eJournals lendemains 48/189

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0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0003
0923
2024
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L’usage théorique de la littérature pour penser les transclasses

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2024
Chantal Jaquet
Il peut paraître curieux de prendre appui, comme je l’ai fait dans Les transclasses ou la non-reproduction (Jaquet 2014), sur des romans, empruntés principalement à la littérature française et américaine des XIXe et XXIe siècles, dans le cadre d’une démarche philosophique ayant pour objet d’analyser les causes et les effets des trajectoires des individus qui, seuls ou en groupe, passent d’une classe à l’autre. Les transclasses, qui, comme leur nom l’indique, franchissent les barrières de classe, se présentent comme des exceptions ou des écarts par rapport à la théorie de la reproduction sociale et devraient donc logiquement être appréhendés dans ce cadre de pensée mis en place par Marx et infléchi notamment par Althusser (2011) et Bourdieu (1970). Pourquoi convoquer des exemples littéraires et mobiliser des fictions au sein d’une réflexion philosophique qui porte sur un phénomène social réel, alors que l’on s’attendrait plutôt à trouver dans le livre des études de cas et des enquêtes statistiques fondées sur une approche sociologique? La littérature semble a priori déplacée dans ce contexte de pensée, puisqu’en aucun cas l’imaginaire ne saurait tenir lieu de réalité. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de revenir sur le statut de la littérature et de son usage dans cette réflexion sur les transclasses afin d’en mesurer la pertinence et l’intérêt.
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18 DOI 10.24053/ ldm-2023-0003 Dossier Chantal Jaquet L’usage théorique de la littérature pour penser les transclasses Il peut paraître curieux de prendre appui, comme je l’ai fait dans Les transclasses ou la non-reproduction (Jaquet 2014), sur des romans, empruntés principalement à la littérature française et américaine des XIX e et XXI e siècles, dans le cadre d’une démarche philosophique ayant pour objet d’analyser les causes et les effets des trajectoires des individus qui, seuls ou en groupe, passent d’une classe à l’autre. Les transclasses, qui, comme leur nom l’indique, franchissent les barrières de classe, se présentent comme des exceptions ou des écarts par rapport à la théorie de la reproduction sociale et devraient donc logiquement être appréhendés dans ce cadre de pensée mis en place par Marx et infléchi notamment par Althusser (2011) et Bourdieu (1970). Pourquoi convoquer des exemples littéraires et mobiliser des fictions au sein d’une réflexion philosophique qui porte sur un phénomène social réel, alors que l’on s’attendrait plutôt à trouver dans le livre des études de cas et des enquêtes statistiques fondées sur une approche sociologique? La littérature semble a priori déplacée dans ce contexte de pensée, puisqu’en aucun cas l’imaginaire ne saurait tenir lieu de réalité. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de revenir sur le statut de la littérature et de son usage dans cette réflexion sur les transclasses afin d’en mesurer la pertinence et l’intérêt. I. Les raisons du recours à la littérature Dans cette optique, l’objectif est tout d’abord d’analyser les raisons majeures du recours à des références littéraires dans l’économie du passage transclasse et de montrer le rôle décisif de la littérature dans l’élaboration d’une philosophie de la nonreproduction. L’obstacle épistémologique Pour mieux cerner la place et la fonction des références littéraires, il faut préalablement comprendre les obstacles épistémologiques auxquels s’est heurtée la constitution d’une philosophie ayant pour objet le transclassisme. L’une des difficultés majeures inhérente à la réflexion sur les transitions d’une classe à l’autre a trait à la nature de l’objet qui requiert une pensée des exceptions ou des phénomènes rares. Or, comment la philosophie, qui entend penser par concepts, pourrait-elle saisir les cas singuliers et rendre raison du particulier? Le concept doit recueillir le divers et l’unifier en synthétisant ce qu’il a de commun avec les autres cas d’espèce, faute de quoi il s’éparpille dans la multiplicité. Mais peut-on élaborer un concept du singulier, de l’individuel dans ce qu’il a d’irréductible, viser une essence intime, saisir une liberté dans son incarnation individuelle? DOI 10.24053/ ldm-2023-0003 19 Dossier Toute la difficulté est en effet de forger des outils d’analyse pour penser l’exception et la comprendre philosophiquement. Dès lors on peut craindre que la philosophie ne soit pas armée pour le faire, car, à la différence de la méthode sociologique, elle ne repose pas sur des enquêtes et des statistiques. À cet égard toutefois, la sociologie se heurte à une difficulté analogue à celle que rencontre la philosophie car le recours aux enquêtes statistiques peut n’être d’aucun secours lorsque les cas observés ne sont pas analogues. Or, dans l’étude de la non-reproduction, on a affaire à des cas d’exception et si on les compare entre eux pour opérer des classements et des regroupements en présupposant qu’ils sont analogues, on sera enclin à privilégier les similitudes et à gommer les particularités, de sorte que les enseignements dégagés risquent d’être fallacieux. Il faut donc bien façonner des outils d’approche différents de la méthode traditionnelle. Dès lors, il s’agissait d’élaborer un modèle théorique du transclasse en déjouant la présomption d’impossibilité qui s’attache à la pensée du singulier et d’esquisser une théorie de la non-reproduction, en prenant appui non seulement sur des concepts philosophiques, mais sur des instruments de pensée empruntés à des domaines qui ont en commun l’aptitude à saisir le singulier en lui donnant une portée universelle. Les trois types de ressources littéraires C’est là que la littérature a toute sa place parce qu’elle offre des expériences de pensée à la fois irréductiblement intimes et universellement partagées grâce à l’écriture qui peut transformer une idiosyncrasie singulière en figure exemplaire d’une condition commune. Dans le cadre de la pensée des transclasses, la réflexion philosophique a ainsi mobilisé trois grands types de ressources littéraires qui font varier les degrés de fiction. Au tout premier chef, la réflexion s’est nourrie des fictions littéraires qui offrent des exemples de non-reproduction, comme celui de Julien Sorel dans Le rouge et le noir de Stendhal ou de Martin Eden dans le roman éponyme de Jack London. Tout en assumant leur part de fiction et d’invention, les romans ne sont pas purs reflets mais donnent une image réfléchie au double sens du terme car ils permettent de voir la réalité à distance comme dans un miroir. Stendhal est d’ailleurs le premier à faire valoir que le roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin. La philosophie ne peut en effet se passer de la littérature qui lui fournit un champ d’expériences et d’hypothèses d’une richesse et d’une justesse trop souvent insoupçonnées. Le second type de ressources littéraires sur lesquelles la spéculation s’est fondée est constitué par les romans autobiographiques de transclasses, qui mêlent approche littéraire et réflexion théorique, comme Black Boy (1947) de Richard Wright ou Brothers and Keepers, Suis-je le gardien de mon frère? (1984) de John Egdar Wideman. Bien qu’elles comportent toujours une part d’illusion et d’auto-fiction, tant le sujet parfois raconte plus des histoires que son histoire, les autobiographies se veulent davantage encore spéculaires en revendiquant une forme de réalisme et d’authenticité qui interdit de prendre des licences avec la vérité. 20 DOI 10.24053/ ldm-2023-0003 Dossier Mais plutôt que des romans reposant sur la fiction ou des autobiographies relatant l’aventure personnelle, ont été privilégiés des récits auto-socio-biographiques, comme ceux d’Annie Ernaux (1983, 1997), de Didier Eribon (2009) ou Richard Hoggart (1991), qui visent à penser la vie ou le destin d’un individu en relation avec leur milieu comme une production du social et non comme l’avènement d’un moi coupé de toute détermination extérieure. Dans L’écriture comme un couteau, Annie Ernaux considère ainsi que ses trois livres, La place, Une femme et La honte, „sont moins autobiographiques qu’auto-socio-biographiques“ (Ernaux 2003: 20). À la différence de l’autobiographie qui a tendance à imposer l’image réductrice d’un auteur qui parle de lui, le travail d’écriture auto-socio-biographique prend la forme d’un récit où il ne s’agit pas tant de retrouver le moi que de le perdre au sein d’une réalité plus large, d’une condition commune ou d’une souffrance sociale partagée (cf. Ernaux 2003: 21). À cet égard, le hiatus apparent entre la singularité de l’exception et l’universalité du concept s’estompe puisqu’à travers l’individu s’exprime toute l’humaine condition et se dessine une anthropologie en situation. Annie Ernaux se hasarde à une explication en émettant l’hypothèse qu’un texte peut devenir d’autant plus universel qu’il est personnel, sans doute parce qu’il exprime une expérience intime dans laquelle il est possible de se reconnaître, au-delà de la variété et de la particularité des histoires individuelles (cf. Ernaux 2003: 153). L’analyse naît de l’expérience personnelle mais elle l’éclaire aussi en retour et témoigne de la réciprocité entre la théorie et l’histoire individuelle. Ces trois types de ressources littéraires qui donnent à penser des parcours singuliers de transclasses ne constituent pas pour autant des études de cas singuliers. Ils n’ont rien à voir avec un panel représentatif du monde social et ne constituent pas des échantillons qui serviraient de base à une recherche de type sociologique. Si les profils des transclasses évoqués de manière romanesque, autobiographique ou auto-socio-biographique varient en fonction de différentes déterminations, historiques, géographiques, raciales, sexuelles ou genrées, ils n’ont pas été choisis comme des substituts à une enquête de terrain et ne visent nullement à la remplacer. Par définition, la littérature dépasse le cadre d’une observation empirique, elle est une expérience de pensée qui implique une forme de réflexivité. C’est une expérience lettrée, instruite de sorte que les personnages ou les auteurs d’autobiographies ne livrent pas un récit brut mais médié et distancié par l’écriture. Il n’est donc pas étonnant à cet égard qu’aient été privilégiées les autobiographies d’intellectuels ou d’artistes issus des milieux populaires en raison de leur recul réflexif et de leur aptitude à s’interroger et à sortir des représentations préconçues sur le mérite, la volonté et tout le cortège de mythes qui entourent le self-made man. Il ne faut cependant pas se méprendre, ces récits littéraires n’ont pas été convoqués pour servir de base à la construction d’un modèle de transclasses et comme des exemples représentatifs, à partir desquels on pourrait procéder à une généralisation. Une telle méthode serait nécessairement biaisée, car jamais la multiplication d’exemples fictifs ou réels ne saurait servir à établir une vérité. Un raisonnement par induction est toujours à la merci du contre-exemple qui vient l’invalider. Les DOI 10.24053/ ldm-2023-0003 21 Dossier exemples littéraires ne tiennent donc pas lieu d’enquête, de preuve, ou de principe. Ils ont une tout autre vocation. Inversement, les références littéraires ne se réduisent pas à de strictes applications des théories élaborées rationnellement. Il ne s’agit pas de faire de la littérature un instrument qui viendrait corroborer les thèses philosophiques et de reprendre l’antique partage entre la spéculation d’un côté et l’illustration de l’autre. Car la littérature pense et n’est pas étrangère par essence au concept qu’elle mâtine d’imagination en ouvrant la voie à l’exploration fine des singularités. Dans ces conditions, à quoi ont servi les références littéraires? II. Les usages de la littérature Plutôt que d’énumérer tous les usages et de recenser de manière exhaustive leurs diverses formes en prenant le risque d’une dispersion, il s’agira ici de mettre l’accent sur ceux qui interviennent à des moments nodaux de la réflexion et qui s’imposent nécessairement. L’usage confirmatif Le premier usage de la littérature est de type confirmatif et correspond à une démarche assez fréquente en philosophie. Dans Les transclasses ou la non-reproduction (2014), la littérature est d’abord mobilisée pour venir conforter une démonstration rationnelle en offrant un discours alternatif dans lequel la fiction vient livrer des enseignements équivalant à ceux qui ont été déduits de la raison. L’imaginaire littéraire opère ainsi comme un auxiliaire de la raison, elle vient l’étayer par d’autres voies que celle de la démonstration, notamment lorsqu’il s’agit de venir à bout de préjugés résistants. C’est le cas par exemple lorsqu’il s’agit de critiquer le mythe du self-made man et de montrer que l’ambition, avec son cortège de volonté et de mérite, ne peut pas être la cause première et la clé de voûte de la non-reproduction. En effet, toute ambition est ambition de quelque chose et présuppose l’idée d’un modèle, d’un idéal, d’un objectif à atteindre. En ce sens, toute non-reproduction est une forme de reproduction, car il s’agit d’imiter un modèle, idéal ou réel, autre que le modèle dominant dans sa classe d’origine. La démonstration rationnelle va être confirmée par la référence au Rouge et le Noir (1830) dans lequel Julien Sorel est censé incarner par excellence la figure de l’ambition. Comment Julien Sorel aurait-il pu désirer un destin autre que celui de paysan, charpentier ou de commerçant de bois, s’il n’avait eu sous les yeux d’autres modèles que celui qu’incarnaient son père et ses pareils? Stendhal montre ainsi que l’ambition de Julien naît d’abord du modèle napoléonien. Dès l’enfance, il rêve qu’il sera présenté un jour aux plus belles femmes de Paris et il caresse avec délices la possibilité d’être d’aimé par l’une d’entre elles, comme Bonaparte, simple soldat, sans fortune, le fut par la brillante Madame de Beauharnais. L’obscur lieutenant devenu empereur incarne le prototype de la réussite sociale par la voie de la conquête, 22 DOI 10.24053/ ldm-2023-0003 Dossier aussi bien amoureuse que militaire. Depuis bien des années, nous dit Stendhal, pas une heure de sa vie ne se passait sans que Julien ne se dise que Bonaparte „s’était fait le maître du monde par son épée“ (Stendhal 1952: 30). La fascination de Julien pour Napoléon produit un véritable comportement mimétique, et va jusqu’à l’adoption des postures corporelles de l’empereur. Lors de son éloge de Napoléon au cours d’un dîner de prêtres chez M. Chélan, Julien porte ainsi le bras droit lié contre la poitrine, feignant de se l’être démis en déplaçant un tronc de sapin (cf. ibid.). De Napoléon, Julien ne retiendra pas l’épée, mais l’ascension par les femmes. Madame de Rénal est sa Joséphine, Mathilde de la Mole, sa Marie-Louise. Au fleuret, il substitue le fleuron des lettres latines car, après avoir hésité entre le rouge et le noir, il renonce à l’habit écarlate de hussard au profit du sombre costume ecclésiastique. Le vent de l’histoire a tourné: la France n’est plus sous la menace d’une invasion, le mérite militaire et le prestige des armes sont passés de mode et les appointements d’un prêtre de quarante ans sont trois fois supérieurs à ceux des illustres généraux de division de Napoléon. Il n’y a pas à tergiverser, il faut être curé (cf. ibid.). Dès lors le mimétisme militaire bonapartien fait place au mimétisme clérical. Julien s’efforce d’imiter le modèle du parfait abbé, il en étudie les postures pour les reproduire avec fidélité et il doit s’entraîner car il a du mal à prendre l’apparence pieuse du séminariste soumis à la foi religieuse, et après plusieurs mois d’application, il a toujours l’air de penser, nous dit Stendhal. La référence littéraire ici ne substitue pas à l’analyse spéculative. Elle n’a pas de valeur démonstrative. Elle confirme la thèse selon laquelle toute ambition présuppose un modèle préalable conscient ou non et n’est pas cause première de la nonreproduction. Elle le fait de manière plaisante et jouissive avec cette figure de l’imitation d’un abbé béat et borné, enrobant de miel à la manière de Lucrèce la potion amère administrée par la destruction du préjugé tenace du self-made man qui se fait sans rien ni personne. Égayer pour étayer. On a affaire ici à un ‚gai savoir‘ de la littérature qui a sa force propre parallèlement aux arguments rationnels. L’usage infirmatif De manière symétrique, le second type d’usage de la littérature est infirmatif. Si l’accumulation d’exemples ne constitue pas une preuve, en revanche l’existence d’un contre-exemple peut venir enrayer les conclusions hâtives et amener à réviser un jugement, le tempérer, l’affiner. Dans ce cadre, la référence à la littérature peut opérer comme un principe de contrariété dialectique qui invite à penser contre soi. On a ainsi tendance à croire spontanément que la non-reproduction résulte uniquement d’un désir individuel ou des aspirations familiales du milieu d’origine qui se heurte aux résistances de la classe dominante. C’est ce que Stendhal fait valoir dans Souvenirs d’Égotisme (1832/ 1892), lorsqu’il affirme: „La société étant divisée par tranches comme un bambou, la grande affaire d’un homme est de monter dans la classe supérieure à la sienne, et tout l’effort de cette classe est de l’empêcher de monter“ (Stendhal 1983: 106). DOI 10.24053/ ldm-2023-0003 23 Dossier Or, le milieu porteur n’est pas nécessairement celui d’origine. La mobilité sociale peut être encouragée par la classe dominante, non pas par philanthropie mais par besoin de former une élite de spécialistes et de contremaîtres pour satisfaire ses intérêts économiques et sociaux. Les meilleures élèves des couches populaires constituent alors un vivier dans lequel il est loisible de puiser. Le héros du roman de Nizan, Antoine Bloyé (1933), fils d’un ouvrier et d’une femme de ménage, devenu un petit bourgeois sorti du rang, en est la parfaite illustration. Il est le pur produit de la révolution industrielle qui, dans la seconde moitié du XIX e siècle, réclame des cadres et de nouveaux moyens humains et requiert le développement d’un enseignement professionnel et d’écoles d’arts et métiers. Le jeune Antoine, premier de sa division à l’école, est pris dans ce mouvement de fabrication d’une classe petitebourgeoise au service des actionnaires et des patrons: De plus hauts destins sont réservés aux fils des grands bourgeois, des bourgeois des métiers libéraux, des destins ornés par les mots de passe des Humanités, mais quelles réserves parmi les fils d’ouvriers bien doués, quelles inépuisables sources de bons serviteurs. On a besoin d’eux, on les séduit donc en leur promettant le grand avenir des chances égales, c’est la démocratie qui monte comme un soleil, chaque fils d’ouvrier a dans son cartable un diplôme de Conducteur d’hommes, un diplôme en blanc de bourgeois… (Nizan 1933: 59). Certes, le transclasse n’entre pas par la grande porte et reste pour ainsi dire sur le palier. Néanmoins, n’en déplaise à Stendhal, la classe ‚supérieure‘ ne s’efforce pas toujours d’empêcher la classe ‚inférieure‘ de monter, elle peut favoriser son ascension jusqu’à un certain degré, calculé sur ses intérêts. La référence à Antoine Bloyé vient ainsi infirmer une thèse hâtive et donner à penser la manière dont la lutte des classes a plus d’un tour dans son sac et dont la non-reproduction est la perpétuation de la reproduction par d’autres moyens. L’usage ostensif de la littérature La littérature peut également avoir une fonction ostensive et donner à voir ce que la philosophie ne peut saisir parce qu’elle n’entre pas dans la particularité, lui permettant ainsi de comprendre comment peuvent se résoudre des problèmes dont la raison ne peut venir à bout par des voies démonstratives. Cette fonction ostensive est précieuse pour saisir les différences fines et éclairer certaines énigmes. Comment se fait-il qu’au sein d’une même famille, deux enfants, héritiers d’une histoire identique, élevés de façon analogue, ayant sous les yeux le même modèle de promotion sociale, puissent avoir parfois des destins sociaux si différents? Comment expliquer la singularité des trajectoires et la divergence des voies, alors que les conditions de départ sont en apparence semblables? C’est un problème abordé par John Edgar Wideman dans Brothers and Keepers (1984). John Edgar Wideman est né dans le ghetto noir de Pittsburg en Pennsylvanie et il connaît un destin social radicalement différent de celui de son frère Robby. Malgré la misère et le racisme, il devient un universitaire, puis un écrivain reconnu, tandis que son frère Robby finit condamné à la prison à vie, suite à un assassinat. 24 DOI 10.24053/ ldm-2023-0003 Dossier Brothers and Keepers se présente comme un récit à deux voix dans lequel il s’agit de comprendre l’enchaînement des causes et des circonstances qui ont conduit deux semblables, deux frères, à connaître un sort si différent. Dans un premier temps, John Edgar met en avant la similitude et l’interchangeabilité des places et rend compte de la différence en recourant à des déterminations extérieures contingentes, comme la malchance ou une décision arbitraire d’enfermement. Dans un second temps, Wideman se résout à voir son frère tel qu’il est et à entendre sa différence, au-delà de la ressemblance. Pour l’essentiel, cette différence s’enracine dans la place de chacun dans la fratrie. John est l’aîné, il porte les espoirs familiaux d’une vie meilleure pour la génération future. Il est animé par l’idée assez banale dans le ghetto qu’il faut s’élever et laver l’affront fait aux Noirs par le biais des études et l’intégration dans un monde de Blancs. En revanche, l’itinéraire de Robby est marqué par sa place de cadet dans la fratrie. Il désire lui aussi être quelqu’un et non le petit dernier quelconque dont les gens prédisent qu’il sera bon à l’école, comme tous les Wideman, en lui traçant la voie à suivre. Son parcours obéit à un double mouvement de distinction qui porte la nonreproduction à son paroxysme. Robby refuse de reproduire la vie de ses parents et récuse la non-reproduction de ses aînés, qu’il perçoit comme une forme d’embourgeoisement et de conformisme. La posture du rebelle épousée par Robby se veut comme une figure radicale et originale de non-reproduction: Je voulais être en haut de l’affiche. Je me suis dit que l’école et le sport, n’étaient pas le bon moyen. Je me suis mis à penser que mes frères et sœurs étaient des bourges. Je vous adorais tous, mais vous me faisiez de l’ombre. Fallait que je me trouve un nouveau territoire. Je devais être un rebelle (Wideman 1984: 154). Robby se retrouvera donc „à l’ombre“ en voulant se faire une place au soleil. Le roman montre ici de façon magistrale comment l’affirmation de l’existence propre conduit à se différencier sur fond d’identité et à nier l’interchangeabilité, de sorte que la forme ultime de la différence consiste à ne pas reproduire le modèle de nonreproduction dominant. L’usage emblématique ou emphatique Au-delà de sa puissance ostensive, la littérature peut avoir valeur d’emblème. En tant qu’histoire feinte elle vise à créer des images plus vraies que nature en magnifiant les choses, les amplifiant afin de les rendre plus visibles ou sensibles. Il est ainsi possible d’en faire un usage emblématique ou emphatique. Elle opère comme une loupe qui donne à voir en grosses lettres ce qui est écrit en petit et permet de mieux décrypter la réalité à travers le prisme des emblèmes. Rien de tel que la littérature pour frapper les esprits et faire comprendre de manière saisissante que le transclasse se caractérise par une double appartenance; il est au milieu des milieux, à la croisée, à l’entre-deux. Cette double appartenance est remarquablement mise en évidence par le rituel de l’alternance d’habit, institué par le marquis de la Mole, dans Le rouge et le noir, afin de régler ses rapports délicats avec Julien Sorel, qui DOI 10.24053/ ldm-2023-0003 25 Dossier est à la fois son inférieur, en tant que précepteur, et son égal, puisqu’il (s’)est hissé jusqu’à sa table par le biais de l’ambition et de l’amour. Le marquis de la Mole offre un habit bleu de noble à Julien Sorel, qui fait pendant à son habit noir de roturier. Selon que Julien choisit de revêtir l’un ou l’autre, le marquis ne le traite pas de la même manière. En habit bleu, aux couleurs de l’aristocratie, il est un sang bleu et se voit traité par le marquis comme un égal avec une politesse exquise. En habit noir, aux couleurs du prêtre de basse extraction, il est l’employé, le secrétaire auquel on s’adresse comme à un inférieur: Un jour le marquis dit avec ce ton de politesse excessive qui souvent impatientait Julien: - Permettez mon cher Sorel, que je vous fasse cadeau d’un habit bleu: quand il vous conviendra de le prendre et de venir chez moi, vous serez, à mes yeux, le frère cadet du comte de Retz, c’est-à-dire de mon ami le vieux duc. Julien ne comprenait pas trop de quoi il s’agissait; le soir même il essaya une visite en habit bleu. Le marquis le traita comme un égal. Julien avait un cœur digne de sentir la vraie politesse mais il n’avait pas idée des nuances. Il eût juré, avant cette fantaisie du marquis, qu’il était impossible d’être reçu par lui avec plus d’égards. [...] Le lendemain matin, Julien se présenta au marquis en habit noir, avec son portefeuille et ses lettres à signer. Il en fut reçu à l’ancienne manière. Le soir en habit bleu, ce fut un ton tout différent et aussi poli que la veille (Stendhal 1952: 302). Cet emblème du bleu et du noir aurait tout aussi bien pu donner son titre au roman, puisqu’il relate l’histoire tragique d’un petit abbé noir qui voulait avoir du sang bleu. En définitive, pour ressaisir les cas d’espèce transclasse, rien de tel que cet ‚universel singulier‘ offert par la littérature, selon la formule de Jean-Paul Sartre. Loin d’être cantonnée au rôle de supplément d’âme, la littérature donne corps au concept et l’incarne par ses vertus propres. Au-delà d’une simple fonction illustrative, la littérature prête son concours à la philosophie sociale en soutenant par l’imagination les démonstrations de la raison. Tour à tour confirmative ou infirmative, ostensive ou emblématique, elle est un instrument de pensée à part entière. Elle ne se contente pas d’emboîter le pas à la philosophie et de redoubler ses arguments sous un jour plaisant; elle lui fournit préventivement ce que Bacon appelle les instances d’exclusion ou de rejet, qui empêchent de tirer des conclusions hâtives, en soumettant le raisonnement aux contre-exemples susceptibles de l’infirmer ou de limiter sa portée. En élargissant le champ de vision par la fiction, elle permet aussi d’amplifier et d’exemplifier ostensiblement les vérités minuscules et les particularités que la raison myope peine à voir, dans son souci conceptuel d’embrasser l’universel. Elle repousse ses horizons limités aussi bien vers l’infiniment petit que vers l’infiniment grand. La liberté de la fiction débridée dans l’imaginaire ouvre ainsi un espace emblématique à une raison nécessairement bridée par la réalité. En joignant la rhétorique au théorique, le conte de fée aux faits, la littérature donne toute sa couleur au concept de transclasses et l’écrit en belles lettres, teintées de rouge et de noir, avec un soupçon de bleu. 26 DOI 10.24053/ ldm-2023-0003 Dossier Althusser, Louis, Sur la reproduction, Paris, PUF, 2011. Bourdieu, Pierre / Passeron, Jean-Claude, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970 Eribon, Didier, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009. Ernaux, Annie, La place, Paris, Gallimard, 1983. —, La honte, Paris, Gallimard, 1997. —, L’écriture comme un couteau, Paris, Stock, 2003. Jaquet, Chantal, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, PUF, 2014. London, Jack, Martin Eden, Paris, Phaebus Libretto, 2010. Nizan, Paul, Antoine Bloyé, Paris, Grasset, 1933. Stendhal (Beyle, Henri), Le rouge et le noir, Romans et nouvelles, I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1952. —, Souvenirs d’Egotisme, Paris, Gallimard (Folio), 1983. Hoggart, Richard, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des couches populaires anglaises, Paris, Seuil, 1991. Wideman, John Edgar, Suis-je le gardien de mon frère? Paris, Gallimard (Folio), 1984. Wright, Richard, Black Boy, Paris, Gallimard (Folio), 1947.