eJournals lendemains 47/188

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ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0046
0513
2024
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Faire une scène. Flaubert et la matérialité de l’écriture

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Cornelia Wild
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DOI 10.24053/ ldm-2022-0046 69 Dossier Cornelia Wild Faire une scène. Flaubert et la matérialité de l’écriture C’est dans son écriture que Flaubert a pratiqué des phrases gueulées, extases corporelles, attitudes passionnées et crises hystériques, qui ont fait partie de l’écriture en tant que ‚scène‘. Dans ce qu’il avait désigné comme son „gueuloir“, l’écriture est devenue une mise en scène de l’écrire, un théâtre de l’écriture pour relier l’écriture à la dimension matérielle de l’écrit. Une telle pratique permet de lier les textes aux conditions matérielles auxquelles ils font référence et conduit à tenir compte des objets et des choses dans le sens d’une „esthétique de la matérialité“ (cf. Ortlieb 2015). Il sera ainsi question des possibilités d’élargissement de la notion de texte, de l’œuvre et de l’écriture. En interrogeant le „Travail de Flaubert“ (Genette/ Todorov 1983), on discerne la „Praxis d’écriture“, qui peut être recherchée tant dans le texte que dans les „préparations“ du discours de celui qui a écrit (Barthes 2003: 323; cf. Barthes 2002a; 2002b: 267, 293). Par des pratiques qui permettent de prolonger l’écrit à l’acte d’écrire, la notion de l’œuvre est mise en question par le biais des processus de sa réalisation et des problèmes qui interpellent sur la performativité et la materialité du roman. À travers l’écriture saisie en tant que processus, cet article permettra de mettre en évidence la dimension pratique de l’œuvre, faite de gestes, d’attitudes, d’affects, de désirs et de pratiques, afin de l’interroger sur ses conditions matérielles et ses mises en scène, ainsi que sur la notion d’auteur. 1. Objets manqués, dématerialisation et préparation du roman À première vue, on peut constater que la représentation des choses se caractérise par un manque fondamental: „Dingen in Texten fehlt das Entscheidende: ihre Dinghaftigkeit, ihre Materialität“ (cf. Kimmich 2018: 21). Pour cette raison, la toute première apparition d’un objet dans Madame Bovary, le „grand pupitre“ (Flaubert 2001: 47), porte non seulement sur la représentation de l’objet (au sens réaliste) mais se réfère aussi à l’écriture. Dès le début du roman, la description réaliste met ainsi en scène la pratique du travail d’écriture qui se laisse deviner ‚derrière‘ le texte, pour glisser de l’objet et de l’objectivité du style vers la matière (cf. Duchet 1983: 14). De même, la description de la casquette, ce deuxième objet introduit en tant qu’objet dans la première scène (cf. Hülk 2013: 141), permet de mettre en perspective la question de la matérialité chez Flaubert. La description détaillée de l’objet dès le départ remet en question la possibilité de sa ‚choséité‘: C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le vi- 70 DOI 10.24053/ ldm-2022-0046 Dossier sage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve; la visière brillait (Flaubert 2001: 48). En raison de l’abondance de détails, la description tend vers une dissolution de l’objet, tout en mettant en scène la matérialité non pas de l’objet, mais du texte. En effet, la description réaliste fait apparaître la matérialité des signifiants et permet à l’objet de devenir un simple „cas…“: „Que cherchez-vous? […] — Ma cas… “ (Flaubert 2001: 49), c’est-à-dire un objet coupé de la choséité ou de son référent. On peut voir ici une figure du manque dans le sens où, dans l’abréviation du mot „casquette“ en „cas… “, se réalise la „castration“ de la „casquette“ (Zollinger 2010). Or, cette transposition ambiguë permet aussi de prendre en considération la dimension matérielle, que l’on peut appeler les „arrière-scènes“ (Starobinski 1971: 100), qui dominent tout un passage. Par ces arrière-scènes, il s’agit de la dimension anagrammatique du texte, c’est-à-dire du fait qu’un nom répartit ses éléments phoniques à travers le texte. Chez Flaubert, cette matérialité phonétique, mise en scène d’autant plus dans Madame Bovary par le vacarme, les cris, le brouhaha des voix à l’heure de cours ou encore le bredouillement de syllabes, renvoie à la pratique d’écriture comme matérialité en arrière-plan. Ainsi, à travers la mise en scène des sons, le roman évoque l’écriture par le biais des signifiants disséminés dans le texte, et le ‚gueuloir‘ de Flaubert, sur lequel nous reviendrons plus tard (cf. Fried 2012: 9-29). Chez Flaubert, ce material turn s’oriente donc dans un premier temps vers les processus de dé/ matérialisation des objets, à travers lesquels l’objet manqué fait apparaître/ disparaître la matérialité du texte qui, à son tour, renvoie à l’acte d’écrire comme acte manqué. Dans un deuxième temps, je me réfère à la critique génétique qui, depuis les années 1980, a étudié le travail de Flaubert pour rendre visibles les traces de l’écriture et la dynamique des processus d’écriture dans les avant-textes. En comparant les manuscrits et les esquisses avec la version finale imprimée, la critique génétique de l’écriture flaubertienne a révélé le procédé du „rendre indécidable“ (de Biasi 1980: 89), dans la mesure où Flaubert supprimait les traces matérielles pour les rendre invisibles. À la lecture du texte définitif, il en résulte un effet de dématérialisation qui réduit en même temps progressivement tous les traits de la pratique d’écriture proprement dite. Le travail stylistique devient un „travail de l’écriture“ qui, par dissimulation, efface quasiment toutes les traces matérielles de l’écriture, pourtant inhérentes à la production du texte. Par ce procédé, Flaubert met en place „dispositif discret“ (ibid.: 78) qui finit par s’élaborer comme le principe génétiquement régulateur de l’écriture. Dans ce sens, le second volume de Bouvard et Pécuchet, qui n’existe qu’à l’état d’esquisses et qu’il a pourtant intitulé „La Copie“, fait apparaître son „secret de fabrication“ (Starobinski 1971: 50) par le biais de la procédure elle-même: la copie. À travers le titre „La Copie“, le roman décrit son propre processus, qui consiste à copier DOI 10.24053/ ldm-2022-0046 71 Dossier ou recopier: „Plaisir qu’il y a dans l’acte matériel de recopier“ (Mouchard/ Neefs 1980: 184 [Ms. gg 10, f°67, cento, 124]). Le roman se contente de désigner ce qui le soustend et se clôt sur l’image des deux copistes penchés sur leurs copies pour faire refléter le processus d’écriture lui-même: „Finir sur la vue des deux bonhommes penchés sur leur pupitre, et copiant“ (ibid.: 181 [Ms. gg 10, f°67, r., G.M., 443]). Dans les manuscrits relatifs à Bouvard et Pécuchet, le „grand pupitre“ de Charles Bovary est repris en tant que l’objet qui met en scène le lieu de travail dans lequel se parodie son propre processus. De cette façon, l’avant-texte met en jeu la matérialité du texte à travers les scènes concrètes de la copie et donc ses conditions matérielles mêmes. Face à cette mise en scène de la matérialité avant-textuelle, le material turn chez Flaubert peut être problématisé dans un troisième moment par la dimension ‚préparatoire‘ du texte. Dans La préparation du roman, ses deux derniers cours tenus au Collège de France entre 1978 et 1979, Roland Barthes a repris la notion d’auteur pour mettre en valeur toutes les pratiques nécessaires à l’écriture. La notion d’‚écriture‘ est alors confrontée à toutes les pratiques (quotidiennes), à toutes les ‚préparations‘ qui conduisent à écrire ou empêchent d’écrire: plans journaliers, gestion des perturbations, gestion du vouloir-écrire, horaires d’écriture, mode d’organisation quotidienne des besoins, diététique, organisation de l’espace de travail, règles de vie, régulation des affects, style de vie etc. À travers l’analyse de toutes ces pratiques de vie de celui qui écrit, la préparation de l’œuvre devient „Praxis de l’écriture“ (Barthes 2003: 323sq.), en faisant coïncider le mode de vie et le mode d’écriture (cf. Wild 2008). Il sera donc question des possibilités d’élargissement de la notion d’écriture, d’œuvre et d’auteur par la „pratique du travail d’écrire“ (Barthes 2003: 311) qui permet de prolonger l’écrit à l’acte d’écrire. Ces „Begleitumstände des Schreibens“ (Morgenroth 2014: 155) font du processus interminable du „pré“ de la „préparation“ d’un roman une description des dispositifs pratiques et préventifs quotidiens de l’écriture. Les dispositifs et mesures préparatoires, la phrase et le corps, le roman et la pratique de l’écriture convergent pour devenir la scène du „j’écris“ (cf. Zanetti 2015: 21), scène qui peut aussi bien précéder que pénétrer l’écrit de ses propres conditions préparatoires. La traduction de la notion de „l’écriture“ par „Schreibszene“ (Campe 1991: 764) tient compte du fait que l’écriture implique „die ‚Spuren einer Praktik, der Praktik des Schreibens‘“ (ibid.: 759), dont font partie les „Imperative ihrer Inszenierung“ (ibid.: 764). La traduction allemande de „l’écriture“ par „Schreibszene“ — comme d’ailleurs aussi celle de „lecture“ par „Akt des Lesens“ — souligne l’importance de ce qui est en jeu: ce qui est en jeu, c’est le performatif, le processus et la figuration de l’acte même en tant que „scène“ ou „acte“ (cf. Fischer-Lichte 2000). La traduction surdéterminée de l’écriture par „Schreibszene“ permet de prolonger l’écriture dans les actes, dans sa pratique du style, tout comme le speech act prolonge le langage dans l’acte et dans la parole. Rüdiger Campe a récemment élargi cette notion aux „Szenen des Schreibens“ dans le sens où l’écriture devient la scène que l’écriture peut concevoir d’elle-même („Szenen, die das Schreiben von sich selbst entwerfen kann“, Campe 2022: 31; cf. Gasché 1977: 166). Dans ce sens, je voudrais élargir le champ 72 DOI 10.24053/ ldm-2022-0046 Dossier de recherche aux pratiques préparatoires flaubertiennes en tant que mise en scène de l’écriture, ce qui conduit à la préparation du roman comme théâtre. 2. L’arrière-scène: le corps et l’écriture La transposition de l’„écriture“ à la „scène de l’écriture“ ou à la „pratique de l’écriture“ souligne le caractère performatif et théâtral de la notion d’écriture barthésienne (cf. Roloff 2015; cf. Neumann/ Pross/ Wildgruber 2000; cf. Neumann 2000). Dans cette perspective, le dispositif préparatoire du roman, „sa pratique“, apparaît comme la mise en scène de l’écriture théâtrale. Par la pratique de celui qui écrit, la préparation de l’Œuvre devient „scène de l’écriture“, en ouvrant un espace théâtral à la possibilité d’écrire et au processus de production. Chez Flaubert, le dispositif préparatoire du roman paraît ainsi être la mise en scène de l’écriture et de sa théâtralisation. D’après sa Correspondance, Flaubert travaillait presque sans discontinuer, selon un emploi du temps quotidien sur le mode de l’ascèse monastique, aménageant ainsi sa vie d’ascète à sa table de travail (cf. Dünne 2003). Ses lettres à Louise Colet font état de ses pratiques d’écriture - temps de travail, mise en route, dérangements, désir ou réticence d’écrire, rythme d’écriture -, qui consiste surtout à dresser la liste du nombre de pages écrites, du temps de travail, des lieux de travail, des techniques de copie, de remaniement ainsi que la lecture à haute voix: „Je suis accablé. La cervelle me danse dans le crâne. Je viens, depuis hier dix heures du soir jusqu’à maintenant, de recopier 77 pages de suite qui ne font plus que 53“ (Flaubert 1980: 364 [28 juin 1853]). La Correspondance fournit ainsi des critères pour la „praxis de l’écriture“ qui relie le corps de Flaubert et ses phrases lorsqu’il crie, copie, rature et recopie jusqu’à l’épuisement corporel total, critères que Barthes avait déjà pris en considération lorsqu’il parlait du „travail du style“ flaubertien (cf. Barthes 1972). On peut en déduire non seulement sa poétique de l’objectivité, mais aussi sa pratique de l’écriture, qui le conduit à travailler jusqu’au bout de ses forces: Je ne sais pas comment quelquefois les bras ne me tombent pas du corps, de fatigue, et comment ma tête ne s’en va pas en bouillie. Je mène une vie âpre, déserte de toute joie extérieure, et où je n’ai rien pour me soutenir qu’une espèce de rage permanente, qui pleure quelquefois d’impuissance, mais qui est continuelle. J’aime mon travail d’un amour frénétique et perverti, comme un ascète le cilice qui lui gratte le ventre (Flaubert 1980: 75 [24 avril 1852]). Dans cette description, le travail devient une expérience physique comme une lutte menée à chaque phrase, au cours de laquelle le travail sur le texte est lié au corps de l’auteur. L’écriture exige des exercices ascétiques et devient ainsi une „rude gymnastique“ (Flaubert 180: 376 [7 juillet 1853]; cf. Rey 1981), dans laquelle le corps et l’écrit se rapportent l’un à l’autre. 1 Cette description rappelle le rhéteur de la tradition antique qui, comme l’amoureux dans les Fragments d’un discours amoureux, agit avec le geste du „corps saisi en action“ (Barthes 1977: 8). Il semble que Flaubert reprend l’idée du rhéteur antique qui exerce son stilus par la maîtrise de son style et DOI 10.24053/ ldm-2022-0046 73 Dossier de son corps (Campe 2022). Cependant, il existe toujours un risque d’échec de cette maîtrise. Par cette mise en scène du rhéteur, Flaubert se fait donc aussi connaître comme l’amant de Louise Colet. Il s’agit cependant d’un amour dont il se protège, compte tenu de sa défense contre le style féminin (cf. Beizer 1998). Ainsi, la préparation du roman devient un préservatif de l’acte amoureux. Revêtu de son ample robe de chambre, derrière les rideaux tirés, Flaubert joue avec l’écriture et transforme l’exercice en scène de théâtre: „Je passe mes après-midis avec les volets fermés, les rideaux tirés, et sans chemise; en costume de charpentier. — Je gueule! Je sue! C’est superbe. Il y a des moments où, décidément, c’est plus que du délire“ (Flaubert 1980: 623 [11 août 1856]). Le „cilice“ de l’ascète peut être remplacé facilement par le „costume de charpentier“, mais ils ont en commun la mise en scène des attitudes et des affects dans le processus d’écrire. Avec cette mise en scène, l’écriture devient une „praxis de l’écriture“ qui a valeur de „préparation“ du roman au sens d’une „scène“: spectacle, théâtre, représentation. Quand il a hurlé à pleine voix les phrases qu’il vient d’écrire, Flaubert fait du théâtre, il fait une scène, il joue son écriture. Il fait une scène de la matérialité de la voix, comme on l’a déjà vu dans la première scène de Madame Bovary. Son cabinet de travail, ce qu’il a appelé son gueuloir, devient la véritable „scène“ où l’auteur écrit ou veut écrire ses romans (cf. Link-Heer 2019; Lebrave 2002; Jolly 2003), et où le „préparé“ et le „pré-parlé“ (Helmstetter, dans ce dossier) se rejoignent. Par cette mise en scène de son écriture, Flaubert recourt au théâtre pour se créer un espace théâtral dans lequel le corps et l’écriture, la voix et l’écrit se font écho. Évidemment, la Correspondance flaubertienne sert à l’explication non seulement de sa poétique de l’objectivité du roman, mais aussi à une mise en scène où se croisent le jeu scénique et l’écriture. Jean-Paul Sartre a rappelé que Flaubert voulait devenir acteur et l’a qualifié d’„auteur-acteur“ (Sartre 1971: 874), ce qui fait référence à Flaubert qui se veut saltimbanque: „Le fond de ma nature est, quoi qu’on en dise, le saltimbanque. J’ai eu dans mon enfance et ma jeunesse un amour effréné des planches. J’aurais été peut-être un grand acteur, si le ciel m’avait fait naître plus pauvre“ (Flaubert 1973: 178 [6 ou 7 août 1846]; cf. Starobinski 2013). Ainsi, le cabinet de travail se transforme en salle de théâtre, le texte écrit se transforme en spectacle et l’auteur en acteur, les futurs lecteurs sont le public. Une invitation dans le gueuloir flaubertien au moment de la rédaction de Salammbô montre à quel point il se mettait en scène à la fois comme actor et comme auctor, à quel point il fait une scène: C’est lundi qu’aura lieu la solennité. - grippe ou non, tant pis! merde! Et je vous demande pardon de vous avoir fait attendre si longtemps. Voici le programme: 1° Je commencerai à hurler à 4 h. juste. - Donc venez vers 3. 2° à 7 h. dîner oriental. On vous y servira de la chair humaine, des cervelles de bourgeois & des clitoris de tigresse sautés au beurre de rhinocéros 3° après le café, reprise de la gueulade punique jusqu’à la crevaison des auditeurs. Ça vous va-t-il? 74 DOI 10.24053/ ldm-2022-0046 Dossier à vous. Gve Flaubert Post-scriptum: exactitude & mystère! (Flaubert 1991: 152 [30 avril ou premiers jours de mai 1861]) L’auteur augure des actes pour mettre en scène l’écriture comme une pièce de théâtre. Mettre à l’épreuve la tonalité des phrases du roman à venir devient donc une mise en scène où les auditeurs endossent le rôle de la plèbe carthaginoise qui doit littéralement ingurgiter le texte déclamé. À travers cette jonction du textuel et du théâtral, du parlé et d’entendu, Flaubert a converti la pratique de l’écriture en spectacle, ce qui s’avère être la scène originaire de son écriture. 3. La figure du texte ou la préparation du roman mise en scène Au centre de cette mise en scène de l’acte d’écrire, l’objet déterminant est le divan de Flaubert qui, comme la table de travail en tant que lieu de l’écrit, fait partie des dispositifs préparatoires du roman. Les Frères Goncourt l’ont décrit de style oriental: „À côté, un divan-lit, fait d’un matelas recouvert d’une étoffe turque et chargé de coussins“ (Goncourt 1956 [29 octobre 1863]). Dans le cabinet de travail flaubertien, auprès de sa grande table de travail ronde avec l’encrier en forme de crapaud, exposé aujourd’hui encore à Croisset (cf. Barnes 2912: 26), ce sofa oriental prolonge l’œuvre quand il s’y laisse tomber théâtralement pendant les intermèdes de pause: „Quelquefois, quand je me trouve vide, quand l’expression se refuse, quand après [avoir] griffonné de longues pages, je découvre n’avoir pas fait une phrase, je tombe sur mon divan et j’y reste hébété dans un marais intérieur d’ennui“ (Flaubert 1980: 75 [24 avril 1852]). Évidemment, dans l’histoire culturelle, le divan est devenu l’objet central de la mise en scène de l’écriture (cf. Binczek 2019, cf. Mainberger 2001). Tout comme le divan de Sigmund Freud servait la psychanalyse, celui de Flaubert servait à la pratique d’écriture. On sait que Freud avait fait de son ottoman, couvert de tapis orientaux, le ‚théâtre‘ de la psychanalyse. Avec cette „scene of his hermeneutics“ (Warner 2011: 149), il a soustrait le divan d’analyse et de thérapie au discours clinique pour un nouveau dispositif (cf. Didi-Huberman 1982). De la même manière que la mise en scène du divan analytique prolonge sa méthode à l’intérieur de la pièce (Vogel 2006: 153; cf. Warner 2011), la mise en scène flaubertienne prolonge le roman à l’intérieur du cabinet de travail. En plaçant le corps de l’auteur sur le divan, comme dans ses phases préparatoires, il se crée une dimension prétextuelle. Car Flaubert prolonge lui aussi le roman à l’intérieur de la pièce, en mettant en scène le corps de l’auteur sur le divan, en jouant ou hurlant le texte à écrire dans ses phases préparatoires, comme s’il voulait arracher une ‚arrière-scène‘ au roman. La découverte flaubertienne de cette théâtralité fait de la pratique de l’écriture une arrière-scène lors de laquelle le corps (de l’auteur) et l’écrit (du roman en préparation) se réfèrent l’un à l’autre à travers des objets et leur mise en scène. À travers ces procédés, Flaubert DOI 10.24053/ ldm-2022-0046 75 Dossier interroge les pratiques avant-textuelles qui font apparaître leur proximité à l’acte en tant que „Schreibakt “. Ceci conduit à se demander si, au-delà des limites textuelles et verbales, se superposent des pratiques scéniques prétextuelles et immanentes aux textes: divan, écritoire, sofa, lit de mort? Cet agencement laisse apparaître que les objets et les lieux d’écriture constituent un palimpseste de configurations scéniques par lesquelles les conditions de l’écriture et ses dispositifs se citent réciproquement, audelà des limites du texte. L’exemple de Flaubert permet ainsi d’interroger plus largement la matérialité du texte: comment les textes se prolongent-ils dans le rapport au corps, aux objets et aux pratiques qui préparent l’œuvre et dépassent l’écrit, en tant que matérialités qui le conditionnent comme expression scénique du texte, sa figuration. La mise en scène de la „mort de l’auteur“ (cf. Barthes 2002a) conduit à la découverte d’un lit sous le lit, tout comme la découverte d’un „langage sous le langage“ (Starobinski 1971: 160) a mené à la découverte des coulisses de l’écriture. Ceci montre enfin que les objets se font mutuellement écho à travers la répétition des pratiques qui mettent en scène la préparation du roman. Reste à savoir comment la préparation du roman ainsi constituée par une théâtralité, cette praxis, est représentée dans le roman. Comment le roman met-il en scène la pratique préparatoire? L’analyse des préparations du roman révèle l’acte de mise en scène de l’écriture, qui conduit à des effets de matérialité par le biais desquels le lit de mort intradiégétique d’Emma et le divan extradiégétique de Flaubert se font écho, ainsi que, dans un sens épistémologique, le divan analytique de Freud et le sofa oriental de Flaubert. Par conséquent, le roman se prolonge aussi dans son rapport au corps de l’écrivain et aux pratiques préparatoires de l’œuvre. C’est le cas dans Madame Bovary, où Flaubert met en scène la bouche ouverte de la protagoniste au moment de sa mort. Dans ce contexte, l’indice de l’empoisonnement d’Emma, le liquide noirâtre au goût d’encre qui s’écoule d’un trou noir, devient métaphore de l’écriture (cf. Schor 1976: 38; cf. Beizer 1994: 84; Wild 2010): „Le coin de sa bouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de son visage“ (Flaubert 2001: 424). Par l’image de la bouche d’où s’écoule l’encre au moment de la mort, Flaubert figure la pratique de l’écriture, qui devient la „scène de son herméneutique“. Dans le roman, l’écriture est figurée par l’ouverture d’une bouche: „la bouche qu’il est, lui, le texte“ (Lacoue- Labarthe/ Nancy 2013: 37). La scène finale sur le lit de mort de la protagoniste fait écho, avec la figure de la bouche ouverte, à la pratique d’écriture flaubertienne et au geste théâtral sur le divan. Avec cette ouverture de la bouche, Flaubert a figuré la „gueule“ du „gueuloir“, et avec ce redoublement figuratif, le texte lui-même redevient scène hystérique, la théâtralité supposée étant représentée par la figure de la bouche ouverte (cf. Marder 2001: 186). Dans ce sens, Madame Bovary est non seulement un roman „about writing“ (Danius 2006: 100), mais aussi un roman sur les scènes de son écriture, qui s’avèrent être la mise en scène de rien de moins que le processus de figuration. L’exemple de Flaubert permet ainsi d’interroger plus largement le concept du texte à travers le dispositif théâtral. À savoir que l’on peut s’interroger sur la façon dont les 76 DOI 10.24053/ ldm-2022-0046 Dossier textes se prolongent dans le rapport au corps, aux objets et aux pratiques qui préparent l’œuvre et dépassent le texte définitif, par la faculté de l’écriture elle-même à s’articuler en elle-même, qui est au fondement de tout processus de figuration. Poétique ou scénique? Avant-texte et avant-scène? Ou arrière-scène, scène originaire et scène hystérique? À travers ces scènes, on découvre l’espèce de théâtralité stupéfiante, excessive, du corps hystérique de l’écriture. Flaubert est l’auteur de ce spectacle pour nous montrer une scène double où le corps et l’écrit, l’auteur et l’écriture, la parole et le texte constituent la modernité. C’est à nous de découvrir le plaisir dans les scènes. Barnes, Julian, Flauberts Papagei, Köln, Kiepenheuer & Witsch, 2012. Barthes, Roland, „Flaubert et la phrase“, in: id., Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, 131-139. —, „La mort de l’auteur“, in: id., Œuvres complètes, t. III: 1968-1971, Paris, Seuil, 2002a, 40-45. —, „Variations sur l’écriture“, in: id., Œuvres complètes, t. IV: 1972-1976, Paris, Seuil, 2002b, 267-316. —, La préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), ed. Nathalie Léger, Paris, Seuil, 2003. Beizer, Janet, Ventriloquized Bodies. 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