lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0002
0923
2024
48189
La popularité des classes populaires – entre sociologie et littérature
0923
2024
Lars Henk
Lea Sauer
Gregor Schuhen
ldm481890005
DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 5 Dossier Lars Henk / Lea Sauer / Gregor Schuhen (ed.) La popularité des classes populaires - entre sociologie et littérature Introduction Dans ce dossier, nous sommes partis en quête des classes populaires, pour reprendre le titre d’une étude sociologique récente (cf. Béroud et al. 2016), et plus précisément, à la recherche des mises en scène des classes populaires dans le champ de productions artistiques telles que la littérature et le cinéma. Des précisions terminologiques sont d’ores et déjà nécessaires - et ce, peut-être d’autant plus que la notion de ‚classes populaires‘ n’est pas seulement un terme fréquemment utilisé dans les sciences sociales, mais aussi dans les discours politiques et les médias (cf. ibid.: 7). Fournir des réflexions terminologiques nous permet donc de sensibiliser aux conditions implicites (soient-elles épistémologiques ou idéologiques) évoquées par la polyvalence sémantique du ,populaire‘. 1 L’approche linguistique Dans son Dictionnaire historique de la langue française (2010), Alain Rey nous rappelle que la notion est attestée depuis le XIV e siècle dans la langue française (cf. Rey 2010b: 1708). Le terme désigne, en reprenant le sens original en latin, ce qui est propre au peuple, ce qui appartient au peuple (cf. ibid.). 2 D’ailleurs, la notion de ‚popularité‘ est également dérivée du ‚populaire‘, mais sa signification actuelle renvoie au mot anglais ,popularity‘ auquel le terme français est emprunté au XVI e siècle. ‚Popularité‘ désigne la reconnaissance du peuple et ce qui a sa faveur (cf. Rey 2010c: 1708). Ainsi, nous sommes renvoyés à la notion de ‚peuple‘, elle-même dérivée du terme latin ,populus‘. Cette notion politique „désigne la partie de la nation qui est gouvernée, l’ensemble des sujets par rapport au souverain“ (Rey 2010a: 1614). Notamment suite à la Révolution française, le peuple est conçu comme l’ensemble des gens qui ne font partie ni de l’aristocratie ni du clergé, qui n’appartiennent donc pas aux couches supérieures. Pendant l’ascension de la bourgeoisie en tant que classe dominante au XIX e siècle, il y a de nouveau une réduction de l’extension du terme. Le ‚peuple‘ ne se réfère désormais plus qu’au prolétariat (cf. ibid.). Ainsi, on peut constater que, dès l’aube de la modernité, les classes populaires sont les couches sociales dominées par les couches supérieures. 3 6 DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 Dossier Enquêtes sociologiques sur les classes populaires Dans les années 1970, ce sont Richard Hoggart (1957) - dont l’œuvre est traduite en français par Jean-Claude Passeron et est enfin éditée par Pierre Bourdieu dans Le Sens commun chez Minuit (1970) - et Pierre Bourdieu lui-même qui fondent la sociologie des classes populaires (cf. Siblot et al. 2015: 20-30; Schultheis et al. 2009: 14-21). 4 Pour Bourdieu, les classes populaires désignent une entité soumise à des formes plurielles de domination. 5 À la différence des approches ouvriéristes, 6 l’étude bourdieusienne La distinction (1979) démontre que la domination ne s’exerce pas seulement en termes d’économie, mais aussi à travers les styles de vie. 7 Au sein des classes populaires prévaut, si l’on en croit Bourdieu, le goût pour ce qui est accessible puisqu’il est nécessaire afin de survivre: „La nécessité impose un goût de nécessité qui implique une forme d’adaptation à la nécessité et, par là, l’acceptation du nécessaire, de résignation à l’inévitable“ (Bourdieu 1979: 434). C’est la raison pour laquelle, à plusieurs reprises, Bourdieu parle d’„une nécessité faite vertu“ (ibid.: 433) incorporée dans leur style de vie (cf. ibid.). 8 Suite aux travaux pionniers de Hoggart et Bourdieu, les ‚ classes populaires‘ deviennent, notamment depuis les années 1990, une des „‚grandes catégories classificatoires‘ des sciences sociales“ (Schwartz 2011: 21) qui permettent d’analyser les inégalités sociales et ainsi les rapports de dominations dans les sociétés contemporaines (cf. Siblot et al. 2015: 13). Or, Oliver Schwartz, dont l’article est la référence principale pour toutes les théorisations des classes populaires (cf. Alonzo/ Hugrée 2010: 19) recourt aux études bourdieusiennes-hoggartiennes pour penser le rapport entre domination économique et culturelle (cf. Siblot et al. 2015: 24). Pour lui aussi, la notion de ,classes populaires‘ désigne „des groupes qui se définissent par la conjonction d’une position sociale dominée et de formes de séparation culturelle“ (Schwartz 2011: 11). À la différence de Hoggart, Schwartz, quant à lui, constate une „déségrégation culturelle“ (2011: 9; cf. Siblot et al. 2015: 9) étant donné que les classes populaires s’adaptent à la culture légitime (cf. également Alonzo/ Hugrée 2010: 33). En revanche, [q]uand des ouvriers et des employés s’approprient des pratiques culturelles légitimes, cela ne se traduit que marginalement par une adhésion complète aux ,goûts des autres‘, propice à générer la honte à l’égard de ce que l’on est et du monde d’où l’on vient (Siblot et al. 2015: 304). Les problèmes d’un concept flou en sociologie Même si la catégorie de ‚classes populaires‘ est employée pour analyser les dominations tant socioéconomiques que culturelles, la „pertinence analytique“ (ibid.: 30) de la catégorie reste controversée. Dans un article consacré à la langue populaire (2013), Bourdieu fait remarquer que les termes de ‚peuple‘ et de ,classes populaires‘ sont des „concepts à géométrie variable“ permettant au politicien à la chasse de voix et aussi au chercheur d’élargir ou de restreindre l’extension des référents „ajustés à DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 7 Dossier ses intérêts, à ses préjugés ou à ses fantasmes sociaux“ (Bourdieu 2013: 25 ; cf. Alonzo/ Hugrée 2010: 17). Face à la diversité des couches dominées et à leurs (dé-)ségrégations culturelles (cf. Schwartz 2011: 23sqq.), les classifications ne peuvent pas être séparées des conditions implicites, soient-elles épistémologiques ou idéologiques, tel que le choix des catégories empiriques. 9 En ce qui concerne les enquêtes sociologiques, il se pose notamment la question de savoir comment déterminer empiriquement l’extension des classes populaires. Outre les ouvriers, les classes populaires comprennent pour certains sociologues les agriculteurs et des employés - en général, les salariés des services (cf. ibid.: 2; 26). Selon les catégories prises en compte, on peut y ajouter de ‚petits‘ indépendants. Apparemment, tous ces groupes inférieurs ne sont pas également démunis (cf. ibid.: 24). La difficulté de déterminer précisément l’extension des groupes populaires sur le plan sociologique est liée, selon Schwartz (2011: 26sqq.), à un autre problème. En effet, la catégorie de ,classes populaires‘ semble présupposer l’homogénéité générale des groupes dominés que Schwartz réfute: „Cette homogénéité n’est que l’illusion à laquelle nous expose inévitablement l’habitude de penser ceux-ci par grandes catégories génériques, comme c’est évidemment le cas pour la notion de ,classes populaires‘“ (ibid.: 29). Selon le sociologue, il est néanmoins justifié d’insister sur l’emploi de la catégorie de ‚classes populaires‘, étant donné qu’elle permet de „reconnaître les proximités, les transitions, les continuités qui peuvent exister entre eux“ (ibid.: 30). En quête du „continuum des groupes dominés“ (ibid.: 33) au sein des classes populaires, cette catégorie est notamment utile en ce qui concerne les plus démunis. Ils ont en commun „la subalternité dans le travail, la petitesse du statut social, la position dans le bas de l’échelle des revenus et des patrimoines“ (Bernard/ Masclet/ Schwartz 2019: 5). Ils partagent également les déficits de reconnaissance et de sens dans leurs vies (cf. Alonzo/ Hugrée 2010: 31). Ainsi, Gérard Mauger (2006: 42), en analysant les métamorphoses des conditions des classes populaires, a mis en avant une structure binaire; Schultheis et al. (2009: 504), quant à eux, constatent trois strates. Mauger distingue des groupes plus ou moins stables, à savoir des membres établis et des membres marginalisés. 10 En ce qui concerne ce monde populaire „dé-fait“ (cf. Mauger 2013: 254; 2006: 29), il qualifie ces ,marginaux‘ d’ouvriers et d’employés précarisés (cf. Mauger 2006: 42; Beaud/ Pialoux 2004: 423). 11 En nous interrogeant sur la ‚popularité des classes populaires‘, nous proposons d’examiner la visibilité accrue des couches marginalisées dans la littérature et dans les films. C’est effectivement son omniprésence dont nous constatons la popularité dans le champ à la fois des sciences sociales et de la production artistique. Cette entreprise bénéficiera sans doute d’une prise en considération de la mise en scène des marginaux au cours de l’histoire littéraire française (cf. Wolf 1990) et étrangère. 8 DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 Dossier Les récits de misère dans la littérature La première apparition éminente des classes populaires dans la littérature européenne n’a eu lieu ni en France ni au XIX e siècle. Avec Lazarillo de Tormes, le premier roman picaresque de la littérature espagnole paraît déjà en 1554. Le héros éponyme est un jeune serviteur issu d’un milieu modeste qui travaille pour sept maîtres bien différents dans les sept chapitres du roman. Il s’agit, entre autres, d’un mendiant aveugle, d’un artisan et d’un chevalier complètement appauvri. La narration autodiégétique est épisodique et nous livre - sous le prétexte d’une confession (cf. Guillén 1971) - des aperçus très réalistes de la précarité du tiers état, marquée par la faim, la violence et l’exclusion sociale. Le style picaresque ressemble parfois au comique vulgaire des fabliaux médiévaux, ce qui ne correspond pas seulement à la tradition folklorique, mais sert également à souligner la stigmatisation sociale des représentants du lumpenprolétariat, par exemple à l’aide d’images scatologiques (cf. Schuhen 2018: 93-101). Cela illustre un mécanisme que l’on pourrait qualifier, selon Georges Bataille (1970a; 1970b) et Julia Kristeva (1980), d’abjection. Suivant Kristeva, l’abject peut se montrer sous la forme de substances corporelles ou bien excrémentales, qui ne sont ni sujet ni objet, et qui provoquent chez le spectateur un fort sentiment de dégoût. Bataille, quant à lui, met l’accent sur la dimension sociologique du terme et parle d’abjection sociale en analysant les conséquences du pouvoir de l’État sur les classes populaires. La notion d’‚abjection‘ peut donc se référer aussi bien au corps individuel, disons biologique, qu’à la métaphore de l’État comme organisme, en allemand Staatskörper (cf. Guldin 2000: 27). Si l’on relit ces deux connotations, on pourrait dire que le corps de l’État produit, avec les misérables, des excréments qui ne sont ni totalement exclus ni vraiment intégrés dans la société, mais qui mènent plutôt une existence liminale dans les marges. Dans son analyse de la politique néolibérale en Grande-Bretagne, la sociologue Imogen Tyler observe que ‚l’abjection sociale‘ est tout à fait tolérée, même voulue par les classes dominantes afin de maintenir en bonne santé l’organisme du corps étatique (cf. Tyler 2013). Toutefois, les responsables masquent ces effets secondaires du néolibéralisme par des slogans rebattus, comme „l’épanouissement pour tous“, ou, comme on le dit en allemand, fördern und fordern. Si l’on compare les problèmes sociaux de l’époque féodale, tels qu’ils sont traités dans le Lazarillo de Tormes, avec les problèmes d’aujourd’hui, il n’est pas étonnant que l’on retrouve régulièrement la notion de ‚reféodalisation‘ (cf. Neckel 2017; Ziegler 2005) dans les diagnostics du présent. Dans la littérature française, de tels mécanismes et conflits sociaux restent largement ignorés jusqu’au XIX e siècle. Ce n’est que dans les romans réalistes et naturalistes que la question sociale, et donc les classes populaires comme collectif, font leur entrée dans les œuvres littéraires. Dans son étude sur les transclasses, c’està-dire sur la trajectoire d’une ascension sociale, Chantal Jaquet a identifié dans les romans de Stendhal et de Balzac des modèles narratifs (cf. Jaquet 2014) qui sont encore variés aujourd’hui. Par exemple, dans sa double biographie sur Emmanuel DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 9 Dossier Macron et Édouard Louis - Deux jeunesses françaises (2021) -, le journaliste Hervé Algalarrondo parle du modèle Sorel et aussi du modèle Rastignac afin de catégoriser les trajectoires de ses deux protagonistes (cf. Algalarrondo 2021: 12). Jaquet souligne que la notion de transclasse désigne plutôt un processus de passage qu’une identité, ce qui ouvre, bien entendu, la piste pour les transformations narratives. En ce qui concerne la représentation des classes populaires en tant qu’acteur collectif, ce sont les romans majeurs de Victor Hugo et d’Émile Zola, écrits dans le contexte du Second Empire, qui ont transformé les milieux précaires et les luttes de classe en littérature. Dans son portrait du Second Empire, Walburga Hülk (2019) a minutieusement exploré les bouleversements sociaux qui ont conduit à des fractures sociales approfondies - autrement dit: Hülk nous montre les ombres funestes de la gloire impériale. Juste quelques notions-clés devraient suffire: la deuxième vague de l’industrialisation surtout dans les périphéries, l’urbanisation dans les métropoles, les premiers excès de gentrification, le manque de protection sociale et, bien sûr, l’exploitation capitaliste des ouvriers. Ce n’est certainement pas par hasard si c’est justement dans les romans de Victor Hugo et d’Émile Zola que les misères des classes populaires sont racontées pour la première fois avec tant de vigueur. On sait que tous les deux n’étaient pas seulement les créateurs des grands panoramas sociaux, mais qu’ils étaient aussi des intellectuels engagés. Même si, comme on peut le lire dans les études canoniques de Joseph Jurt, l’histoire des intellectuels commencent habituellement avec Zola (cf. Jurt 2012), on peut également découvrir les traits d’un intellectuel public dans les interventions politiques de Victor Hugo. Malgré ces points communs, il existe de grandes différences dans leurs romans concernant la mise en scène littéraire des classes populaires. Dans Les misérables (1862), Hugo reste largement fidèle à la tradition romantique en racontant les destins de Jean Valjean, de Fantine ou bien du petit Gavroche d’une manière littéralement touchante et pathétique. Zola, quant à lui, met les lunettes du scientifique et dissèque les inégalités sociales d’une manière „protosociologique“ (cf. Henk 2023; 2024). Malgré ces différences, les deux écrivains parviennent à donner une première vague de popularité aux classes populaires et donc aux victimes du progrès social. Si nous faisons maintenant un énorme saut dans le temps, il est frappant que, depuis la fin du XX e siècle, on peut observer un certain „renouveau du réalisme“ (Asholt 2013) dans la littérature française, comme Wolfgang Asholt l’a formulé à maintes reprises. Après une période d’expérimentations esthétiques, notamment dans le Nouveau Roman, le roman contemporain revient à l’étude sociale et donc aux origines de la littérature engagée selon Sartre (1948). La pionnière de cette tendance littéraire est sans doute Annie Ernaux, qui, dans le contexte des années 80, est apparue comme une curiosité sur le champ littéraire: une professeure agrégée qui écrit sur ses racines dans les classes populaires. Si l’on excepte Esquisse pour une auto-analyse (2004) de Pierre Bourdieu, il a fallu attendre encore un quart de siècle pour que le genre de l’auto-sociobiographie trouve une série de successeurs, 10 DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 Dossier notamment avec les récits de Didier Eribon, d’Édouard Louis ou de Rosemarie Lagrave (cf. Blome/ Lammers/ Seidel 2022; Schuhen 2023). C’est surtout dans les représentations des classes populaires chez Ernaux et Louis que l’on peut observer aussi bien des éléments picaresques que des formes de littérature engagée dans le style de Zola. Ainsi, les deux auteurs n’hésitent-ils pas à nous confronter avec des motifs scatologiques. Dans La honte (1997), par exemple, Ernaux décrit les taches d’urine sur la chemise de nuit de sa mère, quand cette dernière ouvre la porte d’entrée alors que la jeune Annie, accompagnée de sa professeure, revient d'une sortie scolaire (cf. Ernaux 1997: 117); dans En finir avec Eddy Bellegueule (2014) de Louis, sa mère raconte, de manière tout aussi vulgaire, l’histoire de sa fausse couche: son fœtus mort-né finit dans les toilettes juste comme les excréments humains (cf. Louis 2014: 67). La narration épisodique dans les autosociobiographies en question rappelle également la tradition picaresque. Les traces zoliennes, quant à elles, se montrent surtout dans le fondement sociologique de ces récits, même si ce n’est pas le roman expérimental de Zola qui donne son influence, mais plutôt la sociologie bourdieusienne (cf. Charpentier/ Ernaux 2005; Louis 2013; Henk/ Myszkowski 2022; Henk 2023). Au-delà des frontières textuelles de leurs œuvres, la référence à Zola se lit aussi dans le fait que les auteurs en question se mettent en scène publiquement comme des intellectuels engagés, notamment Eribon et Louis qui ne cessent de se faire les avocats des classes populaires. Bien sûr, il serait réducteur d’attribuer la ‚popularité des classes populaires‘ uniquement à l’énorme succès des textes auto-sociobiographiques. Le contenu de notre dossier prouve que ce sont également les œuvres de fiction et le cinéma qui s’intéressent davantage aux misères des milieux défavorisés. Il est cependant un fait que les récits des transclasses constituent actuellement un courant important au sein de la littérature contemporaine. Celui-ci a déjà trouvé depuis quelques années ses successeurs hors de France. L’objectif central de ce dossier est donc de rendre compte des différentes facettes de ce phénomène à travers des analyses exemplaires. Les contributions de ce dossier Les contributions réunies dans ce volume mettent en lumière, chacune à sa manière, les différentes approches théoriques existant sur le spectre sémantique de la notion de ‚classes populaires‘, ainsi que les mises en scène variées dans la littérature et le cinéma. Afin d’avoir une meilleure vue d’ensemble des liens entre sciences sociales et littérature, deux contributions programmatiques sur les rapports entre littérature et sociologie ouvrent le dossier. Joseph Jurt retrace ainsi la naissance du concept de transfuge de classe créé par Bourdieu et montre, à travers trois exemples, comment ce concept sociologique a par la suite trouvé sa place dans la littérature française. Ses réflexions sur les romans Antoine Bloye (1933) de Paul Nizan, La place (1983) d’Annie Ernaux et tout particulièrement sur l’étude autobiographique Retour à Reims DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 11 Dossier (2009) de Didier Eribon, reflètent la mise en scène du parcours des transfuges de classe, avec Paul Nizan déjà, bien avant le concept de Bourdieu. Chantal Jaquet propose, quant à elle, une introduction aux transclasses - une approche sociophilosophique qu’elle a théorisée et qui s’intéresse aux témoignages de celles et ceux qui quittent leur classe sociale d’origine. Au lieu de montrer comment les concepts sociologiques se retrouvent dans la littérature, elle décrit, à l’inverse, comment les textes littéraires peuvent être exploités comme exemples par la théorie socio-philosophique. Jurt et Jaquet fournissent ainsi deux approches théoriques qui s’enrichissent mutuellement et nous invitent à prendre en considération les liens interdisciplinaires que nous avons souhaité mettre en avant dans ce volume. À la suite de cette mise en contexte, nous nous consacrons avec Walburga Hülk aux représentations littéraires des classes populaires au XIX e siècle. Les représentations du peuple dans le ‚roman du siècle‘ Les misérables (1862) de Victor Hugo étaient déjà au centre de nombreuses analyses littéraires. En revanche, ses notes intitulées Les caves de Lille, qu’il a ébauchées en 1851 en préparation d’un discours devant le Parlement et qui sont au cœur de l’étude ci-présente, sont beaucoup moins connues. Dans son analyse, Walburga Hülk montre non seulement que Hugo transpose déjà, dans la littérature, une forme précoce de recherche sociologique sur le terrain, mais aussi comment sa conception du peuple a évolué au sein de son œuvre: entre l’image pathétique des marginalisés et la représentation de la réalité funeste des classes populaires (ouvriers ou travailleurs). La classe ouvrière et l’usine en tant qu’espace de travail sont au cœur des trois contributions suivantes. Celles-ci analysent des œuvres renouant avec la tradition littéraire ouvrière du XIX e siècle. Dans son analyse du roman Élise ou la vraie vie (1967) de Claire Etcherelli, Melanie Schneider s’intéresse à la représentation littéraire du travail à la chaîne dans une usine automobile des années 1960 et montre ainsi que l’ambiguïté du travail à la chaîne / du travail enchaîné s’inscrit également dans le style même du texte. Dans les romans analysés par Wolfgang Asholt - Daewoo (2004) de François Bon et Ceux qui trop supportent (2021) d’Arno Bertina - l’action se situe aussi dans le secteur automobile. Dans ces deux romans, ce sont des occupations d’usines qui ont été mises en scène sous la forme d’une littérature de témoignage et esthétisées de sorte qu’elles portent les traits d’une littérature engagée. Antonella Ippolito examine la représentation fictionnelle des conditions de travail précaires d’un point de vue féminin dans le roman extrême-contemporain Désintégration (2018) d’Emmanuelle Richard. À travers la perspective d’une narratrice anonyme exerçant, à Paris, une série de jobs alimentaires non qualifiés pour financer ses études de littérature, il est question du fossé qui sépare les classes dominantes et les classes dominées au sein de la société française. Le roman démontre les problèmes posés par le néolibéralisme et donne à voir une critique des conditions de travail actuelles. Christina Ernst s’est également consacrée à un roman contemporain: En finir avec Eddy Bellegueule (2014) d’Édouard Louis. Dans son analyse comparative, elle met à jour les liens avec l’autofiction Mort à crédit (1936) de Louis-Ferdinand Céline. Elle 12 DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 Dossier montre ainsi que la littérature de Louis ne s’inscrit pas seulement dans la tradition des textes théoriques de Bourdieu, mais aussi dans une tradition narrative qui, par l’hyperbolisme et la description de pratiques corporelles déviantes et de la sexualité, fait le lien, très répandu au XIX e siècle, entre les classes populaires et les „classes dangereuses“ (Frégier 1840). Ernst illustre que c’est en particulier le style de ces deux auteurs qui donne l’impression d’un regard misérabiliste sur leurs propres milieux d’origine. La contribution de Robert Lukenda est également centrée sur une observation très précise de la langue et du style dans son analyse de différentes traductions de Passion simple (1991) d’Annie Ernaux. Il se demande pourquoi les livres de la nobéliste française ont longtemps été classés en Allemagne sous l’étiquette de littérature féminine, les éloignant ainsi d’une littérature considérée comme ‚sérieuse‘ (Höhenkammliteratur). En comparant la version originale à la traduction allemande Eine vollkommene Leidenschaft. Die Geschichte einer erotischen Faszination (1992) de Regina Maria Hartig, il montre que les raisons pourraient se trouver dans la difficulté de traduire ‚l’écriture plate‘ d’Ernaux. Lukenda pose la question de la traduction d’une écriture qui refuse la complicité avec le lecteur cultivé. Dans la partie suivante, Cornelia Wild, Christian von Tschilschke et Hartmut Stenzel se penchent sur les représentations des classes populaires dans le cinéma. Wild étudie le film Les années Super-8 (2022) qu’Annie Ernaux a réalisé avec son fils, le cinéaste David Ernaux-Briot. Le montage des enregistrements vidéo de famille y est accompagné d’un texte d’Ernaux lu en voix off. La mise en scène se rapproche d’une sorte d’enquête sur l’écriture - ou l’esthétique cinématographique - ‚plate‘ à son tour, mettant en lumière les espaces de vie des classes populaires. Christian von Tschilschke propose une analyse du film Deux jours, une nuit (2014) des frères Jean-Pierre et Luc Dardenne, dans lequel le patron d’une entreprise décide de soumettre ses employés à un choix: soit la protagoniste, Sandra, est réintégrée à son poste, soit ils obtiennent tous une prime de 1.000 Euros pour le supplément de travail effectué: Sandra est licenciée. Dans son texte, Tschilschke revient sur la question du réalisme, remis en avant, selon lui, par une esthétique de la solidarité qui se focalise notamment sur le corps des protagonistes afin d’éveiller de l’empathie. Dans le texte de Hartmut Stenzel, le film documentaire J’veux du soleil (2019) de François Ruffin et du caméraman Gilles Perret est analysé sous l’angle de la représentation des ‚petits blancs‘ 12 . En 2018, le réalisateur a accompagné plusieurs groupes activistes des Gilets jaunes et peut donc être compris - de manière positive - comme une tentative d’offrir de la visibilité aux manifestants précaires. Cela nous amène à la question de savoir si - et si oui, comment - il est possible de donner une voix aux classes populaires. Ou, en d’autres termes, s’inspirant de Spivak: „Can the popular speak? “ Dans sa contribution critique, Phillip Lammers s’intéresse au projet éditorial Raconter la vie (2014-2017) de l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon, dédié à la constitution d’un „récit de vie ou d’expérience (portant de manière privilégiée sur une expérience professionnelle, un moment-clé de la vie, un moment critique ou des tensions particulières)“, selon la description officielle du projet. Lammers montre que deux types de fantasmes se cachent en réalité derrière DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 13 Dossier ce projet: celui de la représentation ‚pure‘, d’une part, et celui de l’exotisation des classes ‚invisibles‘, d’autre part. C’est exactement cette question qui, plus ou moins directement, traverse toutes les contributions de ce volume. Elle reflète en effet la difficulté déjà évoquée de l’esthétisation des classes populaires, entre misérabilisme d’un côté et exigence de visibilité de l’autre. En effet, la plupart des narrations contemporaines s’inscrivent dans la tradition d’une littérature engagée / d’un cinéma engagé: aussi bien les textes littéraires que les films présentés dans ce volume font varier les motifs, les styles et les contextes en ce qui concerne la représentation des classes populaires, prouvant ainsi que le sujet n’a rien perdu de son actualité. Il serait prometteur de voir quelles analyses, quels développements suivront cette publication dans les années à venir - ce volume, espérons-le, n’étant qu’un point de départ à de futures réflexions. Enfin, nous tenons à remercier Jacqueline Breugnot, André Mertes et Jan Paul Theis pour leur collaboration à ce dossier. Algalarrondo, Hervé, Deux jeunesses françaises, Paris, Grasset, 2021. Alonzo, Philippe / Hugrée, Cédric, Sociologie des classes populaires, Paris, Armand Collin, 2010. Amossé, Thomas, „Portrait statistique des classes populaires contemporaines“, in: Savoir/ Agir, 4, 34, 2015, 13-20. 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Tout au long du XIX e siècle, la notion de ,peuple‘, comme nous l’avons déjà indiqué, oscille entre 16 DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 Dossier un référent politique (Peuple-nation) et un référent socioéconomique (peuple-travailleur) (cf. Jakobowicz 2013: 34). 4 Schultheis et al. (2009) s’appuient généralement dans leur ouvrage sociologique intitulé Les classes populaires aujourd’hui sur l’approche ethnographique de Hoggart en la liant à une sociologie compréhensive. Les sociologues poursuivent donc l’accès fourni par La misère du monde (1993) de Pierre Bourdieu (cf. Schultheis et al. 2009: 9). Dans leur ouvrage La France invisible ( 2 2008: 9), Beaud, Confavreux et Lindgaard se situent également dans la tradition de la sociologie de Bourdieu lorsqu’ils visent à donner une voix aux invisibles. Mais à la différence de la polyphonie de la misère sociale orchestrée par Bourdieu et ses collègues, ils suivent une autre voie en donnant la parole non seulement à des chercheurs en sciences sociales, mais aussi à des auteurs et des journalistes pour rendre visible les invisibles en France. 5 La notion de ,classes populaires‘ n’est pas seulement appliquée dans la sociologie (cf. Alonzo/ Hugrée 2010: 15). Oliver Schwartz (2011: 5-11), quant à lui, s’appuie d’abord sur les études historiographiques du XVI e , XVIII e , XIX e et XX e siècle afin de définir ce qu’il entend par cette catégorie sociale. 6 L’émergence du terme de ,classes populaires‘ dans les débats sociologiques contemporains, telle qu’elle est reconstruite par Siblot et al. (2015: 13-41) ainsi que par Alonzo/ Hugrée (2010: 68sqq.), ne peut donc pas être détachée de l’abandon de la sociologie de ,la classe ouvrière‘ qui s’est constituée après la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, la sociologie s’est intéressée au travail industriel, notamment dans une perspective marxiste. La notion de ‚classes populaires‘ s’est réellement imposée dans la sociologie à la fin des années 1990 (cf. Siblot et al. 2015: 26). Ceci est dû aux transformations dans le monde ouvrier, „le passage d’une économie de production à une économie de distribution“ (Amossé 2015: 16), dont résulte l’abandon de la catégorie de ,classe ouvrière‘ (cf. Siblot et al. 2015: 26). Selon Mauger (2013: 252; 2006: 34), les transformations en ce qui concerne les classes populaires sont „la disqualification sociale du groupe ouvrier, la désagrégation des classes populaires et le renforcement des divisions internes“. Stéphane Beaud et Michel Pialoux (2004: 293-414, 432), quant à eux, ont montré comment les transformations néolibérales contribuent à déstructurer la classe ouvrière (cf. Siblot et al. 2015: 29). Dorénavant, les ouvriers sont intégrés dans les classes populaires, une catégorie plus vaste qui permet de rapprocher le monde ouvrier et celui des employés. Pour la sociologie, il s’ensuit plusieurs questions, notamment, si la culture ouvrière perdure parmi les classes populaires et si ces dernières sont une entité homogène (cf. ibid.: Alonzo/ Hugrée 2010: 9sq.). Depuis les années 1950, des études sur les rapports entre les sexes ont été présentées, qui ont également bénéficié d’un fondement théorique après l’émergence des études de genre (cf. ibid.: 71). 7 Les études de Hoggart et Bourdieu se débarquent de l’ouvriérisme en récusant d’abord la frontière entre les ouvriers, les employés et les petits indépendants. Pour Bourdieu, les ouvriers ainsi que les paysans appartiennent aux classes populaires tandis que les employés n’en font pas partie (cf. également Mauger 2013: 243). Ensuite, ils focalisent, à la différence des études ouvriéristes, leurs modes de vie (cf. Siblot et al. 2015: 19; Renahy et al. 2015: 56). Beaud et Pialoux (2004: 431) résument cette approche bourdieusienne de la façon suivante: „Les groupes sociaux n’y sont plus substantialisées comme dans les analyses marxistes mais, au contraire, pensés et analysés comme une réalité socio-historique, produite dans le temps, notamment par un travail symbolique et politique de représentation. Dans ce cadre théorique, la lutte des classes ne se joue pas seulement dans les rapports de production (or dans les usines) mais aussi à travers les luttes de classements sociaux qui ont pour enjeu la représentation des groupes sociaux et, de ce fait, leur visibilité dans DOI 10.24053/ ldm-2023-0002 17 Dossier l’espace public. Il s’agit donc de lier, dans l’analyse, la question des rapports de domination qui se jouent sur le lieu de travail (l’usine pour les ouvriers) et celle des luttes symboliques qui ont notamment lieu dans le champ intellectuel“. 8 Dans sa démarche, la ‚culture‘ des classes populaires est apparemment réduite „au manque, à l’absence, au handicap“ (Siblot et al. 2015: 188). Ceci illustre, pour reprendre la critique et le terme forgé par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1989), une posture misérabiliste. Même si Gérard Mauger (2013: 245) insiste sur le fait que Bourdieu n’a pas méconnu les dimensions autonomes de la culture des classes populaires puisque pour lui les normes de la virilité et le syndicalisme sont symboliquement autonomes (cf. également id. 2006: 31), Bourdieu a suraccentué l’hétéronomie culturelle au détriment des ambivalences au sein de la culture des classes populaires. En revanche, Hoggart ne perd pas de vue l’ambivalence entre l’autonomie et l’hétéronomie culturelle (cf. Grignon/ Passeron 1989). 9 Cf. Schwartz (2011: 25). Amossé (2015: 13), quant à lui, rappelle ainsi que „[t]outes les catégorisations résultent de luttes de classement, et ne sont donc pas neutres quant à la compréhension de leur objet“. Bourdieu met en garde contre le risque d’une utilisation abusive des catégories comme „instruments de domination“ (Bourdieu/ Haacke 1994: 61). D’ailleurs, Marx lui-même n’était pas à l’abri de ce qu’appelle Bourdieu l’effet de théorie „lorsqu’il est passé de l’existence des classes en théorie à son existence en pratique“ (Bourdieu 1994: 27). 10 Il faut s’enquérir précisément sur les divisions de sexe, d’origine, de génération, de territoire parmi ces établis et les marginalisés (cf. Béroud et al. 2016: 14sqq.). L’étude la plus récente et la plus exhaustive sur les couches stables, les ensembles „stables-modestes“ (Masclet 2020: 10), est fournie par Masclet et al. (2020). 11 Notamment Bourdieu (1993; 1998) a saisi les dimensions principales de la précarité. Outre l’approche bourdieusienne, le concept de la désaffiliation de Robert Castel (1995), ce phénomène désignant „la ‚déstabilisation des stables‘“ (Beaud/ Pialoux 2004: 24), est important dans le but de discuter la précarité contemporaine (cf. également Henk/ Schröer/ Schuhen 2022). Grenouillet (2014: 154sqq.) a analysé les précaires dans la littérature contemporaine. 12 Le terme „petits blancs“ a été introduit par Aymeric Patricot dans son ouvrage Les petits blancs. Un voyage dans la France d’en bas (2013) et désigne la population hors des régions métropolitaines, souvent considérée comme économiquement et culturellement défavorisée.
