lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2022-0047
0513
2024
47188
„Papa was king of the Congo…“: Les deux corps du sujet colonial
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2024
Urs Urban
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DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 79 Arts&Lettres Urs Urban „Papa was king of the Congo…“: Les deux corps du sujet colonial Le propre de la race ou du racisme est de toujours susciter ou engendrer un double, un substitut, un équivalent, un masque, un simulacre. (Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, 2013: 57) 1. Au cours de l’aventure qu’il vit lors de son séjour au Congo, 1 Tintin se retrouve, à un moment donné, face à face avec un personnage tout à fait remarquable (Hergé 1946: 20, B1) 2 : Un indigène 3 de sexe masculin qui porte, au-dessus de solides chaussures, une longue jupe jaune complétée par des manchettes d’un blanc éblouissant, un col bien amidonné et une cravate - sur la tête, un léger chapeau d’été. Ce qui manque, c’est la chemise: les manchettes, le col et la cravate reposent directement sur la peau profondément noire de son torse musclé. Le colonisé se présente ici dans les habits du colonisateur, toutefois sans que ceux-ci cachent sa véritable identité et le désignent de manière fiable comme celui qu’il semble vouloir être. En effet, sous les vêtements, son corps reste nettement visible, non seulement en raison de sa peau, qui est ici tout à fait noire, mais aussi parce qu’Hergé le dote de lèvres bombées, d’un nez plat et de grands yeux tout ronds, censés le situer clairement sur le plan racial - ce qui est, avant tout, clairement raciste. 4 Cela dit, il ne faut pas oublier que tous les personnages d’Hergé, à l’exception de Tintin, sont exagérés de cette façon ‚comique‘ - ce qui en fait justement des personnages de comic, de bédé. 5 Le sujet colonial figure donc ici comme un sujet doublement incarné: 6 Il a en quelque sorte deux corps, à savoir, d’une part, le corps du colonisé, qui semble être déterminé par sa biologie et donc soumis à la nature, et, d’autre part, le corps du colonisateur, maître souverain de ses actions, qui est, lui, façonné par la culture, qui est ici une culture vestimentaire. Étant donné que ce dernier, le corps du colonisateur, ne recouvre le premier, le corps du colonisé, que de manière bien incomplète, le sujet colonial reste cependant ambigu quant à son identité culturelle (et sexuelle aussi, d’ailleurs): un être composite, ou si l’on veut, hybride. Or, l’indigène lui-même, qui reste sans nom, paraît ne pas se rendre compte de cette ambivalence: son habitus respire la souveraineté sans la moindre trace d’ambiguïté. La question de la souveraineté du sujet colonial se pose à nouveau, et de manière explicite cette fois, avec l’entrée en scène du roi 7 - et là aussi, elle est mise en image par le biais des vêtements (Hergé 1946: 21, D1): Le roi des indigènes porte des chaussures avec des guêtres, une écharpe avec une épée, un col en dentelle 80 DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 Arts & Lettres blanche et une couronne dorée, ainsi qu’un rouleau à pâtisserie qui lui fait fonction de sceptre. La pipe qu’il s’est plantée entre les lèvres avec nonchalance, elle aussi semble être de la marchandise d’importation coloniale, seule la peau de léopard qu’il porte autour du bas-ventre est probablement d’origine locale. 8 Si le pouvoir colonial a fait de lui, depuis longtemps, le sujet d’un autre roi, du roi belge, pour sa tribu, il reste le souverain incontesté - même si, considéré du point de vue colonial que nous adoptons ici avec Hergé, la pratique politique et culturelle de la société tribale n’a plus l’air que d’un jeu, comme si toutes ses activités étaient mises en scène et se déroulaient donc sur le mode de l’inauthenticité. Cette impression résulte justement du fait que les fonctionnaires, tout comme les simples membres de la tribu, ne peuvent plus, en raison de leur comportement ambigu, incarner leurs rôles sociaux de manière crédible, et perdent finalement, à cause de cette performance déficitaire, leur souveraineté et avec celle-ci toute maîtrise de soi. Lorsque l’indigène s’arroge l’usage des objets, 9 des symboles et de la langue 10 du colonisateur, sans vraiment maîtriser leur maniement, et lorsqu’il n’est plus en mesure d’opposer à cette pratique étrangère des pratiques efficaces de son côté, il n’est plus maître chez lui et devient un personnage ridicule. Encore du point de vue colonial, cela est tout à fait logique, car ce roi, le ‚roi nègre‘, a les symboles du pouvoir sans disposer de pouvoir: les deux corps du roi ne coïncident plus ici de manière crédible. Or, si la représentation et le pouvoir se dissocient ainsi, la possibilité même d’une telle dissociation, c’est-àdire l’imaginabilité d’un détenteur de pouvoir sans pouvoir, met en danger la stabilité du pouvoir tout court - et doit donc, si elle est, comme ici, non seulement imaginable mais mise en image de manière bien visible, être aussitôt tournée en dérision et, par là, par le rire, être en quelque sorte rendue impossible à nouveau. Le colonisé, en tant que sujet déguisé, subvertit de manière spectaculaire - et, pourrait-on dire avec Marjorie Garber, ‚anxiogène‘ - l’ordre de la culture dans laquelle les lecteurs et lectrices du récit graphique d’Hergé se situaient au moment de sa parution, et se situent peut-être encore. S’il met en œuvre ainsi une pratique culturelle ambivalente à plus d’un titre - en utilisant, précisément, les biens culturels et la langue des colonisateurs autrement que ceux-ci -, il ne le fait pas consciemment, mais à son propre insu, et ne peut donc pas être considéré comme le sujet souverain d’un acte de résistance. Cela le rapproche d’ailleurs (ici, dans la bédé d’Hergé) des animaux intelligents 11 - qui agissent comme des êtres humains, sans pour autant disposer, comme eux, d’une conscience des conséquences de leurs actes et donc, si l’on veut, d’une conscience ‚morale‘, ce qui confère à ces actes un caractère purement mécanique, car justement ‚non animé‘. 12 Tintin se voit confronté à ce phénomène à chaque fois qu’il déchiffre, en bon détective, des traces afin d’en conclure à celui qui les a laissées. S’il parvient ainsi à reconstituer des actions et à remonter à leur origine, il n’est pas rare que l’auteur de ces actes ou actes de langage - si l’on veut: le coupable - soit un animal, en général un singe ou un perroquet. Cet écart à peine perceptible par rapport à ce qui nous est ‚familier‘ (la ressemblance incarnée par le singe 13 ) produit l’effet d’une expérience ‚non familière‘, un effet d’‚étrangeté inquiétante‘ - qui se dissout dans le rire lorsque l’homme est manifes- DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 81 Arts & Lettres tement supérieur à l’animal (comme c’est le cas pour le perroquet), mais qui devient menaçant et peut se transformer en horreur lorsque, à l’inverse, c’est l’animal qui est intellectuellement égal et physiquement supérieur à l’homme: parce qu’alors il n’est pas possible de mettre un terme à ses menées, ou alors seulement au prix d’une habileté exceptionnelle. 14 L’avantage qu’a Tintin sur les animaux et les indigènes, c’est d’être capable de faire la différence entre apparence et réalité: À la différence de ceux-ci, il ne conclut pas, lui, de l’accidentel à la substance. 15 C’est justement cela, „sa capacité de multiplier les rôles et les apparences qu’il emprunte“, 16 qui lui permet de tromper à son tour les autres sur son identité et ses intentions propres. Pour y parvenir, lui aussi a recours au déguisement: Lorsque Milou est enlevé par un singe, Tintin n’hésite pas à tuer un de ses congénères pour s’habiller de sa fourrure. Il réussit ainsi à s’approcher du ravisseur et à récupérer le chien en échange de son casque tropical (Hergé 1946: 17, D1): Quand le singe - qui d’ailleurs, contrairement aux indigènes, parle parfaitement le français - réclame à Tintin aussi son fusil, celui-ci se voit contraint de le mettre hors de combat: De tels agissements ne peuvent pas être tolérées, puisqu’un singe avec un fusil et un casque tropical et qui de surcroit parle un français sans accent ressemble de manière bien trop inquiétante et finalement dangereuse au colonisateur. C’est justement cette ressemblance que le sujet colonial pourrait rendre productive s’il figurait lui-même comme un animal parlant, ou plus précisément comme un singe doué de parole et ‚capable de culture‘, comme ce ‚signifying monkey‘ dont parle Henry Louis Gates, qui tire justement de l’imitation (ou du ‚mimétisme‘) un potentiel émancipateur: en inscrivant dans la répétition une différence qui réagit et résiste à l’agence du pouvoir. 17 Le singe, ici, semble avoir mieux compris cela que l’indigène, qui certes imite le colonisateur mais ne sait tirer de cette imitation aucun potentiel de résistance - du moins, c’est ce que nous invite à penser Hergé (qui, lui, n’a aucun doute en ce qui concerne l’animalité de l’indigène: Pour lui, le sujet colonial ressemble beaucoup plus, de par sa corporalité, aux animaux qu’au colonisateur qu’il s’efforce d’imiter). 18 2. Si Hergé, et peut-être ses lecteurs et lectrices avec lui, ont tendance à trouver ridicule la figure du colonisé déguisé en colonisateur (tout comme le singe qui ressemble tant à l’homme), il n’en reste pas moins que ce personnage lui-même n’est manifestement pas animé d’un sentiment d’humiliation, bien au contraire: l’habit de l’autre, on l’a vu, lui donne plus d’autorité - ce qui va jusqu’à l’encourager à s’opposer au travail que le colonisateur, en l’occurrence Tintin, l’oblige à exécuter. Le lecteur pourrait donc être tenté de voir ici un personnage qui subvertit l’imaginaire de son auteur - s’il ne se pliait pas finalement sans résistance à cet imaginaire précis: en tant que personnage qui est tout simplement trop stupide ou en tout cas, en raison de sa disposition ‚raciale‘, incapable d’utiliser correctement ou du moins avec profit les choses de la vie civilisée. 82 DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 Arts & Lettres Ce qui donne cependant à réfléchir, c’est le fait que ce personnage, ou un personnage qui lui ressemble fort, se retrouve dans des contextes qui sont moins clairement racistes ou même clairement critiques à l’égard du racisme. Peut-être Hergé a-t-il tout de même mis en image quelque chose de ‚vrai‘ - inconsciemment en quelque sorte, car il ne connaissait manifestement pas grand-chose à la réalité sociale du Congo. 19 Peut-être que l’usage que fait le colonisé des vêtements du colonisateur est mal décrit si l’on suppose qu’il s’agit ici de remplacer a posteriori une identité originelle ou primitive par une identité civilisée, et que ce substitut passe forcément à côté aussi bien de l’une que de l’autre. Peut-être que c’est justement cette argumentation en termes d’identité et d’altérité qui passe à côté de ce qui se produit réellement ici: à savoir la construction tout à fait réussie d’une identité personnelle qui passe par l’appropriation d’un capital symbolique étranger. Il ne s’agirait alors pas d’un déni, d’un refoulement, d’une dissociation qui s’exprimerait dans un ‚acte performatif manqué‘ - mais de quelque chose d’autre. L’examen d’un deuxième exemple peut aider à mieux comprendre ce qui est en jeu ici. Quelques années seulement avant la parution du roman graphique d’Hergé, André Gide entreprit un voyage au Congo, c’est-à-dire en Afrique équatoriale française, qu’il consigna dans une sorte de journal de voyage. Lors de sa parution en 1927, ce livre fit sensation en raison de la description remarquablement critique de la violence coloniale de la part de Gide, qui pourtant ne remettait pas en question le colonialisme en tant que tel. 20 Gide voyagea en compagnie du jeune Marc Allégret, qui rédigea de son côté un journal, tout aussi critique d’ailleurs, mais qui se chargea surtout de réaliser un film (documentaire, si l’on veut) sur ce voyage. 21 Or, ce film, au lieu de nous montrer le colonisateur ou les conséquences de la violence coloniale, porte l’attention presque exclusivement sur les colonisés, qu’il met en image en tant qu’ ‚autochtones‘. Allégret poursuit donc son propre agenda, qui n’est pas tout à fait le même que celui de Gide: Il s’intéresse à l’Autre avant sa rencontre avec la civilisation européenne, c’est-à-dire avant la mise en danger et la destruction de sa culture, de son habitat et souvent de sa vie par le colonialisme. C’est d’ailleurs pourquoi l’on considère son film aujourd’hui comme „un précurseur du film ethnographique“. 22 En effet, Allégret semble guidé par un intérêt véritable pour l’Autre et par la volonté de mettre en image la vie des Autres (famille, architecture, cuisine, travail, chasse, jeu/ fête/ danse) de la manière la plus brute possible - sans jamais pour autant négliger l’aspect esthétique de l’image filmique, qui n’est pas sans rappeler le monde imaginaire des écrivains et des artistes (d’inspiration ethnologique) et des ethnologues (d’inspiration littéraire) de l’époque (qui est l’époque du surréalisme et, un peu plus tard, du Collège de sociologie). Bien qu’Allégret ne s’intéresse donc pas aux conditions historiques sous lesquelles se déroule son voyage et sous lesquelles prend forme son image de l’Autre (c’est-à-dire aux conditions historiques du colonialisme), ce contexte s’invite régulièrement dans l’image filmique: à travers, par exemple, le regard de ses interprètes inexpérimentés, qui se retourne vers la caméra et signale ainsi au spectateur la présence de celui qui tourne le film et produit donc l’image qu’il met en scène. Cette DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 83 Arts & Lettres image d’ailleurs, ces mêmes interprètes contribuent activement à la façonner, non pas, certes, en ‚inventant‘ des traditions, mais en les exposant au regard du spectateur. C’est précisément cela - ce que le film ne veut pas montrer, mais qui apparaît malgré tout dans l’image - qui nous intéresse ici: et ce, à nouveau, en considérant les vêtements. On sait que l’un des stéréotypes de l’imaginaire colonial est de croire que l’indigène est nu et, inversement, que la nudité est la preuve de sa primitivité. L’un des colonisateurs brutaux du Voyage au bout de la nuit de Céline, paru en 1932, face au protagoniste, met les choses au point de la façon suivante: „Les femelles toujours à poil. Ça fait drôle quand on arrive de Paris, n’est-ce pas? Et nous autres donc! Toujours en coutil blanc! “ (Céline 1932: 129). 23 Il va pourtant de soi que cette hypothèse est fausse, car les indigènes eux aussi portent des vêtements, même si souvent ils n’en portent que très peu, effectivement: „Les femmes“, nous dit d’ailleurs l’intertitre dans le film d’Allégret, „jusqu’à leur mariage n’ont pour vêtement qu’une ceinture de perles“ (01: 35: 46). 24 Mais il vaut la peine d’y regarder de plus près. Dans le film d’Allégret, on trouve l’épisode d’une fête à Fort Archambault (aujourd’hui: Sarh), capitale de la province, où les indigènes venus de l’intérieur du pays se réunissent avec les habitants autochtones de la ville pour l’occasion. L’intertitre nous explique: „De grandes réjouissances se préparent. Les indigènes sont venus de leur lointain village pour assister à la fête du 1 er janvier“ (00: 33: 10). Une fois de plus, on ne nous montre que les colonisés, ou si l’on veut, les autochtones - qui cependant ici se distinguent de manière frappante les uns des autres, et ce par leur façon de se vêtir et de se comporter. Outre les villageois venus de loin, qui se présentent au spectateur de la manière qu’il connaît - c’est-à-dire pourvus seulement d’une sorte de pagne et de bijoux -, on aperçoit ici des indigènes qui, eux, sont habillés, en partie ou entièrement, à l’exemple des colonisateurs européens: Fig. 1: Allégret, Voyage au Congo, 00: 36: 07 84 DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 Arts & Lettres Fig. 2: Allégret, Voyage au Congo, 00: 36: 12 Or, ce changement de code vestimentaire s’accompagne manifestement d’un changement comportemental: Outre le fait qu’ils sont blancs eux-mêmes, les vêtements confèrent, à celui qui les porte, le prestige et l’autorité du colonisateur blanc. On peut ainsi observer comment l’un des citadins, entièrement vêtu à l’européenne, a pris en charge (ou s’est arrogé) la tâche de faire régner l’ordre dans l’espace public, en essayant de coordonner la foule agité et le mouvement des combattants exhibés (cf. fig. 2). Nous retrouvons donc ici ce que l’on pouvait déjà observer dans le cas du personnage d’Hergé: L’indigène doit son autorité aux vêtements du colonisateur et donc d’un Autre doté de pouvoir; elle se nourrit de quelque chose qu’il s’est approprié de l’Autre. Ici non plus, il ne s’agit donc pas d’humiliation, mais au contraire de l’exaltation de celui qui porte les vêtements de l’autre. Tout porte en effet à croire que ce qui se passe ici n’est pas (comme le dirait peutêtre Fanon 25 ) l’expression d’un complexe d’infériorité de la part des colonisés, mais plutôt l’actualisation d’une pratique culturelle bien plus ancienne, qui est traduite dans le contexte de la société coloniale. Cette pratique est celle d’un sujet qui ne cesse de s’assurer de sa propre personnalité (de son ‚être-personne‘) à travers l’échange avec les autres, et, si possible, de tirer de ces mêmes autres une ‚force vitale‘, qu’il investit, par la suite, dans l’augmentation de sa propre vitalité. Si de nombreuses tribus d’Afrique centrale pratiquèrent le cannibalisme encore au XIX e siècle (comme on nous dit dans le film) c’est précisément pour cette raison: pour s’approprier la force vitale des autres. Dans leur article „sur la personne“, Comaroff et Comaroff confirment ce constat, et ils en concluent à un „monde dans lequel les êtres humains, en particulier les hommes, devaient ‚se développer‘ - leur personne, leur position et leur rang - en ‚dévorant‘ leurs rivaux“ (Comaroff/ Comaroff 2012: 79). Il ne s’agirait donc justement pas, ici, d’un individu qui ne veut pas être lui-même - qui se renie, se cache derrière le masque de l’Autre. Bien au contraire: ici, quelqu’un se construit lui-même en s’appropriant, par le biais des vêtements, la force vitale de l’Autre. Sans le vouloir, dans son angle mort en quelque sorte, le film d’Allégret nous montre de quelle manière cette pratique se perpétue dans le contexte colonial, où DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 85 Arts & Lettres elle s’inscrit dans le code vestimentaire du colonisateur, en créant ainsi un nouveau sujet, un sujet ‚hybride‘. 3. À Paris, le film d’Allégret ne fut guère remarqué par le grand public. Il en alla autrement de ses longs métrages ultérieurs, come Zouzou, de 1934 - dont le rôle principal était tenu par Joséphine Baker (cf. Jules-Rosette 2006). Depuis le milieu des années 1920, Baker se produisait au ‚bal nègre‘ de la rue Blomet (cf. Schultz 2006): Elle était la star du ‚Paris noir‘ (et ce en tant que ‚négresse‘ nue; cf. Wendl et al. 2006; Moussa 2020). Pendant cette première grande conjoncture de la culture noire, de nombreux artistes d’origine caribéenne et africaine se présentèrent, comme Baker, de manière offensive en tant que ‚Noirs‘. 26 Ils réussirent ainsi à récupérer le pouvoir de définition de l’image de l’Autre, ou plus précisément du ‚Noir‘, du ‚nègre‘ - une image qui maintenant, de manière souvent irritante, refléta et renvoya l’hétérostéréotype et confronta ainsi le spectateur blanc avec ses propres craintes et désirs. 27 Ce furent désormais les Noirs eux-mêmes qui se situèrent activement dans le monde, ou en tout cas dans la diaspora française; depuis lors, la ‚présence africaine‘ était devenue incontournable en France, et en particulier à Paris. Au plus tard avec le discours de la Négritude, c’est-à-dire à partir des années 1930, l’identité noire devint un programme politique (ou de politique culturelle), qui plus tard, après la décolonisation, fut mis en œuvre dans les anciennes colonies de manière active. Les vêtements jouèrent un rôle important dans l’expression de cette identité noire ou africaine. 28 Souvent, il fallait cependant tout d’abord inventer une ‚tradition‘ vestimentaire qui donnait de la profondeur historique à cette revendication d’authenticité et permettait de se positionner contre le code vestimentaire des anciens colonisateurs: Ainsi au Congo, sous Mobutu, le haut sans col signalait désormais une identité et une attitude spécifiquement ‚africaines‘. À peu près à cette époque, ici même, apparurent aussi les adeptes d’une sous-culture qui prenaient leurs distances tout autant avec cette ‚tradition‘ indigène que face au superstrat exogène de la culture coloniale ou européenne, occidentale: et ce dans les vêtements du colonisateur. Cette variante spécifiquement congolaise de la redéfinition postcoloniale des codes vestimentaires s’appelle ‚la Sape‘, ses adeptes sont les ‚Sapeurs‘. 29 Mais qu’est-ce qu’un sapeur? Le narrateur du roman Black Bazar d’Alain Mabanckou, paru en 2009, saura nous renseigner de manière fiable à ce sujet: Moi je ne rigole pas avec l’habillement, mes amis du Jip’s le savent, y compris Roger Le Franco-Ivoirien. C’est pas pour me vanter, mes costumes sont taillés sur mesure. Je les achète en Italie, plus précisément à Bologne où j’écume les magasins, m’arrêtant à chaque boutique le long des arcades de cette cité. Lorsque j’ai emménagé ici je ne savais pas où ranger tout ça. J’ai six grosses malles d’habits et de chaussures - pour la plupart des Weston en croco, en anaconda ou en lézard, et je possède aussi des Church, des Bowen et autres chaussures anglaises. 86 DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 Arts & Lettres Si je suis toujours en costard c’est qu’il faut ‚maintenir la pression‘, comme on dit dans notre milieu de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, la SAPE, une invention de chez nous, née dans le quartier Bacongo, à Brazzaville, vers le rondpoint Total, polémique à part. C’est nous qui avons exporté la sape à Paris, qu’on ne me raconte pas le contraire surtout que les faux prophètes pullulent ces derniers temps dans les rues de la Ville lumière […]. Et dire que quelques esprits malins prêchent du haut de leur cécité que l’habit ne fait pas le moine! Mon œil! Ils n’ont rien compris, eux. Si l’habit ne fait pas le moine, c’est pourtant par l’habit qu’on reconnaît le moine. (Mabanckou 2009: 42/ 43, 45) Jeune homme, le protagoniste en provenance de Bacongo, Brazzaville, arrive à Paris, où il achète des vêtements de luxe occidentaux avec lesquels, et ‚transformé‘ en quelque sorte par eux, il retourne par la suite au Congo, afin de s’y faire une réputation en tant que sapeur, qui peut aller jusqu’à lui permettre de gagner dorénavant sa vie. 30 Le sapeur, celui-ci comme tout autre, se sert des habits comme d’un générateur de distinction qu’il met en position aussi bien contre les Africains que contre les Européens - ce qui pourtant ne lui réussit qu’à moitié. Car ces habits lui permettent en effet de prendre ses distances avec tous ceux qui, par leur mode de vie et par leur apparence physique, s’efforcent d’exprimer une quelconque ‚identité africaine‘. Cette attitude-là est incarnée dans le roman par un personnage qu’il faut bien considérer comme une caricature dans laquelle l’autostéréotype exotisant et l’hétérostéréotype afropessimiste se superposent de manière ahurissante: un macho à moitié nu et plutôt négligé buvant de la bière à longueur de journée et qui joue en permanence du tambour. De ce ‚type‘ il faut se démarquer clairement - et l’on y parvient justement grâce aux habits: Quand j’inspecte les contours de mon visage dans le miroir je me dis que je ne suis pas mal comme mec. Je n’ose même pas me comparer avec le troubadour qui a emmené avec lui mon ex et ma fille. Entre lui et moi c’est le jour et la nuit. Je suis grand, bien proportionné; lui c’est un nabot, on ne le voit pas quand il passe. Si on ne fait pas attention on peut lui marcher dessus ou on peut croire que c’est un animal à quatre pattes et sans queue. J’ai une petite moustache, je suis beau; lui on dirait un primate qui aurait raté de justesse sa mutation vers l’espèce humaine. Donc le surnom de L’Hybride que je lui ai donné lui va comme un gant. Quant à sa manière de s’habiller, c’est la catastrophe! est-ce que c’est parce qu’on est artiste qu’il faut s’habiller comme ça? C’est du pipeau, je connais des artistes qui sont toujours bien sapés avec des lunettes noires et un éventail pour mieux frimer. Moi, je ne rigole pas avec l’habillement… (Mabanckou 2009: 42) Ce compatriote, son adversaire, s’oppose au protagoniste - avec qui néanmoins il partage bon nombre de choses, pas seulement l’appartement, mais aussi la copine et l’enfant. Les deux personnages se comportent l’un envers l’autre comme le jour et la nuit: le protagoniste lui-même est clair, ‚blanc‘ (dans la mesure où il acquiert un statut ‚blanc‘ par son comportement de consommateur), civilisé; l’autre est sombre, noir, primitif, plutôt un animal, ou plus exactement un singe, qu’un être humain. En raison de son ‚humanisation inachevée‘, le protagoniste appelle donc son rival tout bonnement L’Hybride: un être intermédiaire poussé par ses bas instincts et sa créaturalité. Le mépris de l’indigénisme qui s’exprime par là est tout à fait représentatif DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 87 Arts & Lettres de la Sape; Friedman, par exemple, cite la lettre d’invitation à une soirée dansante à Bacongo qui dit: „Les autochtones ne sont pas autorisés à entrer, car la Société des ambianceurs et des personnes élégantes ( SAPE ) déteste les autochtones“ (Friedman 1990: 164). Cette haine de l’indigène résulte justement du besoin impérieux de ne pas se laisser absorber par un quelconque projet ou une quelconque politique identitaire - et cette attitude s’exprime par les vêtements. Le Sapeur porte donc les vêtements de l’Autre - mais il le fait autrement que celuici: car il les porte dans des couleurs, des combinaisons et avec une attitude de supériorité souveraine qui les détournent de leur contexte d’origine. „La Sape“, dit Mabanckou autre part, „[est] une esthétique corporelle. Le corps devient alors l’expression d’un art de vivre: Tout est dans ‚l’allure‘, dans cette finesse qui fait que n’importe quel costume porté par un Sapeur prend aussitôt une ‚autre dimension‘“ (Mabanckou/ Waberi 2020a: 279). Là non plus, il ne s’agit donc pas de refouler une identité préalable, déterminée par le corps (ou la chair) et la culture, pour la remplacer par une identité secondaire, étrangère à son essence - mais de construire tout d’abord, à travers les habits, quelque chose comme une ‚identité personnelle‘. 31 La ‚personne‘ qui se crée ainsi est dotée d’un prestige particulier (un prestige sexuel d’ailleurs aussi), car avec les vêtements, le sapeur - tout comme l’agent de sécurité autoproclamé dans le film d’Allégret - s’approprie en même temps le pouvoir de l’autre. 32 Or, si quelqu’un devient ainsi soi-même dans ou par l’Autre, il met en danger l’hégémonie d’une société majoritaire, blanche ou noire, qui dépend de la distinction entre l’un et l’autre (telle que toute politique identitaire l’établit): „[T]he parody of elegance turns the sapeur into a delinquent, an intolerable sociopath, a danger to the very foundations of society. The cult of elegance simultaneously rehabilitates the self and inverts the structure of power“. 33 Si l’objectif du Sapeur est de subvertir toute politique identitaire en général, il n’y parvient cependant qu’en partie. Alors qu’il réussit tout à fait bien à tenir à l’écart tout Self-Fashioning noir (au nom de quelque Négritude que ce soit), il a beaucoup moins de succès quand il s’agit de faire face à la politique identitaire blanche et donc au racisme blanc. Cela s’explique par le fait que la plupart des blancs, au lieu de voir en lui le Sapeur agissant de manière souveraine et autodéterminée, ne voient rien d’autre qu’un Noir déguisé, ou bien un Noir tout court. Seul dans les espaces de la diaspora - à Chateaurouge, au Jip’s etc. - l’on est capable d’interpréter correctement les codes culturels et donc aussi les codes vestimentaires qu’il affiche. En revanche, dès que le protagoniste se rend dans des lieux publics dominés par les blancs, cela ne marche plus; ainsi, alors qu’un soir, vêtu d’un trois pièces vert, il se rend à la Gare du Nord, il se retrouve face à des gens en colère qui n’arrêtent pas de le harceler et de l’insulter parce qu’ils le rendent responsable de la grève des transports en commun: ici, un Noir en costume vert n’est pas considéré comme un homme élégant, un dandy, mais comme un des employés de la RATP (qui sont souvent des gens de couleur et portent des habits de travail verts). Dans une société ou un contexte social à majorité blanche il est donc relativement facile de dévêtir le sapeur de son pouvoir, si l’on peut dire, donc de lui enlever son pouvoir. Quand il ne suffit pas de le réduire, 88 DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 Arts & Lettres comme ici, à la couleur de sa peau, on lui reprochera son ‚déguisement‘ que l’on interprétera comme un ‚acte performatif manqué‘ - afin de diviser son corps à nouveau en deux: le corps ‚naturel‘ ou bien la chair de l’indigène, qui est nu et donc dépourvu de tout pouvoir, et le corps politique, doté du pouvoir souverain du colonisateur, qui, pour le colonisé, restera à jamais hors de portée. Tant que le monde n’est pas vraiment un ‚patchwork de minorités‘, le sapeur ne restera, pour beaucoup, que celui qui veut être un autre, et ne sera jamais considéré comme un dandy à part entière. Dans les années 2020, en tout cas, la Sape est un peu partout dans le mainstream de la culture pop, comme on peut le voir, par exemple, dans la vidéo d’une chanson de Solange Knowles (Losing You, YouTube). Peut-être que c’est justement l’industrie mondiale du divertissement qui finit par normaliser la Sape et le Sapeur et par établir un ‚mainstream des minorités‘ durable. Peut-être aussi qu’elle s’est approprié tout simplement la stratégie de la sous-culture pour faire de la Sape un produit consommable et se nourrir à son tour de sa ‚force vitale‘ - tout en neutralisant, par là, son potentiel subversif. Mais peut-être, finalement, qu’elle fait les deux à la fois, et que les deux corps du colonisé se rejoignent réellement pour former un sujet post-colonial autodéterminé. 4. Le sapeur acquiert donc un pouvoir tout à fait réel en s’appropriant le capital symbolique d’un autre - il met en œuvre une pratique culturelle qui vise à transformer le symbolique en réel („an attempt to capture power via the accumulation of the symbols of power“, Friedman 1990: 165). Or, cela est exactement ce que l’on pouvait observer déjà dans la bédé d’Hergé, où l’indigène, en mettant les habits du colonisateur, croit lui aussi pouvoir s’emparer, à la fois, de son pouvoir - raison pour laquelle Hergé le met en image comme un personnage ridicule, parce que trop stupide pour se servir correctement des choses de la vie civilisée. Et on retrouve le même principe dans le film de Marc Allégret qui, tout en essayant de montrer l’indigène ‚en tant que tel‘ et donc en dehors du contexte historique du colonialisme, ne réussit pas à exclure de l’image filmique des personnages qui, eux aussi, pratiquent cet usage parasitaire des vêtements du colonisateur, afin de se nourrir de sa ‚force vitale‘. Et tout de même, ces procédés diffèrent suivant le cas: Lorsque, comme on a pu voir chez Hergé, le régime de regard du colonialisme se montre à nu, le sujet colonial entre en image de manière double. Il a deux corps à la fois, et ces deux corps, le ‚corps naturel‘ du colonisé et le ‚corps politique‘ du colonisateur, ne coïncident pas: Le sujet colonial se perd entre eux, il n’est ni l’un ni l’autre. Or, si la volonté de se nier soi-même et de devenir un autre par le biais de l’habillement qu’on lui impute ici fait du sujet colonial un personnage dérisoire, l’habitus tout à fait souverain de ‚l’indigène déguisé‘ contrecarre cette lecture. Dans le film d’Allégret, le régime de regard colonial fait abstraction de lui-même et simule de la transparence, afin de mettre en image ‚l’indigène‘ dans sa créaturalité, tout en le réduisant à son corps, qui est censé DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 89 Arts & Lettres être un corps ‚naturel‘. Là aussi, cependant, dans l’angle mort de cette image, ‚l’indigène‘ s’approprie le vêtement et, avec celui-ci, l’autorité et la souveraineté du colonisateur: Il se construit quelque chose comme une ‚identité personnelle‘ en s’appropriant un capital symbolique étranger. Le sujet post-colonial, enfin, se met en scène comme quelqu’un qui devient soi-même à travers l’autre. Ainsi, en adoptant la logique (coloniale) de l’identité et de la différence, et en l’exposant de manière bien visible, le sapeur subvertit l’ordre de la culture. Alors que son concitoyen blanc, afin de défendre sa propre hégémonie, y réagit, en bon lecteur de Tintin, en le décomposant de nouveau en deux corps différents qui s’excluent mutuellement, l’industrie globale du divertissement, en même temps, recompose ces deux corps et produit ainsi un sujet post-moderne qui se déplace de manière tout à fait souveraine dans un espace où flottent librement les signifiants les plus divers. Allégret, Marc, Carnets du Congo. 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Pour l’histoire du Congo, cf. van Reybrouck 2012. 2 Les ayants droits ne nous permettent malheureusement pas de reproduire ici les images auxquelles nous nous référons - le problème n’étant pas l’imaginaire raciste d’un album qu’ils continuent à vendre, ni les droits d’auteur, qu’ils vendent également, en principe, mais le lien avec le colonialisme qui, à les en croire, leur pose toujours de gros problèmes. 3 Posons, dès maintenant, la question de l’identité de ce personnage et de la mise en discours de cette identité: Qui est-ce, et comment le nommer, sans reproduire la logique raciste mise en image par Hergé dans son album? ‚Indigène‘, il l’est dans la mesure où il fait partie de la population autochtone (plus précisément, d’une des nombreuses tribus d’Afrique équatoriale). ‚Africain‘, certes, mais cela neutralise toute différenciation interne, 92 DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 Arts & Lettres ‚Congolais‘, certainement pas. La différence qui structure la perception des personnages tout aussi bien que celles des lecteurs est celle entre noirs et blancs. Or, si bien les autochtones reprennent cette différenciation à leur compte - se référant à eux-mêmes comme à de „petits noirs“ ou simplement des „noirs“ - ce ne sont tout de même pas eux qui parlent, mais c’est Hergé qui les fait parler selon sa vision colonialiste du monde. En termes de la logique de pouvoir propre au colonialisme, on parlera donc ici de ‚colonisateur‘ et de ‚colonisé‘ ou bien de ‚sujet colonial‘ - tout en se permettant de reprendre le discours spécifique dans lequel s’inscrit l’imaginaire (qui se concrétise dans les images de la bédé) et qui, dans le contexte du colonialisme, désigne comme ‚indigène‘ celui qui était là avant l’arrivée des colonisateurs - dont Tintin fait indubitablement partie. 4 Alors que Théo Hachez (avec un lapsus assez révélateur) relativise ce racisme („Tintin au Congo évite pourtant le registre du dénigrement systématique des Africains“, Hachez 2005: 9), les auteurs du Dictionnaire enjoué des cultures africaines (Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi), eux, n’ont aucun doute quant au „dénigrement des Africains“: „En effet, Tintin au Congo montre des Noirs à l’état de barbarie, sans esprit et qui parlent dans une langue censée reproduire leur imbécillité, la langue que l’auteur estime à la hauteur des ‚ces gens-là‘. […] Hergé […] avait […] fait un choix capital: légitimer la colonisation de la Belgique au Congo par son œuvre“ (Mabanckou/ Waberi 2020b: 292). L’imaginaire (colonial et raciste) qui se manifeste dans l’œuvre d’Hergé, la dépasse néanmoins de beaucoup: „Ce n’est pas à partir de Tintin au Congo que la pensée du Blanc sur le nègre s’est formée. Lorsque Tintin est ‚arrivé‘ au Congo, l’idéologie raciste et coloniale sur le Noir était déjà bien répandue…“ (ibid.: 293). En ce qui concerne Hergé et son œuvre en général, cf. Assouline 1998, Farr 2016, Peeters 2016 et Serres 2016. Quant à la question du racisme, cf. Delisle 2010, Hachez 2005 et Sadjasi Nasab 1998. Pour ce qui est des aspects politiques, cf. Delisle 2019. Le rôle que joua Hergé dans le contexte du fascisme est commentée par Jonathan Littell dans sa „brève incursion en territoire fasciste“ où il montre comment Léon Degrelle tenta de se donner un „côté Tintin“: „Léon Degrelle revendiquera longtemps, avec un malin plaisir, son ‚côté Tintin‘, en cherchant durant de nombreuses années à récupérer l’image positive de ce dernier. […] plusieurs années après la mort de Degrelle, un volume intitulé Tintin mon copain, de format album sur papier glacé, daté du jour de Noël 2000, et publié à Klow (capitale de la Syldavie), par une maison d’édition tout aussi inexistante que la ville, commença à circuler sous le manteau. La couverture, qu’il m’est interdit de reproduire ici, arbore un (mauvais) dessin figurant Tintin en uniforme SS; d’après certains sites internet, il serait de la main de Degrelle, mais cela paraît douteux. Steeman, qui avait lu le manuscrit original, juge le texte édité assez conforme à ses souvenirs; mais l’iconographie, abondante et délétère, aurait été en grande partie ajoutée par un militant d’extrême droite qui gravitait dans l’entourage de Degrelle, et qui aurait fait éditer le livre ainsi trafiqué par son propre compte“ (Littell 2008: 61). 5 La ligne claire, qui délimite le sujet (le personnage) et le distingue ‚clairement‘ du monde qui l’entoure, semble d’ailleurs favoriser une image du monde dichotomique (cf. à ce sujet la postface in Kannemeyer 2014). 6 Pour une problématisation de la mise en image de l’autre et du codage double (ou multiple) de cette image, cf. l’article désormais ‚classique‘ de Stuart Hall (1997). 7 Une fois dévêtu de tout pouvoir réel, le ‚roi nègre‘ commence à dominer l’imaginaire collectif occidental: qu’on ne pense qu’à Fifi Brindacier qui prétend que son père est un „roi nègre“ (ou bien, aujourd’hui, un „roi des mers du sud“). Ce roi nègre apparaît d’ailleurs dès la littérature pseudo-ethnographique des voyageurs ‚en mission‘ du premier XIX e siècle - où il ressemble de manière stupéfiante au personnage d’Hergé: „Die Neger, besonders die Congo-Neger, haben die Erlaubniß, aus ihrer Mitte einen König und eine Königin zu erwäh- DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 93 Arts & Lettres len, deren Würde lebenslänglich ist. Ein Augenzeuge, Herr Köster, beschreibt diese Feierlichkeit auf folgende Art: Wir hatten uns neben dem (! ) Geistlichen gestellt, als wir den ganzen Negerhaufen, einige hunderte zusammen, unter Trommel- und Pfeifenschall mit fliegenden Fahnen daher ziehen sahen. In ihrer Mitte befand sich der König und die Königin. Beide trugen Kronen, zum Theil mit buntscheckigen Farben bemalt, zum Theil mit Goldpapier eingefasst. Der König hatte einen grünen Rock, eine rothe Weste, gelbe Beinkleider, schwarze Strümpfe und weiße Schuhe an; dabei trug er einen hölzernen, jedoch vergoldeten Zepter in der Hand. […] Auch der die Majestäten begleitende Staats-Sekretär trug eine Art ziemlich zusammen geflickter Hof-Uniform“ (Weis 1830: 63/ 64). Le ‚roi nègre‘ dans Tintin au Congo n’est d’ailleurs pas le premier personnage de ce genre que l’on doit à Hergé: „Le 28 juillet, Hergé illustre dans Le Vingtième Siècle un texte de l’écrivain Paul Morand intitulé Le vieux roi nègre. À n’en pas douter, il a dû s’appuyer […] sur une documentation photographique pour pouvoir ainsi camper le chef congolais et détailler son accoutrement“ (Goddin 2018). 8 La peau de léopard réapparaît lors de l’entrée en scène du fameux ‚homme-léopard‘, personnage „directement inspiré“ par une statue qu’Hergé a pu connaître lors de sa visite du Musée du Congo, l’actuel AfricaMuseum, à Bruxelles. „L’homme-léopard qui menace Tintin est directement inspiré par la statue de Paul Wissaert, exposée à Tervuren dans la banlieue de Bruxelles […]. Ce musée fait suite à une première exposition coloniale qui s’est tenue à Tervuren en 1897; le succès de cette exposition poussa les organisateurs à la transformer en exposition permanente et à en faire un musée qui existe toujours. Hergé y apprend l’existence de la secte des Aniotas, ces hommes déguisés en léopard pour commettre leurs attentats contre des fonctionnaires ou des administrateurs coloniaux. Il en mettra un en scène au sein de l’album lorsque le sorcier du village, membre des Aniotas, tentera d’assassiner Tintin.“ Lors du réaménagement du musée, qui eut lieu entre 2013 et 2018, la statue a été transposée dans une partie mise en scène comme un ‚dépôt‘: Cf. à ce sujet l’article très instructif de Julien Bobineau qui m’a fait découvrir aussi le site des tintinologues cité ci-dessus (https: / / tintinomania.com/ tintin-bruxelles-musee-congo). 9 Cf. à ce sujet aussi Théo Hachez, qui écrit: „Oscillant entre parure traditionnelle et emprunts décalés aux Blancs, leur vêtement enchante l’auteur par les compositions poétiques qu’il lui suggère. […] La même logique de l’emprunt multiple vaut pour les outils, les machines et les armes. […] Dans cette culture de la citation, les objets sont déchargés de leur fonctionnalité et de leur cohérence; ils ne sont plus que signes dans une sorte de marché aux puces vivant“ (Hachez 2005: 19). 10 Car ce n’est pas seulement l’habit, mais aussi et surtout la langue des colonisateurs que les indigènes n’utilisent pas de la bonne manière (ou bien, de toute façon, d’autre manière que prévu): Ils „prononcent mal la langue de l’autre“ - comme le dit, dans un contexte historique bien différent, Bartomolé de las Casas - ce qui fait d’eux littéralement des „barbares“ et donc des êtres humains non-civilisés qui se situent, par là, en dehors de la civitas ou de la polis. 11 Le statut humain de l’autre a été mis en question dès le début des voyages de découverte comme le montre, par exemple, le fameux débat de Valladolid. Et l’on retrouve cette construction d’une proximité entre homme et animal au plus fort du colonialisme de la fin du XIX e et du début du XX e siècle, quand on exposait les ‚indigènes‘ dans des zoos humains, ou les insérait, de toute façon, dans un contexte d’histoire naturelle (comme lors de l’exposition coloniale). 12 Il s’agit là du sujet romantique de l’in/ humanité des animaux et des automates. 13 Le singe est le signe de cette ambiguïté. 94 DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 Arts & Lettres 14 C’est d’ailleurs exactement cela que nous montre Edgar Allen Poe dans sa nouvelle sur le Double assassinat dans la rue Morgue (1841), qui a été commis par deux singes, eux aussi supérieurs à l’homme à tous points de vue - sauf du point de vue moral. 15 Quand il s’agit de distinguer entre deux exemplaires d’une même race, lui aussi cependant se heurte à ses limites. Ainsi, parti à la chasse à la gazelle, Tintin se laisse tromper par les apparences: Une fois abattue, la gazelle refait aussitôt surface, de sorte que Tintin, qui a du mal à se croire si mauvais chasseur, tire de nouveau, avant de se rendre compte que ce n’était pas la même mais à chaque fois une autre et qu’il vient de causer une véritable hécatombe parmi les animaux - ce qui est censé faire rire le lecteur (cf. Hergé 1946: 16, C2). Une fois de plus, il n’y a qu’un pas de l’animal à l’indigène. L’idée que les indigènes ne se distinguent pas ou très peu entre eux et qu’ils ne représentent donc pas des individus mais des types fait partie intégrante des stéréotypes raciaux, et Hergé reprend ce stéréotype plusieurs fois. Le peintre et dessinateur sudafricain Anton Kannemeyer pousse cette idée jusqu’à sa fin génocidaire et la met en image en remplaçant les gazelles par des indigènes. 16 C’est Théo Hachez qui constate, lui aussi, la „capacité [de Tintin] de multiplier les rôles et les apparences qu’il emprunte: il se fait passer pour Tom le bandit qui l’a poursuivi, et revêt par deux fois la dépouille d’un animal sauvage (singe et girafe)“ (Hachez 2005: 23). 17 C’est à Homo K. Bhabha que nous devons la figure théorique de „l’hybridité“ (Bhaba 1994). Pour ce qui est du „signifying monkey“, cf. Gates 1988. 18 Le racisme d’Hergé - qui d’ailleurs ne disparaît pas de l’édition remaniée, en couleur, de 1946 (qui est celle en vente encore actuellement et de laquelle je pars ici) - est un lieu commun dans la recherche depuis longtemps. En dépit de ce racisme, la bédé jouit jusqu’à nos jours d’une grande popularité, et ce dans le monde entier, y compris l’Afrique et, plus particulièrement, le Congo. L’artiste sudafricain Anton Kannemeyer alias Joe Dog, dans son commentaire en images qu’il dédie à l’album d’Hergé, n’hésite cependant pas à le critiquer de manière très pointue et très polémique. Il nous semble d’ailleurs important de rappeler que l’histoire du Congo a été amplement problématisée dans la bande dessinée; cf. à ce sujet Bragard 2020. 19 Théo Hachez prétend qu’Hergé se situe dans un espace d’imagination vide et qu’il a pour cela été contraint à concevoir le monde imaginaire et l’image du monde de sa bédé sans aucun recours à des sources historiques ou ‚ethnographiques‘: „La stylisation est d’autant plus efficace qu’elle s’exerce dans un vide de références, seulement traversé par une curiosité exotique, quelques bribes de rumeurs et quelques proclamations patriotiques et catholiques auxquelles l’album donne corps par l’image“ (Hachez 2005: 20). Cela semble peu probable vu que non seulement les médias visuels populaires, mais aussi la littérature furent empreints, depuis un bon moment déjà, par l’imaginaire colonial. Cf. à ce sujet Hall 1997, notamment la partie sur l’Empire et le monde domestique (ibid.: 239sqq.) qui est dédiée aux images de la différence raciale omniprésentes dans la culture populaire de la fin du XIX e siècle: „The exploration and colonization of Africa produced an explosion of popular representations […] The progress of the great white explorer-adventurers and the encounters with the black African exotic was charted, recorded and depicted in maps and drawings, etchings and (especially) the new photography, in newspaper illustrations and accounts, diaries, travel writing, learned treatises, official reports and ‚boy’s-own‘ adventure novels. […] The gallery of imperial heroes and their mascuIine exploits in ‚Darkest Africa‘ were immortalized on matchboxes, needle cases, toothpaste pots, pencil boxes, cigarette packets, board games, paperweights, sheet music“ (ibid.: 240). 20 Cf. Gide 1927, ainsi que Bouchentouf-Siagh 2002 et Winter 2002. 21 Cf. Allégret 1998 (le journal) et 2017 (le film). DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 95 Arts & Lettres 22 Cf., à ce sujet, Coquery-Vidrovitch 2017: „Le tout tend à l’ethnographie, nourrie comme elle l’était à l’époque du fantasme de primitivité. […] [L]e film ethnographique n’en était qu’à ses débuts. On insistait alors plutôt sur l’étrangeté et la sauvagerie, on tendait à différencier l’indigène de l’occidental en détaillant ses côtés primitifs, bizarres ou violents. Allégret au contraire montre la vie comme il la voit, il s’attache aux détails de la vie quotidienne, à la préparation des aliments, aux liens sociaux“ (ibid.: 22; 24). 23 Dans les chapitres de son roman qu’il dédie au séjour de Bardamu en Afrique, Céline dénonce très clairement la violence de l’entreprise colonialiste: tout comme Gide et, surtout, Albert Londres l’avaient fait avant lui (cf. Londres 1929, Folléas 1998). 24 Lorsqu’il s’agit de ‚se faire une image‘ de l’autre, et cela vaut de manière générale dans le contexte colonial, celui-ci fut censé figurer en tant que ‚homme naturel‘ ou bien, d’une certaine manière, comme ‚bon sauvage‘ - ce qui supposait qu’il figurât nu ou bien au moins ne portant que très peu de vêtements: Cela peut s’observer aussi bien dans les récits de voyage (qui d’ailleurs souvent furent commercialisés; cf. Malzner 2013) que lors des expositions coloniales ou dans les zoos humains (Völkerschauen) où l’on obligeait ces autres à se dévêtir afin qu’ils correspondissent mieux à cette image. Ainsi, par exemple, lors du fameux ‚raid aérien‘ de Walter Mittelholzer et Arnold Heim en 1926/ 1927: « Die Inszenierung der gesuchten Natürlichkeit geht dabei so weit, dass der Fotograf [Arnold Heim] in die Bekleidungsgewohnheiten der Tänzer eingreift: So ist in seinen Tagebuchaufzeichnungen nicht nur zu lesen, dass er Termine mit diversen Kolonialbehörden abspricht, damit diese Tänze organisieren können, sondern auch, dass er die Tänzer Aminos heißt, ihre weißen Tennisschuhe und Strümpfe auszuziehen, bevor sie sich an den Tanz machen“ (Malzner 2013: 168). 25 „One might be tempted to interpret this consumption of modernity as an expression of the colonial complex discussed by Fanon, Manoni and others […], but, at least in the Congolese case, it is more a question of complementarity in which a colonial regime maps on to an already existing hierarchical praxis. […] an appropriation of all that is associated with white status, but it is not reducible to some form of colonial culture or the inferiority complex of the colonized“ (Friedman 1990: 156). 26 Pour ce qui est de l’influence de l’imaginaire colonial sur ‚l’art nègre‘ dans les métropoles, cf. Schmeisser 2006. 27 Alors que sur scène elle interpréta le rôle de la ‚négresse‘ nue à la perfection (bien que de manière tellement surdéterminée qu’il semble clair qu’elle ne visa qu’à déconstruire le regard raciste ou du moins exotisant du public), hors scène, comme bien d’autres artistes de son temps, elle fit preuve d’un gout particulièrement prononcé pour la haute couture. Vu le contexte (elle doit sa renommée au regard raciste des Français, même si elle contribue à le ‚déconstruir‘), il est d’autant plus remarquable de constater l’hypocrisie qu’a montré l’État français, une fois de plus, lors de sa panthéonisation: qu’on a cru pouvoir mettre en œuvre sans avoir égard à sa couleur de peau, alors que cette démonstration de l’égalité présuppose justement la différence qu’elle nie - et n’existe qu’en tant qu’idéal républicain alors que la réalité sociale dans la France actuelle est profondément raciste; cf. le très beau texte de Giulia Pelillo-Hestermeyer (2023). 28 Ce n’est d’ailleurs probablement pas par hasard que Felwine Sarr, pour décrire la relation de dépendance qui lie l’Afrique au nord global, se sert d’une métaphore vestimentaire: „Il fut proposé aux Africains un prêt-à-porter sociétal. Pour organiser le politique, l’économique et le social, il leur fut demandé de revêtir des formes institutionnelles produites d’une histoire millénaire née ailleurs. […] Se réalise-t-on pleinement sous le mode de l’imitation? […] La réponse est évidemment non“ (Sarr 2016: 22-24). 96 DOI 10.24053/ ldm-2022-0047 Arts & Lettres 29 Que l’on consulte, pour se faire une idée concrète de ce dont il est question, les très belles images dans le livre de Tariq Zaidi (2020), à la reproduction desquelles nous renoncons ici pour des questions de droit. La littérature critique par rapport à la Sape et au Sapeur est abondante; cf. par exemple Charpy 2015, Chavoz 2017, Friedman 1990, Gandoulou 1989, Goma 2019, Gondola 1999, Loreck 2011, Luttmann 2016, Martin 1995, Thomas 2003, Vinken 2013. Sur les Sapeuses cf. Signer 2020, sur la Sape et le Sapeur dans la littérature narrative cf. Knox 2016 et pour sa mise en image cf. Mediavilla 2021, Tamagni 2009 et Zaidi 2020. 30 Le roman reproduit ici assez fidèlement l’orthodoxie de la Sape telle qu’on la trouve chez les ethnologues, par exemple chez Jonathan Friedman: „Paris as the exemplary center and Brazzaville, its extension in the Congo, are two levels of a concentric and hierarchical model of the world. […] This dominant expression of status is complemented by an entire range of imported European goods“ (Friedman 1990: 155). „The sape is a ritual program for the transformation of ordinary unranked youth into great men. It begins in Bacongo, with a ‚liminal‘ phase in Paris. It consists in the continual build-up of a wardrobe and ritual display at organized parties and dance bars“ (ibid.: 158/ 159). „Labels play a crucial role. Weston shoes, for example, are ranked among the highest“ (ibid.: 159). „Elegance is not […] merely about looking elegant, about appearing in clothes that look like haute couture… It is about wearing the real thing and, in this sense, of being the real thing“ (ibid.: 160). „[T]o become wealthy and powerful […] is to become more white“ (ibid.). Cf. aussi van Reybrouck, qui met en parallèle la sape avec le mouvement punk: „[L]e matérialismes des sapeurs était une critique de la société, tout comme l’était le mouvement punk en Europe“ (van Reybrouck 2012: 497). 31 „Clothing is more than property or the expression of one’s already existing self, or the fulfilment of an imaged self. It is the constitution of self, a self that is entirely social. There is no ‚real me‘ under the surface and no roles are being played that might contrast with an underlying true subject“ (Friedman 1990: 162). 32 „[T]he practice of la sape [is] attempt to capture power via the accumulation of the symbols of power. [T]hese symbols [are] definitions of power, of the life-force whose form is wealth, health, whiteness and status“ (Friedman 1990: 165). 33 Friedman 1990: 164/ 165. Et encore: „[The cult of elegance] is a threat to the social order, that is, a threat to the identity of power and appearance“ (ibid.: 163).
