d’imaginer Flaubert dans son gueuloir, où des phrases gueulées et des comportements passionnés, des crises et des états hystériques, des épuisements ou des extases quasiment mystiques permettent l’interférence de l’écrire et de l’énonciation, de la bouche et du texte, du corps et de l’écriture. Le dispositif préparatoire du roman est mis en scène en tant qu’énonciation théâtrale - préparée et „préparlée” (cf. Helmstetter dans ce dossier) - , qui représente la scène primitive du texte. Par conséquent, l’écrit se prolonge dans son rapport au corps et aux pratiques préparatoires de l’œuvre, en établissant les liens des scènes et des „arrière-scènes“ (Starobinski 1971: 100; cf. Vinken, dans ce dossier). C’est le cas dans Madame Bovary, où le liquide noirâtre au goût d’encre qui indique l’empoisonnement d’Emma devient une métaphore de l’écriture: „Le coin de sa bouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de son visage“ (Flaubert 2001: 424). Avec l’ouverture de la bouche de la protagoniste au moment de sa mort, Flaubert a figuré „la bouche qui touche“, et avec cette figure double, le texte lui-même se présente comme une mise en scène d’une énonciation, la scénographie supposée étant représentée par la bouche ouverte. La scène de la mort de la protagoniste se fait l’écho de la préparation, de la bouche ouverte de l’auteur qui „gueule“ ses textes. On peut voir dans le trou noir de la bouche non seulement une „disfiguring figure“ (Marder 2001: 186), qui fait coïncider l’ouverture du texte avec la bouche et le sexe féminin, mais aussi le dispositif théâtral, qui redouble la scène (cf. Ortlieb dans ce dossier). La scène de l’écriture flaubertienne est donc une scène double et par là même obscène: par la mise en scène de l’ouverture de la bouche qui renvoie à l’énonciation scénique du texte pour figurer, à travers le féminin, l’acte même de l’écriture. 3. Le divan L’apparition de la bouche comme scène originaire du texte se rapporte à la scène sur le divan, la bouche de Flaubert et celle de son personnage sont en correspondance. En effet, la mise en scène flaubertienne de l’écriture a pour centre un meuble qui n’est pas la table de travail, mais le lit de repos dans son cabinet de travail: lors du processus d’écriture, Flaubert se jette sur son divan, qui devient un élément central de ses scènes, se transformant ainsi en une mise en scène de l’écriture qui se réfère à la relation entre le sujet et son travail. Outre la grande table ronde avec son encrier en forme de crapaud, encore exposée à Croisset, la pièce meublée d’un divan et garnie d’une étoffe orientale participe également à la préparation de l’œuvre DOI 10.24053/ ldm-2022-0040 7 Dossier flaubertienne et au travail sur le style. Lorsque l’auteur s’y laisse tomber comme une „grande hystérique“, le divan flaubertien est devenu l’objet central de la mise en scène théâtrale de l’écriture (cf. Hülk 2023, dans ce dossier). Tout comme le divan de Sigmund Freud servait la psychanalyse, celui de Flaubert servait à la pratique d’écriture. On sait que Freud avait fait de son „ottoman“, également recouvert de tapis orientaux, la „scene of his hermeneutics“ (Warner 2011: 149). À la manière de la mise en scène, Flaubert prolonge le roman à l’intérieur du cabinet de travail, en plaçant le corps de l’auteur sur le divan dans ses phases préparatoires, comme s’il voulait accompagner le roman d’une dimension performative pré-textuelle ou pré-parative. La découverte flaubertienne de cette théâtralité fait de la pratique de l’écriture une „avant-scène“ hystérique lors de laquelle le corps (de l’auteur) et l’écrit (du roman en préparation) se réfèrent l’un à l’autre à travers des coulisses, des déguisements et des décors. L’exemple de Flaubert permet ainsi d’interroger plus globalement le concept de texte à travers le dispositif théâtral: on peut se demander comment les textes se prolongent dans le rapport au corps, à la parole, aux objets et aux pratiques qui préparent l’œuvre et qui dépassent le texte définitif. La modernité de Flaubert réside dans la théâtralité de l’écriture, où se confondent le corps et l’écrit, l’auteur et l’écriture, la voix et le texte. Il ne s’agit cependant pas ici d’un simple retour à l’auteur, à sa biographie ou au contexte historique. À travers ce dossier, qui reprend le fil de la discussion menée lors d’une journée d’études dans le cadre du groupe Flaubert de l’Institut des textes et manuscrits modernes ( ITEM ) le temps d’un après-midi serein le 13 mai 2022 à Paris, nous souhaitons ouvrir l’espace à des questionnements sur les scènes et les matérialités de l’écriture. Barthes, Roland, La préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Nathalie Léger (ed.), Paris, Seuil, 2003. — Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil 1977. — Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972. Campe, Rüdiger, „Die Schreibszene. Schreiben“, in: Hans Ulrich Gumbrecht et Karl Ludwig Pfeiffer (ed.), Paradoxien, Dissonanzen, Zusammenbrüche, Frankfurt/ Main, Suhrkamp, 1991, 759-772. —, „Stil als Übung. Eine Skizze zu Stilus, Stil und Schreibszene“, in: Interjekte, 14, 2022, 17-31. Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Thierry Laget (ed.), Paris, Gallimard, 2001. Flaubert, Gustave, Dictionnaire des Idées Reçues, ed. Anne Herschberg Pierrot, Paris, Le livre de poche,1997. Genette, Génette / Todorov, Tzvetan (éd.), Travail de Flaubert, Paris, Seuil 1983. Lacoue-Labarthe, Philippe / Nancy, Jean-Luc, Scène, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2013. Lebrave, Jean-Louis, „De la substance de la voix à la substance de l’écrit“, in: Langages 147, 36, 2002, 8-18. Marder, Elissa, Dead Time. Temporal Disorders in the Wake of Modernity (Baudelaire and Flaubert), Stanford, Stanford University Press, 2001. Starobinski, Jean, Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971. Warner, Martina, „Freud’s Couch: A Case History“, in: Raritan 31, 2, 2011, 146-163.
