eJournals lendemains 47/188

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0043
0513
2024
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Écrire pour ne pas faire l’amour

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Barbara Vinken
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DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 27 Dossier Barbara Vinken Écrire pour ne pas faire l’amour Casanova, un homme à femmes ou, pour parler comme Truffaut, un homme qui aimait les femmes, présentait un fétichisme des pieds. Casanova compare la femme à un livre et les pieds de la femme à la date de publication du livre: La femme est comme un livre qui bon ou mauvais doit commencer à plaire par le frontispice; s’il n’est pas intéressant il ne fait pas venir l’envie de le lire, et cette envie est égale en force à l’intérêt qu’il inspire. Le frontispice de la femme va aussi du haut en bas comme celui d’un livre, et ses pieds, qu'intéressent tant des hommes faits comme moi, donnent le même intérêt que donne à un homme de lettres l’édition de l’ouvrage. La plus grande partie des hommes ne prend pas garde aux beaux pieds d’une femme, et la plus grande partie des lecteurs ne se soucie pas de l’édition (Casanova 2013: 146). Dans le présent article, nous nous consacrerons à un autre écrivain, un autre fétichiste du pied, un casanova un peu moins éminent que le légendaire Casanova, à savoir Gustave Flaubert. Le blocage amoureux - ou l’incapacité d’aimer - me semble constituer un aspect sous-exposé du casanovisme. Nous souhaitons mettre un peu de lumière dans l’obscurité de ce continent noir qu’est le désir masculin. Dans le cas de Flaubert, ce que désire l’homme soulève des énigmes bien plus grandes que ce que désire la femme. D’ailleurs, il y quelques années, Robert Menasse a développé dans son roman Don Juan de la Mancha un destin pulsionnel à l’image de celui qui a rattrapé Flaubert - manifestement avec moins de fétichisme, mais avec de merveilleuses connaissances en psychanalyse. Le héros de Menasse fait une analyse parce qu’il couche avec une multitude de femmes, mais très peu avec la sienne; parce qu’il ne ‚possède‘ pas la femme avec laquelle il est en train de coucher comme celle qu’il désire; et parce que ces relations sexuelles avec des anonymes ne lui procurent guère de plaisir. Il reste frustré parce que son désir n’est jamais assouvi. Nous revenons désormais à Flaubert. „Il n’y a pas de rapport sexuel“, déclarait Lacan avec le sens de l’énigme qui le caractérise, voulant sans doute dire par là que les hommes et les femmes ne font rien ensemble quand ils font l’amour, mais que chacun reste dans son propre monde, un monde sémiotique en quelque sorte. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas des variantes plus ou moins heureuses de ces manquements réciproques. Nous abordons ici une variante particulièrement malheureuse. Lorsqu’elle rencontre Flaubert à Paris le 24 juillet 1836, Louise Colet a 35 ans. Elle est une écrivaine à succès. Quatre de ses poèmes - plus que tout autre poète français - sont récompensés du prix de l’Académie française, ce qu’elle doit à l’influence de son amant Victor Cousin, le philosophe le plus en vue de l’époque à Paris. Colet dirige un salon littéraire qu’elle a hérité de Mme Récamier et qui est une plaque tournante de la politique libérale en Europe. D’après le jugement de ses contemporains et de son propre avis, elle est une beauté: „J’ai la gorge, le cou, les épaules, 28 DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 Dossier les bras d’une grande beauté“ (Flaubert 1973: 807 [À Colet Memento, 14 juin 1845]). Âgé de 25 ans, Gustave Flaubert vient d’abandonner ses études et de renoncer à toute velléité de carrière après une sévère crise nerveuse survenue entre 1842 et 184: Ma maladie aura toujours eu l’avantage qu’on me laisse m’occuper comme je l’entends, ce qui est un grand point dans la vie. Je ne vois pas qu’il y ait au monde rien de préférable pour moi, à une bonne chambre bien chauffée, avec les livres qu’on aime et tout le loisir désiré (Flaubert 1973: 214 [À Emmanuel Vasse, janvier 1845]). Avec sa mère et sa nièce, Flaubert vit de ses modestes rentes en province, à Croisset, près de Rouen. Il n’est pas marié et n’a pas de liaison. Colet est certes mariée, mais si libre qu’en six ans, elle a connu pas moins de huit amants - non pas en passant, mais, comme on peut le lire dans l’un de ses Mementos, sur de longues périodes - et plusieurs grossesses. Aucun obstacle ne s’oppose donc à leur passion. Croisset est situé près de Rouen, à 60 lieues de Paris. L’amour qui, comme chacun sait, donne des ailes, aurait pu sans difficulté franchir une telle distance, même avec les moyens de transport de l’époque (qui nécessitaient trois heures). Dans ses lettres, Flaubert s’applique sur des pages entières à élever cette distance au rang d’obstacle insurmontable. Peu de correspondances amoureuses sont aussi douloureusement surprenantes que celle entre Colet et Flaubert. Rarement les espoirs nourris par le lecteur de lire une histoire d’amour heureuse ont été déçus de manière aussi épuisante pour les nerfs. Pendant leur phase passionnelle, Colet et Flaubert s’écrivaient quotidiennement des lettres qui faisaient généralement plusieurs pages - des volumes entiers de la Pléiade. On suppose que Flaubert a détruit les lettres de Colet, si bien qu’il faut s’en remettre aux lettres de Flaubert pour savoir de quoi il était question (cf. Barnes 2002: 181). Ce n’est d’ailleurs pas si difficile. Colet semble dire ce que l’on dit habituellement dans ces cas-là: ‚Je t’aime, je veux te voir, je veux faire l’amour avec toi, je veux que tu sois auprès de moi, maintenant, tout de suite, toujours. Viens.‘ Certains lecteurs masculins ont tendance à considérer Colet comme une peste. Nous ne comprenons pas très bien pourquoi; cela signifierait que seuls les hommes seraient autorisés à rester obstinément attachés à un amour. De toute manière, Colet se retrouve désemparée devant l’énigme d’un homme qui lui échappe tout en lui jurant inlassablement son amour, et cherche des motifs compréhensibles à cette attitude: il ne l’aime pas; il la méprise après qu’elle s’est donnée à lui; la seule chose qui l’intéresse dans l’amour, c’est la conquête; il est dans les bras d’autres femmes; il a une riche héritière en vue et ne veut pas s’embarrasser d’une maîtresse. Dans d’innombrables variantes, il lui fait comprendre que même s’ils ne peuvent pas se voir - ou du moins pas tout de suite -, il est évidemment à la recherche de prétextes pour se rendre à Paris et qu’il profite de chaque occasion qui se présente. Bien qu’il ne puisse pas venir à Paris, il l’aime, d’un amour moins dévorant, moins excessif qu’elle, mais il l’aime. DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 29 Dossier Colet n’a jamais compris ce que Flaubert attendait d’elle. Et cela n’a rien d’étonnant. En effet, un tel comportement contredit non seulement le préjugé selon lequel les hommes n’auraient qu’une chose en tête; mais il va aussi à l’encontre des clichés qui assignent un rôle à chacun des sexes: la femme se dérobe et l’homme lui court après, puisque la nature est ainsi faite. Cela va sans doute aussi à l’encontre de l’expérience de toute personne amoureuse qui n’aspire qu’à la présence de l’être aimé. Face à cette énigme, on a évoqué dans le cas de Flaubert/ Colet des projets de vie incompatibles: tel un moine renonçant au monde, Flaubert aurait voulu consacrer sa vie à son travail, tandis que Colet - ce qui est horrible à dire pour les lecteurs qui prétendent abhorrer les petits bourgeois - aurait aspiré à devenir très bourgeoisement Mme Gustave Flaubert. On notera qu’il ne s’agissait nullement d’un projet ambitieux qui aurait promis une ascension sociale (cf. Czyba 1982). 1 En effet, Flaubert n’était pas encore Flaubert, mais tout juste un auteur de province qui n’avait encore rien publié, un loser souffrant d’une maladie nerveuse et issu d’un milieu tout de même assez aisé. Selon nous, le problème ne réside pas dans des projets incompatibles, mais dans la structure du propre désir de Flaubert, dans ce qui fait obstacle à son désir. Les efforts fournis par Flaubert pour garder Colet à distance se traduisent par des torrents d’encre intarissables. Il écrit pour ne pas avoir à faire l’amour; Flaubert semble fier de pouvoir aimer de cette manière, fier que son désir s’assouvisse en s’écrivant. Il exige de Colet un acte extrêmement paradoxal sur le plan herméneutique. Elle doit le croire sur parole, sans jamais le prendre au mot. Que veut-il obtenir par là? Il veut lui prouver qu’il est un homme - après quelques tentatives, au cours desquelles il lui arrive ce que Stendhal appelle noblement un fiasco, il finit par y parvenir. Ensuite, il fait tout pour empêcher une nouvelle rencontre. En effet, Flaubert ne regrette pas l’absence de Colet; il est vrai qu’il a ses pantoufles qu’il aime, à ce qu’il dit, autant qu’elle. Dans le silence de la nuit, seul, caché aux yeux du monde, il jouit de ses trésors: Tes petites pantoufles sont là pendant que je t’écris, je les ai sous les yeux, je les regarde. (Flaubert 1973: 272 [À Louise Colet, 4 août 1846]). Rêveras-tu à chaque lettre, à chaque signe de l’écriture, comme moi en regardant tes petites pantoufles brunes je songe aux mouvements de ton pied quand il les emplissait et qu’elles en étaient chaudes. Le mouchoir est dedans, je vois ton sang. - Je voudrais qu’il en fût tout rouge (ibid.: 273). 2 La bonne idée que j’ai eue de prendre tes pantoufles! si tu savais comme je les regarde! Les taches de sang jaunissent, elles pâlissent, est-ce leur faute? (ibid.: 282 [À Louise Colet, 8/ 9 août 1846). Qu’est-ce qui, chez Colet, représente une menace pour Flaubert, qu’est-ce qui provoque son anxiété sexuelle? La coïncidence entre aimer et faire l’amour. Jusqu’à sa rencontre avec Colet, Flaubert avait soigneusement séparé le cœur du corps. Contrairement aux femmes - „leur corps leur tient fort au cœur“ (ibid.: 328 [4/ 5 30 DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 Dossier septembre 1846]) - le corps de Flaubert ne lui tient guère au cœur. Flaubert fait remonter la séparation entre aimer et faire l’amour à un moment précis: son amour pour Élisa Schlésinger, qu’il aimait et désirait. Flaubert raconte à Colet qu’il n’a aimé qu’une seule fois avant elle, lorsqu’il était encore presque un enfant - il avait alors 14 ans. Dans ce grand amour de sa vie, Flaubert répète dans l’adoration qu’il porte à Mme Schlésinger, une femme mariée de 15 ans son aînée, l’amour qu’il portait à sa mère (cf. Douchin 1984). 3 Cet amour, comme celui pour sa mère, est placé sous l’interdit de l’inceste, Flaubert occupant manifestement le rôle du fils: „presque enfant“ (Flaubert 1973: 349 [À Louise Colet, 18 septembre 1846]). Son désir s’adresse en outre à quelqu’un qui, sans aucun désir, est si comblé qu’il ne peut même pas se représenter le désir. La femme adorée est dénuée de tout élan sensuel; elle ne demande rien de lui, une madone intacte et entière. Si elle avait eu connaissance de cet amour, Flaubert est d’avis qu’elle l’aurait trouvé ridicule. Pour parler avec Walter Benjamin, l’assouvissement reste davantage épargné à cet amour qu’il ne lui est refusé. Après cette histoire, à l’âge adulte, Flaubert fait une nette distinction entre l’amour physique et l’amour. Il considère sa sexualité avec indifférence, voire avec mépris et haine. Il s’en débarrasserait volontiers, disant à Colet que quand il est excité, il résout le problème en se rendant au bordel ou en se servant d’une cuvette d’eau froide. Il avait longtemps vécu sans désir sexuel: „J’avais fini par n’en plus désirer du tout. Je vivais sans les palpitations de la chair et du cœur, et sans m’apercevoir seulement de mon sexe“ (ibid.). Pendant deux ans et demi, il ne couche avec aucune femme: „De 21 ans à 24, deux ans et demi se sont écoulés sans que j’aie visité Paphos“ (ibid.: 489 [À Louise Colet, 11/ 12 décembre 1847]). Il admire Origène qui s’est castré lui-même (cf. ibid.). 4 Flaubert distingue les élans sensuels des sentiments tendres: là où il fait l’amour, il n’aime pas, et là où il aime, il ne peut guère faire l’amour au sens d’un plaisir sensuel. Cette distinction menace de faire s’effondrer Colet, elle la fait même craquer temporairement. Elle se place ainsi dans une situation de concurrence insupportable pour Flaubert: une concurrence avec sa mère. Flaubert vit avec sa mère comme avec une épouse; il croit devoir lui cacher soigneusement son nouvel amour. Sa mère constitue sa priorité absolue, en réalité, il n’aime qu’elle: „je sens bien que je n’en aimerai jamais une autre comme toi, va, tu n’auras pas de rivale, n’aie pas peur“ (ibid.: 720 [À sa mère, 15 décembre 1850]). 5 Cette fixation sur sa mère apparaît nettement dans la première passion de sa vie avant Colet; Élisa Schlésinger se trouve dans une position maternelle, tout comme sa mère, elle est placée sous l’interdit de l’inceste, il s’agit d’une fixation dénuée de désir, plus précisément dénuée de désir charnel. Les études consacrées par Freud à la vie sexuelle éclairent cette énigme: en quoi consiste le désir masculin et pourquoi l’idéal d’un amour comblé est-il si difficile à atteindre? Elles émanent probablement de l’un des plus grands sceptiques en ce qui concerne l’amour. Flaubert développe dans ses lettres le destin pulsionnel d’un fétichiste. Ce n’est pas nouveau, c’est même un poncif de la recherche flaubertienne. Mais il se limite en général au symbole le plus évident, le DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 31 Dossier fétichisme du pied, et n’analyse que rarement l’imbroglio du scénario fétichiste (cf., pour un exemple, Schor 1983). Dans le cas de Flaubert, le scénario fétichiste repose sur un destin pulsionnel dans lequel le complexe d’Œdipe n’a pas été surmonté par le complexe de castration, mais s’est au contraire affirmé sous la menace de la castration. L’investissement de l’objet fétiche - ici les pantoufles de Louise tachées de sang dont il se sert pour se masturber, des pantoufles dans lesquelles est fourré un mouchoir probablement maculé de sang menstruel - ne représente que le signe clinique le plus évident de sa disposition fétichiste. Il aime les pantoufles comme il aime Louise. Du point de vue du plaisir, les pantoufles lui procurent cependant bien plus de jouissance. Le fétiche se substitue pour Freud au phallus maternel, dont l’absence est douloureusement ressentie. Il signifie une prise de conscience paradoxale, à la fois déni et acceptation de la différence sexuelle. Sa fonction symbolique consiste à reconnaître provisoirement la différence sexuelle - „je sais bien (que la femme n’a pas de pénis), mais quand même (je n’arrive pas à le croire)“ (Mannoni 1964) -, tandis que la crainte de la castration subsiste. Le fétiche est un objet transitionnel dont la fonction de médiation pour accepter la réalité comme bisexuée a été réduite à sa symbolisation de l’intégrité de l’un des sexes. Le désir d’unisexualité - Colet comme hermaphrodite, Flaubert lui-même se voyant comme hermaphrodite - est le symptôme de ce complexe fétichiste. Le fétichisme est en quelque sorte la tentative désespérée de sauver la théorie narcissique d’un sexe unique - et donc d’empêcher l’émergence de l’angoisse de castration - au moment même où cette théorie est perçue comme une fiction. Le fétichiste a vu la différence sexuelle, mais il nie cette perception anxiogène en cherchant un substitut au pénis désiré. Le fétiche n’est donc pas un simple substitut du phallus maternel. Il est construit parce qu’il représente le refus d’opter pour une position (castré, non castré); il permet de maintenir une indifférenciation logiquement impossible (cf. Kofman 1980). Il affirme et nie la différence entre les sexes. Le fétichiste a vu que la femme n’a pas de pénis, mais il préfère ne pas voir plutôt que de ne rien voir. Cette duplicité le prémunit de l’homosexualité, écrit joliment Freud, car dans sa réalité psychique, la femme est encore en possession de l’attribut dont elle a besoin pour être attirante à ses yeux. Elle lui ressemble complètement (cf. Bernheimer 1984). 6 Rien ne peut lui arriver. Pour citer encore une fois Freud, le fétiche est un triomphe sur la castration et un rappel de ladite castration. Le fétiche de Flaubert porte en lui les marques de la castration sous la forme des taches de sang. Elles sont le témoignage de la blessure et font en même temps écran à la blessure. Rien n’excite davantage Flaubert que les pantoufles qui sont „à la fois déni et affirmation de la castration“. „Il n’est pas exhaustif de souligner qu’il vénère le fétiche; dans bien des cas il le traite d’une manière qui équivaut manifestement à une figuration de la castration“ (Freud 1948: 317, traduction B. V.). L’autre spécificité qui caractérise la vie érotique de Flaubert est, comme nous l’avons mentionné, la stricte séparation entre - dans les termes de Freud - les élans 32 DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 Dossier sexuels et les élans de tendresse. Son cœur appartient à sa mère. Comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle au monde, Flaubert étale dans ses lettres à sa maîtresse l’amour unique qu’il porte à sa mère. Manifestement, le complexe d’Œdipe n’a pas cédé la place au complexe de castration. Le destin pulsionnel de Flaubert se décide dans le jeu entre les deux. Ce jeu ne s’est toutefois pas entièrement déplacé vers l’inconscient, mais il est mis en scène dans son œuvre; ce qu’il ne peut pas vivre, il l’écrit. Dans son œuvre, ce qui serait impensable dans la vie peut se produire: un amour physique fatal pour sa mère, qui les conduirait tous deux à la mort. En effet, sous la menace de la castration, Flaubert ne renonce pas à sa mère comme objet d’amour; il tient à elle jusqu’à la mort, au prix de leurs blessures à tous deux. La mort et la castration sont le prix à payer pour cet amour. La scène originelle du désir flaubertien se trouve au début de son œuvre dans Quidquid volueris et à la fin dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Pour Flaubert, faire l’amour, c’est être castré. Cela revient à la même chose. Tout le reste ne constitue que des bagatelles. Dans cet absolu, l’amour et la mort, l’amour et la blessure mortelle sont interchangeables. Aussi la plaie, la blessure, la souffrance occupent-elles une place si centrale. Celui qui les a infligées est le père, mais dans l’identification au père, c’est aussi le fils. C’est probablement de ce jeu complexe entre complexe d’Œdipe et complexe de castration que provient la panique de Flaubert à l’idée de prendre sa place, de devenir époux et père, d’embrasser une carrière bourgeoise ou du moins d’être financièrement indépendant, ce qu’il n’a jamais été. Car cela aurait signifié castrer la mère comme l’avait fait le père. Plutôt mourir! Le destin pulsionnel que Flaubert affiche ici avec des accents de naïveté préfreudienne n’est pas une exception; d’après Freud, il est au contraire très fréquent. Flaubert correspond au cas classique d’impotence psychique - c’est l’absence de désir du héros de Menasse qui, comme le formule paradoxalement Freud, apparaît souvent chez des „hommes à forte constitution libidinale“ (Freud 1943: 78); c’est ainsi que Flaubert se met constamment en scène. Cette impotence psychique s’exprime d’abord par une impuissance réelle, et plus précisément par le fait que „pareille défaillance n’apparaît que lors de tentatives avec certaines personnes et jamais avec d’autres“ (ibid.). Flaubert, pour reprendre les termes de Freud, ne parvient à jouir qu’une seule fois avec Colet, contrairement aux autres expériences de sa vie amoureuse, qu’il scinde en émois tendres et sensuels. L’impuissance réelle n’est pourtant que la partie émergée de l’iceberg. Freud défend l’idée, révolutionnaire à ses yeux, selon laquelle les différentes nuances de l’impotence psychique de l’homme ne sont pas des défaillances individuelles, mais un mal culturel plus général. La catégorie de l’impotence psychique comprend aussi les hommes chez qui „l’action ne rate jamais“ (ibid.: 84), mais qui peuvent l’exécuter sans plaisir particulier. La raison en est que la fixation incestueuse sur la mère ou la sœur n’a pas été surmontée. Si celles-ci restent trop attirantes pour le jeune garçon, la libido se fixe sur elles et est au contraire contrainte par le tabou de l’inceste / la menace de castration de rester dans l’inconscient. Enfin, lorsqu’il y a plus qu’une activité purement masturbatoire et un DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 33 Dossier détachement au moins partiel de la sensualité de la mère ou de la sœur, la libido doit, selon Freud encore, éviter les élans de tendresse: „Le courant sensuel resté actif cherche maintenant des objets ne rappelant pas les personnes incestueuses qui lui sont interdites“ (ibid.: 82). Le résumé de Freud rappelle une paraphrase de Flaubert: „Là où ils aiment ils ne désirent pas, et là où ils désirent ils ne peuvent pas aimer“ (ibid.). Le fait que Flaubert incarne ce type d’impotence (ou d’impuissance) psychique semble corroboré par la pratique de l’amour avec des prostituées, rapportée de manière ostentatoire dans son œuvre, ses scénarios préférés se situant en Orient. Ceci est souligné par la réalité de ses objets de substitution, dans lesquels il n’investissait que brièvement, cachés aux yeux de la société et tout au plus exhibés avec forfanterie auprès de ses amis masculins: les femmes avec lesquelles il couche sans s’engager, c’est-à-dire des broutilles à ses yeux. À l’exception de Colet, Flaubert ne couchait plus qu’en passant avec une série d’anonymes. Là encore, son comportement est un exemple de l’inconstance diagnostiquée par Freud dans le choix de l’objet, qui est due au fait que „si l’objet originel d’une motion pulsionnelle a été perdu par suite du refoulement, il est fréquemment représenté par une série infinie d’objets substitutifs, dont aucun cependant ne suffit pleinement“ (ibid.: 90). Dans ses lettres à ses amis, où l’on s’assure mutuellement d’une virilité assumée, Flaubert présentera avec une gestuelle de mâle cette incapacité d’aimer sous les traits d’une sensualité particulièrement forte et pressante: „he waves his dick in their faces“, dit-on dans les universités de l’Ivy League. Cette mise en avant de l’excitation sexuelle, l’assurance permanente de sa propre virilité, qui ne montre jamais la moindre faiblesse émotionnelle chez une femme, est due à une angoisse disproportionnée de castration chez les fétichistes. Jusque-là, on peut parler avec Freud d’un destin commun à la libido de tous les hommes, dont les aspects comiques sautent aux yeux. Mais Flaubert n’en reste pas là. Le lien étroit entre l’amour et la mort ou la blessure, l’affirmation paradoxale d’une libido virile qu’aucun sentimentalisme ne vient jamais contester et, d’autre part, la haine de sa propre sexualité - qui va jusqu’au désir exprimé d’autocastration -, suggèrent un drame plus profond que celui du fétichiste. Ce drame s’articule d’abord dans le topos religieux de la conversio, qui consiste à se dépouiller du vieil homme pour revêtir l’homme nouveau. C’est en tout cas ainsi que Flaubert interprète lui-même sa crise nerveuse de 1844, qui divise sa vie en un avant et un après. Au cours de cette crise, Flaubert est mort à lui-même, il est devenu un autre: „Celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l’autre qui est mort. J’ai eu deux existences bien distinctes“ (Flaubert 1973: 322 [À Louise Colet, 27 août 1846]). D’emblée, il fait en sorte que Colet n’oublie pas son incapacité d’aimer résultant de cette crise. La métaphore de la renaissance, d’une Antiquité divine toujours jeune et des pierres orphiques ramenées à la vie par l’amour - tous ces topoï invoqués par Colet sont rejetés par Flaubert. Entièrement voué à la religion de l’art, il 34 DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 Dossier n’est plus de ce monde; il a renoncé à sa nature d’homme. Selon lui, cela s’est produit en deux étapes. La première a consisté dans la scission entre le corps et l’esprit après la mort à petit feu de son premier grand amour: J’ai eu, je te l’ai dit, presque enfant, une grande passion. Quand elle a été finie, j’ai voulu faire deux parts, mettre d’un côté l’âme que je gardais pour l’Art, de l’autre le corps qui devait vivre n’importe comment. Puis tu es venue, tu as dérangé tout cela. Voilà que je rentre dans l’existence de l’homme! (ibid.: 349sq. [À Louise Colet, 18 septembre 1846]). Après cela, il ne vivait que pour l’Art, n’ayant pour l’amour charnel qu’un profond mépris: „n’importe comment“. La deuxième étape fut sa crise, au cours de laquelle le vieil homme, en mourant, laisse la place à l’homme nouveau. Le fait qu’il se mette en scène en tant que moine chartreux est particulièrement beau, notamment parce que „chartreux“ évoque par ses sonorités „châtré“. Il vit, il est excité, surtout dans son écriture, dont le style nerveusement tendu véhicule sa virilité (cf. Beizer 1993). 7 Parler ici de sublimation ne serait pas tout à fait exact; Flaubert déplace plutôt l’affirmation de sa virilité de l’amour vers l’écriture. Le style de cette littérature doit être physiologiquement masculin; Flaubert produit en quelque sorte, dans l’écriture, un corps viril, phallique, dont tout ce qui est féminin a été extirpé. Cela ne représente toutefois qu’une face de la médaille. Aussi décevant que Flaubert ait pu être pour les femmes dans la vie, aussi puérile qu’ait été sa correspondance avec des hommes où il s’assure de sa virilité, aussi ancré qu’il soit resté dans sa célèbre „lubricité“ quand il s’agissait d’amour physique, dépassant rarement le stade de blagues de collégiens, le revers de son indifférence proclamée avec aplomb quand il fait l’amour est „une tendresse toute chrétienne“ (Flaubert 1973: 282 [À Louise Colet, 8/ 9 août 1846]), „la reconnaissance […], par ce qu’il [ce mot] porte en lui de plus intime, de plus ému et de plus désintéressé“ (ibid.: 319 [À Louise Colet, 30 août 1846]). Flaubert formule son incapacité à aimer d’une part comme une pratique hygiénique ultra-machiste - „baisade“ ou „foutrerie“ - et d’autre part dans un discours ascétique du moi mort qui s’éveille à la vie dans l’Art. Ces discours font écran à un drame qu’il ne veut revivre à aucun prix et dont le symptôme est la „crise“: en effet, cela signifierait être à nouveau déchiré entre la perte de l’objet aimé et la castration. Flaubert déplace le drame de la castration vers l’Art. Il produit une œuvre d’où tout ce qui est féminin - tout ce qui est doux, fluide - doit être implacablement éliminé. Mais ce corpus, qui se réfère en arrière-plan, dans son travail stylistique, à la métaphore du sexe masculin en érection, met en scène une identification désespérée avec ceux qui sont mortellement blessés par amour. Aussi horribles que soient les lettres de Flaubert dans leur misogynie souvent obtuse et leur ton volontairement blasé, nul autre que lui n’a su dépeindre dans ses romans avec autant de sensibilité désespérée, avec autant de passion, la blessure mortelle infligée par l’amour. Il a réussi à s’amputer de l’amour érotique, mais il n’a pas réussi à s’amputer du cœur. DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 35 Dossier J’ai admiré dans un temps l’héroïsme d’Origène, qui me paraît un des grands actes de bon sens dont un homme puisse s’aviser. Que n’en peut-on faire de même pour le cœur! Mais où est le fer pour couper cet organe-là? (ibid.: 449 [À Louise Colet, 13 avril 1847]). Ces blessures amoureuses comportent souvent des connotations christologiques. Ce que Freud a tenté de remplacer par le complexe d’Œdipe, qui met la sexualité au premier plan - l’image chrétienne désexualisée de la Vierge et de son fils -, manifeste chez Flaubert son étonnant pouvoir de persistance: virgo intacta, mater dolorosa, vivant dès le début dans le deuil de son fils et contemplant dans son giron son fils blessé à mort. Au terme de cette analyse, c’est justement cette image qui se lit comme symptôme d’une certaine sortie, certes incomplète, du complexe d’Œdipe. Ainsi, le texte flaubertien n’est pas, comme on le prétend souvent, l’affirmation de sa virilité. En tant que mise en scène d’une blessure mortelle reçue par amour, il est aussi mis en scène et - serait-on tenté de dire - acceptation, affirmation de la castration, allant jusqu’à une identification avec ce qui est rejeté; et cette identification va jusqu’à l’imitation dans la souffrance. C’est dans cette empathie avec ce qui est rejeté que réside le pathos de cette écriture qui, dans son impassibilité, est la plus pathétique de la modernité. Flaubert parvient à raconter cet amour mortel et incestueux, il parvient à le faire passer de la vie à la littérature, mais il ne peut évidemment pas le vivre. La littérature devient ainsi - est-on tenté de dire - l’espace de cet amour. L’œuvre de Flaubert ne peut pas être simplement qualifiée de fétichiste, comme pourrait l’être par exemple celle d’un Zola. Il ne nie ou ne masque pas, mais il donne à lire le lien entre amour et castration. Barnes, Julian, Flaubert’s Parrot, London, Picador, 2002. Beizer, Janet, „Les lettres de Flaubert à Louise Colet - une physiologie du style“, in: Raymonde Debray Genette / Jacques Neefs / Florence Callu (ed.), L’œuvre de l’œuvre - Études sur la correspondance de Flaubert, Saint Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, 59- 83. Bernheimer, Charles „Fetishism and Allegory in Bouvard et Pécuchet “, in: Naomi Schor / Henry F. Majewski (ed.), Flaubert and Postmodernism, Lincoln/ London, University of Nebraska Press, 1984, 160-176. Casanova, Giacomo Girolamo, Histoire de ma vie, t. I, ed. Gérard Lahouati et al., Paris, Gallimard, 2013. Czyba, Lucette, „Flaubert et ‚La Muse‘ ou la confrontation de deux mythologies incompatibles“, in: Roger Bellet (ed.), Autour de Louise Colet. Femmes de lettres au XIX e siècle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1982, 43-57. Douchin, Jacques-Louis, La vie érotique de Flaubert, Paris, J.J. Pauvert, 1984. Mannoni, Octave, „Je sais bien, mais quand même. La croyance“, in: Les Temps modernes, 19, 1964, 1262-1286. Flaubert, Gustave, Correspondance I-V, ed. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, 1973-2007. Freud, Sigmund, „Fetischismus“, in: id., Gesammelte Werke, Bd. XIV, ed. Anna Freud et al., London, Imago, 1948, 311-317. —, „Beiträge zur Psychologie des Liebeslebens“, in: id., Gesammelte Werke. Bd. VIII, ed. Anna Freud et al., London, Imago, 1943, 65-91. Kofman, Sarah, L’Énigme de la femme, Paris, Galilée, 1980. 36 DOI 10.24053/ ldm-2022-0043 Dossier Redman, Harry jr., Le côté homosexuel de Flaubert, Paris, À l’Écart, 1991. Robert, Marthe, Roman des origines et origine du roman, Paris, Grasset, 1972. Schor, Naomi, „Salammbô enchaînée, ou femme et ville dans Salammbô“, in: Institut français de l’Université Paris X (ed.), Flaubert, la femme, la ville, Paris, Presses universitaires de France, 1983, 89-108. Starkie, Enid, The Making of the Master, New York, Antheneum, 1967. Winnicott, D. W., „Transitional Objects and Transitional Phenomena“, in: id., Playing and Reality, London, Routledge, 1991, 1-34. 1 Les études pensent pouvoir identifier chez Flaubert et Colet des représentations incompatibles de l’amour. Ce point de vue, qui impliquerait un ‚goût‘ personnel, semble minimiser la dimension psychanalytique de l’incapacité fondamentale d’aimer chez Flaubert. 2 „C’est l’heure où, seul et pendant que tout dort, je tire le tiroir où sont mes trésors. Je contemple tes pantoufles, le mouchoir, tes cheveux, le portrait, je relis tes lettres, j’en respire l’odeur musquée. Si tu savais ce que je sens maintenant! “ (Flaubert 1973: 280 [À Louise Colet, 6 ou 7 août 1846]). 3 Les tentatives d’attribuer à Flaubert des amours romantiques correspondant aux topoï „premier amour“ (Eulalie, Mme Foucaud) et „grand amour“ (Juliet Heriet) sont touchantes. Les passages cyniques dans les lettres à ses amis, cités par Douchin, vont manifestement à l’encontre de l’idée d’un amour romantique. Ou parlerait-on dans une lettre à un ami de la femme qu’on aime en écrivant qu’on doit se retenir dans l’escalier pour ne pas lui toucher les fesses - pour ne citer qu’un exemple parmi les plus anodins? 4 Au sujet de ce souhait récurrent, cette fois non pas comme imitation d’Origène, mais en référence au Louis Lambert de Balzac (cf. Robert 1972: 295). 5 Il est intéressant de remarquer que la littérature est pour Flaubert une „berceuse“ et qu’il se berce de ses phrases (Flaubert 1980: 111 [À Louise Colet, 19 juin 1852]): cf. aussi le bercement ...: „de la musique plutôt! Tournons au rythme, balançons-nous dans les périodes“ (ibid.: 90 [À Louise Colet, 15-16 mai 1852]). 6 Bernheimer se réfère à D. W. Winnicott, „Transitional Objects and Transitional Phenomena“, in: id., Playing and Reality, London, Tavistock, 1974, 1-34. L’opinion selon laquelle Flaubert aurait été homosexuel est couramment répandue (cf. Starkie 1967: 150 et 369s.). Harry Redman jr. défend résolument l’affirmation de Flaubert, notée par les Goncourt, comme quoi il n’aurait jamais copulé avec une femme selon l’acception populaire du terme, et soutient qu’Alfred Le Poittevin aurait été le grand amour de Flaubert: Le côté homosexuel de Flaubert, Paris, À l’Écart, 1991. 7 Et sur le déplacement de l’orgasme vers l’acte d’écrire: Lucette Czyba, „Écriture, corps et sexualité chez Gustave Flaubert“, in: Jean Guillaumin (ed.), Corps Création entre Lettres et Psychanalyse, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1980, 93-104, ici 97.