eJournals lendemains 47/188

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0045
0513
2024
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La Seine de l’écriture et les scènes de l’écriture sur rien et n’importe quoi (Flaubert, Doderer)

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2024
Rudolf Helmstetter
ldm471880056
56 DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 Dossier Rudolf Helmstetter La Seine de l’écriture et les scènes de l’écriture sur rien et n’importe quoi (Flaubert, Doderer) On ne peut pas dire „La Seine de l’écriture“, personne ne comprendrait ce que l’on dit, il faut l’écrire, il faut le lire. Tout au plus pourrait-on dire Le bateau ivre navigue sur la Seine d’écriture. Voilà. Ce texte est celui (sous forme écrite) que j’ai dit de vive voix lors du colloque sur Flaubert et la scène de l’écriture, la communication que j’ai faite à Paris (en mai 2022). Ma ‚présentation orale‘ étant donc soutenue par l’écriture électronique ‚Power Point‘, elle était déjà, dans une certaine mesure, une scène de l’écriture. Le point de départ et le cœur de ma contribution est une seule phrase - une définition de l’écriture énoncée par Heimito von Doderer dans une conférence qu’il a donnée à Paris en 1958. Est-ce que cela, la scène de cette conférence, suffit pour parler de la Seine de l’écriture? On ne peut parler de la Seine de l’écriture, c’est impossible, il faut l’écrire, il faut la lire, on ne peut pas entendre la différence entre Seine et scène. Et puis: quelle Seine? La Seine de Paris ou la Seine de Rouen? Les deux s’écrivent de la même manière, mais ce n’est pas la même chose (selon Heraclite, mais également sans ce dernier). Les mots, les noms, les paroles - est-ce qu’ils ont la haine de l’écriture? On a parfois l’impression qu’ils s’en moquent ou qu’ils s’en amusent. La Seine de l’écriture - un jeu de mots (un ordinaire calembour), cela suffit-il à (faire) une scène pour qu’une scène soit faite? (Qui ou quoi fait une telle scène? ) Si le langage est un théâtre qu’on ne peut pas quitter (sans quitter tout le reste), il faut (faire) une (autre) scène pour voir, percevoir, regarder, peut-être connaitre la (première) scène, et ainsi le théâtre (la maison et l’institution); 1 ou: que le théâtre de l’écriture se fasse sentir. Il s’agira d’une scène double. Voici encore les mots et les paroles mêmes (à condition qu’ils soient écrits), les scriptions, les inscriptions, les suscriptions, les affiches, les hiérographies des homophonies - qui constituent ce type et cet espace de ‚scène‘. Il est établi que „jamais un coup de dés n’abolira le hasard“. Mais aussitôt il semble qu’un calembour arborera toujours le hasard (ou l’arbitraire, l’arbre de l’arbitraire qui pousse vers le ciel). Il va sans dire que les conférences données par quiconque sont le plus souvent pré-parées, pré-parlées pour ainsi dire. Pour avoir quelque chose à donner, il faut qu’on se prépare, qu’on pré-parle. Il y a une scène de l’écriture (du ‚faire‘ d’un texte) qui précède la scène de la tenue ou de la présentation d’une conférence. On écrit ce qu’on va dire (et plus ou moins ce qu’on veut dire); après coup, on écrit plus ou moins ce que l’on a dit. Il s’agit d’une scène de l’écriture particulière. On se dresse, on s’adresse - avec ou sans manchettes. Flaubert notait à propos de l’auteur de la définition proverbiale de ‚style‘: „Buffon: ‚mettait des manchettes pour écrire.‘“ 2 C’est DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 57 Dossier une subtile réfutation de la définition buffonienne (qui signifie que Le style c’est l’homme même) - Flaubert fait apparaitre Buffon comme un bouffon, et l’écriture comme una buffonata. L’homme est incapable d’être ‚lui-même‘ sans les manchettes qu’il met pour écrire. Pour Flaubert, le style est „une manière de penser“, „une manière absolue de voir les choses“ (Flaubert 1980: 31 [À Louise Colet, 16 janvier 1852]). Mais il y a un abîme entre la pensée et la vision (des choses) et l’écriture (des mots, des paroles). Cet abîme est meublé par la grammaire et il apparaît louche à quiconque s’en aperçoit. Il incite à lorgner sur l’adresse, sur les inconnus et inconnues de la scène. „Le style c’est l’homme, mais aussi la femme“ (Heine 1982: 175). Peu importe s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, il y a un public: „Il y a toujours, dans la littérature, ceci de louche: la considération d’un public. Donc une réserve toujours de la pensée, une arrière-pensée où gît tout le charlatanisme. Donc tout produit littéraire est un produit impur“ (Valéry 2006: 581). 3 C’est peut-être à cause de cette ‚impureté‘ que Flaubert considérait l’art de l’imprimerie comme „une des plus sales inventions humaines“ (Flaubert 1991: 5 [À G. Feydeau, 11 janvier 1859]). Nous devons faire la distinction entre la scène de l’écriture et des scènes de la publication. Mais le „charlatanisme“ (Valéry) n’est qu’une expression aiguë et pittoresque de ce qu’on pourrait aussi appeler, avec Derrida, „la socialité de l’écriture comme drame“. 4 Bien sûr, „il ne suffit pas de rappeler qu’on écrit toujours pour quelqu’un“ (ibid.), même si on ne sait pas pour qui on écrit (la „troisième“ des blagues est, selon Freud, une figure de ce „pour“). En posant la question „pour ***“, on n’oublie pas que l’écriture est orienté et se dirige vers ***-, même si la direction ou l’orientation est incertaine, l’écrire se porte sur (une adresse), il se dresse et s’adresse. „Le style c’est l’homme […] à qui l’on s’adresse“ (Lacan 1966: 9), c’est la précision de la définition que Lacan donne de Buffon. Il y a toujours un style, mais ce n’est pas toujours „une manière de penser“, „une manière absolue de voir les choses“ et une passion comme chez Flaubert. I. Il faut du temps pour remarquer la Seine (de Paris ou de Rouen) ‚dans‘ la scène (et vice versa), la lecture doit commencer à entendre - ou plutôt, les oreilles doivent se disposer à lire (et ainsi prendre contact avec l’écriture subliminale et omniprésente dans les mots et les choses). Sans détours, encore une fois: prenant contact avec l’écriture (subliminale et omniprésente) dans les paroles et les choses - cela éveille le soupçon qu’il y a une scène de l’écriture permanente et ubiquitaire, que la scène de l’écriture est toujours et partout, mais pas toujours et partout ostensible et observable. La littérature (au sens aigu du terme) est peut-être l’entreprise de sentir et de saisir cette scène, de la mettre en scène, de trouver et d’inventer des scènes qui font sentir et saisir cette scène initiale et originelle. Être dans le langage ou plutôt être alphabétisé/ alphabêtisé implique qu’il y a une scène d’écriture universelle. En tant qu’être parlant et alphabétonné, on se trouve 58 DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 Dossier toujours et partout dans cette scène, comme part et partie, mais personne n’est toujours et partout conscient de cette scène, pour ce faire il faut devenir spectateur et observateur. Il faut une lecture qui tende l’oreille, qui écoute avec les yeux, qui sente et perçoive des lettres, qui remarque comment les lettres se font sentir ‚dans’ les paroles; qui remarque que les lettres font quelque chose (et qu’elles font des choses, des colères et des pitreries) dans ou avec les mots, et que les paroles (certaines ou toutes) font les choses. Remarquer ou se souvenir de la Seine de la scène (de l’écriture) est une instance de la matérialité des mots (écrits, littéraux) et de leur nature amphibie par rapport à la lettre. La verbalité, la littéralité (ou plutôt lettre-alité, lettr’oralité), c’est une matérialité particulière (on ne peut pas la toucher et la prendre en main, aucune res extensa). Tâter de telles instances de la matérialité littérale est à l’origine de l’écriture littéraire, des moments d’initiation à la littérature (au sens aigu du terme). Le travail ou le jeu avec cette matérialité du langage - ou plutôt une expérience de sa matérialité, de la verbalité et de la figuralité, des mots et de la grammaire - est un critère de l’écriture littéraire, qui n’est simplement qu’un double de l’écriture commune - l’expérience qu’on n’écrit pas comme on parle et ce que l’on dit. La condition verbale (Valéry) a plusieurs visages et plusieurs voix, elle dépend de l’endroit où l’on se trouve (dans quel théâtre ‚national‘, provincial, tribal, sociolectal, dialectal…), elle dépend du lieu où l’on parle et de l’auditoire auquel on s’adresse (toujours avec les possibilités de l’apostrophé). Une telle instance est l’occasion de s’émerveiller du langage, un moment d’étonnement „qu’il y a langage“ (selon les mots de Giorgio Agamben qui écrit que cet étonnement est le motif central et le moteur de sa pensée). S’étonner de cela n’est pas une affaire simple quand on se trouve dans le langage. Être dans le langage, c’est la scène de l’écriture, incessante et sans limites, persistante, ubiquitaire; on ne peut pas y échapper, on ne peut que l’oublier, le négliger, l’ignorer. II. Paris est peut-être trop proche de la Seine pour penser la Seine de l’écriture. Mais il y a d’autres lieux (Rouen par exemple). Toute écriture a une place dans l’espace, un lieu (où elle se trouve et où elle a lieu), et c’est le lieu qui détermine le choix du registre, l’idiome, le plan stylistique… - c’est ce que montrent les calembours. Mais pas seulement les calembours. Nous espérons que nos expositions ne sonnent pas trop édifiantes, elles doivent préparer et expliquer la scène de la définition de l’écriture que Doderer a donnée lors de sa conférence à Paris en 1958; c’est une définition performative, ou alors il y a une dimension performative de cette définition qui ne doit pas être ignorée ou négligée. Dans un colloque sur Flaubert, on pourrait s’attendre à une contribution sur Fontane, son contemporain. Pourquoi Doderer? Heimito von Doderer, qui est-ce? Cet DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 59 Dossier écrivain, qui vécut de 1896 à 1966, auteur de nombreux romans, est un grand inconnu de la scène, pas plus inconnu du côté de la Seine qu’en Allemagne 5 , un écrivain autrichien mais très français, non pas un contemporain de Flaubert, mais un confrère postérieur, un confrère de problème pour ainsi dire. Il n’est pas nécessaire de ‚connaître‘ le nom de Doderer, son œuvre et sa réputation littéraire pour un colloque concernant Flaubert et la scène de l’écriture. Pour commencer, il suffit d’une seule phrase, qui vient de Paris et qui est liée à la Seine (et à la scène de l’écriture), une phrase qui donne une définition de l’écriture: „Écrire c’est la révélation de la grammaire par un souvenir en choc“. Quand nous parlons de cette phrase, nous la répétons, nous re-portons, nous retournons à Paris (la Cité citée). Cette phrase, une formule, se trouve dans le texte „Fondements et fonction du roman, partie II: conférence pour La Société des Etudes Germaniques à Paris le 22 mars 1958“, imprimé par la suite, un peu plus tard, puis ubiquitaire, du moins non lié au lieu primaire (et à la scène du début), marqué par le paratexte et dans le texte même. 6 Et comme pour marquer ce lien, Doderer présentait sa définition en français, dans une conférence tenue en allemand: „[…] Écrire c’est la révélation de la grammaire par un souvenir en choc.“ Et il ajoute (en allemand): „So formulierte ich es einmal in der Jugend, gerade hier zu Paris, in einem winzigen Hotel beim Bahnhof Montparnasse, in der rue d’Odessa.“ 7 Doderer formulait sa définition en deux idiomes, elle existe en deux langues, elle vit comme une alternance entre deux langues. Doderer ne se contente pas de donner la définition, il la présente et la raconte, il met en scène la définition et la présentation (sous forme de recollection et d’autocitation). Ainsi la traduction, le changement linguistique, apparait comme un moyen dramaturgique, un moyen de mise en scène. Cette scène se déroule avec et entre deux langues. Il faut l’avoir devant les yeux et les oreilles: „‚Écrire c’est …‘ so formulierte ich einmal“. Pour un instant - et ce moment est peut-être le ‚centre‘ de sa conférence - Doderer, l’hôte germanophone, l’auteur autrichien, parle français, une langue étrangère (pour lui) et la langue du pays, dans une conférence donnée en allemand pour un auditoire français - double date et double ‚scène‘, double lieu, double langue, mettant en scène la langue-plus-qu’une. C’est un hommage à la langue de l’auditoire (des hôtes), à la langue étrangère - et à la langue comme plus-que-une. Il y a un grain de théâtralité dans ce changement de registre (ce n’est pas seulement de la politesse) - Voilà, je parle français, votre langue, la langue de votre pays, et quelquefois je pense en français … je ne suis pas si autrichien ou allemand qu’il n’y paraît …. Et c’est aussi un moment pour lire soi-même (à haute voix), à la fois pour marquer et réunir les deux temps, configurer jadis et maintenant-aujourd’hui (il recite ce qu’il formulait „autrefois“). Plus que théâtralité et autocitation, la mise en scène de la phrase citée est un geste (dans le sens d’Agamben) et elle effectue ce que fait le geste: „Le geste consiste à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel. Du coup, l’être-dans-un-milieu de l’homme devient apparent“ (Agamben 2002a: 65, mes italiques). 60 DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 Dossier Il faut une autre scène pour voir et montrer la scène, il faut une autre langue pour voir/ écouter/ sentir le langage-dans-lequel-on-se-trouve. Peut-être le gueuloir de Flaubert est également un tel dispositif pour voir/ écouter/ sentir le langage, mais aussi son entreprise de collecte d’idées reçues et d’exposition et de mise en scène dans un ‚dictionnaire‘. III. Dans ce qui suit, j’essaye d’esquisser brièvement quelques implications et conséquences de cette définition de l’écriture, mais aussi quelques relations et affinités entre Doderer et Flaubert. Si „écrire, c’est la révélation de la grammaire“, qu’est-ce que cela est censé signifier, au juste? 8 Que Doderer entend-il par „grammaire“? 9 Le concept de ‚grammaire‘ qui est courant aujourd’hui est trop simple et équivoque. Roland Barthes a rappelé l’acception ‚ancienne‘ et littérale de grammatica comme l’art [technè] d’écrire. Jusqu’au XIIème siècle, Grammatica comprend la grammaire et la poésie, elle traite à la fois de la ‚précision‘ et de l’‚imagination‘ […]. C’est une science fondamentale, liée à une ethica (partie de la sagesse humaine, énoncée dans les textes, en dehors de la théologie: ‚science de bien parler et de bien écrire‘, ‚le berceau de toute philosophie‘, ‚la première nourrice de toute étude littéraire‘. (Barthes 1970: 188 10 ) Mais appliqué à la formule dodererienne - n’est-ce pas trivial ou circulaire: grammaire = l’art d’écrire, l’écriture est alors fondée sur l’art d’écrire, s’y réfère et en dépend? Bien sûr, il faut de l’écriture pour ‚voir‘, percevoir, reconnaitre la grammaire, mais celle-ci ‚fonde‘ ou conditionne, règle et régule l’écriture, les paroles écrites…? Peut-être la „révélation“ - dans la formule dodererienne, dans l’esprit de Doderer - n’est-elle qu’un autre nom (un nom voilé) pour s’apercevoir de quelque chose qui est en réalité évident - rien d’autre que la lecture et la critique, mais liée à une pratique de l’écriture particulière. Peut-être est-ce plus évident, bien que sans caractère de révélation, dans une phrase de Lacan: „La grammaire est ce qui ne se révèle du langage qu’à l’écrit“ (Lacan 1975: 44); chez Derrida (dans son commentaire sur „Edmond Jabès et la question du livre“) on lit: „La non-question dont nous parlons, c’est la certitude inentamée que l’être est une Grammaire; et le monde de part en part un cryptogramme à constituer ou à reconstituer par inscription ou déchiffrement poétiques“ (Derrida 1967b: 114). En bref, écrire c’est lire. Cela signifie que l’écriture, qu’une activité d’écrire, est nécessaire pour révéler la grammaire (pour que la grammaire se révèle) - cela est la condition-de-possibilité d’écrire, mais en même temps cela montre que l’acte d’écrire travaille ou joue avec d’autres voiles. La circularité doit être décryptée. Écrire semble être une danse des voiles, mais en perdant son temps, en faisant des démarches, en s’efforçant de révéler (dévoiler) la grammaire, c’est aussi une entreprise épistémologique et éthique. L’emploi de ‚grammaire‘ chez Doderer comporte encore une autre dimension, puisqu’il se réfère également au texte-de-vie (à la vie comme texte ou au texte vécu) DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 61 Dossier et à la mémoire. Cette référence décrypte la circularité de la définition (écrire comme révélation de l’art d’écrire ou d’écrire comme art). Doderer n’élucide pas explicitement ce qu’il entend par „grammaire“ (c’est une part et une partie de la scène), 11 mais par des „souvenirs en choc“, ce concept („grammaire“) relie le langage et la vie et met en relation parler/ écrire et vivre: vivre, c’est une écriture prétendument sans ‚art‘; on vit - avant et peut-être aussi après la révélation de la grammaire - sans avoir conscience de la grammaire (des règles, des formes, des structures) à laquelle on obéit (qu’on suit, qu’on emploie) - ou sans savoir qu’on obéit à un corps de ‚règles‘, qu’on les suit, qu’on les emploie. Dans l’un des romans de Doderer, un personnage pose une question frappante, illustrée par la notion de ‚grammaire‘: „‚Pourriez-vous imaginer la grammaire comme une science de l’expérience? ‘“ / „‚Können Sie sich Grammatik als Erfahrungswissenschaft vorstellen? ‘“ (Doderer 1951: 127, trad. R. H.). On trouve des idées comparables parmi les auteurs du Romantisme allemand: la ‚grammaire‘ comme science élémentaire supérieure („höchste Elementarwissenschaft“, cf. Stockhammer 2014: 147), mais la connaissance de cette ‚tradition‘ ou de ce courant de pensée n’est pas essentiel pour l’acception et l’emploi de la notion de ‚grammaire’ chez Doderer. Il suffit de considérer que la révélation implique deux états, deux phases (avant/ après), et deux plans ou niveaux de grammaire (inconscient, pré-raisonné / conscient, ‚révélé‘) - pourtant, il n’est pas dit que la révélation opére et persiste une fois pour toutes, elle est toujours conditionnée par un „souvenir en choc“, et de tels souvenirs - comme la mémoire involontaire - ne sont pas disponibles. Bien sûr, on ne peut pas obéir à des règles sans connaissance - si on ne connait pas les règles, comment peut-on leur obéir? -, mais il y a différents modes de connaissance et de savoir - et ensuite d’application. La „révélation de la grammaire“ signifie à mon avis une illumination ou un dévoilement de l’ensemble des règles, ainsi que des automatismes et des forces gravitationnelles, des vertus et des portées, et de ce qui ‚va sans dire‘, mais aussi des possibilités latentes et non encore vues; c’est un état passager ultérieur de prise de conscience a posteriori de la grammaire. C’est par conséquent un moment d’étonnement, ou tout au moins une occasion de s’étonner. La révélation de la grammaire, conditionnée par un „souvenir en choc“, implique ce que Doderer appelle „l’état narratif“, un état de distance par rapport à la vie vécue, une relation déconcertée, dépaysée, puis une autre scène, un autre théâtre que le théâtre de la vie: „il faut que tout (le temps vécu) soit mort et oublié … afin d’être régénéré à un nouveau plan, à un autre niveau - le langage … - voilà les conditions du raconteur“ (Doderer 1970: 159, trad. R. H.). Pour que cet état narratif ou état-deraconteur puisse avoir lieu, il faut une révélation de la grammaire, mais cela n’est qu’un évènement, un moment qui passe, qui ne dure qu’un temps, une illumination qui ne fait pas long feu. (Doderer ne considère pas l’écrivain comme maître de la révélation, mais plutôt comme un disciple et un initié.) 62 DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 Dossier C’est à la suite d’un souvenir en choc que la grammaire se révèle et que l’état narratif survient: le Souvenir-en-choc implique et présuppose une lecture ponctuelle (et ponctuante) de ce texte-de-vie (du vécu) - l’expérience, l’interprétation et l’exploitation de telles lectures est un fondement de l’écriture (du romancier, du narrateur), de la littérature au sens aigu, de ce que l’on peut appeller la littérature langagée. L’état narratif n’est pas un concept flaubertien, mais il invite à établir des parallèles. Doderer écrit: „[…] une fois cet état atteint, tout ce que l’on pense et écrit devient complètement indifférent et équivalent“. 12 C’est une façon de dire n’importe quoi (ce qu’on écrit), et ce n’est pas si loin de l’idée de Flaubert du livre „sur rien“ et de sa passion pour celui-ci. Doderer se fascinait de la même façon pour le „roman total“ et „universel“, qui porte sur tout, et donc pas seulement sur rien. Mais que signifie sur rien? Pour Doderer, écrire sur rien ou n’importe quoi est la condition du ‚roman total‘, qui porte à la fois ‚sur‘ tout, qui embrasse et englobe tout. Tout dans tout, mais pas („sur“) une chose quelconque. Sur rien - ou plutôt pas sur quelque chose en particulier - est un principe, la suspension d’un „thème“ de toute nature, en toute espèce -: „Le romancier ne doit pas accepter un ‚thème‘“ (Doderer 1964: 38). Considérer comme la clé du roman idéal le fait de ne s’occuper passionnément de rien, de ne pas se préoccuper de quelque chose comme un ‚thème‘, un ‚contenu‘, cela signifie de ne jamais oublier le medium ou négliger la médialité qui constitue la scène de tout et de rien: le langage. Une remarque de Doderer, tirée d’une transcription d’un entretien oral, est très révélatrice à cet égard: „On ne me prouvera pas que j’ai dit quelque chose … Je n’ai rien dit du tout. J’ai utilisé les mots comme le sculpteur utilise la terre ou le peintre utilise les couleurs“ 13 . Le passage, „Je n’ai rien dit du tout“, marque une affinité avec la passion flaubertienne pour le „sur rien“. Loin d’être un ‚nihilisme‘, un tel rienisme est une figure de la passion des mots et des paroles, de ce que Flaubert appelle le „style“. Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible [ …] (Flaubert 1980: 31 [À Louise Colet, 16 janvier 1852]). „Sur rien“ est loin d’être pour rien. Il ne s’agit pas de privilégier „rien“ sur „quelque chose“ ou sur „toutes (les choses)“, mais plutôt de différencier „sur“, de suspendre la relation entre les mots et les choses, de déconstruire la référence des paroles aux ‚objets‘, aux sujets, aux ‚thèmes‘ - et aux êtres parlants. Un autre ‚rieniste‘, pour ainsi dire, le plus récent, est Giorgio Agamben: „À proprement parler, il [sc. le geste] n’a rien à dire, parce que ce qu’il montre, c’est l’être dans-le-langage de l’homme comme pure médialité“ (Agamben 2002a: 71). Dans quelle mesure le ‚rienisme‘ et l’obsession du ‚style‘ correspondent-ils à l’affrontement à l’être dans-le-langage de l’homme? Il semble que plus nous nous confrontons au langage - à l’être dans-le-langage -, moins nous pouvons éviter de nous en étonner; DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 63 Dossier afin d’avoir vraiment lieu, cet étonnement doit se substituer aux ‚sujets‘, aux thèmes, au ‚contenu‘. ‚Sur rien‘ ou ‚sur n’importe quoi‘ n’est cependant pas une recherche du temps perdu ou le temps retrouvé. Doderer cite Proust dans sa conférence, sa „mémoire involontaire“, mais son concept est très différent, il ne se réfère pas au „temps retrouvé“ - c’est un autre temps que l’on ‚trouve‘ sur ce chemin, par des révélations de la grammaire qui atteignent aussi un autre sujet de souvenir et un autre niveau de langage. On peut dire que, selon Doderer, l’écrivain - en tant qu’indigène de la scène d’écriture - est inspiré et obsédé par la tâche de se détacher (de ‚tout‘, de tout ‚contenu‘). Dans les journaux de Doderer, on trouve la formule „Ablösung vom Substrat“ (comme programme ou postulat): abandon du substrat, détachement des ‚matériaux‘. Il pense avant tout aux ‚matériaux‘ autobiographiques, à la vie vécue comme ‚substrat‘, dont l’analyse (en tant que ‚révélation de la grammaire‘) implique l’examen du rôle et de l’efficacité des mots et des paroles comme medium de ce que l’on pense et de ce que l’on dit (en face et dans le dos du sujet) - en reprenant un terme flaubertien: les idées reçues. Une telle littérature langagée, qui dégage le langage comme matérialité, pour le mettre à nu ou le mettre en scène, n’est ni engagée (dans le sens sartrien) ni absolue ou ‚autosuffisante‘. La littérature langagée est engagée dans la recherche et l’examen de la matérialité et de l’efficacité du langage, elle s’étonne de ce qu’il fait aux choses, à la pensée et aux êtres-parlants, de la „réalité“ comme ordre de ce qui est généralement pensé et dit. Est-il raisonnable de situer Flaubert et Doderer dans le cadre de ce que Roberto Calasso (parmi d’autres) a qualifié de „Littérature absolue“ (Calasso 2003: 153sq.)? Certes, mais avec des réserves. Pour des partisans d’une littérature langagée, il n’y a pas d’„absolu“, il s’agit plutôt d’une littérature en train de s’absoudre, une littérature irrésolue, toujours en processus d’absolution, de déliaison, de libération; et ce n’est pas une entreprise d’ordre ‚esthétique‘. Si Calasso insiste justement sur la dimension cognitive de la littérature absolue (il parle d’un „sceau gnoséologique“ chez Proust), il nous semble qu’il associe trop cette dimension à la beauté et à la connaissance des „lois mysterieuses“ de la beauté. Quand il cite Proust (à partir d’un fragment), „les lois mysterieuses“ se réfèrent à la beauté, à la joie et au goût de la beauté. La littérature langagée étudie également „les lois mysterieuses“ du langage, qui ne révèlent pas toujours la beauté. Une de ces ‚lois‘ est, selon les mots de Novalis que Calasso cite: „[c’est] la spécificité [ou: le génie] du langage: qu’il ne se soucie que pour lui-même [ou s’occupe seulement de lui-même]“. 14 Novalis parle aussi de „l’efficacité / de la vertu du langage“ - ce qui est surtout intéressant pour la littérature langagée. Cette spécificité et cette efficacité du langage déchaînent l’activité, créent et impliquent de l’efficacité sur, dans, parmi et entre les êtres parlants. Il s’agit de l’une des dimensions (pas la seule) que le roman explore dans l’état narratif: les effets, les répercussions, les réverbérations du langage qui ne s’occupe que de luimême. Doderer écrit dans plusieurs textes qu’il faut „se réveiller au langage“ et que 64 DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 Dossier le meilleur effet de la littérature est d’éveiller les lecteurs et lectrices au langage (à leur propre langage). Ce que Doderer appelle „l’état narratif“ n’est pas seulement un fondement (le „vivier“) pour le roman et par conséquent un fondement pour le romancier, mais aussi l’assise d’existence de l’écrivain (qui n’est pas seulement raconteur et romancier), un fondement pour un mode-de-vivre qui implique plus et autre chose que la production de romans. Le contexte cité dans lequel Doderer se réfère à l’état narratif - „Fondements et fonction du roman“ (sa conférence parisienne) - laisse place à un malentendu, mais il s’agit plutôt d’une des conditions générales de la scène de l’écriture de la littérature langagée. Le Journal („Commentarii“, „Tangentes“) et le Repertorium. Un manuel pour comprendre les choses élevées et modestes de la vie… (comparable au Dictionnaire de Flaubert) sont d’autres formes, modes et pratiques de l’écriture au-delà du roman. Une différence décisive réside dans l’absence d’adresse: ces espèces d’ecriture n’ont pas de public, ne s’adressent pas à des lecteurs. Tandis que les romans de Doderer sont destinés à tout le monde (à tous ceux qui peuvent et veulent lire) - d’où leur polyphonie -, le journal ne s’adresse à personne, du moins est-ce le ‚programme‘, la règle du jeu, le ‚postulat‘, voire même l’éthique du journal: „Il faut écrire comme si on était seul dans l’univers” (Doderer 1964: 5). Dans l’avant-propos („Vornotiz“, pré-note) du „journal d’un écrivain“ („Tangentes“), Doderer décrit que pendant les années où ce livre a été élaboré, il n’était pas possible d’en envisager la publication, d’écrire pour la publication. 15 La scène de l’écriture en tant que telle est une scène entièrement différente de la scène de l’écriture-pour-la-publication - il s’agit là d’une différence souvent négligée (par exemple par Roland Barthes dans sa Préparation du roman) et qui n’est pas pensée explicitement et systématiquement, du moins dans les discussions sur la scène de l’écriture. 16 En se détachant de l’orientation vers un public possible ou en mettant entre parenthèses les lecteurs, la publication et le public, la littérature langagée reconnaît l’orientation vers l’Autre et les frictions de l’‚intersubjectivité‘ inhérentes aux problèmes du ‚style‘ (pour qui est-ce qu’on ‚mettait des manchettes‘? ). Mettre entre parenthèses l’intersubjectivité en rejetant l’idée d’un public ciblé ne signifie pas vouloir donner carte blanche et faire le beau jeu de la ‚subjectivité‘, mais plutôt de mettre entre parenthèses et de mettre en retrait le sujet, de suspendre et de se détacher de soi-même (et du langage dont on a fait usage). La première inscription dans le Journal d’un écrivain est la suivante: „Survivre à soi-même: c’est le mystère et le but ultérieur“ (4 janvier 1940), et deux jours plus tard: „Survivre au langage dans lequel on se trouvait en vertu du langage imparti: c’est l’histoire-de-vie d’un écrivain.“ 17 La confrontation avec le langage ‚premier‘, la rédemption du ‚substrat‘ de toute nature jusqu’à la déliquescence, la déconstruction et le démontage de son propre personnage, tout cela génère une autre subjectivité. Pour illustrer encore un parallèle avec Flaubert et son idéal d’„un livre sur rien […] qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air“, DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 65 Dossier voici une note tirée du Repertorium: „Écrire: se maintenir suspendu au-dessus de l’abime, tenu seulement par (la force de) la grammaire“. 18 On touche ici à quelque chose qui est en grande partie négligé dans les réflexions sur les ‚matérialités‘ de la littérature - l’efficacité des idées directrices, des obligations, des exigences (et ce que Barthes appelle les „missions“), le travail du sujet écrivant en tant qu’être-parlant et alphabétisé (de même qu’alphabêtisé), la confrontation au langage comme drame (tragédie ou comédie). Dans un certain sens, tout cela relève de la „préparation du roman“. Dans les romans de Doderer, il y a de nombreuses scènes de l’écriture, des scènes où le roman présente des personnages dans des scènes d’écriture (avec des causes, des raisons, des motivations et des fins très différentes), dont la plupart sont non-littéraires. Mais à la place d’une série d’exemples où le roman apparaît comme une présentation ou une mise en scène des scènes de l’écriture, nous voudrions terminer par plus qu’une scène, plutôt une particularité que l’on pourrait qualifier de ‚gag‘ (selon Agamben), le trait caractéristique d’un personnage (Eulenfeld) dont la façon de parler échappe à l’écriture (au système de lettres et aux signes de ponctuation) - car il n’y a pas de ‚signe de grognement‘: „S’il y avait parmi les caractères de notre écriture un grand signe de grognement [Grunz-Zeichen], il faudrait […] le mettre presque à chaque fois après les discours [laïus] du capitaine de cavalerie (Rittmeister)“. Et parfois, le narrateur passe à l’acte et ajoute entre parenthèses, à la fin d’un des discours d’Eulenfeld, „moyen signe de grognement“ (Doderer 1951: 754) ou, plus tard, „petit signe de grognement“ (ibid.: 902), ou encore renonce à toute autre réponse verbale (ibid.: 834). 19 . Ce signe de grognement - on vient de voir qu’il y en a des petits, des moyens, des grands - représente l’une des limites de l’écriture (il y a des points d’interrogation, d’exclamation, mais pas de signes de grognement). À travers les grognements d’Eulenfeld, le roman met en scène ce qui se trouve dans la ‚voix‘ ou dans quelque chose dans la voix qui échappe à l’écriture, une lacune, un espace vide dans la police de caractères, quelque chose qui échappe aux lettres de l’alphabet et aux signes de ponctuation. Le signe de grognement, qui n’existe pas, met en scène le hiatus, la déconnexion entre la langue parlée et la langue écrite; il suggère que l’écriture ne peut pas tout écrire de manière complète (ce que les êtres-parlants disent), qu’il y a plus ‚dans‘ les langues et qu’on peut écrire (seulement) le ‚logos‘ et rien d’autre. Il est drôle, ce signe de grognement, mais aussi une belle occasion de s’étonner du langage, même pour un experimentum linguae, une expérience avec le langage. Une scène qui montre qu’il y a davantage dans la voix que des paroles, des mots, des lettres qui expriment et manifestent ce que nous voulons dire, et qui font naitre le sens et la valeur de ce que nous disons. Cela concerne la relation entre phonè et logos, la parole et l’écriture, et la conception la plus ancienne du langage qui se trouve dans la voix (vox articulata, phone enarthros, phone engrammatos): „voix 66 DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 Dossier qu’on peut écrire, qu’on peut comprendre et saisir par des lettres“. 20 Grogner ne signifie pas, ne se réfère pas au logos, il jette un regard sur les masques et les coulisses de l’écriture. On est tenté de répondre et de terminer avec le même Eulenfeld - le „Rittmeister“ (capitaine de cavalerie), qui est parfois apostrophé dans le roman comme „Zerrüttmeister“ (maitre de l’altération ou de l’ébranlement) et qui préfigure ainsi toujours un calembour. On ne peut guère traduire un calembour, on ne peut pas toujours lire les langues, tout dépend des caractères. Eulenfeld peut faire davantage que grogner: „… Ώ πρός δεών. (Oh, bei den Göttern! )“. Les caractères grecs et les mots allemands entre parenthèses signifient Pardieu ou Par des dieux. 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[…] 2) … connait au cours de l’histoire un constant élargissement de sens: la décoration, puis l’aire de jeu, puis le lieu de l’action, le segment temporel dans l’acte et enfin le sens métaphorique d’événement brutal et spectaculaire (‚faire une scène à quelqu’un‘)“ (Pavis 1996: 314). 2 Flaubert 1999: 494. Cf.: „Niaiserie des critiques littéraires qui cherchent l’homme dans l’œuvre […]“. Le „principe fondamental de l’écriture“ selon Valéry, c’est „le charlatanisme, le masque, le faux psychologisme, le voulu, l’homme devant le public. […] c’est l’effort pour se déguiser qu’il faut chercher. Toute caractéristique très apparente d’un auteur […] est souvent seulement sa préoccupation scénique, le rôle qu’il veut jouer […]“ (Valéry 1957: 464). 3 Valéry écrit à plusieurs reprises à propos du „lecteur inconnu“: „Littérateur est celui qui agit intérieurement en vue d’un lecteur inconnu de lui et dont il n’est point connu“ (Valéry 1943: 156). 4 „[…] Le sujet de l’écriture est un système de rapports entre les couches: du bloc magique, du psychique, de la société, du monde. A l’intérieur de cette scène, la simplicité ponctuelle du sujet classique est introuvable. Pour décrire cette structure, il ne suffit pas de rappeler qu’on écrit toujours pour quelqu’un […]. On chercherait en vain dans le ‚public‘ le premier lecteur, c’est-à-dire le premier auteur de l’œuvre. […] La socialité de l’écriture comme drame requiert une toute autre discipline“ (Derrida 1967a: 335). 5 Même si Rüdiger Campe a écrit et publié quelques contributions et malgré plusieurs autres efforts entrepris dernièrement (cf. Geulen et al. 2016); et depuis Wetters 2014, Doderer est après tout arrivé et enraciné à Yale, pour ainsi dire. 6 Imprimé sous forme de brochure en 1962 et dans Doderer 1970. 7 „[…] Ainsi le disais-je jadis, du temps de ma jeunesse, justement ici à Paris, dans un hôtel très petit près de la Gare Montparnasse, dans la rue d’Odessa“ („Schreiben ist die Enthüllung der Grammatik durch ein schockartig einsetzendes Erinnern. So formulierte ich es einmal in der Jugend, gerade hier zu Paris, in einem winzigen Hotel beim Bahnhof Montparnasse, in der rue d’Odessa“, Doderer 1970: 158, trad. R. H.). Il semble que la 68 DOI 10.24053/ ldm-2022-0045 Dossier version ‚originale‘ de cette définition était formulée en français, il ne s’agit pas d’une traduction pour la conférence parisienne. 8 Doderer traduit „Enthüllung“, mais la révélation est aussi Entschleierung (dévoilement, lever le voile/ le voilage) et Offenbarung (la manifestation, la découverte) (trad. R. H.). 9 Le fait que la définition soit donnée en deux langues n’implique pas deux grammaires („la grammaire“ au singulier se réfère au langage, pas à une langue particulière). - Dans le dictionnaire ou l’idiome particulier de Doderer, on trouve la distinction entre „Grammatik“ et „Phemistik“, un terme qui désigne la grammaire (ou plutôt les mécanismes) de l’oralité, de l’usage linguistique oral; dans son idiome particulier, il y a aussi les concepts ‚praegrammatisches Stadium“, „Pseudologie“ (ce qui plaide presque entièrement en faveur des idées reçues). 10 Cf. Quintilien, Institutio oratoria 2, 1.4: „grammatice, quam in Latinum transferentes litteraturam uocauerunt“, cf. une traduction anglaise: „Grammatice, which we translate as the science of letters“ (Quintilien 1966: 207). 11 Ici et passim, son emploi de cette notion est particulier et idiosyncratique, il parle de „praegrammatisches Stadium“, un stade avant-grammatical ou préliminaire de la grammaire. 12 „[…] ist der „erzählerische Zustand einmal erreicht, (wird) vollends gleichgültig und gleichwertig - was man dann denkt und schreibt“ (Doderer 1970: 158, trad. R. H., mise en italique par moi, R. H.) 13 „Man wird mir nicht nachweisen können, dass ich etwas gesagt habe … Ich habe gar nichts gesagt. Ich habe die Sprache nur so benützt, wie der Bildhauer den Ton und der Maler die Farbe …“ (Schaffgotsch 1967: 38, trad. R. H.). 14 „… das Eigenthümliche der Sprache, daß sie sich blos um sich selbst bekümmert …“, „die Wirksamkeit der Sprache in mir“ (Novalis 1981: 672-673; trad. R. H.) 15 „Dies ist kein Werk der Kunst. Das Tagebuch […] beruht auf der zum Formprinzip erhobenen Formlosigkeit. Der Mensch, welcher die folgenen Blätter beschrieb [! ], befand sich schon seiner äußeren Lage und dem Drucke der Zeitumstände nach außerhalb der Möglichkeit, auf eine Publikation hin zu schreiben. So entsprach er ohne Verdienst und ohne es zu wissen dem Postulat: Schreibe, als ob du allein im Universum wärest“ (Doderer 1964: 5). 16 Cf., par exemple, les excellents résumés et sommaires programmatiques de Martin Stingelin (Stingelin 2004). 17 „Sich selbst überleben: hier liegt das Geheimnis und das letzte Ziel. … / 6. Jan. „Die Sprache, worin man sich antraf, überleben kraft der verliehenen: das ist die Lebensgeschichte eines Schriftstellers“ (Doderer 1964: 11, trad. R. H.). 18 „Schreiben: Über dem Abgrunde schweben, gehalten nur von der Grammatik“ (Doderer 1969: 209, trad. R. H.). 19 „Gäbe es unter den Charakteren unserer Schrift ein großes Grunz-Zeichen, man müsste es bei einer (bewahre! ) wörtlichen Wiedergabe [...] fast jedes Mal hinter des Rittmeisters Reden setzen“, „[...] (Mittleres Grunz-Zeichen) [...]“; „[...] bei allem Schwein, das sie gehabt (kleines Grunz-Zeichen)“ (Doderer 1951: 640, 754, 902, trad. R. H.). 20 Dans le contexte de ses délibérations sur l’„experimentum linguae“, Agamben pose des questions telles que: „Quelle rélation consiste entre voix et langage, entre phone et logos? Et comment est-ce qu’on peut définir l’homme comme être doué par le langage, si un semblant de la voix n’éxiste pas? “ (Agamben 2002: 83); ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans les détails des réflexions profondes d’Agamben.